La mission de Jean-Baptiste dans les Passions du xve siècle1
L’exemple du Mystère de la passion d’Arras
p. 185-199
Texte intégral
1Première tiers du xve siècle ! La guerre de cent ans n’est pas terminée. Orléans est libérée en 1429, Jeanne d’Arc meurt sur le bûcher en 1431 et c’est en 1435 que la « paix d’Arras » marque une étape importante vers la conclusion de cette longue guerre, Arras où, l’année suivante sera représenté le Mystère de la Passion d’Eustache Marcadé1, celui dont je vais vous entretenir.
2En ces années, à Aix, l’église de Saint-Jean-de-Malte (où nous nous trouvons) existait depuis environ un siècle et demi, mais se trouvait... à la campagne. Les remparts correspondaient à peu près au cours Mirabeau, à la rue Tournefort et à la rue Thiers. Aix était bien en Provence, mais non en France. Elle est sous l’autorité du roi René, lequel, roi de Sicile, personnage international, était aussi duc de Bar et de Lorraine et, très vraisemblablement, le Mystère de la Passion d’Arras a été repris dès 1437 dans ses terres de l’est, à Metz2.
3Ce pourrait être anecdotique, ce ne l’est pas entièrement ; le roi René fut un mécène reconnu : il financera, par exemple, quelques années plus tard à Aix, la représentation d’un Mystère de saint Pierre et saint Paul joué le 26 avril 1444 sur la place des Prêcheurs3. En 1473, il assiste encore à un Mystère de la Passion joué à Aix4.
Les conditions
4Nous sommes à une époque où le théâtre liturgique a quitté l’église pour, pendant environ un siècle, se développer et s’épanouir sur la place publique. Il fallait, pour cela, dresser une structure en plein air qui comportât scène et emplacements (gradins, loges) pour les spectateurs, mettre en place des machineries et des effets spéciaux complexes et spectaculaires pour montrer, par exemple, l’ascension des âmes au Paradis où trônent les anges autour de Dieu ou pour figurer les démons entourés des flammes de l’enfer, voire pour représenter le martyre de Jean-Baptiste avec sa tête dégoulinante de sang sur un plateau, sans que meure réellement l’homme qui joue le rôle.
5Ajoutez à cela
un spectacle fort long : Le Mystère de la Passion d’Eustache Marcadé se compose de 25 000 vers. Si vous vous rappelez qu’une tragédie classique fait environ 3000 vers avec infiniment moins de jeux de scènes, vous ne vous étonnerez pas que le spectacle dure 4 jours.
un nombre d’acteurs et de figurants considérable : aux alentours de trois cents pour ce drame religieux. Ce n’étaient pas des professionnels en règle générale, mais des habitants de la ville qui jouaient éventuellement leur propre métier : le charpentier qui taille les bois des croix, le forgeron qui fabrique les clous, peut-être bien l’aubergiste d’Emmaüs, etc.
6C’est dire que, lors de la représentation d’un mystère, toute la population de la ville était concernée de près ou de loin par le spectacle : acteurs, bien sûr, mais aussi familles ou voisins des acteurs qui étaient spectateurs (et il était assurément plus gratifiant d’être l’épouse ou les enfants de saint Jean-Baptiste ou d’un apôtre plutôt que d’Hérode ou de Judas, voire d’un démon !), Ce qui est absolument essentiel, c’est la participation, j’ose presque dire la communion, de toute la collectivité qui vit littéralement le spectacle dans son incarnation contemporaine. Il sera alors naturel, évident, que les bergers de Bethléem offrent en cadeau à Jésus des jouets d’enfants du xve siècle, que Lucifer fasse placer des canons (nous sommes aux premiers balbutiements de l’artillerie) aux portes des enfers pour empêcher Jésus d’y pénétrer... et que Jean-Baptiste prêche comme un religieux du xve siècle.
7On se trouve donc dans une double perspective :
créer un beau spectacle, édifiant certes, mais avec aussi des moments de délassement, de récréation, comme la vie quotidienne en présente, et les gesticulations des diables sortant des flammes de l’enfer devaient produire leur effet !
affermir la foi, inciter à la méditation sur le sens de la création et de l’histoire, rassurer le public, dans une époque sans doute difficile à vivre (le traumatisme d’une interminable guerre, après des épidémies et des famines), sur son avenir, sur son éternité. Il n’est pas innocent, de la part d’Eustache Marcadé, de faire tant insister Jean-Baptiste sur la joie que laisse espérer le repentir. Nous allons le voir maintenant
Les événements
8Inutile de résumer le mystère, ce serait faire une synopse des quatre évangiles. Disons simplement que la première journée de représentation est consacrée à l’enfance de Jésus ; la seconde, introduite par un grand sermon de Jean-Baptiste, à la vie publique du Christ jusqu’à son arrestation au jardin des Oliviers et sa présentation, le soir même, devant Caïphe ; la troisième au procès de Jésus, à sa mort et à sa mise au tombeau ; tandis que la quatrième reproduit les événements postérieurs au soir du Vendredi saint jusqu’à l’Ascension et la Pentecôte.
9Le rôle de Jean-Baptiste est scripturairement très important (« Parmi les enfants des femmes, il n’en est pas de plus grand5 »), mais chronologiquement très limité : il est fait allusion à lui lors de la Visitation ; il baptise Jésus, il est décapité. C’est tout. Il va donc, dans le mystère, être mentionné dans la première journée à cause de la Visitation6 ; puis au début de la deuxième journée à cause de sa prédication, du baptême de Jésus, puis de sa décollation. Ce devrait être tout. Cependant Jean-Baptiste, mort sur terre, est toujours vivant et nous le retrouverons dans l’au-delà.
10Voici donc, dans l’ordre, les scènes caractéristiques.
11La première est évidemment la Visitation7. C’est Marie, à Nazareth, qui déclare
Je ne sçay que faire d’aller
Veoir ma tres chiere cousine
Elizabeth que tant est digne
Qu’elle a conchupt en sa vieillesse
Ung fil ou sera grant sagesse.
Je le veul aler visiter
Pour moy ung petit deporter
Je croy bien que grant joie ara
Quant devant elle me verra.
(v. 1214-1222)
12Ce petit monologue est riche de sens.
Marie indique naturellement son lien de parenté avec Elisabeth ; elles sont cousines donc leurs fils seront petits cousins. C’est important : l’histoire du salut est d’abord une histoire de famille toute simple, comme de braves gens d’Arras auraient pu la vivre au xve siècle.
Cette visite est un moment de bonheur pour les deux femmes enceintes (Marie part « pour [soy] un petit deporter » ; sa venue procurera « grant joie » à sa cousine). La naissance d’un enfant est, certes, un moment privilégié dans une famille ; mais c’est déjà ici un jalon annonçant la « joie parfaite8 » de la mission salvatrice du Christ.
Marie sait que l’enfant d’Elisabeth sera de « grant sagesse », cautionnant d’avance par son autorité l’enseignement que donnera le Baptiste. Ce n’est pas négligeable quand on songe à l’importance de la vénération mariale pendant tout le Moyen Age.
13La rencontre des deux futures mères est très affectueuse, très chaleureuse : Marie prend des nouvelles de la santé d’Elisabeth, mais celle-ci ne peut s’empêcher d’exprimer une déférente admiration vis-à-vis de sa jeune cousine, l’appelant :
O haulte fille de Syon
(v. 1234)
14employant aussi des expressions comme « dame prisie, pucelle france, vierge hormorée, mere du roy droiturier, virginal parement, abisme d’amour et clemence9 », qui ne sont évidemment ni d’usage familial courant, ni chronologiquement adaptées ; il s’agit du vocabulaire pieux du xve siècle.
15A une question sur sa santé, la mère de Jean répond qu’elle se sent
En toute jubilation
(v. 1233)
16ajoutant
De joye suis toute remplie
(v. 1237)
17C’est que, comme l’avait écrit Luc10, son fils « tressaillit dans son sein ». manifestation, somme toute, naturelle, à ceci près que, dans le mystère, Elisabeth précise :
Bien sçay qu’en toi, dame prisie,
Prent le tout puissant son repos.
L’enfant qui en mon corps repose
M’en donne vraye congnoissance.
Car en mon corps, bien dire l’ose,
Il lui a fait obeissance,
Et sçay bien qu’a toute puissance
Mon fruit s’est mis a deux genoux
Contre le tien, pucelle france,
Qui sera redemptuer de tous
[...]
Qui porra l’homme racheter
Del abisme laide et parfonde.
(v. 1240-1249, 1255-1256)
18Jean à genoux dans le sein de sa mère pour vénérer son cousin qui est aussi son Dieu ! L’image est audacieuse ; elle n’est pas de l’invention du dramaturge11, mais il lui donne une portée symbolique prophétique : ce bébé précoce manifeste déjà son adoration pour Jésus qu’il présentera aux foules comme « l’aignel qui est venu de Dieu lassus » (v. 6621-6622) en tombant à genoux devant lui au bord du Jourdain. Marie ne peut alors s’empêcher de chanter sa joie, un Magnificat très lyrique qui s’étale sur soixante vers, poème qu’Elisabeth considère comme la preuve inspirée que la prophétie d’Isaïe se réalise12.
19Au retour d’Egypte, la sainte Famille rend à nouveau visite à Elisabeth13 toute heureuse d’accueillir ses parents :
Ha, ma cousine sainte et digne,
Vous soyez tres bien revenue !
J’ay tel joye de vo venue
Que je ne le sçaroye dire.
(v. 5712-5715)
20Il en va de même au moment où, à douze ans, Jésus est demeuré auprès des docteurs du Temple14 ; Elisabeth participe aux recherches et partage l’inquiétude de Marie et Joseph et c’est elle qui conseille aux parents de retourner à Jérusalem.
21Et, si l’on ne voit pas les deux petits cousins jouer ensemble, c’est parce que Luc avait écrit que Jean-Baptiste « demeura dans les solitudes jusqu’au jour où il se manifesta devant Israël15 ». D’ailleurs, quand Marie avait demandé, à son retour d’Egypte, des nouvelles du petit Jean, Elisabeth avait répondu que son fils
... est maintenant
Non de maintenant mais pieça,
Ou grant desert ou il aja
fait mainte grande abstinence.
(v. 5773-5776)
22Mais cette seconde visite, toute comme la participation d’Elisabeth à la recherche de Jésus perdu, tend à remettre la « première » Visitation à sa place de rencontre familiale naturelle – manière à nouveau d’enraciner la Rédemption dans la vie quotidienne la plus simple16.
23Tels sont les événements rapportés dans la première journée du mystère. Le lendemain, c’est Jean-Baptiste qui ouvre solennellement la représentation17 :
Cy presche saint Jehan Baptiste vestii de la peau d’un camel, et est le commencement de la IIe journée et dit :
Penitentiam agite, appropinquabit enim regnimi celorun.
24Il ne prêche évidemment pas en Latin ; c’est le thème de l’homélie qui est indiqué dans la didascalie : « faites pénitence, le royaume des cieux et proche », ce qui est un verset de Mathieu18. Ce sermon contient en particulier l’admonition suivante :
Le fil Dieu né de vierge pure
Qui ça jus a pris char humaine
Commande a toute créature
Qui quiert la joie souveraine
D’estre par eaue clere et saine
regeneres et baptiziés
El nom du Saint-Esprit sur paine
D’estre damnablement jugiés.
Soiez doncques appareilliés
D’estre baptiziés en son nom,
En remission des péchiés.
(v. 6478-6488)
25Trois « requerant baptesme » rendent grâce à Dieu tandis que
Cy baptize saint Jehan grant multitude du peuple des Juys ou flun de Jordain.
26Le Baptiste finit de les conforter dans leur conversion, quand Jésus arrive au bord du fleuve ; et Jean tombe à genoux devant lui :
Oncques mais tel chose ne vy
Dont je suis moult esmerveillié.
Vecy l’aignel qui est venu
De Dieu lassus et descendu,
Pour les pechiez du monde oster.
(v. 6619-6623)
27Jésus répond qu’il veut
[L]es sains Sacramans recepvoir
(V. 6651)
28en
Signe de vray humilité.
(v. 6635)
29L’on entend alors la parole du Père :
Vecy mon fil qui mon voloir
Fera du tout, et je par luy
Veul qu’il soit fait et acomply.
En luy ay pris tout mon plaisir.
Veulliez l’en tous ses dis oir.
(v. 6664-6668)
30Jésus est dans le fleuve ; « le Saint-Esprit descent sur lui en forme d’un blanc coulon ». La mise en scène, respectueuse du texte évangélique, devait être soignée pour faire voir le miracle. L’essentiel demeure néanmoins les dialogues et, particulièrement, les répliques de Jean, qui sont de belles prières à la fois d’adoration, d’émerveillement et d’action de grâces.
31Jésus, baptisé, proclamé « aignel qui est venu de Dieu lassus » devant les foules, est parti jeûner quarante jours au désert pour se préparer à sa propre mission. Le rôle de Jean semble terminé ; le dramaturge enchaîne alors presqu’immédiatement avec les remontrances adressées à Hérode19, ultime événement de la vie terrestre du Précurseur.
Cy est S. Jehan Baptiste qui blasme a Herode ce quil tient la femme de son frere.
Et tu fais fornification
Qui est pechiet moult detestable :
Tu es du tout rempli du dyable.
(v. 6764-6766)
32Eustache Marcadé saisit l’occasion pour parfaire la prédication du Baptiste qui tient au tétrarque de Galilée un discours constructif en deux directions :
33— Il reprend d’une part le thème du Penitentiam agite :
Pensez, pensez et amendez
Vos meffais, et vous repentez.
Laissiez voie de dampnement
Et querez vostre sauvement.
(v. 6775-6778)
34adressant à Hérodiade des reproches identiques.
35— Il rappelle d’autre part le personnage à son devoir d’état, concept sur lequel le Moyen Age a beaucoup réfléchi : l’homme doit scrupuleusement remplir la charge que Dieu lui a confiée sur terre à la place qui lui est dévolue. Hérode est roi, il doit se conduire comme tel
Tu portes nom de royaulté :
Ung roy doit vivre lealment
Et aviser diliganment
Qu’en lui n’ait vice dont repris
Il puist estre de ses subgis.
[...]
Herode, preng vie de roy
Et conduis ton fait par arroy,
Pense que morir te fauldra
Et ne scez quant l’heure venra.
(v. 6779-6782)
36En clair, Jean fait des remontrances de morale politique et professionnelle toujours d’actualité... au xve siècle. Hérode, fâché de la réprimande, fait jeter sur le champ (« sans faire long sermon20 ») le gêneur en prison.
37Puis, ce sera la grande fête pour son anniversaire. On assiste à l’envoi de messagers qui portent les invitations, puis à l’arrivée des « princes », à l’accueil chaleureux que leur réservent Hérode et Hérodiade, au banquet. Le spectacle devait reproduire une fête de cour au xve siècle dont le faste ne pouvait qu’être assez fascinant pour les spectateurs avides de voir comment vivaient les grands de leur temps. La danse de Salomé21 (qui, en outre, joue « de la harpe ou de aucuns intrumens aultres ») y était tout à fait à sa place : la pratique de danses – souvent des « morisques », danses orientales – comme « entremets », c’est-à-dire comme temps de repos et de divertissement entre deux plats était coutumière des grandes cours comme la cour de Bourgogne. La situation biblique s’adaptait donc aisément aux mœurs contemporaines22 et fournissait l’occasion d’une récréation pour le public au milieu d’heures de spectacle austères, tout en montrant la distance entre la futilité de la fête et le drame spirituel de la mort d’un martyr.
38Tout se passe « conformément aux Ecritures », jusque dans les analyses de détail. La jeune danseuse dit à Hérode :
Je ne demande que le chief
d’un heremite q’en vo prison
Est, qu’on appelle par nom
Jehan Baptiste le prescheur.
(v. 7222-7225)
39Elle ne demande, en somme, que peu de choses :
La demande n’est pas trop chiere,
Il ny a pas trop grant meschief.
(v. 7220-7221)
40Hérode, prisonnier de sa promesse, donne l’ordre d’exécuter Jean. Le bourreau procède sans état d’âme et tend la tête à Salomé :
Tenez, belle, n’ayez plus peur
Tendez vo plat, faites honneur
A vo mere de ce present.
(v. 7295-7297)
41Je vous cite encore la didascalie qui suit, en vous demandant d’essayer de vous représenter le réalisme scénique qu’elle décrit, avec certainement du sang qui dégoutte de ce plateau porté par le personnage en costume de danseuse orientale :
Cy apporte la fille le chief saint Jehan Baptiste a sa mere a la table Herode, et Herodias frappe ledit chief de son couteau sy qu’elle lui fist une plaie deseure l’oeil.
42Hérodiade exécute sur scène ce geste de rage – « Jay presques esté esragie23 » avoue-t-elle – avec une rare vulgarité de langage dans la bouche de la grande dame qu’elle est :
Ung cop aras de ce coutel
Par desprit droit sur ton musel
(v. 7309-7310)
43La scène se clôt alors rapidement : les convives prennent congé d’un Hérode malgré tout mal-à-l’aise. Témoin de la fureur de sa compagne, il avait exprimé des regrets qui n’allaient pas toutefois jusqu’à la pénitence prêchée naguère par sa victime :
Helas ! bien sçay que j’ay fait mal,
Mais rien n’y vault le repentir.
(v. 7318-7319)
44Eustache Marcadé, dans toute cette scène développe méticuleusement le récit de Marc qui a également fourni l’idée de la fureur d’Hérodiade. Je vous cite tout le passage :
C’était lui Hérode qui avait envoyé arrêter Jean et l’enchaîner en prison, à cause d’Hérodiade, la femme de son frère Philippe qu’il avait épousée. Car Jean disait à Hérode : « Il ne t’est pas permis d’avoir la femme de ton frère. » Quant à Hérodiade, elle était acharnée contre lui (insidiabatur avait écrit saint Jérôme) et voulait le faire mourir, mais elle n’y parvenait pas, parce qu’Hérode craignait Jean, sachant que c’était un homme juste et saint et il le protégeait ; quand il l’avait entendu, il était fort perplexe, et c’était avec plaisir qu’il l’écoutait24.
45Il va jusqu’à faire faire par Hérode en personne l’éloge de Jean-Baptiste devant Hérodiade et devant tous ses invités (ainsi que devant le public chrétien du xve siècle, ne jamais l’oublier), lui faisant affirmer qu’il aurait préféré donner la moitié de son royaume (ce n’est pas rien pour un homme de pouvoir politique !) plutôt
... que par envie
Fust occis le bon saint preudomme !
Car je sçay de vray qu’il est homme
De grant sens et de grant advis.
(v. 7230-7234)
46Tel est donc le déroulement de la représentation, assurément assez haut en couleur, en mouvement, en sonorité au service d’un souci d’édification qui s’appuie fidèlement sur les textes néo-testamentaires.
Réflexion
47Je voudrais maintenant dire quelques mots de la perception que le dramaturge propose de la mission de son personnage jusque dans ses ultimes développements.
48Le costume de Jean lorsqu’il entre en scène vestu de la peau d’un camel25, son séjour au désert créent, pour un esprit du xve siècle, une association avec l’état érémitique – un « heremite » avait concédé avec orgueil et mépris Herodiade elle-même. Or, depuis le xiie siècle, l’ermite est un personnage modèle de perfection, – un « bon saint preudomme de grant sens et de grant advis » comme disait Hérode, « ung fil ou sera grant sagesse » avait annoncé Marie. Les œuvres littéraires – vies romancées des pères du désert (les moines de la Thébaïde des iiie et ive siècles), très nombreux contes pieux mettant en scène leurs émules contemporains – en témoignent. Eustache Marcadé fait bénéficier son personnage de leur proximité.
49D’un point de vue dramaturgique, le sermon ressortit au genre du monologue de théâtre et l’auteur, qui est homme d’Eglise, met sur les lèvres du Précurseur une homélie conforme à la rhétorique du genre à cette époque selon le mouvement suivant : après une introduction où Jean affirme qu’il parlera « en briefve collation26 » (il ne sera ni trop long ni donc trop ennuyeux, éminentes qualités pour un prédicateur !), il justifie son propos par le souci qu’on doit avoir de son propre salut (penitentiam agite), exhortant chacun au repentir en annonçant – déjà – que Dieu sera crucifié. Or lui, Jean, a été désigné pour cette proclamation par Isaïe qui prophétisa : Vox clamantis in deserto : parafe vias domini27 ; il annonce donc
Le fil Dieu né de vierge pure
(v. 6478)
50qui veut que tout homme soit baptisé au risque de se voir refuser l’entrée du Royaume : Nisi qui renatus fuerit ex aqua et Spiritu Sancto non poterit intrare in regnum Dei, rubrique en quelque sorte de la troisième partie du discours où, se fondant sur l’enseignement des prophètes, il revient à son point de départ en soulignant l’urgence, puisque le Royaume est proche, de la conversion et de la pénitence. On remarque que le baptême qu’il prêche est un baptême « chrétien » (« né de l’eau et de l’Esprit ») du xve siècle, non le plus modeste baptême de pénitence du Précurseur « historique ».
51Lorsqu’il s’adresse à Hérode, il ne fait qu’appliquer son enseignement à un cas particulier, celui d’un homme investi d’une responsabilité éminente.
52Précurseur au ier siècle, il prêche la pénitence, baptise et prophétise :
O bonnes gens, prenez cy garde,
Le fil de Dieu poez veir,
Lequel s’en va la mort souffrir
Pour nous et souffrir passion.
(v. 6696-6699)
53Ermite au xve siècle, il adore son Dieu incarné et prêche la foi chrétienne.
54Vénération, adoration, mais aussi confiance et espérance. Ces deux dernières attitudes de la part d’un saint ermite et prophète vont s’épanouir devant la mort. Lorsque le bourreau vient pour l’exécuter, il demande, avec une tonalité qui rappelle un peu la confiance de Job ou le cantique du vieillard Siméon, un temps de sursis pour rendre grâce à Dieu qui l’appelle au martyre.
Ne fay pas execution
De moy tant qu’a mon Createur
Aye rendu grace et honneur.
(v. 7258-7260)
55Le bourreau accède à sa dernière volonté tout en lui disant de faire court. Jean-Baptiste, en vingt-cinq vers, demande une sainte mort, justifiée par le bilan de sa vie :
Roy puissant, sainte déité,
Ta nouvelle loy ai preschiet,
Penitence ay amonesté,
Le saint baptesme exaulciet
Ton beneoit fil ay baptiziet.
(v. 7272-7276)
56et ajoutant qu’il lui reste une ultime tâche à accomplir :
Encore ne l’a [i] point nontiet
En infer al humain lignaige.
Il me fault faire ce messaige
Aux peres de l’ancienne loy
Que jettez seront de servage
Par Jhesus le souverain roy.
(v. 7278-7283)
57Sa mort imminente lui est donc nécessaire pour aller jusqu’au terme de sa mission : annoncer la venue du Messie aux enfers, réconforter et réjouir les âmes des justes parvenus au terme de leur si longue attente. Belle invention de la part de l’auteur !
58Le thème de la descente aux enfers, point très mystérieux du dogme chrétien affirmé par le symbole des apôtres, a excité une grande curiosité inquiète des hommes du Moyen Age. Un évangile apocryphe, souvent lu, relu, traduit, l’Evangile de Nicodème, la relate. Un moine bénédictin normand Guillaume de Digulleville a écrit un Pèlerinage de l’âme où l’on procède à une visite guidée par un ange de l’au-delà ; et, dans un autre mystère du xve siècle, c’est Lazare, après sa résurrection, qui apporte les informations les plus fraîches et les plus denses28.
59Arrivé aux Enfers, Jean témoigne de sa récente rencontre sur terre avec le Christ, preuve que les temps sont accomplis :
Sachiez dont que je suis venus
Devant mon souverain Jhesus
Por vous noncier sans faillir,
Il doit incontinent venir
Et nous jetter de la prison,
Ou vous avez longue saison
Souffert mainte angoisse et anuyt.
(v. 20445-20451)
60Dans la nuit du Vendredi saint, quand Jésus, « aux portes d’infer », s’écrie
Ouvrez, je suis le roy de gloire
Se entreray pour exaulcier
et deslier
Les miens, ayez le en vo memoire.
(v. 20001-20004)
61Jean-Baptiste exulte :
C’est Jhesus, point n’en fault doubter
[...]
Pensons a joie demener,
Et banissons de nous tristesse
Pour nous donner joye et largesse.
(v. 20936, 20940-20942)
62Et avec Adam, Eve, Isaïe, David,..., et la foule des justes, il quitte les enfers pour le paradis terrestre qui existe toujours, avant d’entrer, le jour de l’Ascension, avec Jésus dans la gloire céleste.
*
63Jean-Baptiste, trop figé à des époques plus récentes dans l’image sulpicienne de l’austère homme du désert qui ne parle que de pénitence, est ici, au xve siècle, dans ce Mystère de la Passion d’Arras, un prophète de joie, Au début de sa mission, il avait prêché le baptême pour
toute créature
Qui quiert la joie souveraine
(v. 6480-6481 )
64et encouragé ses auditeurs en ces termes :
Je vous ammoneste la voye
De recouvrer parfaite joye
(v. 6508-6509)
65Sa dernière apparition est pour chanter la joie du salut. Tout son enseignement et toute sa vie, depuis avant sa naissance jusqu’à son martyre, confirment cette constante de sa pensée et de sa foi.
66Eustache Marcadé, bachelier en théologie, official de l’abbaye de Corbie, prieur de Ham, en stricte conformité avec les Ecritures et la tonalité générale de l’Evangile de Luc, offre aux Arrageois cette méditation en action pour les rassurer sur leur foi en une époque difficile. Afin de leur faire partager à la fois sa conviction et son bonheur, il se tranche derrière Jean, Baptiste, prophète, ermite, – « le plus grand parmi les enfants des femmes », pourtant issu, comme Jésus, d’une famille toute simple, preuve que la sainteté est à la portée de tous.
67C’est tout de même donner une interprétation tout à fait chaleureuse du Précurseur et faire un bel éloge de sa mission.
Notes de bas de page
1 Le Mystère de la Passion, texte du manuscrit 697 de la bibliothèque d’Arras, publié par Jean-Marie Richard, Arras, 1891.
2 Cf. Graham A. Runnals, « René d’Anjou et le théâtre », in Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 88, 1981, p. 157-180 ; repris dans Etudes sur les mystères, Paris, Champion, 1998, p. 175-209. Cf. p. 181.
3 ld., Ibid., p. 182
4 Id. Ibid. p. 202-203.
5 Lc, 7, 28 ; cf. Mt, 11, 11.
6 Mais le mystère fait l’économie d’un certain nombre d’événements : son père Zacharie devenu muet à cause de son scepticisme à l’annonce de l’archange Gabriel, puis chantant le Benedictus lors de la circoncision de son fils. En effet, ils n’ont pas d’influence directe sur la vie de Jésus.
7 Lc, 2, 39-56.
8 Cf. Jn, 7, 15, 11 ; 16, 21-22.
9 V. 1240, 1248, 1252, 1354, 1361, 1362.
10 Lc, 1,44.
11 Cf. Jean-Pierre Bordier, Le Jeu de la Passion. Le message chrétien et le théâtre français (xiiie-xvie siècle), Paris, Champion, 1998, p. 57.
12 V. 1333-1337.
13 Elles échangent des nouvelles. Elisabeth lui confirme la mort d’Hérode mais conseille à la sainte Famille d’éviter Bethléem qui est sous l’autorité d’Archelaüs, tandis qu’à Nazareth, il ne seront pas en danger. Marie se réjouit de vivre là où elle eut le bonheur de recevoir la visite de l’archange Gabriel et de concevoir son fils.
14 Lc, 2, 41-50.
15 Lc, 1, 80.
16 La divinité de Jésus n’est toutefois toujours pas oubliée ; les paroles d’Elisabeth, annonçant, en un certain sens, pour le public, la présence de Dieu sur terre, comme le fera bientôt, officiellement, son fils en témoignent :
Ha ! Jhesus, mon Dieu et mon sire,
Tu soies le tres bien venu
Et a grant joye cy reçu
En ma maison et en mon estre !
Je doy grandement joyeuse estre
Plus qu’oncques mais... (v. 5716-5721)
17 Cf. Mt, 3, 1-17 ; Mc, 1, 1-9 ; Lc, 3, 1-22 ; cf. aussi Jn, 1, 19-34.
18 Mt, 3, 2
19 Cf. Mt 14, 1-12 ; Mc. 6, 14-29 ; Lc, 319-20 et 9, 7-9.
20 V. 6793
21 Dont le nom n’apparaît pas dans le Mystère d’Eustache Marcadé.
22 Cf. Danielle Quéruel, « Des entremets aux intermèdes dans les banquets bourguignons », in Banquets et manières de table au Moyen Age, Senefiance n° 38, Aix-en-Provence, 1996, p. 141-157.
23 v. 7317.
24 Mc, 6, 17-20.
25 Mt, 3, 4 ; Mc, 1, 6.
26 V. 6436 ; cf. aussi v. 6518.
27 Is, 40, 3-5 ; cf. Mt, 3, 3 ; Mc, 1, 3 ; Lc, 3, 4-6 ; Jn, 1, 23.
28 Cf. Le Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban, édition critique par Omer Jodogne, Bruxelles, Palais des Académies, 1965, v. 15713-15817. Ce passage est traduit dans : Arnoul Gréban, Le Mystère de la Passion de Notre Sauveur Jésus-Christ, Gallimard, Folio, 1987, p. 245-247.
Ce mystère fut joué au Mans et à Paris vers 1450.
Notes de fin
1 Texte d’une conférence publique, non d’une communication proprement dite.
Auteur
Université de Provence
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