Le Baptiste et Marie : images et résonances
p. 111-130
Texte intégral
1La figure de saint Jean-Baptiste se situe, sans doute plus que d’autres figures du nouveau testament, à une sorte de frontière. Frontière, évidente, qui va justement de la tradition vétérotestamentaire des prophètes à celle du nouveau testament, qui aura pour fonction non plus d’annoncer mais de montrer le Messie – de là, peut-être, ce geste du Baptiste, le doigt levé, geste qui est aussi bien celui de l’enseignement, comme on le sait, que celui de l’ostension, le geste déictique par excellence. Il est le dernier à annoncer, le premier à montrer. D est aussi, dernier prophète – rappelons combien ce mot est « parole en avance », celui qui contemplera le Verbe fait chair, la parole non plus annoncée mais présente, celui qui montrera le Verbe du doigt. Frontière ainsi d’une forme de l’histoire que l’on se raconte à celle de ce qui va être : rappelons-nous comment, lorsque nous étions petits, ce qui était de l’ordre de l’histoire sainte était en quelque sorte confiné à l’Ancien Testament ; comment au contraire, ce qui était du registre du Nouveau Testament brillait par son historicité. Comme si, d’une certaine façon, le temps commençait avec le Christ, l’histoire, notre histoire (comme le dit une revue), l’actualité peut-être. Lorsque Kierkegaard réfléchit, dans le Concept de l’angoisse, sur la notion de contemporanéité, sur la nature du témoignage, c’est bien en relation avec le message christique qu’il se situe, jamais dans le flux du récit vétérotestamentaire. Alors que le Christ est au présent, Jean-Baptiste, lui, est historique, mais, avouons-le, d’une historicité qui est comme liminaire.
2C’est que cette situation frontalière est aussi celle de la légende. J’aimerais éclaircir ce terme, dont je ne voudrais pas qu’il prête, ici, à mésinterprétation. Au Moyen Age, lorsque Jacques de Voragine écrit sa Legenda Aurea, sa Légende Dorée, il présente la suite des récits qui la compose comme une sorte d’encyclopédie des merveilles divines, dont il perçoit tout à la fois la nécessité pédagogique, l’efficacité militante et la beauté – beauté des choses, beauté des mots, beauté de la foi, beauté de l’imaginaire qui est ainsi suscité ; on verra, jusque dans le Rêve de Zola, loin pourtant de tout militantisme religieux, une sensibilité extrême à cet aspect. Légendaire est donc le récit dont une sorte de beauté interne, de nécessité supérieure exigent qu’il se déroule ainsi. Sa fonction didactique, son historicité objective passent au second plan, et que l’on constate dans ce registre une profondeur symbolique, une exceptionnelle richesse des significations n’exclut pas, au regard de l’historien, quelque scepticisme ou tout au moins quelque incertitude à l’égard de « ce qui s’est vraiment passé ». Y a-t-il eu des signes dans le ciel avant l’assassinat de Jules César ? Esther et Mardochée sont-ils les personnages historiques que nous montre la Bible, ou leur histoire constitue-t-elle la réécriture d’un récit mésopotamien où nous devrions lire Ishtar et Mardouk ?
3Faisons donc le choix d’y croire, et choisissons en même temps de montrer la nécessité psychologique, anthropologique qui nous y mène. Si les récits de l’histoire nous fascinent, c’est qu’ils sont, par nature, poétiques, en ce qu’ils écrivent les choses non pas forcément comme elles se sont passées mais comme elles auraient dû se passer. C’est autour de ce devoir que nous nous attarderons ici. Jean-Baptiste est, non pas dans sa vie, mais dans la recomposition qui en a été faite, une personnalité essentielle à l’équilibre symbolique qui s’opère entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Il est bien sûr annonce du Christ. Mais il est aussi, je vais tenter de le montrer, écho de Moïse, et d’une certaine façon lié à la Vierge plus qu’on ne saurait l’imaginer.
4Prenons les marques, et posons, avec un récit initial, quelques éléments des récits fondateurs. Il était une fois un couple âgé et vertueux, sage et craignant Dieu. Leur seul regret était, on le devine, de ne pas avoir eu d’enfants pour bénir leur union. Un ange cependant viendra les visiter et leur annoncer que leur vœu sera exaucé. De qui s’agit-il ? deux réponses sont possibles. Bien sûr, on peut voir ici le récit de la conception et de la naissance de Jean-Baptiste tel qu’il est rapporté chez saint Luc ; mais on retrouvera aussi tous les motifs narratifs de la naissance de Marie, telle qu’elle est rapportée par les évangiles apocryphes du Pseudo-Matthieu, de la Nativité et, plus ancien de tous semble-t-il, du Protévangile de Jacques. Je m’attacherai ici au texte du Pseudo-Matthieu, plus pertinent à mon propos dans la mesure où il a été diffusé au cours du Moyen Age, alors qu’il faudra attendre le xvie siècle pour qu’apparaisse en occident le texte du Protévangile de Jacques1. Mêmes motifs narratifs, même structure du récit : un seul élément est mobile, celui de la « faute » ou du châtiment du père. Il a lieu de toutes façons dans le Temple de Jérusalem. On se souvient de ce qui arrive à Zacharie :
Alors un ange du Seigneur apparut à Zacharie, et se tint debout à droite de l’autel des parfums. Zacharie fut troublé en le voyant, et la frayeur s’empara de lui.[...] L’ange lui répondit : Je suis Gabriel, je me tiens devant Dieu ; j’ai été envoyé pour te parler, et pour t’annoncer cette bonne nouvelle. Et voici, tu seras muet, et tu ne pourras parler jusqu’au jour où ces choses arriveront, parce que tu n’as pas cru à mes paroles, qui s’accompliront en leur temps. Cependant, le peuple attendait Zacharie, s’étonnant de ce qu’il restait si longtemps dans le temple. Quand il sortit, il ne put leur parler, et ils comprirent qu’il avait eu une vision dans le temple ; il leur faisait des signes, et il resta muet2.
5C’est l’annonce de celui qui sera le prophète qui rend muet le prêtre du Temple de Jérusalem, l’homme de la Synagogue, même s’il est juste. Pour Joachim, l’histoire est un peu différente :
Et alors qu’il montait [au Temple], un scribe du Temple nommé Ruben lui dit : « il ne t’est pas permis de rester avec ceux qui sacrifient, parce que Dieu a refusé de te bénir en ne te donnant pas de progéniture pour Israël ». Ainsi, couvert de honte sous les yeux de tout le peuple, il se retira du Temple du Seigneur en pleurant, et il ne revint pas dans sa maison, mais rejoignit ses troupeaux, et emmena avec lui ses bergers dans des terres lointaines, en sorte que pendant cinq mois Anne son épouse ne put entendre aucune nouvelle de lui3.
6La honte est publique, le silence de Joachim devant la rebuffade de Ruben est peut-être aussi éloquent que le mutisme de Zacharie, mais le message de l’ange – passé pour Zacharie, à venir pour Joachim – restera dans le secret des cœurs. Dans les deux cas, l’ange annonce au père une progéniture exceptionnelle :
« Ta femme Elisabeth t’enfantera un fils, et tu lui donneras le nom de Jean. Il sera pour toi un sujet de joie et d’allégresse, et plusieurs se réjouiront de sa naissance. Car il sera grand devant le Seigneur. Il ne boira ni vin, ni liqueur enivrante, et il sera rempli de l’Esprit saint dès le sein de sa mère ; il ramènera plusieurs des fils d’Israël au Seigneur, leur Dieu ; il marchera devant Dieu avec l’esprit et la puissance d’Elie, pour ramener les cœurs des pères vers les enfants, et les rebelles à la sagesse des justes, afin de préparer au Seigneur un peuple bien disposé4. »
7Rempli de l’esprit saint dès le sein de sa mère, Jean le sera lors de la Visitation, lorsque, tressaillant à la venue de Marie portant le Christ, il incitera Elizabeth sa mère à reconnaître Marie « pleine de grâce ». On peut se demander, dans notre perspective, si l’épisode de la Visitation n’a pas pour rôle de mettre en acte cette sanctification du Baptiste. Dans le texte historiquement postérieur du Pseudo-Matthieu, l’ange dira à Joachim :
« Je suis un ange de Dieu, et je suis apparu à ta femme aujourd’hui, elle pleurait et priait, et je l’ai consolée, car de ta semence tu as conçu une fille. Elle sera consacrée au temple de Dieu et l’Esprit saint reposera en elle. Et son bonheur sera plus grand que toutes les saintes femmes, au point que personne ne pourra dire qu’il y eut une semblable avant elle, et aucune ne viendra au monde qui puisse lui ressembler5. »
8Deux bénédictions, parallèles et d’un genre particulier. Chacune liée à la présence de l’Esprit saint, chacune associée à cette sanctification in utero qui caractérisera ces deux figures cardinales, à un titre ou un autre, du début de la Bonne Nouvelle, la seconde reprenant une forme de bénédiction – erit beatitudo eius super omnes sanctas feminas – bien proche dans son sens de celle qu’Elizabeth reconnaît en Marie. Notons toutefois qu’en Occident, le caractère exceptionnel de la sainteté de Jean-Baptiste sera reconnu bien plus tôt que la conception immaculée de Marie. Un sermon de Bernard de Clairvaux développe une apologie du Baptiste autour du verset Ille erat lucerna ardens, et lucens6 :
Ce n’est pas en effet l’enseignement, mais l’inspiration qui enseigna à Jean, elle l’a rempli de l’Esprit saint dans le ventre de sa mère. Il est vraiment ardent et brûle intensément, celui que la flamme céleste a ainsi habité, au point de sentir l’arrivée du Christ alors qu’il ne pouvait rien sentir d’autre que lui-même. A coup sûr ce feu nouveau, qui descendu du ciel depuis peu, était passé de la bouche de Gabriel à l’oreille de la Vierge, était passé à nouveau, de la bouche de la Vierge à l’oreille de la mère, jusqu’au tout petit en son sein. De ce moment, le vase d’élection de son esprit fut rempli de l’Esprit saint7...
9Lorsque des successeurs de saint Bernard composent à leur tour des sermons pour la nativité de saint Jean-Baptiste, ils exalteront cette sanctification. Ainsi, un sermon apocryphe attribué à saint Bernard énumérera les dix privilèges de Jean-Baptiste, opérant une subtile distinction entre lui et Jérémie, lui aussi sinon connu, du moins sanctifié dès le ventre de sa mère, comme le rappelle le début du texte :
La parole de l’Eternel me fut adressée, en ces mots : Avant que je t’eusse formé dans le ventre de ta mère, je te connaissais, et avant que tu fusses sorti de son sein, je t’avais consacré, je t’avais établi prophète des nations. Je répondis : Ah ! Seigneur Eternel ! Voici, je ne sais point parler, car je suis un enfant8.
10Le sermon cistercien fait clairement la distinction entre les actions de l’Esprit saint, qui se contente de sanctifier Jérémie, d’emplir Jean, et qui comble Marie9. Il est certain, poursuit le théologien, que la grâce accordée à Jérémie est exceptionnelle, lui qui a été conçu dans le péché et qui est né sans péché10. Mais celle qui remplit Jean-Baptiste est plus grande encore, dans la mesure où il a été rempli de l’Esprit saint : c’est ce que développera Vincent de Beauvais énumérant les 7 miracula qui président à sa naissance :
1 : Un ange visible annonça qu’il allait naître ;
2 : Il lia la langue de l’incrédule ;
3 : Il féconda ses parents inféconds et âgés ;
4 : L’Esprit le sanctifia et le combla (replevit) dans le sein de sa mère
5 : Il se réjouit en présence du Sauveur à naître
6 : Sa mère remplie de l’Esprit saint prophétisa Marie mère de Dieu
7 : Dès sa naissance la parole fut rendue au croyant (Zacharie11).
11Seule la grâce accordée à Marie sera plus grande à son tour et proprement incommensurable, puisqu’elle en sera envahie, au point de concevoir le Christ :
Elle n’a pas seulement été lavée du péché et remplie de l’Esprit saint, mais il faut croire qu’elle a conçu de lui, « quod in ea natum est, de Spiritu Sancto12 ».
(Mt, 1, 20)
12Voilà qu’est instaurée une gradation qui durera jusqu’à nous, privilégiant la figure de Marie, mais la privilégiant si l’on y regarde bien dans sa conception active et non dans sa conception passive. Elle n’est pas cependant aussi immédiate qu’on voudrait aujourd’hui se l’imaginer : il existe en effet, dans la tradition des textes de l’évangile selon saint Luc, un certain nombre de variantes qui ont attribué le célèbre Magnificat non pas à Marie, mais à Elizabeth elle-même13. Elizabeth exulte donc, exalte la Trinité, et prend ainsi toutes les fonctions de la Servante du Seigneur.
13Il y a à associer, bien évidemment, Jean à Jésus, et leurs naissances parallèles comme la continuité de leurs missions sont attestées et soulignées dans les textes, l’hésitation de l’attribution du Magnificat en est une preuve. L’un vit de miel sauvage et de sauterelles, ignorant à jamais les boissons enivrantes ; l’autre consacre le pain, fruit de la terre et du travail des hommes, et le vin, lui qui est considéré comme un glouton et un ivrogne14 ! L’un est vêtu de peaux de bêtes, l’autre de la tunique sans couture : celui qui clame dans le désert n’est pas celui qui enseignera dans les villes, et l’on peut se demander si cette opposition entre un Jean-Baptiste nomade et sauvage et un Christ profondément urbain, civilisé n’est pas, dans son balancement, l’explication de la solennité liturgique, un peu décalée, des Rameaux : si les textes du jour rappellent avant tout le cycle de la Passion, souvenons-nous que le nom même de la fête renvoie à l’entrée solennelle, triomphante, du Sauveur dans la Ville capitale.
14Mais cette dynamique du Christ à Jean se double d’un autre mouvement, qui associe Marie, la femme pure, « bénie entre toutes les femmes », à l’homme « tel qu’il n’y en eut pas de plus grand sur terre ». Parti du Temple où officie son père, le Baptiste va vers l’extérieur, on l’a dit. Joachim, au contraire, reviendra des collines lointaines pour accueillir Marie, qui sera consacrée au Temple. Marie et Jean, en valeur absolue, semblent avoir la même fonction ; dans le détail, l’un est centrifuge, l’autre centripète ; l’un privilégie la nature, et l’autre la culture. On a vu combien le récit de leur conception présente des parallèles : constatons de surcroît que la tradition homilétique cistercienne, alors même qu’à la suite de saint Bernard elle refuse de célébrer la conception de Marie, juge nécessaire à propos du Baptiste de l’intégrer dans cette énumération des personnes recevant la grâce in utero. Cela est d’autant plus étonnant qu’il est là question de la conception active de Marie, concevant le Christ et évidemment comblée de grâce : notre prédicateur se trouve comme obligé de prendre en compte le parallélisme de Jean à Marie, sans accepter de se prononcer sur le caractère extraordinaire de la conception mariale. Il présente en cela une sorte d’évolution par rapport au texte de saint Bernard qui parlait du Baptiste en utilisant l’expression « vase d’élection », formule destinée à Marie depuis saint Cyprien15, comme si le caractère exceptionnel de l’un s’enrichissait des traits de l’autre.
15Proches du Christ, le Baptiste et Marie représentent, avec leur part d’humanité, le lien le plus clair entre Dieu et les hommes. Si leurs caractères symboliques se mêlent parfois, et on vient d’en montrer un certain nombre d’exemples, c’est sans doute qu’ils occupent globalement le même terrain, que leurs fonctions sont voisines, qu’ils constituent d’une certaine façon les parèdres d’une même dévotion. Marie, mère de Dieu, est à la fois l’épouse, puisqu’elle conçoit du Saint-Esprit, et la fille de son créateur. Jean-Baptiste, l’aîné, choisit de diminuer pour laisser grandir Jésus.
16On comprend mieux dès lors que le récit de la conception de la Vierge présent dans les apocryphes soit comme un écho de celui, attesté dans les évangiles, de la conception de Jean-Baptiste. Dans cette relation entre Dieu et les hommes, si l’un annonce le chemin, l’autre sera l’intermédiaire, l’auxiliatrice qui saura trouver le chemin du père. Il est à noter que la liturgie particulière de la Nativité de saint Jean-Baptiste, composée d’un office double – comme pour Noël, parenté avec le Christ – vient du monastère romain de Saint-Sabas, un nom que l’on retrouvera lorsqu’il sera question d’instaurer en Europe le culte de l’Immaculée Conception. Au moment où la liturgie manifeste le plus clairement la parenté du Christ et du Baptiste, c’est la présence de la mère que l’on peut lire en filigrane. On sait combien la dévotion mariale se développera tout au long du Moyen Age, mais surtout à partir du xiie siècle, autour de cette fonction d’intercession. Le rôle du Baptiste en diminuera d’autant dans l’imaginaire collectif.
17Mais il ne s’agit pas cependant d’une disparition, loin de là. L’église Saint-Jean-de-Malte d’Aix-en-Provence en est la preuve à plus d’un titre : il est bien rare en effet que des églises, après le xiiie siècle, soient dédiées à quelqu’un d’autre que Marie, et l’ordre des Hospitaliers nourrit à l’égard de Jean-Baptiste une relation bien particulière, puisqu’il se trouve être le fondateur mythique de l’ordre16. Cette fondation demande à être associée à un autre récit fondateur, celui des Carmes, qui doivent leur origine au prophète Elie. Pour ces ordres religieux, ces récits ont pour fonction d’insister sur leur nécessité organique dans l’histoire de la chrétienté. Fondés en Orient et ramenés par l’histoire en Europe malgré eux, dans un terrain occupé déjà par les ordres mendiants, ils avaient à affirmer leur authenticité, leur place dans l’histoire de la foi ; ils signifiaient aussi, de façon plus profonde, que la Terre sainte était vraiment sainte, et que le berceau du christianisme avait su garder intacte la foi de ses aînés.
18Le récit de la fondation de l’ordre des Carmes, tel qu’il est rapporté au xviie siècle par le père Etienne Guéroult, des Carmes de Rouen, insiste sur ce point : la fondation de l’ordre est due à une révélation donnée à Elie lorsque, ayant fait sur le Mont Carmel le sacrifice qui mettra fin à la sécheresse, son serviteur à la septième reprise voit enfin surgir de la mer un nuage, « petit comme une main d’homme17 » :
Le prophete ayant prevu la pureté de la Vierge et ses autres grandeurs, lorsque averti par son serviteur de ce qu’il voyait, a la septieme fois il eut revelation de quatre choses. La premiere qu’elle devoit sortir du ventre de sa mere, et comme une nuée de la mer, sans avoir part à sa pesanteur ny a son amertume, de mesme ladite Vierge devoit naistre de la nature humaine infectée du peché sans le contracter. La deuxième, qu’au septième age de l’Eglise, devoit naistre la Mere du messie representée par cette nuée. La troisieme que comme cette nuée avoit le vestige d’un homme sans perdre sa pureté, de mesme la Sainte Vierge devoit estre mere de Dieu sans perdre sa Virginité. La quatrieme que comme de cette nuée sortit de la pluye qui arrousa toute la terre, de mesme de Marie devroient sortir toutes les graces que Dieu communiquerait au genre humain, Dieu luy donnant a connoistre par cette vision les quatre merveilles de son Immaculee Conception18.
19On devine aisément combien un tel récit recompose les choses. Etienne Guéroult, en retraçant l’origine de son ordre, multiplie par ailleurs les protestations, assurant son lecteur non seulement de l’authenticité de ses dires, mais de la légitimité qu’ont les ordres religieux à retracer leurs origines, avec plus de fiabilité que quiconque. « A beau mentir qui vient de loin », dit le proverbe médiéval, et ce qui me retient ici est évidemment d’un autre ordre.
20Pour l’ordre des Carmes, l’antiquité et la noblesse d’une référence à Elie permettent d’enchérir sur celle que pouvait proposer un ordre comme celui des Hospitaliers. Les voici donc à égalité avec un ordre certes plus puissant, mais au bout du compte moins bien patronné. D’un prophète l’autre, il est certain que si le Baptiste a une place privilégiée, elle est moindre, au moins dans l’imaginaire, que celle de celui qui apparaît aux côtés de Moïse le jour de la Transfiguration. Mais surtout, la proximité avec le Christ qui avait été l’atout essentiel du patronage du Baptiste pour les Hospitaliers se retrouve là aussi, avec l’autre figure d’intercession, l’autre figure d’humanité, Marie elle-même. Dès lors il suffit de déplacer à nouveau les caractères que l’ange avait attribués à Jean dans l’Evangile pour les attacher à la Vierge, il suffit de s’autoriser de la garantie indiscutable du plus spectaculaire des prophètes pour que non seulement le privilège mariai – cette Immaculée Conception autour de laquelle nous tournons depuis le début de ces lignes – mais aussi la noblesse de l’ordre des Carmes soient avérés et solidement établis.
21Les quatre révélations accordées à Elie, notons-le, permettent de remettre en perspective l’essentiel des données mariales : entreprise pour une part inutile, bien sûr, le privilège d’une conception sans tache étant glissé ici au milieu d’autres éléments plus communément reçus, comme la plénitude de la grâce, le tout finissant par être formulé comme constituant les quatre merveilles de l’Immaculée Conception.
22Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que l’ordre des Carmes n’a pas immédiatement pris parti dans la querelle relative à l’Immaculée Conception : la question était cruciale entre les dominicains et les franciscains, dans la mesure où derrière un point de détail théologique elle laissait s’exprimer la rivalité qui animait ces deux ordres. Alors que les grandes disputes ont lieu à l’aube du xive siècle, ce n’est que vers le milieu de ce siècle que les Carmes prendront part au développement de ce culte, de façon importante il est vrai, puisque le jour de la Conception est chômé à Avignon, et que c’est à la chapelle des Carmes que se rendent le Pape et la Curie pour assister à l’office. On a gardé la trace du sermon prononcé par Richard Fitzralph, un des grands prédicateurs de l’ordre, à Avignon en 134219.
23Ainsi, dans cette association, Marie reprend toute une série des traits propres à Jean-Baptiste. C’est elle qui sera, pour l’homme de la fin du Moyen Age et de la Renaissance, la figure humaine la plus proche de Dieu, elle dont l’oblation est telle qu’elle permet l’Incarnation. C’est la raison pour laquelle peut-être, on ne voit que peu de textes palinodiques mentionnant Jean-Baptiste.
24A Amiens, haut lieu de la poésie palinodique qui a le privilège de posséder la relique du chef de saint Jean, il n’y a pas semble-t-il de dévotion poétique particulière au Baptiste ; comme si la figure du prophète la plus éloignée du raffinement urbain mettait mal à l’aise les poètes de la ville. Il en est de même à Rouen, où on le sait s’est tenu, jusqu’à la Révolution, un concours de poésie dédié à la louange de l’Immaculée Conception de Marie. Un seul texte l’évoque, mais il est particulièrement intéressant, dans la mesure où il va mettre en relation le Baptiste et la Vierge, dont on a montré plus haut les éléments de parenté au niveau de l’imaginaire. Le texte est composé par Nicolle Lescarre20, un des auteurs les plus prolifiques du Puy de Rouen. On ne sait hélas rien de plus sur lui, sinon qu’il était très probablement ecclésiastique, puisque son nom est précédé assez souvent de la mention Damp21.
25Présenté au Puy de 1524, sous le principat de Nicolas de Coquainvillier, évêque de Viane ou de Veriense, prieur de Saint-Laurens en Lion et suffragant de l’Evêque de Rouen, le poème a remporté la palme ; cette distinction n’explique pas seule son succès, puisque pas moins de huit manuscrits conservent ce chant royal, nombre inhabituel par rapport à la norme. Cette popularité montre au besoin que ce texte a satisfait son public, non seulement sur le plan formel, mais aussi sur le plan de l’imaginaire. Les manuscrits palinodiques à peinture nous proposent deux interprétations de ce poème, assez stimulantes, qu’on commentera plus bas. Mais commençons par ce chant royal, qui montrera la position du prophète dans l’imaginaire du Puy.
26L’essentiel du chant royal tourne autour de l’image du désert, comme nous l’annonce l’argument. Au désert de la réalité, stérile et douloureux, le poète va opposer un désert fécond et pur qui sera bien sûr une figure mariale. L’essentiel de la première strophe joue sur la superposition de deux formules, de la voix qui clame dans le désert et le verbe qui s’est fait chair :
Baptiste sainct, de Dieu herault disert,
Ta forte voix peult partout annuncer
Que le hault verbe en ung sacré desert
Se faict humain sans es cieulx renoncer...
(v. 1-4)
27Le Baptiste, devient non seulement un prophète, un héraut, mais aussi un double de l’ange de l’Annonciation, cristallisant les figures annonciatrices que nous offrent les évangélistes, puisqu’après avoir endossé les paroles de Jean l’Evangéliste et de l’ange, il s’approprie celles des anges aux bergers, « et in terra pax hominibus bonœ voluntatis » (Lc 2, 14) :
Pour paix et grace en terre prononcer
Es gens qui sont de bonté voluntaire !
(v. 5-6)
28Figure d’ange, de héraut ou de prophète, en tout état de cause Jean-Baptiste reste celui qui est messager et annonce des nouvelles. Mais sa particularité sera bien sûr de clamer dans le désert, et de superposer la parole au souffle du vent, de l’Esprit. Dans la figure de la maison « ever-tie » par le vent, nous pouvons voir à la fois un contre-exemple du vent de l’esprit de Pentecôte et un écho de la maison bâtie sur le sable, que détruisent les vents22. Verbe s’incarnant, Grâce de Dieu soufflant sur le désert, Esprit venant sur Marie au moment de l’Annonciation, Manne venant nourrir les hommes éperdus, on voit combien les motifs ici rassemblés sont riches de résonances, cumulant les échos de l’ancien et du nouveau testament pour figurer tout à la fois l’Incarnation et l’Eucharistie, l’Annonciation et la Pentecôte, non seulement la Trinité, mais aussi Marie.
29La deuxième strophe jouera sur une autre perception du désert, qui n’est certes plus celle que peut nous proposer la Bible. Pour le Rouennais, est désert non pas ce qui est sec – inconcevable sous ces climats – mais ce qui est inhabitable par excès d’eau. Le désert, c’est l’abandonné, l’inhabitable, c’est le marécage, l’étang, l’eau stagnante, par opposition à l’eau courante du fleuve. Le roseau, preuve d’une eau dormante, deviendra figure du péché, sans doute en référence au passage où le Christ, par provocation, demande à ceux qui reviennent d’avoir vu Jean-Baptiste :
Qu’êtes vous allés contempler au désert ? Un roseau agité par le vent23 ?
30Ni le Baptiste ni la Vierge ne sont ainsi, et leur rapport à l’eau, au lieu de se manifester autour d’une référence au Jourdain, trop éloignée de la topique du désert mais cependant implicite, s’attachera à l’adynaton traditionnel de la pierre d’Horeb, une figure mariale déjà exploitée à Rouen :
Le divin prophete Moyse
Fist sortir d’une pierre dure
Une clere fontaine exquise,
Qui sans macule court et dure
Dont la terre porte verdure,
Et nostre soef est assouvye ;
uis Dieu a fait sans laidure
La pure fontaine de vie24.
31Par une belle surdétermination, la pierre d’Horeb, l’élément qui légitime le passage, s’efface devant la figure, plus étrange et plus riche ici, de la pierre angulaire, figure évidente du Christ, et d’où s’écoule la grâce qui rend la vie à chacun et abreuve le peuple comme l’avait fait la source d’Horeb. Le désert devient ainsi riant, irrigué d’eau autant que de grâce, et la manne qui tombera sera assimilée, dans une construction transitive assez étonnante, à de la pluie : « Dieu du ciel manne y a plu et offert/Pour nostre fain du tout recompenser ». Derrière le cas particulier d’Israël, c’est l’ensemble de l’humanité qui participe ainsi du salut. La figure de Jean-Baptiste, que l’on pouvait encore discerner dans la référence au roseau, s’efface au profit de celle de Moïse : c’est lui et son peuple qui se trouvent dans le désert, désert où les croyants sont comblés, désert antithèse de la réalité géographique comme de la réalité biblique. Non seulement en effet le peuple s’y trouve – et le désert n’est donc plus ni aride ni vide d’habitants – mais il n’est plus figure de la tribulation et des errances d’un peuple indécis : l’« ost d’Israël » ne sombre pas dans ses fautes, le Veau d’Or n’existe pas, les tables de la loi ne sont pas brisées, entendons par là non seulement que la loi est respectée, mais que la virginité mariale et en amont sa pureté sont inentamées. Le désert devient ainsi une représentation du sein virginal : la faute ou le doute n’y ont pas de place, et il accueille le Sauveur non pas en tant que personne, mais en tant qu’instance de fécondité.
32La 3e strophe élargira la symbolique esquissée plus haut : en même temps que ce désert est la figure du sein mariai, il est aussi le lieu de la terre promise, une sorte de désert céleste (desert sainct) opposé au désert matériel (desert de misere) où nous nous sommes perdus. Si nous y avons été piqués et tués (mors d’ung un serpent) par le péché, nous recouvrons le salut par un « sans mordre », dont la pureté superpose ainsi la mère comme le Fils.
33Mais le système symbolique se développera plus loin dans l’allusion au genièvre, moins limpide en apparence puisque les textes modernes ne se basent plus sur la Vulgate et parlent de genêt là où le latin – que suit évidemment notre poète – parlait de juniperus. Il est ici question du passage où Elie fuit la colère de Jézabel :
Pour lui, il alla dans le désert où, après une journée de marche, il s’assit sous un genêt, et demanda la mort, en disant : « C’est assez ! Maintenant, Eternel, prends mon âme, car je ne suis pas meilleur que mes pères ». Il se coucha et s’endormit sous un genêt. Et voici, un ange le toucha, et lui dit : « Lève-toi, mange ». Il regarda, et il y avait à son chevet un gâteau cuit sur des pierres chauffées et une cruche d’eau. Il mangea et but, puis se recoucha. L’ange de l’Eternel vint une seconde fois, le toucha, et dit : « Lève-toi, mange, car le chemin est trop long pour toi ». Il se leva, mangea et but ; et avec la force que lui donna cette nourriture, il marcha quarante jours et quarante nuits jusqu’à la montagne de Dieu, à Horeb25.
34Le genévrier sous lequel s’endort Elie, plante sainte et odorante, devient lieu de consolation et de nourriture, figure de l’eucharistie, et permet à nouveau, dans le cheminement vers Horeb, de faire du désert un lieu où l’on n’éprouve ni la faim ni la soif. Le texte se clôt dans une construction comme en chiasme, puisque après cette réutilisation du motif d’Horeb où Dieu se manifestera au fondateur des Carmes, c’est le récit de l’Exode qui est repris, avec l’allusion à Pharaon et à Aaron. Celui-ci, qui « offre et rend la saincte oblation » a conservé un peu de la manne26 qui apparaît dans le refrain du chant royal ; mais davantage, l’« ardant luminaire », s’il renvoie aux lumières du temple27, renvoie plus encore à l’attribut de Jean-Baptiste, qui était « la lampe qui brûle et qui luit28 ».
35Même s’il était pour la ville un personnage prestigieux, le prince du Puy de cette année là n’était pas un grand prince de l’Eglise. Evêque suffragant, déjà assez âgé puisqu’il décédera en 1531, on peut l’imaginer plus spirituel que proprement politique, et c’est peut-être ce que sous-entend l’adresse de l’envoi « Prince amateur du desert solitaire ». Si le mot deviendra courant au cours du xviie siècle pour nommer les thébaïdes des Jansénistes, il n’est pas interdit de croire qu’il pouvait déjà avoir un sens imagé comparable – issu tout simplement des occurrences bibliques – dès le xvie siècle.
36A l’issue de ce chant royal, le désert de misère est racheté par le désert sacré, le « sainct désert ». Le balancement est complet entre les deux univers, la richesse symbolique est forte, et en même temps, la représentation du désert est étonnante et totalement contradictoire à celle de notre imaginaire. Ceux qui ont vu des photos du Sinaï ou qui y sont allés, ceux qui ont vu le Sahara ou les dessins si ressemblants qu’en fait Saint-Exupéry dans Le Petit Prince auront du mal à accepter sans sourire les représentations qu’en font les enlumineurs, et particulièrement celui du ms 379 : nous sommes dans une vallée herbue bordée d’arbres, au premier plan la Vierge assise dans l’herbe tresse une couronne de fleurs pour son enfant. A gauche, Moïse – ou Aaron – la considère, accompagné de deux personnes. Au dessus d’elle, au loin, un personnage est allongé sous un arbre en fleur : Jessé qui songe, ou plus probablement Anne, souvent assimilée à l’aulne29, et dont un chant royal dieppois avait popularisé l’image :
L’ouvrage fut divine et precieuse
Car par avant Anne ne pot porter [...]
Or a verdi d’une flour si jolie30...
37Qu’il s’agisse d’Anne ou de Jessé, c’est surtout la végétation qui prime, et cet arbre en fleur est aussi une façon de souligner la fécondité de ce désert, d’autant que l’on sait combien l’aulne est gourmand en eau – on le plante justement pour drainer des terrains trop humides. Juste en dessous d’Anne, une source sort du sol, et traverse une pierre taillée en triangle, la pierre d’angle dont la forme souligne la Trinité, avant de couler en diagonale de l’image. Le long de ce cours d’eau, des personnes à genoux : on ne sait si leur posture est celle de quelqu’un qui boit – et ils sont alors le chrétien populaire du chant royal – ou qui ramasserait la manne, et ils sont alors le peuple d’Israël : de toute façon, ce désert se caractérise par sa plénitude et la satiété de ceux qui y figurent. Presque au centre de l’image, une figure – sans doute Dévotion – semble danser devant un rideau d’arbre, pendant qu’à gauche Jean-Baptiste désigne la scène doublement, du doigt bien sûr, puisque digito ostendit, mais aussi plus largement de la main gauche, car on peut se demander ce qu’il y a à montrer précisément, tant le regard est sollicité par divers éléments, tous signifiants certes, mais profus, ce qui est paradoxal pour un désert.
38Tous les grands moments de l’ancien testament sont là, sur l’image comme dans le chant royal : le Sinaï rassemble Moïse, Pharaon, le Baptiste, la manne et la pierre d’Horeb. Nous y voyons aussi Elie, le fondateur mythique de l’ordre religieux qui accueille le Puy. Tous ainsi, de l’ancien au nouveau, répartis et contemplant cet enfant qui joue dans l’herbe : à la charnière de l’ancienne et de la nouvelle loi, ils investissent un désert dont la caractéristique sera contre toute attente la plénitude : irrigué par la grâce, fertile d’arbres et de fleurs, peuplé d’enfants et de dormeurs à l’ombre des arbres, le désert devient un nouveau jardin d’Eden. Il donne exactement l’image du bonheur accompli, de la satiété comblée. La sauvagerie, l’abandon qu’implique ce mot de désert est effacé au profit de la fertilité, de la fécondité. En haut cependant, le mal a son domaine : au loin, un « dragon basilique » ; au loin encore, en haut à gauche, une cité dont une tour s’effondre : le fort vent salutaire est marqué par des traits qui soufflent en diagonale, montrant comment s’écroule la maison du péché31. Certes, il s’agit de l’ancienne demeure, il s’agit d’une ville qui n’est ni la Jerusalem céleste ni Rouen. Mais il est étonnant de voir ainsi la ville, un élément central de l’imaginaire palinodique, représentée, ne serait-ce que par synecdoque (une maison pour la cité) de façon négative. On peut proposer une explication, qui serait en fait la première fissure dans l’univers l’imaginaire que s’étaient forgé les poètes du Puy : autour du désastre de Pavie – immédiatement postérieur au chant royal, mais forcément antérieur à l’enluminure32, on peut penser que la ville n’est plus aussi triomphante, que la confiance dans l’essor économique et militaire de la France s’effrite, et qu’un rêve de retour à la nature prend alors le premier plan.
39De fait, si cette analyse est a priori recevable, elle me paraît nettement secondaire par rapport à une autre, qui prend en compte non seulement le détail du texte et de l’enluminure, mais leurs structures. L’illustration reprend, dans ses lignes de force, celles des Annonciations : le souffle du vent salutaire descend de la gauche vers la droite comme la colombe de l’Esprit descendant vers Marie, et le regard est focalisé sur une scène intime, mais bien loin des représentations conventionnelles, une scène où la mère est déjà avec l’enfant. Du côté gauche, le Baptiste, la maison qui s’écroule à l’arrière. A l’avant, à la droite, le Christ, Marie : celui qui était annoncé est bien présent, et Marie, Turris davidica, Civitas Dei est là pour restaurer ce que le péché avait détruit. On comprend dès lors que si la mauvaise maison s’est écroulée, celle que symbolise Marie33, tressant un chapeau de fleurs, est promise à un bel avenir.
40Le regard, traversant l’enluminure à la suite de ce coup de vent qui est souffle de l’esprit, traverse aussi l’histoire. Notre cheminement va de l’ancien au nouveau testament, de la maison bâtie sur le sable à celle qui est bâtie sur le roc. Jean-Baptiste, du doigt, montre le sens de l’histoire ; suivant son geste, nous passons de la légende au symbole, nous passons du passé au présent. Le Baptiste est de l’autre côté du fleuve. De ce côté-ci, le Christ est vivant, éternellement, la Vierge, fleur parmi les fleurs est aussi la cité bénie qui répond à la maison détruite. Partis du désert de péché, nous arrivons à un lieu de plénitude, non plus un désert, mais la figure de Marie exempte de péché, fondatrice d’un ordre nouveau. Le passage du Baptiste à la Vierge est sans doute irréversible, dans la mesure où c’est le passage de la sauvagerie à la civilisation, du désert à la cité de Dieu. Ce qui a été opéré ici rachète et transforme définitivement les représentations de la cité dans l’imaginaire chrétien. Elle n’est plus, fondée par les fils de Caïn, Sodome ou Chorozaïn. Elle est cité de Dieu, bâtie au milieu des fleurs, nourrissant la foule du « chrétien populaire » près du fleuve, bénie, et sereine : comment ne pas reconnaître Rouen ?
DAMP NICOLLE LESCARRE, CHANT ROYAL
ms BnF 1537, f° 68 v°
41argument
Chant royal d’ung desert sacré | |
Que Dieu pour luy a consacré | |
Et preservé de vice immunde | |
4 | Qui regne au desert de ce monde. (f° 69 v°) |
42chant royal
Baptiste sainct, de Dieu herault disert, | |
Ta forte voix peult partout annuncer | |
Que le hault verbe en ung sacré desert | |
4 | Se faict humain sans es cieulx renoncer, |
Pour paix et grace en terre prononcer | |
Es gens qui sont de bonté voluntaire ! | |
Car le fort vent de ce lieu salutaire | |
8 | Vient evertir la dure mansion |
De aspre discord et de fureur bellique, | |
Pour exalter en haulte mention | |
Le sainct desert plain de manne angelicque. | |
12 | Secte envyeuse ou mainte injure appert |
Jamais n’y voyt par ventz rompre ou casser | |
L’enflé roseau du peché qui nous perd, | |
Car en plein cours Dieu y faict surpasser | |
16 | Fleuves de grace a noz maulx effacer |
Qui prennent source en la pierre angulaire | |
Pour abreuver le chrestien populaire, | |
Luy muant l’eau de contradiction | |
20 | En large estang d’eau doulce et pacifique, |
Qui magnifie en benediction | |
Le sainct desert plain de manne angelicque. (f° 70) | |
Dieu du ciel manne y a plu et offert | |
24 | Pour nostre fain du tout recompenser ; |
Concupiscence entrer n’y a souffert | |
Pour aulcun vice en peché y penser ; | |
L’ost d’Israel n’y peult Dieu offenser, | |
28 | A sa murmure il n’est point tributaire. |
Le bon Moyse affecté secretaire | |
De Dieu n’y faict de ses lois fraction, | |
Veau d’or soufflé n’y cause erreur inique, | |
32 | Par quoi blasmer ne peust detraction |
Le sainct desert plain de manne angelicque. | |
Nous, au desert de misere couvert, | |
Mors d’ung serpent sommes par transgresser ; | |
36 | Mais ung sans mordre avons tous recouvert |
Au desert sainct pour salut radresser. | |
Grace a tant faict ce desert engresser | |
Que a l’oeil divin pour nous debvoit complaire | |
40 | Se ung triste cueur se voyt a Dieu desplaire. |
Genyevre y sent de consolation | |
Ou print repos Helye homme pudicque | |
Qui desiroit en tribulacion | |
44 | Le sainct desert plain de manne angelicque. (f° 70 v°) |
En ce sainct lieu qui gloire et loz desert, | |
Pharaon roy ne pourroit pourchasser | |
Le peuple sainct qui envers Dieu y sert | |
48 | Tant qu’il en veult la priere exaulcer. |
Ce sont vertuz et bienffaictz sans cesser | |
Qui sont pour nous sacrifice ordinaire. | |
Aaron sainct prestre en ardant luminaire | |
52 | Y offre et rend la saincte oblation, |
Devotion seur de foy catholique | |
Y voile et tient par contemplation | |
Le sainct desert plain de manne angelicque. |
43Envoy
56 | Prince amateur du desert solitaire |
Sathan le noir et cornu sagittaire | |
Souffler n’y peult vent de tentation, | |
Car il estainct son regard basilicque | |
60 | Dont tout pur voit ta meditation |
Le sainct desert plain de manne angelicque. |
44Manuscrits
Carpentras, bibl. Inguimbertine 385, p. 136 (C) ; BnF fr. 379 f° 13 v° (379) ; BnF fr. 1537 P 69 v° (1537) ; BnF fr. 2202, f° 12 v° (2202) ; BnF fr. 19184, f° 47 v° (19184) ; BnF fr. 25535, f° 9 (25535) ; B. M. Rouen Y 18, f° 119 (Y18).
45Edition
Palinodz/chantz royaul/Ballades/Rondeaul, impr. P. Vidoue, Paris, 1525, f° vi (Vid.).
46Variantes
Y 18 propose avant l’argument, au f° 119 :
L’an mil ve et iiii, le ie jour de decembre au Puy tenu au couvent des Carmes a Rouen par Reverend Pere en Dieu Monseigneur Me Nicolle de Coquainvillier evesque de Veriense prieur de saint Canvaus en Lyens et suffragant de l’archevesque de Rouen auquel Puy et il fut adjugé la palme a Damp Nicolle Lescarre religieu, v. 2 : a pour luy a consacré (le premier a biffé) Y18 ; v. 3 : du vice (C) ; après l’argument, Y18 indique Pinguescent speciosa deserti etc. (Ps 64, 13) ; v. 6 : v. 6 : Au gens (Y 18, vid) ; v. 10 : omis (Y 18) ; v. 13 : par vent (Y 18) ; v. 14 : roseau qui nous... qui nous biffé (Y18) ; v. 18 : abreuver chrestïen (Y18, vid, 25535, 2202, 379) ; v. 20 : en lac estang (Y18) ; v. 23 : Dieu du ciel plut la manne et l’a offert (25535) ; v. 26 : et peché (C, vid) ; v. 28 : En sa murmure (Y 18, vid) ; v. 30 : de frac ses... frac biffé (Y18) ; v. 31 : veau d’or s’enfle ny (vid) ; v. 36 : nous a tous recouvers (Y18, vid), a vous tous recouvert (379) ; v. 41 : genievre y est (Y18), n’y sent (vid) ; v. 48 : qu’il en voult (Y 18)
47V. 8 : evertir : renverser.
48V. 31 : or soufflé : or d’alchimiste (souffleur), or fau.
Notes de bas de page
1 Le Protévangile de Jacques et ses remaniements latins. Introduction, textes, traductions et commentaires, par E. Amann, Paris. Letouzey et Ané, 1910.
2 Lc 1,11-22.
3 Et accedens ad eum scriba templi nomine Ruben ait : Non tibi licet inter sacrificia dei agentes consistere, quia non te benedixit deus ut daret tibi germen in Israel. Passus itaque verecundiam in conspectu populi abscessit de templo domini plorans, et non est revenus in domum suam, sed abiit ad pecora sua, et duxit secum pastores inter montes in longinquam terrain, ita ut per quinque menses nullum nuntium potuisset audire de eo Anna uxor eius. (Pars I, Cap II) Constantin von Tischendorf, Evangelia apocrypha, 2e éd. (Leipzig, H. Mendelsohn, 1876), 51-112, qui reste l’édition de référence. Son accès est grandement facilité par sa mise en ligne par James Marchand, sur le site de l’université de Pennsylvanie : gopher://ccat.sas.upenn.edu:70/00/Archive/Religion/Suppl/pseudep/Gospels/Pseudo%20Matthew
4 Lc 1, 13-17.
5 Angelus dei ego sum, qui apparui hodie uxori tuae flenti et oranti, et consolatus sum eam, quam scias ex semine tuo concepisse filiam. Haec in templo dei erit, et spiritus sanctus requiescet in ea ; et erit beatitudo eius super omnes sanctas feminas, ita ut nullus possit dicere quia fuit talis ante eam, sed et post eam numquam erit ei similis ventura in hoc seculo. Propter quod, descende de montibus et revertere ad coniugem tuam, et invenies eam habentem in utero : excitavit enim deus semen in ea, unde gratias referas deo, et semen eius erit benedictum, et ipsa erit benedicta et mater benedictionis aeternae constituetur. (Ibid, cap. III).
6 Il était la lampe qui brûle et qui éclaire (Jn. 5, 35)
7 « Neque enim Joannem prœdicatio, sed inspiratio docuit, quem replevit spiritus in utero matris suae. Vere ardens et vehementer accensus, quem sic prœoccupavit flamma cœlestis, ut jam Christi sentiret adventum, qui needum sentire poterat seipsum. Nimirum novum ille ignis. qui recens elapsus e cœlo, per os Gabrielis in aurem intraverat Virginis, rursum per os virginis et matris aurem intrivit ad parvulum : ab ea hora vas electionis suae spiritus sanctus impleret... » Bernard de Citeaux, In Nativitate S. Joannis Baptistœ sermo, P. L. CLXXXIII, col. 399-400.
8 Jr 1, 4-6.
9 Attende, obsecro, diligenter, quam ordinata dispositione Spiritus ille multiplex Jeremiam sanctificat, Joannem replet, et supervenit in Mariam... B. Oger, sermo in nativitate s. Joannis Baptistœ, P.L. clxxxiv, col. 993.
10 Et Jeremiae quidem admiranda sanctificatio ; quia etsi in peccato conceptus est, nascitur sine peccati. Ante enim exiret de ventro, sanctificatus est. Ibid.
11 Cf. Vincent de Beauvais, Speculum Historiale, lib. VIII, cap. XX « Sane Baptista domini sicut ex evvangelica hystoria colligi potest. commendabilis fuit in tribus. Primo in nativitate. in qua sanctitati eius attestantur (VII) miracula. Primum quod angelus visibiliter apparens eum nasciturum annunciavit, secundum quod linguam increduli ligavit, tertium quod infecundos et senes parentes fecundavit, quartum quod eum spiritus in utero sanctificavit et replevit, quintum quod salvatori nostro nondum natus exultavit, sextum quod spiritu mater repleta Mariam dei genitricem prophetavit, septimum quod iam natus loquelam credenti reformavit. ». La citation est reprise du site Vincent de Beauvais de l’Inalf.
12 « Non solum a peccato abluta, et repleta Spiritu Sancto, sed et de Spiritu Sancto concepisse credatur : quod in ea natum est, de Spiritu Sancto (Mt, 1, 20) » ibid, col. 994.
13 Donatien De Bruyne, « Un nouveau témoignage attribuant le Magnificat à Elisabeth », Revue bénédictine, 94 (1984), p. 42-49, précédé de Pierre-Maurice Bogaert, « Episode de la controverse sur le Magnificat. A propos d’un article inédit de Donatien De Bruyne (1906) », ibid, p. 38-42.
14 Cf. Lc 7, 34 « Vient le fils de l’Homme, qui mange et qui boit, et vous dites « voilà un glouton et un ivrogne, un ami des publicains et des pécheurs. » (cf. aussi Mt 11, 19)
15 L’Index marianum de la Patrologie Latine renvoie à saint Cyprien, De Nativitate Christi, t. v. Nul doute que la consultation du Polyanthea Mariana de H. Moracci, (Cologne, chez P Kelteler, 1683) nous donnerait de nombreuses autres attestations.
16 Je dois à Andrew Jotischky, de l’université de Lancaster, les éléments suivants : Guillaume de San Stefano (ca.1300) a basé son ouvrage Comment la sainte maison de l’Hospital de S. Johan de Jerusalem commença d’une part sur les textes de Guillaume de Tyr, d’autre part sur les Miracula de l’ordre de l’Hospital. Le récent légendaire de la fondation est en lui-même une relecture de quelques événements retracés dans le deuxième livre des Macchabées. Les Miracula ont été édité par K.V. Sinclair. The Hospitaliers’Riwle : Miracula et Regula Hospitalis Sancti Johannis Jerosolimitani, ed. K.V. Sinclair, Anglo-Norman Text Society 42 (London. 1984). Cf. aussi K.V. Sinclair. « The Anglo-Norman Miracles of the Foundation of the Hospital of St John in Jerusalem ». Medium Aevum 55 (1986). 102-108. Cf. aussi J. S. Riley-Smith, The Knights of St John in Jerusalem and Cyprus c. 1050-1300.
17 1R, 18, 41-45.
18 Etienne Guéroult, Histoire des pères Carmes de Rouen, recueillie par... Rouen, B.M., Manuscrit Y 205, f° 5 v°-6. Je comprends le mot de « vestige » comme apparence, trace.
19 R Doncœur, « Les premières interventions du Saint-Siège relatives à l’Immaculée Conception », in Revue d’Histoire Ecclésiastique, t. VIII. 1907, p. 266-285, 697-715 ; t. IX, p. 278-293. p. 700.
20 Selon J.-A. Guiot (Les Trois siècles palinodiques, ou histoire générale des palinods de Rouen, Dieppe, etc, éd. A. Tougard, Société de l’Histoire de Normandie. 1898, 2 vol.), il aurait été bénédictin en l’abbaye de Saint-Ouen. Il existe effectivement une attestation d’un Lescarre dans les comptes de cette abbaye, mais il s’agit d’un Thomas Lescarre, chargé de superviser l’entretien de l’église en 1498 (cf. Ch. de Robillard de Beaurepaire, Nouveaux Mélanges historiques et archéologiques concernant le département de la Seine inférieure et plus spécialement la ville de Rouen, Rouen, E. Cagniard, 1904. p. 108).
21 Cf. par exemple le manuscrit Carpentras, Inguimbertine 385. p. 315.
22 « Et flaverunt venti et irruerunt in domum illam et cecidit et fuit ruina ejus magna » (Mt 7,27).
23 Mt 11, 7 : « Quid existis in deserto videre ? harundinem vento agitatam ? »
24 Ballade anonyme, ms Copenhague K.B. Thott 59. f 52, v. 1-8.
25 3 Reg 19, 4-8 dans la Vulgate ; 1 Rois 19, 4-8 dans la Bible de Jerusalem et la Bible Segond (citée ici).
26 Cf. Ex 16. 32-34 : « Moïse dit : “Voici ce que l’Eternel a ordonné : Qu’un omer rempli de manne soit conservé pour vos descendants, afin qu’ils voient le pain que je vous ai fait manger dans le désert, après vous avoir fait sortir du pays d’Egypte.” Et Moïse dit à Aaron : “Prends un vase, mets-y de la manne plein un omer, et dépose-le devant l’Eternel, afin qu’il soit conservé pour vos descendants”. Suivant l’ordre donné par l’Eternel à Moïse, Aaron le déposa devant le témoignage, afin qu’il fût conservé. »
27 Cf. Ex. 27, 20-21 : « Tu ordonneras aux enfants d’Israël de t’apporter pour le chandelier de l’huile pure d’olives concassées, afin d’entretenir les lampes continuellement. C’est dans la tente d’assignation, en dehors du voile qui est devant le témoignage, qu’Aaron et ses fils la prépareront, pour que les lampes brûlent du soir au matin en présence de l’Eternel. C’est une loi perpétuelle pour leurs descendants, et que devront observer les enfants d’Israël. »
28 Jn 5, 35.
29 Dans la graphie, Anne et aune sont quasiment identiques, le manuscrit des règles de seconde rhétorique porte aune pour Anne.
30 E. Langlois, Recueil d’arts de seconde rhétorique, Paris, 1902. reprint Slatkine. 1974, p. 22.
31 L’enluminure du ms 1537 est beaucoup plus sobre, en ce qu’elle montre Jean-Baptiste, devant une forêt, entouré de tout un groupe de personnes, dont quelques unes agenouillées comme le sont les donateurs des tableaux du Puy d’Amiens, devant une source naissant d’un cube de pierre – la pierre angulaire – orné d’une tête de lion en guise de canon.
32 On sait que le ms 1537 est de très peu postérieur à 1524. Les dates de composition de 379 sont beaucoup plus incertaines. Myra Dickman Orth le situe peu après 1530.
33 La Légende dorée développe largement le motif de l’association de Marie à la fleur : « Nazareth veut dire fleur. “Ainsi, dit saint Bernard, la fleur voulut naître d’une fleur, dans une fleur, et dans la saison des fleurs” » (op. cit., éd. Roze-Savon, GF. t. I, p. 248).
Auteur
Centre d’étude des textes médiévaux, Université de Rennes 2
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