Come beste esteit peluz – L’image du Sagittaire dans les différentes versions de la légende de Troie au Moyen Age
p. 69-82
Texte intégral
1Autour de 1160 Benoît de Sainte-Maure compose son Roman de Troie, roman qui mêle des épisodes de guerre avec des histoires d’amour, comme il plaisait à l’esprit courtois. Les nombreuses batailles qui se succèdent durant la guerre entre les Grecs et les Troyens, et qui aboutissent à la définitive destruction de Troie, sont peut-être trop nombreuses et répétitives aux yeux du lecteur moderne. Mais il y en a une, la cinquième, qui se présente de façon particulière par rapport aux autres, en transportant le lecteur dans le monde du fantastique: le roi Pistropleus, qui vient des terres lointaines du Midi, entre en bataille à coté des Troyens en conduisant un être monstrueux, mi-homme mi-cheval, qui sème la terreur parmi les Grecs et renverse pour un moment le sort des deux armées1.
2Une très belle étude sur les Sagittaires, fondée sur le Roman de Troie et La Mort Aymeri de Narbonne a été présentée ici à Aix, à l’occasion du colloque du cuer ma de 1988, par Francis Dubost2. C’est seulement une des questions examinées dans cette excellente étude que je vais reprendre, celle du statut ontologique du Sagittaire: faut-il considérer le Sagittaire médiéval comme un animal ? Même si Dubost déclare que la question n’est jamais clairement tranchée, sa conclusion est:
On a vraiment l’impression en effet que l’humanité s’est progressivement retirée du Centaure. Nous sommes très loin de l’image du docte Chiron. Même dans sa partie humaine, l’hippocentaure a subi une régression qui le rapproche de l’animalité3.
3S’il est vrai que les exemples littéraires analysés par Dubost portent facilement à cette conclusion, la question est peut-être un peu plus complexe. Les typologies de Sagittaire que le Moyen Age a héritées de l’Antiquité classique, et qui ont survécu, sont assez variées et beaucoup de traditions se croisent. Le docte Chiron survit non seulement dans l’iconographie, mais aussi dans la littérature : c’est lui, par exemple, l’interlocuteur de Virgile dans le chant XII de l’Enfer de Dante4.
4Mais les conclusions de Francis Dubost sont parfaitement appropriées pour le Sagittaire du Roman de Troie de Benoît.
5Plusieurs éléments contribuent à donner à ce Sagittaire un aspect monstrueux : le visage rouge comme le charbon – ou bien noir comme le charbon, selon les manuscrits5 – qui fait peur à tous ceux qui le voient, les yeux qui luisent et qu’on peut apercevoir de très loin... mais surtout, en tant que créature bestiale, il lui manque l’élément typique de la nature humaine : la chevelure.
6Dans les nombreuses descriptions des personnages de Benoît qui apparaissent dans son œuvre, la chevelure a un rôle très important. Selon les règles de l’amplificatio6, les portraits commencent par le haut: ils portent d’abord sur la chevelure et continuent progressivement sur le visage et puis sur le corps, en descendant vers le bas. Avec une grande maîtrise, Benoît attribue à chacun de ses héros et de ses héroïnes une chevelure différente7. Mais dans la description du Sagittaire les cheveux ne sont pas cités. Ce Sagittaire
come beste esteit peluz. (v. 12362)
7Il était velu comme une bête, son corps et sa tête étaient donc complètement recouverts de poils au point qu’il ne portait pas de vêtements. Si, comme il est dit dans la présentation de ce colloque, « il n’est de chevelure qu’humaine », le manque de chevelure marque de manière très nette l’aspect bestial de cet être.
8Sans doute cette conception du Sagittaire comme être animalesque, incarnation imaginaire de l’instinct, de la nature sauvage, de la force brutale destructrice, devait faire partie de l’imaginaire médiéval et avait ses racines dans une tradition plus ancienne, sûrement influencée aussi par le livre XVI de la Cité de Dieu de Saint Augustin, dans laquelle on traite de la descendance adamique des monstres8.
9Benoît, par un procédé très répandu parmi les clercs médiévaux, attribue son épisode du Sagittaire à Darès, l’auteur du De excidio Troiae9, le livre qui donne de l’authenticité à son récit. Mais Darès, au moins dans la tradition qui nous en est parvenue, ne fait pas mention de Sagittaires. Les nombreuses hypothèses sur les sources de cet épisode restent dans le domaine du possible et c’est une question que nous ne traiterons pas ici10.
10Il est toutefois intéressant de voir comment un texte latin du vie siècle, décrivait les « hippocentauri11 » :
Hippocentauri equorum et hominum commixta natura habent ; et more ferarum, sunt capite setoso, sed, ex parte aliqua, humanae normae simillimo, quo possent incipere loqui.
11Indéniablement dans cette description l’aspect animal prévaut largement sur l’humain. Mais surtout il est important de remarquer ce « capite setoso » : la tête de ce Centaure est recouverte de soies, et non pas de cheveux.
12Je me suis alors demandée comment les miniatures représentent ce monstre, qui a une forme d’homme, mais une nature d’animal.
13La tradition iconographique de Benoît commence exactement un siècle après la composition du Roman : le manuscrit enluminé le plus ancien qui nous soit parvenu date de mai 1260 (fig. 1). Composé en Bourgogne ou en Lorraine, ce manuscrit est conservé aujourd’hui à la BnF12, mais mutilé de 4 belles pages enluminées – le Sagittaire en fait partie – qui appartiennent à la collection particulière hollandaise Huis Bergh de ‘s Heerenberg13. La partie à forme humaine est rendue dans ce manuscrit par une physionomie négroïde. Dans l’imaginaire médiéval, marqué par la dichotomie chrétien/païen, c’est le païen qui incarne le mieux, selon cet artiste, la monstruosité du Sagittaire. La pilosité du corps n’est que très rare, malgré les indications de Benoît, et une courte crête frisée recouvre sa tête.
14Dans une traduction espagnole du Roman de Troie, commandée par Alphonse XI de Castille, aujourd’hui conservée à la Real Biblioteca del Escorial – cote h.I.614 – on trouve une magnifique miniature du combat du Sagittaire avec les Grecs, malheureusement assez abîmée. On est en 1350, mais selon Hugo Buchthal, qui considère ce manuscrit comme le plus beau du cycle troyen, le style de cet artiste est « retardataire » ; à travers sa peinture il a voulu rendre l’archaïsme qu’il ressentait dans l’œuvre de Benoît15.
15Il est probable qu’il se soit inspiré de l’image précédente16, mais il la transforme profondément: un dynamisme extrême s’oppose au statisme du Centaure du xiiie siècle17. Il précède ses compagnons troyens et, par son élan, met l’armée grecque en déroute. La ressemblance du visage est extraordinaire: il a le même profil que l’autre, mais la pilosité qui recouvre sa tête augmente, en marquant ainsi la force et l’impétuosité de ce Centaure. Ses poils laissent les tempes complètement découvertes en dessinant une silhouette qui donne à ce visage l’aspect d’une gueule de bête, entourée d’une barbe qui souligne la forme pointue de sa bouche. On dirait la tête d’un satyre. Le résultat est donc bien plus animalesque et plus horrible que l’autre.
16Mais l’exemplaire le plus frappant se trouve dans un manuscrit de la Biblioteca Apostolica Vaticana, le Reginense Latino 150518 (fig. 2). C’est un manuscrit richement décoré – il compte plus de 260 miniatures – de la fin du xiiie ou le début du xive siècle, probablement de l’Italie centrale. Trois miniatures concernent l’épisode du Sagittaire: deux d’entre elles illustrent les combats – le début et le recul des Grecs vers leurs tentes -et la troisième le coup d’épée par lequel le Sagittaire est tué par Diomède19. C’est la représentation la plus proche de la description de Benoît20 : une épaisse fourrure recouvre tout son corps, en cachant même le cou, donc la distinction avec la tête.
17Mais on trouve aussi des manuscrits qui représentent des Sagittaires se détachant complètement du texte de Benoît. Par exemple dans le magnifique manuscrit BnF fr. 6021, daté de 1315-1340, qui compose un cycle de romans antiques réunissant Le Roman de Thèbes, de Troie et d’Eneas, on trouve un joli Sagittaire parfaitement habillé en chevalier (fig. 3).
18Dans une lettrine historiée du manuscrit de Montpellier22, un Sagittaire tout à fait humain, dont la partie à forme de cheval est cachée par un autre chevalier, est introduite par une rubrique qui dit :
I. Saietaire et chevaliers
Qui s’en fuient touz armez. (f° 97 v°)
19ce qui ne correspond absolument pas au texte qui suit.
20Le Roman de Troie a eu énormément de succès au Moyen Age, et ce succès est prouvé non seulement par le grand nombre de manuscrits qui nous en sont parvenus – on en compte 30 complets et 28 fragmentaires23 – mais surtout par le grand nombre de textes qui se sont inspirés de ce roman au cours des siècles. Cinq versions différentes de mise en prose, selon la classification de Marc-René Jung24, ont vu le jour entre le xiiie et le début du xive siècle. Seulement deux d’entre elles sont éditées aujourd’hui25. L’épisode du Sagittaire reste, pour ce que j’ai pu voir – j’ai analysé 4 de ces versions – très proche du modèle de Benoît, que la prose abrège, bien sûr, mais ne varie que très peu dans les aspects fondamentaux. Dans le manuscrit de Grenoble26 de la version de l’Italie du Nord – que Jung appelle Prose 2 – l’auteur conserve les aspects descriptifs qui marquent la monstruosité de l’hybride, mais omet sa pilosité et c’est tout son corps – et non son visage – qui devient rouge. Le rouge ne fait plus allusion au feu, comme dans Benoît, mais plus cruellement au sang :
Il ne n’avoit ja vesteure nulle, ains estoit toute vermoille come sanc. (f° 51 v°)
21C’est écrit dans le texte et c’est aussi peint dans un petit médaillon en haut du feuillet (fig. 4). La pilosité de la tête de cette créature est une sorte de crinière de lion, qui entoure un visage à peine esquissé.
22Dans la mise en prose éditée par Françoise Vielliard on trouve probablement une variation dans la morphologie du Sagittaire:
il avoit le cors en forme de cheval, et la teste et les jambes d’ome27.
23L’auteur voulait-il décrire un Centaure à deux jambes d’homme et deux de cheval28 ? Ou à deux jambes ? Malheureusement cette version, parvenue dans un manuscrit unique, n’a pas d’illustrations.
24Une très intéressante variation est dans Leomarte, l’auteur des Sumas de Historia Troyana29, une version en prose espagnole du Roman de Benoît, datant du xive siècle, dans laquelle on lit :
Dize el cuento que este Sagitario era del onbligo al fondon todo fechura de cauallo. E era tan ligero e tan corredor que non ha cosa quel fuyese nin otra quel alcançase. E del onbligo arriba en el cuerpo e en los braços e en el rostro todo auia fechura de omne. Mas era tan laydo e tan desapuesto que esto seria una grand meravilla de contar, ca non andaua el vestido mas todo era cabelludo commo bestia. La faz del era bermeja commo fuego, e los cabellos luzian ansi que el semejauan que ardian, en guisa que a tres leguas le podia omne deuisar por la noche escura. (Titulo [104b] de las fechuras del Sagitario, p. 195)
25Leomarte suit de près le texte de Benoît, mais les vers :
Li ueil el chief li reluiseient,
Par nuit oscure li ardeient :
De treis granz lieuës, senz mentir,
Le poust om tres bien choisir. (Roman de Troie, v. 12365-12368)
26ont été extraordinairement transformés: l’auteur a sans doute mal compris « Li ueil el chief » qui sont devenus une suggestive pilosité qui semblait brûler et qu’on pouvait apercevoir à trois lieues.
27C’est à la cour angevine de Naples, en 1335 plus ou moins, qu’on compose un précieux manuscrit qui marque une étape fondamentale dans la transformation de l’image du Sagittaire dans la tradition troyenne. C’est le manuscrit original de la deuxième rédaction de l’Histoire ancienne jusqu’à César30, celle que Jung appelle Prose 5. Le texte de la section Troie présente beaucoup d’innovations surtout dans le sens d’une plus grande attention à l’Antiquité classique: il introduit par exemple la traduction de treize Héroïdes d’Ovide. L’épisode du Sagittaire – comme je disais – reste par contre très proche de la version de Benoît. Mais l’illustrateur se détache complètement de la tradition antérieure et dessine un Sagittaire d’une beauté extraordinaire (fig. 5). Conçu dans un milieu artistique qui, par l’influence de la peinture de Giotto, s’éloigne du style byzantin, le Sagittaire du manuscrit napolitain conquiert à nouveau son humanité. Fritz Saxl le rapproche des Centaures du Parthénon desquels, selon lui, et très vraisemblablement, l’artiste se serait inspiré31. On a recours à un procédé qui soude dans une seule image deux moments narratifs : le combat du Sagittaire à gauche et sa mort à droite. Plusieurs éléments nouveaux apparaissent: une tunique recouvre son corps, le visage a des traits et une expression tout à fait humains, et une longue chevelure inculte se déploie pour souligner l’élan guerrier de cet être. Ce n’est plus l’être bestial de Benoît. C’est un homme. Les enlumineurs des manuscrits de Benoît représentaient le combat avec la créature monstrueuse, expression démoniaque de la nature sauvage, l’animal féroce entraîné à tuer par l’homme. Rien de monstrueux ne reste dans cette image. La nature humaine qui se mêle à la chevaline donne ici une créature d’une grande beauté. Ce Centaure est le guerrier « autre », le guerrier qui, venant des terres lointaines du Midi, ne partage pas la culture des cavaliers. A l’art de la chevalerie il n’oppose que sa force brutale ; aux épées des autres guerriers que ses flèches ; aux belles armures que son corps nu ou recouvert d’une simple tunique ; aux heaumes précieux que sa tête nue et sa chevelure. Le Sagittaire de cette miniature, par sa fierté, domine ses ennemis.
28Ce manuscrit a eu au Moyen Age un énorme succès. En 1360 il arrive à Paris et c’est à partir de cette date qu’on commence à le copier. Aujourd’hui on peut compter 13 manuscrits de cette rédaction de l’Histoire ancienne, tous dérivés du manuscrit napolitain.
29Dans une copie du précédent – le manuscrit Stowe 54 de la British Library de Londres32 – faite à Paris vers 1400, l’enlumineur, flamand, reprend la même scène (fig. 6). Mais l’image centrale de la mêlée, du désordre et de la terreur que le Sagittaire sème parmi les Grecs acquiert plus de force. Et le Sagittaire change : une tête chenue, une très longue barbe et un corps qui semble avoir perdu la vigueur de sa jeunesse le rattachent à la tradition classique qui représente le Centaure comme un vieillard33. Sa chevelure et sa barbe, grises et laineuses, s’opposent ici surtout aux très belles crinières des chevaux, qui brillantes et soignées, deviennent le signe de leur appartenance au milieu chevaleresque et soulignent le manque de soin de la chevelure du Centaure.
30Mais les différentes traditions se croisent, et une copie plus tardive, aujourd’hui à la BnF – le manuscrit fr. 25434 – dont le colophon est daté de 31 juillet 1467, revient de manière surprenante à l’ancien monstre de Benoît (fig. 7). Cette morphologie de Centaure est assez extraordinaire : seulement deux jambes de cheval soutiennent son corps qui se tient debout pour combattre.
31C’est dans la deuxième moitié du xve siècle qu’un signe de la transformation du Sagittaire que nous avons vu jusqu’à présent apparaît dans un texte. Dans Le Roman de l’Abrègement du siège de Troie35, composé en Picardie, dont je prépare l’édition, l’image du Sagittaire, tout en gardant beaucoup de la description de Benoît, s’enrichit de nouveaux éléments. Voici comment ce Centaure est décrit :
En fourme d’un cheval estoit
Moult grant et par devant avoit
En la poitrine fourme d’omme
Qui grant entendement lui donne. (v. 2392-2395)
32L’« entendement » constitue un élément descriptif absolument innovateur. Et aussitôt après l’auteur ajoute un autre détail très significatif: « les cheveulx hurepez et longs36 » (v. 2397) : même s’ils sont hérissés, mal soignés et longs, ce Centaure acquiert enfin des cheveux. Ce n’est plus donc le Sagittaire qui « come beste esteit peluz » de Benoît. Les cheveux « hurepez » le rattachent plutôt à la typologie humaine de l’homo silvaticus, ou bien à l’étranger37. De toute façon la « ré-humanisation » de la figure du Sagittaire est au xve siècle un processus déjà pleinement accompli.
33Dans le même milieu artistique, de la cour de Bourgogne, Raoul Lefèvre composait un autre texte sur la légende de Troie : le Recueil des Histoires de Troie. L’épisode du Sagittaire, inédit, se trouve dans le troisième livre38, que j’ai lu dans le manuscrit Palatino Latino 1962 de la Biblioteca Apostolica Vaticana39. Dans ce texte la description du Sagittaire est omise. Etait-ce un signe que la conception du monstre de Benoît était désormais vétuste ?
34A propos de ce texte, j’ajoute juste une curiosité: dans le très beau livre de Margaret Scherer sur la légende de Troie dans l’art et la littérature40 on lit que dans la traduction anglaise de Caxton du Recueil41 on disait du Sagittaire « Hairy like a horse » ; c’est là un magnifique rapprochement des cheveux du Sagittaire à la crinière du cheval. Or, je n’ai pas retrouvé cette description dans l’épisode du Sagittaire de Caxton, qui traduit de manière assez fidèle le texte de Lefèvre. Il serait intéressant de savoir d’où Mme Scherer a tiré cette citation, dont malheureusement elle ne donne pas les références.
35La miniature du cycle troyen la plus représentative de cette nouvelle conception du Sagittaire est, à mon avis, dans un manuscrit tardif, encore du xve siècle, de la première version en prose, dont Constans et Faral n’ont édité que la première partie, et dont Françoise Vielliard prépare la suite42. C’est un très beau manuscrit conservé à Cambridge, le ms. 0.4.26 (1257) du Trinity College43. La miniature (fig. 8) représente la mort du Sagittaire, juste au moment où Diomède donne le coup d’épée qui sépare les deux parties qui composent l’hybride. L’artiste se détache du texte, qui décrit une scène très suggestive de la course du cheval tranchée de sa partie humaine, en peignant le Centaure gisant à terre. Il regarde la flèche qui est sur le sol à sa droite, la seule possibilité d’essayer une dernière tentative de défense. Mais ce qui est remarquable dans cette représentation est la forte connotation psychologique : on lit sur son visage la conscience de la fin, de la mort qui approche. Encore une fois la représentation des cheveux change : gris et longs, séparés par une raie au milieu, les cheveux de ce vieux Sagittaire le rattachent à l’image du sage, du savant: on revient au docte Chiron, mais représenté au moment extrême de sa mort.
36On assiste donc à une profonde transformation dans l’imaginaire médiéval de l’image du Sagittaire du cycle troyen. L’être bestial, recouvert de poils, appartenant au monde fantastique des bêtes qui habitaient les terres méconnues et sauvages du Midi, se transforme au cours des siècles et retrouve son humanité, probablement en accord avec un processus de classicisme naissant qui pénètre et transforme la culture médiévale et prélude à la Renaissance. La chevelure devient le signe frappant de cette transformation, et prend les formes les plus variées, selon l’image et probablement les modèles dont les différents maîtres enlumineurs s’inspiraient.
37Cette même chevelure sera l’instrument qui permettra à la déesse Minerve de dompter le Sagittaire, dans le magnifique tableau de Botticelli Pallade che doma il Centauro44, qui constituait probablement un triptyque avec ses plus célèbres La nascita di Venere et La Primavera : Ratio qui gagne les instincts... mais on est déjà en pleine Renaissance.
Notes de bas de page
1 L’épisode du Sagittaire est au t. II, v. 12337-12496, de l’édition L. Constans, Paris, Didot, satf, 1906.
2 Francis Dubost, « L’autre guerrier : l’archer – cheval. Du Sagittaire du Roman de Troie aux Sagittaires de La Mort Aymeri de Narbonne » dans De l’Etranger à l’Etrange ou la Conjointure de la Merveille, Senefiance n° 25, Aix-en-Provence, 1988, p. 173-188. Cette étude est reprise dans le chapitre 18, p. 526-539, vol. 1 de son ouvrage fondamental Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale: xiie-xiiie siècles : l’autre, l’ailleurs, l’autrefois, Paris, Champion, 1991, 2 vol. (thèse d’Etat de 1989).
3 Francis Dubost « L’autre guerrier... », cité, p. 177.
4 Pour avoir une idée de la variété de centaures et de sagittaires qui animent l’imaginaire médiéval on peut voir aussi les nombreux exemples de représentation des constellations du Sagittaire et du Centaure : ces êtres, loin d’être monstrueux, apparaissent très débonnaires et surtout gardent un aspect tout à fait humain. On en trouve beaucoup dans Catalogue of Astrological and Mythological Illuminated Manuscripts of the Latin Middle Ages III : Fritz Saxl et Hans Meier, Manuscripts in English Libraries. Les planches I, 1 ; I, 2 ; II, 4 ; II, 5 par exemple représentent des Centaures ou Chiron même. Le t. IV du même Catalogue – Patrick McGurk, Astrological manuscripts in Italian Libraries (other than Rome) – rapporte d’autres exemples: les planches VIIa (Florence, Bibl. Riccard. 3011, f°15 r°), X (Padoue, Bibl. Antoniana 27, f°133 r°) et XI (même ms., f° 132 v°). On peut aussi consulter l’article Centaure du site http://www.enluminure.culture.fr./documentation/enlumine/fr/ recgguidee_03.htm et du site des enluminures des manuscrits de la BnF http://www.mandragore.bnf.fr/rechercheExperte.jsp où, pour l’instant, on ne trouve qu’un petit nombre d’images numérisées.
5 Cf. les variantes de Constans au t. II, p. 232, v. 12364 et le v. 12364 de l’éd. Baumgartner-Vielliard parue dans la collection Lettres Gothiques, Paris, 1998. Cette variation revient aussi dans les différentes versions en prose.
6 Sur la doctrine médiévale de la description des personnes cf. Edmond Faral. Les arts poétiques du xiie et xiiie siècle, Paris, Champion, 1924, p. 75-85 ; le paragraphe sur « L’ordre et le plan dans les descriptions de personnes » est aux pages 79-81.
7 Pour citer quelques exemples : Jason a les « Cheveus recercelez et sors » (v. 1266) ; Castor et Pollux « Cheveus aveient lons e blois/Sor les espaules par granz trois » (v. 5111-5112) « Ils avaient les cheveux longs et blonds, étalés sur les épaules » ; d’Agamemnon on dit que « Sa char et sa crine deugiee/Ert plus blanche que neif negiee » (v. 5147-5148); Achille « Crespes cheveus ot e aubornes » (v. 5161) « Il avait les cheveux crépus et blond cendre » ; Ajax « Neir chief aveit recercelé » (v. 5193) ; Machaon avait « poi cheveus en mi le front » (v. 5266) ; le roi de Perse « Le vis ot gras e lentillos;/De barbe e de cheveus fu ros » (v. 5273-5274); le beau Pâris « Les cheveus aveit blois et sors/Plus reluisanz que n’est fins ors » (v. 5449-5450) ; la belle Polyxène « Le chief ot bloi, les cheveus lons,/Qui li passoënt les talons. » (v. 5547-5548) ; et on termine par Médée, qui, très richement habillée, « Bendee fu d’un treceor, Onques nus hom ne vit meilleor ; A ses cheveus esteit orlaz. » (v. 1243-1245).
8 Saint Augustin ne parle pas expressément des Centaures, mais à propos des Cynocéphales dit : « Quid dicam de Cynocephalis, quorum canina capita atque ipse latratus magis bestias quam homines confitetur? » (livre XVI, 8.1). Par ailleurs, au Moyen Age, les Sagittaires sont souvent cités parmi les animaux. C’est par exemple le cas de La Vie de Saint Cilles où on lit : « Olifans e bestes cornues, Vivres e tygres e tortues, Sagittaires e locerveres E serpenz de mutes maneres » (v. 1237) cité par TL, IX 52, où on trouve aussi d’autres exemples. Michel Pastoureau dans Le Moyen Age en Lumière. Manuscrits enluminés des Bibliothèques de France, sous la direction de Jacques Dalarun, Paris, Fayard, 2002, à la p. 102, en analysant le Bestiaire du Christ et celui du Diable, insère les Centaures dans ce dernier.
9 C’est un texte latin du vie siècle, de Darès le Phrygien, qui se dit témoin oculaire de la guerre, et qui serait pour cela, selon un topos médiéval hérité par l’Antiquité, une source plus digne de foi par rapport à Homère, qui souffrait au Moyen Age de la condamnation de son œuvre faite par Saint Augustin. La seule édition existante de ce texte est Daretis Phrygii de excidio Troiae historia, recensuit Ferdinandus Meister, Leipzig, Teubner, 1873. La traduction française médiévale de ce texte a été éditée par M.-R. Jung aux p. 358-430 de son monumental La légende de Troie en France au Moyen Age, Basel und Tubingen, Francke Verlag, 1996.
10 L’hypothèse soutenue par Constans de l’existence d’une version perdue de Darès, plus étendue, paraît aujourd’hui assez improbable. Edmond Faral, dans Recherches sur les sources latines des Contes et Romans Courtois du Moyen Age, Paris, Champion, 1913, p. 313, dit, et cette hypothèse me semble plus probable, que ses sources seraient plutôt les descriptions de la faune de l’Orient et les représentations du signe du zodiaque.
11 C’est un texte auquel son éditeur, Jules Berger de Xivrey, a donné le titre De monstris et de belluis qu’on trouve dans Jules Berger de Xivrey, Traditions tératologiques ou récits de l’Antiquité et du Moyen Age en Occident, Paris, Imprimerie Royale, 1836, p. 28 ; aussi cité par F. Dubost, « L’autre guerrier... », cité, p. 177 et n. 12.
12 C’est le ms. Paris, BnF fr. 1610, appelé J par Léopold Constans. Sur ce manuscrit on peut voir M.-R. Jung, op. cit., p. 214-225.
13 Je voudrais remercier Mme Marie Kutsch Lojenga-Rietberg, Conservateur de la Bibliothèque, pour la reproduction de la miniature du Sagittaire qu’elle m’a très gentiment envoyée.
14 L’image du Sagittaire, qui est au f° 70, est publiée par Hugo Buchthal, Historia Troiana. Studies in the History of Medieval Secular Illustration, London, The Warburg Institute -University of London, 1971, pl. 10.
15 Cf. Hugo Buchthal, op. cit., p. 15 où on lit aussi : « These miniatures are the work of a great master, and offer a fascinating spectacle of courtly lavishness and elegance, and befits a royal dedication copy ; their exuberant vitality and joie de vivre make them easily the most attractive Trojan cycle the Trecento has left us. »
16 C’est aussi l’opinion de Hugo Buchthal, op. cit., toujours à la p. 15.
17 La vitesse de l’hybride est une caractéristique mise en évidence par Benoît: « Il n’est rien nule, s’il vousist, Que d’isnelece l’atainsist » (v. 12357-12358). La course du Centaure, thème clairement lié à sa nature de cheval, est très récurrent dans la littérature classique. On peut voir Georges Dumézil, Le problème des Centaures. Étude de mythologie comparée indo-européenne, Paris, Librairie Orientaliste Paul Geuthner, 1929, p. 177.
18 C’est le manuscrit R de Constans. Cf. Roman de Troie, éd. Constans, t. VI, p. 49-51 ; M.-R. Jung, op. cit., p. 274-287 et aussi H. Buchthal, op. cit., ch. III, p. 14-19.
19 Dans l’ordre, en bas de page des f° 95 v°, 96 r° et v°.
20 L’artiste montre qu’il connaît très bien le texte, ce qui fait que le rapport texte et image dans ce manuscrit est très intime. Cette caractéristique est aussi mise en évidence par M.-R. Jung dans sa notice (op. cit., p. 279).
21 Le Sagittaire est au f° 83 r°. Sur ce manuscrit on peut lire M.-R. Jung, op. cit., p. 149-164. Jung remarque la faute dans la rubrique à la fin du f° 82 v° « Ci devise de la sisiesme bataille de Troie la grant et de ceux de Gresce, et y avoit .i. Sagittaire qui estoit moitié cheval et moitié homme. » : la bataille du Sagittaire est la cinquième et non la sixième.
22 C’est le ms. Montpellier, Bibliothèque interuniversitaire. Section médecine H. 251, le ms. M1 de Constans. On compte 23 lettrines historiées – dont la reproduction m’a été très gentiment envoyée par Mme Françoise Laurent, que je remercie – mais ce manuscrit est incomplet du début. Selon Jung, la lettrine qui représente le Sagittaire n’est pas à sa place. Je remarque aussi que la numérotation des feuillets qu’on me signale – la rubrique et la lettrine seraient au f° 97 v° – ne correspond pas à celle indiquée par Jung. Cf. M-R. Jung, op. cit., p. 116-122 ; sur l’illustration du Sagittaire la page 119.
23 Une analyse très détaillée de tous ces manuscrits est dans Marc-René Jung, op. cit., p. 78-330.
24 Cf. Marc-René JUNG, op. cit., ch. 3, p. 440-562.
25 Le Roman de Troie en prose édité par Léopold Constans et Edmond Faral, Paris, Champion, 1922, t.1, l’épisode du Sagittaire est à la p. 100, 14-26 et Le Roman de Troie en prose (Version du Cod. Bodmer 147) édité par Françoise Vielliard, Cologny-Genève, 1979.
26 C’est le ms. Grenoble, Bibliothèque Municipale, 263 Réserve (n. inv. 861). L’épisode du Sagittaire est aux f° 51 v°-52 r°. Sur cette mise en prose on peut lire M.-R. Jung, op. cit., p. 485-498 ; sur le ms. de Grenoble les p. 490-494.
27 Le Roman de Troie en prose (Version du Cod. Bodmer 147), éd. cité, p. 74. La cinquième bataille est aux p. 73-75.
28 Selon Georges Dumézil la typologie à deux jambes d’homme serait la forme originaire du Centaure (op. cit., p. 167-168). C’est à cette typologie qu’appartiennent les Sagittaires qui apparaissent dans La Mort Aymeri de Narbonne : « Devant sont homes et cheval par deriere » v.2502 de l’édition Joseph Couraye du Parc, Paris, Firmin Didot, satf, 1884.
29 Leomarte, Sumas de Historia Troyana. Edición, prólogo, notas y vocabulario por Agapito Rey, Madrid, S. Aguirre Impresor, 1932. L’épisode du Sagittaire n’est que dans le ms. 6419 de la Biblioteca Nacional de Madrid du xve siècle que l’éditeur emploie pour remplir les lacunes du plus ancien 9256 de la même Bibliothèque, base de son édition.
30 C’est le ms. Royal 20.D.I. de la British Library de Londres. Le Sagittaire est au f° 94 v°. On a longtemps considéré 1360 comme la date de ce manuscrit et ce n’est qu’assez récemment qu’on en a reculé la datation à 1335. Une synthèse très efficace des différentes études sur ce manuscrit est dans Alessandra Perriccioli Saggese, I romanzi cavallereschi miniati a Napoli, Napoli, 1979, p. 54-56. Les miniatures ne sont pas toutes de la même main. Très riche est la bibliographie sur cet important manuscrit, pour laquelle je renvoie toujours à M-R. Jung, op. cit., p. 532-536. Sur Prose 5 les p. 505-526.
31 Cf. Fritz Saxl « The Troy romance in French and Italian art », dans Lectures, London, the Warburg Institute – University of London, 1957, t. 1, p. 136-137.
32 L’image du Sagittaire est au f° 116 r°. Sur ce ms. cf. M.-R. Jung, op. cit., p. 536-538.
33 On peut voir par exemple les Centaures du Parthénon, conservés au British Museum. Cf. aussi G. Dumézil, op. cit., p. 168.
34 Le Sagittaire est au f° 84 r°. Cf. M.-R. Jung, op. cit., p. 546-552.
35 C’est un texte en octosyllabes, contenu dans le ms. Valenciennes, Bibliothèque Municipale, 461. Sur ce texte on peut lire M.-R. Jung, op. cit., p. 617-620.
36 Dans « hurepez » le copiste a omis une syllabe : dans le manuscrit on lit « hupez ».
37 On peut voir à ce propos l’article « hurepé » dans TL, IV, 1235-1236, et Gdf IV 530c-53 la, aussi bien que les très intéressantes communications de ce Colloque qui traitent ces thèmes.
38 La première partie du Recueil a été éditée par Marc Aeschbach : Raoul Lefevre, Recueil des Histoires de Troyes, éd. Marc Aeschach, Berne, Peter Lang, 1987. Le troisième livre reprend la version C de la traduction française de l’Historia destructionis Troiae de Guido delle Colonne. Cf. M.-R. Jung, op. cit., p. 582-594. Le manuscrit du Vatican – Reginense Latino 967 f° 30v°- de cette version de Guido est parfaitement solidaire avec la version du Recueil.
39 La bataille du Sagittaire est au f° 266 v°.
40 Margaret R. Scherer, The Legends of Troy in Art and Literature, New York and London, Phaidon Press, 1963. A la p. 80 on lit: « Raoul Lefèvre describes the sagittary as “a marvellous beast that behind the middle was an horse and in front a man... Hairy like a horse and had eyes red as a coal and shot right well with a bow. This beast made the Greeks sore afraid”, so that they fell back to their tents [...]».
41 The Recuyell of the Historyes of Troye. Written in French by Raoul Lefevre. Translated and printed by William Caxton (about A.D. 1474), by H.O. Sommer, 2 volumes, Londres, 1913. Le Sagittaire est au t. II, p. 599-601.
42 Le Roman de Troie en prose édité par L. Constans et E. Farai, éd. cité. Je remercie Mme Vielliard pour les informations qu’elle m’a gentiment données sur ce manuscrit.
43 Le Sagittaire est au f° 68 r°. Sur ce ms. cf. M.-R. Jung, op. cit., p. 459-464.
44 Ce tableau est conservé à Florence, à la Galleria degli Uffizi.
Auteur
Naples, Italie
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