Les chevelures indisciplinées, enracinées dans l’autre monde
Observation de textes occidentaux (Yvain ou Le Chevalier au Lion de Chrétien de Troyes, les Lais de Marie de France) et d’un texte nippon (Le Genji Monogatari de Murasaki Shikibu)
p. 47-57
Texte intégral
1Le rapprochement entre des littératures et des mœurs de deux cultures aussi distinctes que celle du Japon et de la France au Moyen Age, va nous permettre de dégager des constantes de l’imaginaire eurasiatique concernant la chevelure ainsi qu’un réseau de significations imbriquées dans la fibre capillaire.
Chevelure et valorisation esthétique
2Quelque soit l’ère culturelle observée, la valorisation esthétique de la chevelure va subir un traitement bien entendu différent en fonction des genres. Sur le sujet, les journaux intimes tenus par les dames de la Cour de Heian (Cour implantée à Kyoto au xe siècle) nous ont permis d’accéder à une multitude d’informations sur le quotidien des nobles que nous n’aurions eues autrement. Dans la civilisation et la littérature nippones de cette époque, la chevelure joue un rôle déterminant. En effet, comme le rappelle Ivan Morris, « l’idéal de la beauté masculine était alors un visage rond et blanc avec une bouche minuscule, des yeux à peine fendus et une petite touffe de barbe à la pointe du menton. C’était, à part la barbe, exactement le même idéal que celui de la beauté féminine et souvent dans le récit de Murasaki nous lisons qu’un gentilhomme (Kaoru par exemple) est aussi beau qu’une femme1. »
3L’antithèse de la perfection s’incarne dans un personnage tel que le prince Higekuro qui affiche un visage noir et poilu, une barbe noire fournie et des cheveux hirsutes. De fait, la préférence des gens nobles de l’époque penche pour les hommes efféminés. Or, ce qui va distinguer fondamentalement les deux sexes, c’est la chevelure.
4L’intérêt dont est l’objet la chevelure féminine tourne à l’obsession, elle est abondamment décrite alors que le physique et le corps des femmes ne sont pas évoqués et encore moins détaillés. Les cheveux des beautés de Heian étaient raides, brillants et immensément longs. Ils étaient séparés par le milieu et tombaient librement sur les épaules en grandes cascades noires. L’idéal était qu’ils tombassent jusqu’aux pieds2.
5La vue d’une belle chevelure suffisait à séduire un gentilhomme et il devait d’ailleurs bien souvent s’en contenter car, avec les manches de son vêtement, voilà tout ce que la dame laissait voir d’elle-même, passant sous la cloison mobile de sa chambre ou sous la porte de son char. Et dans la mesure où ces dames vivent dans une quasi totale obscurité, les galants se repaissent donc de la vision de la chevelure, comme métonymie du corps entier. Par contre, les femmes s’épilaient entièrement les sourcils. Le contraste ne devait être que plus saisissant entre cette absence de pilosité sur le visage et les longs cheveux qui l’encadraient.
6On retrouve dans un autre registre cependant ce contraste entre les cheveux et les sourcils dans le portrait de la fée du lai de Lanval de Marie de France. Lorsque la belle vient sauver son amant, elle est décrite chevauchant son destrier, sublime incarnation de la perfection à la pâleur rayonnante :
Les surcilz bruns e bel le frunt
E le chef cresp e aukes blunt ;
Fil d’or ne gette tel luur
Cum si chevel cuntre le jur3. (v. 567-570)
7Le contraste entre la couleur des sourcils et celle des cheveux est révélateur de l’extrême beauté de la dame et la blondeur assimile les cheveux au fil d’or qu’ils surpassent même en éclat. Nous pensons qu’il importe de souligner que les sourcils, leur couleur, doivent se distinguer de la chevelure en cela qu’ils ne participent pas de la même nature, teneur. Le sourcil s’apparente davantage au poil et de ce fait ne saurait induire la même valorisation puisque la femme idéale serait de préférence imberbe. D’ailleurs Noëlle Lévy-Gires faisait une intéressante remarque en rappelant que dans le Roman de la Rose, la dame blonde doit avoir une « chambre de Vénus » brune, motif qui s’inscrirait dans la même logique.
8Le texte insiste même sur la blondeur valorisante des cheveux et un personnage prévient Lanval en insistant :
Mes el n’est pas fave ne brune4 (v. 590)
9Comme l’a noté Philippe Walter, ces précisions révèlent qu’en cette dame ne se trouve aucune laideur ni aucune méchanceté. Le roux est aussi la couleur ordinaire des cheveux des sorcières qui sont de mauvaises fées. Il s’agit donc d’assimiler la dame à une belle et bonne fée.
10La mention de la chevelure dans ce portrait est plutôt exceptionnelle, on ne la retrouve pas dans les autres portraits des belles dames qui peuplent les lais de Marie. On réalise vite que ce détail ne vaut pas tant au niveau purement esthétique qu’au niveau symbolique : il donne une information sur la nature féerique de la femme concernée et clame sa supériorité sur toute autre, la blondeur rayonnant de façon merveilleuse.
11Les deux autres occurrences de chevelure dans les Lais n’auront plus du tout de visée esthétique et concerneront des personnages masculins ; il s’agit de la chevelure et de la barbe blanche des sages. Il est tout d’abord question d’un prêtre ainsi portraituré dans Guigemar :
Un vielz prestres blancs e floriz5 (v. 255)
12Ce vieux prêtre est de surcroît castré donc exempt de toute sexualité et conforme à l’idéal de sagesse chrétienne et à celui de pureté ascétique avoisinant la divinité.
13La deuxième occurrence de cette chevelure masculine concerne le héros du lai de Milun. Le personnage de Milon affronte un jeune homme sans savoir qu’il s’agit de son fils. Celui-ci est content de mettre Milon à mal jusqu’à ce qu’il aperçoive les attributs pileux et capillaires de son adversaire, à savoir :
La barbe e les chevoz chanuz6 (v. 423)
14Il ressent alors de la pitié envers cet homme qui plie sous ses coups et l’épargne.
15Ces cheveux et ces poils de barbe blancs sont donc les marques de la respectabilité, de l’honorabilité. La mention de la chevelure et de sa couleur ne servent une fois de plus qu’à ajouter une touche au portrait moral plutôt que physique du personnage en le valorisant. La blancheur de la chevelure et de la barbe confère à ces hommes une certaine impunité ainsi qu’une immunité et remplit une fonction assimilable à celle de la blondeur de la fée, dans un registre païen pour cette dernière et plutôt chrétien dans le cas des deux hommes.
16On retrouve ces éléments dans l’anthropomorphisation des dieux serpents au Japon, les dieux qui confèrent à la chamanesse nippone ses pouvoirs et la possèdent lorsqu’elle procède à des rites de conjuration d’esprits. La forme la plus répandue de ces dieux, outre celle du serpent est celle d’un vieil homme vêtu de blanc, avec de longs cheveux et une barbe blancs7.
Chevelures: des catalyseurs de pouvoir et des instruments de transferts
17Nous venons d’évoquer des cas où la mention de la chevelure et de sa couleur induisaient la supériorité de la créature ainsi affublée. Il est temps d’évoquer un autre aspect fondamental de la chevelure dans les civilisations observées, à savoir que les cheveux sont des instruments de transferts, de changement d’ordre de l’existence.
18Pour en revenir au Japon de la cour de Heian et à la chevelure des garçons, il faut savoir que le rituel de passage à l’âge adulte consistait en un changement de coiffure. Ainsi, comme l’a relevé Francine Hérail, l’entrée des garçons dans l’âge adulte avait lieu entre dix et douze ans pour les princes héritiers et fils de très hauts dignitaires et entre quatorze et seize pour les autres. Le jeune prenait alors la coiffure de l’homme adulte, les cheveux ramenés en chignon sous le bonnet. Il recevait également son premier rang et pouvait dès lors porter le costume de cour. La cérémonie de « prise du bonnet viril », se déroulait en public, chez le père ou chez un protecteur du père, et de l’un des invités, le plus prestigieux de préférence, se chargeait de procéder à l’imposition du bonnet8.
19La coiffure, au même titre que le vêtement, fait partie d’un rite initiatique d’autant plus complexe que non seulement le jeune homme entre dans l’âge adulte mais de plus il affirme sa virilité par cet acte qui met fin à l’indécision de l’enfance; et confirme son appartenance à la noblesse.
20Dans une certaine mesure, le jeune naît également à la sexualité et peut dès lors prendre épouse.
21Ensuite, lors de l’abandon du monde, de la vie séculaire, la dame fait procéder à une tonsure de sa chevelure : elle est rognée soigneusement et tout le monde pleure cette perte irrémédiable. Alors que les gestes de l’accomplissement de cette tonsure semblent s’effectuer avec un grand soin et une grande douceur, une saisissante violence sous-tend cette amputation que la tristesse de l’assistance révèle. Le tableau donne la sensation que la Cour assiste plutôt à une exécution publique et à un acte sacrificiel dont la victime est consentante. C’est ainsi que l’Impératrice, belle-mère du Genji avec qui il a cocufié son propre père, se décide à renoncer au monde afin d’expier sa faute et de se placer hors d’atteinte de l’insatiable jeune homme:
« Son oncle, le Maître des Moines de Yokawa, vint à ses côtés, et lorsqu’il fit tomber sa chevelure, tout le palais en fut agité et s’emplit de pleurs funestes. [...] Et tous ceux qui étaient venus assister à la cérémonie, du fait aussi de l’émotion sacrée que celle-ci avait suscitée en eux, s’en retournèrent chez eux les manches trempées de larmes. Les fils de l’Empereur défunt, au souvenir de ce qu’elle avait été jadis, ressentaient une profonde tristesse, et tous lui dirent leurs regrets9. »
22Par cet acte, la dame renonce à sa féminité, par là-même à toute sexualité et rend son retour dans la vie séculaire impossible. La perte de la chevelure s’apparente à une mutilation tant physique que sociale et fait l’objet d’une cérémonie officielle et publique. Les cheveux ayant mis la vie de la dame pour pousser, jamais plus ils ne pourront donc atteindre une telle longueur compte tenu de l’espérance de vie de l’époque. La perte de la longue chevelure symbolise donc une mort sociale.
23Dans un ordre d’idée similaire, concernant la France, il faut savoir que le synode organisé à Auxerre à la fin du vie siècle avait déclaré que les femmes étaient par nature impures, et qu’elles devaient donc se voiler et ne jamais toucher à ce qui avait été consacré10.
24On affirmait vouloir protéger et prévenir l’entourage de ces femmes contre elles en les dissimulant et en les coupant du monde par le voile. Le voile dissimule avant tout la chevelure, et donc la féminité. Cette attitude de durcissement visait à promouvoir le célibat chez les prêtres. Elle est moins radicale que l’attitude nippone en apparence, mais la finalité en est la même : amputer même symboliquement la quintessence de la féminité d’une dame à travers sa chevelure. Elle change ainsi irrémédiablement d’état, et deviendrait plus apte à une vie ascétique, ce que sa féminité semblait entraver.
25C’est ainsi que dans le lai d’Eliduc de Marie de France, la première épouse du héros cède la place à sa rivale, en demandant à son mari l’autorisation de prendre le voile et de fonder une abbaye. Le héros accepta et :
La dame i fet sun chief veler11. (v. 1142)
26Elle est alors morte au monde séculaire et Eliduc se retrouve dans la situation d’un veuf et peut épouser l’élue de son cœur.
27La tonsure et le voile seraient en apparence motivés par la nécessité pour une femme de proclamer son renoncement aux futilités du monde, mais le but fondamental de cette opération a été occulté. On le retrouve à travers des interdits fort étranges frappant le traitement des cheveux : leur lavage.
28Au Japon de Heian, on considère que les cheveux ne doivent pas être lavés à n’importe quelle date, au contraire, selon les rites taoïstes, il faut attendre le jour voire l’heure propice, et les observer sous peine d’enfreindre un tabou d’ordre cosmique ce qui aurait des conséquences extrêmement néfastes pour celle qui se serait fourvoyée (cet interdit concerne avant tout les femmes). Ces interdits sont par conséquent scrupuleusement respectés bien que la pauvre dame doivent parfois attendre plusieurs mois avant qu’une date propice ne se représente. Ainsi, une scène du Genji Monogatari nous montre-t-elle le refus essuyé par le Prince Kaoru voulant rendre visite à sa favorite et qui ne peut accéder à sa chambre, la dame étant en train de se faire laver les cheveux. Il exprime son mécontentement mais dame Taïfu lui explique que c’était le dernier jour viable pour le faire, les deux mois suivants étant néfastes :
« Madame, il est vrai, choisit d’habitude pour ce faire un jour où vous n’y êtes point. C’est là une opération qui l’a toujours étrangement exaspérée, mais elle m’a demandé de l’aider aujourd’hui, car il ne se trouvait plus d’autre jour propice ce mois-ci, et ni la lune-longue ni la lune sans-dieux ne s’y prêteraient12. »
29Cette citation nous renseigne sur plusieurs points fort intéressants. Il nous faut garder à l’esprit que la chevelure de ces dames atteignait une longueur telle (elle devait former une traîne derrière la femme adulte, à savoir dépasser la hauteur de la dame) qu’elles ne pouvaient les laver et les entretenir seules. Les dames et demoiselles de compagnie venaient en aide à leur maîtresse et cet acte s’apparentait aux gestes spécifiquement féminins dissimulés au regard masculin et suscitant par conséquent craintes et fantasmes. Car un homme ne peut pas et ne doit pas assister à cette opération, de même qu’il ne peut assister à un accouchement, ce genre d’opération féminine étant entachée d’une impureté dangereuse et contagieuse. Un réseau de tabous concernant la manipulation de la chevelure affleure donc à travers des gestes que l’on aurait pu croire complètement anodins.
30Le plus troublant c’est que nous retrouvons en Europe ce genre de tabou. Au sujet de l’apparition progressive des monastères mixtes (notamment en Irlande, à partir du viie siècle), il est fait état de la répartition des tâches imparties à chacun des sexes et de l’organisation des règles de vie au sein de la communauté féminine, dans divers ouvrages. Mary Bateson13, a pour sa part rappelé les règles et les fonctions que doivent remplir les femmes sous l’autorité d’une abbesse. La place de chacune dans le dortoir est ainsi pensée pour éviter la tentation de la chair et, détail instructif, les moniales ne peuvent se laver les cheveux que le dimanche et à la vue de toutes.
31Nous pensons que le christianisme a voulu rationaliser des tabous d’un autre ordre. Plutôt que de prévenir les moniales de la luxure il pourrait s’agir de contrôler la manipulation de la chevelure et admettre qu’on lui confère de grands pouvoirs, ce que révèlent également les rites nippons, des pouvoirs décuplés par la longueur des cheveux. Dans un ordre d’idée similaire, la tradition ainsi que la sagesse populaires conseillent de se conformer aux phases de la lune pour décider de la coupe de ses cheveux, dans le but d’encourager ou au contraire de ralentir la repousse. Cet imaginaire associe des manifestations cosmiques à la manipulation des cheveux les considérant comme des « conducteurs ».
32L’attitude universellement attestée des femmes en deuil corrobore cette hypothèse. Paul Zumthor14, dans Les Planctus épiques, a répertorié les « signes extérieurs de la douleur », face au deuil en Europe, à savoir principalement: crier, se tordre les poings, déchirer ses vêtements, s’arracher les cheveux, se lacérer le visage, pleurer, s’évanouir, faire un geste suicidaire, battre ses paumes, se prendre à la gorge, lire des psaumes.
33Ces attitudes sont plus spécifiquement féminines. On les retrouve stylisées dans Yvain ou Le Chevalier au lion, dans la fameuse scène où Yvain observe Laudine à son insu et la voit déplorer la perte de son époux qu’il a tué. Elle était superbe :
Mes de duel feire estoit si fole
Qu’a po qu’ele ne s’ocioit
A la foiee, si crioit
Si haut com ele pooit plus,
E recheoit pasmee jus.
Aussi come fame desvee,
Se comançoit a dessirer
E ses chevols a detirer ;
Ses mains detuent et ront ses dras15. (v. 1148-1157)
34Plus loin, il est dit qu’elle tentait souvent de s’étrangler, tordait ses poings, battait ses paumes et lisait ses psaumes (v. 1413-1416).
35On retrouve là une sorte de transe, une souffrance ritualisée avec une volonté de dépouillement social, les vêtements lacérés, en même temps qu’une forme atténuée d’automutilation, les cheveux arrachés, etc. Laudine est comme folle, possédée par la douleur ou plutôt par un fantôme ou un démon :
Que antre nos s’est ceanz mis
Ou fantosmes ou anemis.
S’an sui anfantosmee tote16. (v. 1217-1219)
36Ne serions-nous pas face à la résurgence d’anciens rituels chamaniques de possession? A travers l’automutilation euphémisée (celle de s’arracher les cheveux) la femme participe à deux modalités d’existence : celle des vivants et celle de l’être aimé qui n’est plus, elle est à cheval entre le monde des vivants et celui des morts et les cheveux tirés permettraient ce transfert.
37François Macé, dans La Mort et les Funérailles dans le Japon ancien a relevé des faits analogues concernant les rites consécutifs au trépas d’une personne. La douleur s’exprime surtout chez les femmes et à travers la reptation (elles se traînent en pleurant car elles n’ont plus la force de se tenir debout), la prostration et surtout les mutilations. En effet, il serait question d’une conduite rituelle de mutilation de deuil révélée à la lumière d’un alinéa du décret relatif aux funérailles de la réforme de Taika. Ce décret interdit notamment de se couper les cheveux, de s’entailler les cuisses, en même temps que de sacrifier des hommes ou des chevaux. Ces pratiques, mutilations, sacrifices, se retrouvent chez les peuples pasteurs d’Eurasie et elles auraient été en usage dans la classe dirigeante japonaise avant que la culture chinoise n’occupât une place prépondérante17.
38L’on peut aussi se figurer que ces femmes en pleine manifestation de deuil et de douleur, s’arrachant les cheveux à pleines mains, devaient être hirsutes, en état de transe. Au Japon il n’était pas rare qu’une dame de la noblesse se dise possédée par un esprit, en cas de maladie ou de crise de jalousie manifeste. On faisait alors appel à une médium très puissante, une miko. Or, ces médiums étaient souvent des jeunes filles aux cheveux ébouriffés, coiffure indiquant la transe. Ces miko ont été progressivement bannie de la Cour impériale à mesure que le bouddhisme s’imposait. Il s’agit d’un phénomène d’acculturation assimilable à celui qu’on rencontre également en France à l’avènement du christianisme.
39Observons un dernier passage d’Yvain de Chrétien de Troyes : la description de l’homme sauvage est fort instructive car elle met en relief l’une des caractéristiques de ce paysan très laid qui ressemblait à un Maure, à savoir une abondante pilosité. Le pauvre homme était en effet affublé de :
Chevox mechiez et front pelé, [...] (v. 295)
Oroilles mossues et granz [...] (v. 297)
Les sorcix granz [...] (v. 299)
Barbe rosse, grenons tortiz18 (v. 303)
40Nous avons d’ores et déjà évoqué l’implication de la rousseur, indicière de sorcellerie. A cette pilosité il faut ajouter que l’homme sauvage présente maints points communs avec plusieurs animaux : l’éléphant, la chouette, le chat, le loup, etc. Ces indices d’une animalité rattachent l’homme sauvage au Sylvain qui participe à plusieurs ordres d’existence, plusieurs espèces, humaine, animale, végétale. De plus, la chevelure hirsute et les caractéristiques animales sont également l’apanage des hommes aux pouvoirs chamaniques.
41Mircea Eliade19 rappelle que le chaman s’identifie à un animal dont il tire ses pouvoirs. D’ailleurs, au cours de son initiation le future chaman apprend le langage secret qui lui permettra de communiquer avec les esprits et les esprits animaux. La pilosité et en l’occurrence la chevelure participent bien à l’expression du pouvoir chamanique, sont partie prenante de ce pouvoir.
42Enfin, les cheveux sont imputrescibles. Ils renferment donc un grand pouvoir, un pouvoir de transfert, de transmigration de l’être d’un état à un autre, d’une modalité d’existence à une autre. Neutraliser la chevelure, la discipliner revient à canaliser et à réduire ce pouvoir.
43De fait, nous comprenons dès lors les interdictions, les tabous et les condamnations attachées à la chevelure des dames. La puissance contenue dans les longs cheveux est universelle et attestée par le fait que les hommes aux cheveux longs sont dotés d’immenses pouvoirs: les chamans, les hommes sages aux cheveux et barbes longs et blancs, ainsi que les rois Mérovingiens du Haut Moyen Age qui se réservaient le port symbolique de la chevelure longue.
Notes de bas de page
1 Ivan Morris, La Vie de Cour dans l’ancien Japon, au temps du Prince Genji, (titre original : The World of the Shining Prince), traduit par Madeleine Charvet, Paris, Gallimard NRF, collection « La suite des temps », 1969, « Les « gens de bien » et leur vie », p. 137.
2 Ibid, p. 184-185.
3 Marie de France, Lais, édition bilingue de Philippe Walter, Paris, Gallimard, coll. Folio classique, 2000, Lanval, p. 200. Traduction: « les sourcils foncés et un beau front, les cheveux bouclés et très blonds. Un fil d’or ne jette pas autant d’éclat que ses cheveux face à la lumière. »
4 Ibid., p. 202. Traduction : « mais elle n’est ni rousse ni brune ».
5 Ibid., Guigemar, p. 52. Traduction : « un vieux prêtre avec barbe et cheveux blancs ».
6 Ibid., Milun, p. 292. Traduction : « la barbe et les cheveux blancs ».
7 Carmer Blaker, The Catalpa Bow, A Study of Shamanistic Practices in Japan, London, George Allen and Unwin, 2nd edition 1986, p. 36.
8 Francine Hérail, La Cour du Japon à l’époque de Heian, aux xe et xie siècles, Paris, Hachette, coll. « La vie quotidienne, Civilisations et sociétés », 1995, Chap. « la vie privée », p. 148.
9 Murasaki Shikibu, Le Dit du Genji, Tomes I, traduit du Japonais par René Sieffert, Paris, Publications Orientalistes de France, 1988, Livre dixième, « L’arbre sacré -Sakaki », p. 232.
10 Histoire des femmes en occident, sous la direction de Georges Duby et de Michelle Perrot, Paris, Plon, 1990, chapitre 6, « Les traditions romaine, germanique et chrétienne » de Suzanne Fonay-Wemple, p. 210.
11 Marie de France, Lais, édition bilingue de Philippe Walter, Eliduc, p. 396. Traduction : « la dame prit le voile ».
12 Murasaki Shikibu, Le Dit du Genji, Tomes II, Livre cinquantième, « Le pavillon -Azumaya », p. 515.
13 Mary Bateson, Origin and Early History of Double Monasteries in Histoire des femmes en occident, sous la direction de Georges Duby et de Michelle Perrot, chapitre 6, p. 205.
14 French Studies, A quarterly review, Volume LII, n° 3, July 1998, published by the Society for French Studies, Oxford, p. 261.
15 Chrétien de Troyes, Yvain ou le Chevalier au Lion, texte établi par Karl D. Uitti et traduit par Philippe Walter, Paris, Gallimard, Bibliothèque La Pléiade, 1994, p. 367. Traduction: « Elle était toutefois si éperdue de douleur qu’elle faillit attenter plusieurs fois à sa vie. Elle criait le plus fort possible puis tombait inanimée. Aussitôt debout, comme une folle, elle se mettait à se lacérer, à s’arracher les cheveux et à déchirer ses vêtements... »
16 Ibid., p. 368. Traduction: « c’est qu’un fantôme ou un démon s’est introduit parmi nous, j’en suis toute envoûtée ».
17 François Macé, La Mort et les funérailles dans le Japon ancien, Paris, PUF, Collection « Bibliothèque Japonaise », 1986, « Expression de la douleur », p. 59-60.
18 Chrétien de Troyes, Yvain ou le Chevalier au Lion, p. 346. Traduction : « les cheveux ébouriffés et le front pelé, [...] les oreilles velues et grandes [...] les sourcils énormes [...] une barbe rousse, des moustaches entortillées... »
19 Mircea Eliade, Shamanism, Archaic Techniques of Ecstasy, Translated from French by Williard R. Trask, Princeton University Press, Bollingen Series LXXV1, 1974, Originally published as Le Chamanisme et les techniques archaïques de l’extase, Librairie Payot, Paris, 1951, p. 85 à 90.
Auteur
Université Stendhal – Grenoble III
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003