Saint Jean-Baptiste dans les stalles de Saint-Gervais à Genève : entre religion, économie et politique
p. 61-77
Texte intégral
1Les stalles conservées dans le temple de Saint-Gervais à Genève (1445-1447) possèdent la particularité, unique sur une œuvre médiévale, de montrer saint Jean-Baptiste représenté sur quatre stalles d’un petit ensemble qui compte seulement huit stalles hautes (fig. 1 et 2). Le saint occupe chaque fois l’entière surface d’un dorsal, grand personnage majestueusement sculpté dressé sur une console. Sur deux des panneaux, il est montré portant l’Agneau et sur les deux autres, il tient une hampe à laquelle est attaché un étendard aux armoiries de la ville de Florence. Ces deux types iconographiques différents et la présence du saint répétée quatre fois ont donné lieu à de nombreuses hypothèses d’interprétation depuis le xixe siècle1. L’origine de l’iconographie restait toutefois mystérieuse, d’autant plus que le contrat de commande des stalles et toute quittance relative à leur réalisation ont disparu et qu’on ignorait toujours la localisation exacte de ce mobilier avant la Réforme et à qui il était destiné. La communication se propose d’élucider cette iconographie en s’appuyant sur des nouveaux textes d’archives, sur la découverte d’un sceau à l’image de Jean-Baptiste et sur de nouvelles interprétations.
Iconographie générale
2Saint Jean-Baptiste, dernier des prophètes d’Israël et précurseur du Christ, est le premier dans la hiérarchie des saints. Son type iconographique dans les stalles renvoie au moment où le Saint, baptisant le peuple dans le Jourdain, voit Jésus venir vers lui. Jean aurait alors prononcé les paroles : Voici l’Agneau de Dieu qui ôte les péchés du monde2. Il porte le vêtement qui caractérise sa vie de pénitence et d’ascèse dans le désert : une peau de mouton et, par dessus, un drap grossier – le sayon des ermites. Dans les stalles, la rustique melote a été réinterprétée en une peau aux touffes de poils soigneusement rangés. Le gros drap de l’ermite est devenu une draperie élégante (fig. 3 et 4). L’index dressé du saint souligne sa mission d’annonciateur (fig. 5). Son attribut le plus fréquent est l’agneau crucifère, qui représente symboliquement le Christ. Dans les stalles conservées à Saint-Gervais, l’agneau ne figure pas sur un disque en forme d’hostie, comme sur le saint Jean de la chaire de Maximien à Ravenne ou sur celui de la cathédrale de Reims. Il ne repose pas non plus sur un pan du manteau du Saint, en signe de respect. L’agneau est posé avec naturel et réalisme directement sur le bras du Saint (fig. 3 et 4). Une hampe peut être un autre de ses attributs. Celles des dorsaux de Saint-Gervais se termine par une croix à laquelle est attaché un étendard. Le lys de Florence y a remplacé le message traditionnel (Ecce Agnus Dei), qui a été déplacé sur le phylactère (fig. 3, 4 et 5). Les agneaux vexillifères sont porteurs du même message profane.
3En tant qu’ermite, saint Jean peut être représenté avec une chevelure désordonnée. Dans les stalles, les cheveux sont arrangés avec soin. Deux des saint Jean portent néanmoins un nimbe rayonnant où on peut voir une réinterprétation des mèches de saint Jean-Baptiste comme rayons solaires (fig. 3 et 6) Par un privilège exceptionnel, l’Eglise célèbre la Nativité du Baptiste, qui tombe le 24 juin, date proche du solstice d’été. Les rayons du nimbe, surtout ceux qui alternent en flammèches courbes et droites peuvent être interprétés comme un indice qui a persisté du caractère de divinité solaire de saint Jean-Baptiste (fig. 3).
4Outre les quatre saint Jean-Baptiste, les stalles hautes représentent encore saint François d’Assise, sculpté sur deux panneaux, et un grand ange tenant les armoiries florentines, sujet également répété sur deux autres dorsaux (fig. 1 et 2). Les quatre jouées des stalles hautes sont ornées, dans leur partie supérieure, d’un ou de deux lions portant les armoiries de la ville de Florence (fig. 1 et 2). Dans leur partie inférieure, deux cordeliers sont sculptés. Le lys de Florence était également sculpté sur les huit clés de voûte des stalles hautes, comme on pouvait le voir encore au xixe siècle, avant la destruction de sept d’entre elles. L’ensemble était complété à l’origine par des stalles basses, composées probablement de deux rangées de cinq sièges chacune, dont il ne subsiste qu’une seule rangée conservée dans le temple de Saint-Gervais et des fragments de l’autre rangée, entreposés au musée d’Art et d’Histoire de Genève. Les miséricordes et appuis-main montrent des sujets profanes (sirène, fous jouant de la cornemuse, animaux) et quelques portraits de bourgeois florentins.
5Les deux grands anges étant présents comme tenants d’armes, l’iconographie religieuse se limite donc à la présence de saint Jean-Baptiste, de saint François d’Assise et des deux cordeliers. Il existait à Genève un couvent des cordeliers, et son église attenante, qui ont été démolis par étapes lors de l’instauration de la Réforme au xvie siècle3, et qui pouvaient être le lieu pour lequel ces stalles avaient été commandées, ce que la recherche a confirmé. Sur des stalles destinées à des franciscains, la présence de saint François et des cordeliers trouvait ainsi une justification évidente, au contraire des quatre saint Jean-Baptiste. Par ailleurs, les raisons de l’insistance sur les armoiries de la ville de Florence, sculptées (à l’origine) dix-fois sur un ensemble restreint de huit sièges, menaient à examiner de plus près les commanditaires florentins.
Situation des Florentins à Genève
6La présence de Florentins à Genève, travaillant comme marchands, est attestée en tout cas depuis la fin du xive siècle. Leur nombre, ainsi que le volume d’affaires traitées, connaissent une expansion sans précédent dans la première moitié du xve siècle, étant à l’origine de la création d’un véritable secteur bancaire florentin de Genève lié au déroulement des quatre grandes foires annuelles4. Les Florentins travaillant dans la cité lémanique ont rapidement souhaité donner une forme juridique à leur communauté. Dès 1439, les hommes d’affaires florentins de Genève s’étaient rassemblés en une « association de marchands pour le commerce de Genève en Savoie5 ». L’année 1446 marque une étape importante dans leur situation. Ils se constituent officiellement en « nation florentine de Genève » et se dotent de statuts. Ce changement de statut politique correspond à leur prospérité économique grandissante.
7Les banquiers florentins installés à Genève, dont ceux de la banque des Médicis, constituaient une puissance financière qui vint en aide à la ville à plusieurs reprises6. A un statut social éminent correspondaient des obligations religieuses et culturelles que la nation de Florence, dont le banquier-marchand Francesco Sassetti faisait partie, ont fort bien su honorer. Il reste quelques mentions dans les archives de Genève et de Florence des libéralités accordées par les Florentins à différents édifices de la ville, dont les stalles sont les seuls témoignages concrets subsistant de nos jours.
8Les contacts entre la nation florentine de Genève et la ville de Florence étaient permanents, qu’il s’agisse de voyages d’affaires (banquiers qui allaient personnellement présenter les comptes de la filiale genevoise des Médicis à Cosme et Pierre de Médicis à Florence) ou de vente et transport de marchandises entre Genève et Florence. Francesco Sassetti, par exemple, constitue la majeure partie de sa riche bibliothèque pendant la période où il travaille à Genève7. Les échanges artistiques entre les deux villes furent plus nombreux que ce que les œuvres restantes laissent supposer.
9La prospérité florentine à Genève connut un brusque ralentissement lorsque Louis XI, par l’édit d’Acqs du 8 mars 1463, autorisa l’installation des foires à Lyon. Louis XI souhaitait attirer les étrangers dans la cité rhodanienne, et l’édit d’Acqs leur permettait d’y faire du négoce et d’y mener des activités bancaires. A la suite de cet édit, les foires genevoises déclinèrent au profit de celles de Lyon. En conséquence, la nation florentine quitta Genève pour Lyon, tout en conservant une partie de ses activités dans la ville du Léman.
10La nation florentine installée à Lyon, répétant dans la nouvelle cité de résidence le mode d’intégration genevois, se dota de statuts officiels le 4 janvier 14678. Les articles qui les composent reprennent ceux des statuts de Genève, qui ont disparu. Par conséquent, devant le manque de données sur l’organisation genevoise de la Nation, nous avons dû avoir recours aux statuts de la nation florentine de Lyon.
Les statuts de la Nation
11Les premiers statuts de la nation florentine de Lyon, de 1467, ont également disparu. Des deuxièmes statuts de Lyon, du 7 février 1487, il subsiste une copie du xvie siècle à Florence. Les statuts suivants, remaniés, se présentent sous forme de cinquante « chapitres » de la Natione fiorentina abitante in Lione. Ils furent rédigés à Lyon.
12Signés à Lyon le 11 juillet 1501, ils s’inspirent des anciens statuts de Genève, datés du 1er janvier 1446 et des premiers de Lyon, du 4 janvier 14679. Dans l’introduction, les représentants de la nation florentine déclarent avoir dû les adapter aux circonstances nouvelles de la période et du lieu10. Les statuts, longs et détaillés, règlent la vie publique des Florentins installés à l’étranger, en régissant avec précision le fonctionnement de l’association en tant que Nation.
13Entre autres points, les statuts précisent11 :
- les conditions d’admission dans la nation florentine
- le montant des différentes taxes à payer
- les fêtes religieuses auxquelles les membres de la Nation étaient tenus d’assister
- le montant des amendes en cas de non-respect des règles
- les peines prévues en cas d’infraction répétée, pouvant aller jusqu’à l’exclusion de la Nation
- la réception des Florentins de passage dans la ville d’accueil
- les conditions de participation de la nation florentine aux fêtes publiques de la ville de résidence.
14La nation florentine était en fait une association qui avait ses lois et nommait ses magistrats à la majorité des membres présents lors des assemblées. Le consul en était le chef, responsable officiel vis-à-vis de la Seigneurie de Florence et vis-à-vis de la ville de résidence.
Le culte voué à saint Jean-Baptiste par la Nation
15La nation florentine, outre une association commerciale, était une association religieuse appelée confrérie de saint Jean-Baptiste. Dans ses statuts, plusieurs chapitres portent uniquement sur le culte que les Florentins devaient rendre à Jean-Baptiste, saint patron de leur ville. Les mentions des dépenses que les Florentins assumaient, outre l’intérêt qu’elles présentent pour l’organisation économique de la Nation, permettent de repérer les célébrations prévues, notamment :
- un office quotidien, dans l’église des dominicains de Lyon [Notre-Dame-de-Confort], en l’honneur de Dieu et de saint Jean-Baptiste12 ;
- un office solennel le jour de la nativité de saint Jean-Baptiste, et, à cette occasion, la fourniture de cire et de nourriture aux dominicains de l’église Notre-Dame-de-Confort, ainsi que l’offrande de la décoration de l’église pour ce jour13 ;
- une taxe particulière que devaient acquitter, au jour de la fête de saint Jean-Baptiste, les membres de la Nation installés à leur compte. Non soumis aux taxes sur le change et le commerce, ces membres devaient s’imposer eux-mêmes, d’un montant qu’ils établissaient selon leur revenu14.
16Par ce culte voué à saint Jean-Baptiste, les Florentins de Lyon montrent à quel point leur organisation s’avère calquée sur celle de Florence. En effet, la célébration de la Nativité du Baptiste en juin était l’occasion de manifestations d’une rare ampleur dans la capitale toscane. Les festivités, qui se poursuivaient sur dix jours, impliquaient toute la population et toutes les autorités, civiles et religieuses15. Elles comprenaient différentes processions, l’exhibition des objets les plus précieux de la part des marchands et des citoyens, qui devaient en outre parader dans leurs plus beaux atours, ainsi que différentes représentations théâtrales. La participation à ces festivités était obligatoire pour chaque citoyen de Florence et pour ceux des villes soumises à Florence. Lors des défilés, parades et processions, de multiples étendards montrant les armoiries de la ville étaient accrochés aux façades ou étaient arborés par des hérauts à cheval. Les tribunes installées sur le parcours du palio du Baptiste étaient ornées de grandes tentures blanches, dont l’unique motif était le célèbre lys rouge16
17Ainsi Florence donnait le ton, mêlant intimement célébrations civile et religieuse et affirmation de sa puissance. Les différentes nations de Florence à l’étranger – celle de Bruges (dès le début du xve siècle), puis celles de Genève, de Lyon ou d’Avignon, reproduisaient un attachement similaire au saint patron de leur ville, traduit sous diverses formes selon les villes d’accueil. Concernant Genève, cette vénération spéciale à saint Jean-Baptiste donne la clé de la présence répétée du saint sur les huit stalles. A Genève, comme à Lyon, le rôle du saint n’est pas uniquement religieux, il est aussi politique. Ce qu’en ont fait les Florentins de Genève, en le prenant comme héraut de Florence, apparaît loin de l’humilité traditionnellement attachée au personnage du Baptiste.
Le sceau de la nation florentine de Genève
18C’est le sceau de la nation florentine de Genève qui est apposé sur le document de 1501, pourtant rédigé et signé à Lyon et homologué à Florence la même année. D s’agit du seul vestige connu des statuts genevois de 1446, qui a été transféré des statuts de Genève à ceux de Lyon de 1467, puis à ceux de 1487 et enfin à ceux de 1501. Ce détail met en lumière l’esprit de continuité, et même l’identité des deux Nations. La colonie de Lyon n’était pas une nouvelle Nation qui s’était constituée en 1466. Il s’agissait bien de l’ancienne nation de Genève, quittant les rives du Léman pour s’établir dans la ville rhodanienne. Les textes d’archives lyonnais révèlent d’ailleurs des noms de membres de la nation de Lyon, parmi lesquels on retrouve les anciens résidents de Genève.
19Le sceau, de forme ronde irrégulière, représente saint Jean-Baptiste flanqué à gauche et à droite du lys florentin (fig. 7). Le saint, auréolé, tient une hampe se terminant par une croix, sur laquelle flotte un petit étendard. Le pourtour du sceau comporte une inscription latine, écrite en lettres gothiques, par laquelle l’identification est sans équivoque : Sigillum consulatus nationis fiorentine in Gebennis17 – sceau du consulat de la nation florentine de Genève.
20La forme ronde du sceau, la représentation de Jean-Baptiste et celle des lys sont un rappel de la célèbre monnaie florentine : le florin de Florence. Un florin d’or bon poids, frappé en 1306, permet de comparer les types iconographiques.
21Un grand lys héraldique épanoui en plein champ occupe l’avers de la pièce, entouré de l’inscription flor•entia (fig. 8). Sur le revers, on reconnaît saint Jean-Baptiste, revêtu de sa toison d’ermite et désigné par son nom •s•iohannes•b• (fig. 9). La position frontale du saint, celle de ses mains – l’une, l’index dressé et l’autre tenant une hampe crucifère – ainsi que son nimbe, sont analogues sur le sceau genevois des statuts et sur le florin, renforçant la ressemblance du type iconographique. Ces caractéristiques se retrouvent sur des florins d’or de toutes dimensions jusqu’au début du xvie siècle (florins étroits, florins larges ou quarts de florins). Ce n’est qu’aux siècles suivants que la représentation de saint Jean-Baptiste changera complètement, alors que celle du lys florentin sur l’avers de la pièce ne subira pas de modifications18. L’assimilation du type iconographique monétaire sur les stalles était ainsi facilement compréhensible pour les contemporains du xve siècle.
22Ces connotations multiples transmises par la seule image de saint Jean-Baptiste flanqué des lys autorisent une remarque en rapport avec le jugement que Dante portait sur sa ville. Où se situerait la frontière entre le culte du Baptiste et le culte du florin ? Dante, exilé, avait une opinion sévère sur Florence, qu’il considérait comme une ville perdue et scélérate. Il reprochait aux Florentins l’amour qu’ils portaient au florin, la monnaie de leur ville, plus qu’aux anciennes vertus. Lorsqu’il mentionne dans l’Enfer « l’alliage au sceau du Baptiste » – la lega suggellata del Battista – il se réfère au florin. Et lorsque loin de Florence, il écrit « je fus de la cité qui échangea son premier patron [Mars] pour le Baptiste », on pourrait lire métaphoriquement « je fus de la cité qui est passée du culte des armes au culte du florin19 ».
23Le florin de Florence était un symbole de la richesse de la ville. Pour souligner la puissance et la richesse de la nation florentine de Genève, quel meilleur emblème que ce florin qui était à l’époque parmi les monnaies les plus répandues d’Europe ? Une dimension supplémentaire – celle d’une puissance financière – s’ajoute ainsi aux connotations religieuse et politique. Le sceau de la nation de Genève réunit à lui seul tous ces symboles. C’est précisément cette représentation qui est reprise telle quelle sur les deux dorsaux du Baptiste à l’étendard fleurdelisé. On y retrouve l’attitude frontale du saint, sculpté les jambes écartées, de face (fig. 5 et 10) par contraste avec les jambes vues de côté, en position de marche, des deux autres saint Jean des stalles (fig. 3 et 4). Elle constitue ainsi la synthèse de plusieurs types iconographiques, venant des domaines religieux, civil, juridique et monétaire.
Emplacement des stalles dans l’ancienne église Saint-François
24Pour quel endroit précis les stalles avaient-elles été réalisées ? Cette question était restée sans réponse, quoiqu’ayant préoccupé les chercheurs depuis le début de l’historiographie de ces stalles20. Elles semblaient être un ensemble trop restreint pour le chœur et comporter surtout une iconographie trop axée sur la gloire de Florence pour occuper le sanctuaire d’une église franciscaine.
25La convention genevoise passée entre les franciscains et les Florentins a disparu. Une seule indication faisait mention d’une cappella maggiore qui leur avait été concédée dans l’église des frères mineurs. Tous les auteurs qui ont écrit sur le mobilier de Saint-Gervais, encore ces dernières années, en étaient restés à cette interprétation de stalles réalisées pour une chapelle que les Florentins auraient fondée. Pour certains, il s’agissait de l’ancienne chapelle Notre-Dame du Pont-du-Rhône, démolie en 1541 (rue de la Cité21) ; pour d’autres d’une chapelle située dans le couvent des cordeliers22, pour d’autres encore d’une chapelle dans le collatéral nord de l’église attenante au couvent23. Il faut abandonner ces hypothèses. Les stalles ont effectivement été réalisées pour le chœur de l’ancienne église Saint-François de Genève.
26Un document lyonnais, dont nous avons effectué la première transcription, confirme la main-mise extrêmement forte de la nation florentine sur l’édifice religieux24. Il s’agit de la convention passée en 1466 entre les dominicains et la nation florentine de Lyon. La convention similaire de Genève ayant disparu, ce texte est essentiel pour comprendre la relation qui existait entre les franciscains et la nation florentine de Genève. L’acte lyonnais énumère tous les endroits du chœur et de ses parties attenantes que les dominicains de l’église Notre-Dame de Confort concèdent à la nation florentine de Lyon et à tous leurs héritiers et successeurs.
27Ils leur concèdent aussi « le droit de faire apposer les armoiries de la communauté de Florence partout où [les Florentins] le jugeront nécessaire, que ce soit dans la pierre, dans les vitraux, dans le bois ou ailleurs. A l’avenir ils n’autoriseront aucune autre armoirie que celles de la communauté de Florence dans le chœur et ses parties attenantes25 ». Cette mention établit que les Florentins ne se sont pas contentés de faire figurer leurs armoiries sur des œuvres isolées, mais qu’ils ont désiré élargir ce privilège au contexte monumental : peut-être clés ou retombées des voûtes ou encore vitraux du chœur.
28Les religieux accordent aussi aux membres de la nation le droit exclusif de se faire ensevelir dans ledit chœur, qu’ils formulent de la façon suivante : « ... le droit de se faire inhumer dans le presbytère et dans ses dépendances et dans le chœur. [Les dominicains] n’autoriseront pas l’ensevelissement dans ces parties de l’édifice de personnes n’appartenant pas à la nation de Florence, si ce n’est avec l’autorisation et l’accord des Florentins26 ». Tout portait à croire que la nation florentine de Genève avait agi de la même façon : armoiries multiples sur le mobilier (toujours visibles), mais aussi sur l’édifice (disparu), associées à la prérogative de l’inhumation dans le chœur accordée aux Florentins (non établie jusqu’à présent).
29La découverte d’un testament inédit aux Archives d’Etat de Genève, rédigé à la demande d’un marchand de Bologne, permet de confirmer cette hypothèse. Gaspard de Guidotis, associé en affaires avec les marchands-banquiers de Florence installés à Genève, avait obtenu le droit, probablement par dérogation exceptionnelle, « d’avoir sa sépulture dans le chœur de l’église Saint-François de Genève, là où sont ensevelis les Florentins27 ».
30Les stalles font donc partie des riches ornements payés par la nation florentine pour le chœur de l’ancienne église Saint-François de Genève. Les statuts de la Nation éclairent l’importance accordée par les Florentins résidant hors de Florence au saint patron de leur ville. La découverte de la convention de Lyon et du sceau de la nation florentine de Genève permettent de comprendre la glorification des armoiries de Florence, associée à un saint Jean-Baptiste repris du type iconographique monétaire. La duplication du Saint en images spéculaires au nord et au sud, rencontrée dans aucun autre ensemble de stalles, souligne la force avec laquelle les Florentins ont imposé leur iconographie. Elle eut été incohérente dans un programme qui aurait été strictement religieux. Elle se justifie en revanche si on lui confère la totalité de sa signification : à la fois manifeste économico-politique et patronage collectif.
31La disposition des stalles dans le chœur de l’ancienne église Saint-François de Genève devait correspondre à l’emplacement traditionnel dans les églises franciscaines : deux rangées se faisant face, l’une au nord et l’autre au sud28. Les dorsaux se trouvent dans leur ordre d’origine, comme il a été démontré29. Si l’on s’en tient à l’interprétation des personnages en suivant cet ordre de montage, il ressort un affadissement de l’iconographie « religieuse » de Jean-Baptiste, au profit d’une « politisation » de son effigie. Les deux saint Jean portant l’agneau traditionnel sont en effet situés le plus à l’ouest, soit le plus éloignés de l’autel. Les deux autres saint Jean, ceux tenant l’étendard fleurdelisé, reflets de l’iconographie monétaire, sont déjà plus rapprochés de l’autel. Ils permettent par ailleurs la transition avec les deux anges à vocation purement héraldique. Ainsi, par la reproduction démesurée de leurs armoiries et par leur emplacement, les Florentins de Genève avaient réservé la place la plus proche de l’autel à la glorification de leur ville.
Notes de bas de page
1 Pour l’histoire de ces stalles, depuis leur genèse jusqu’à leur localisation actuelle, se reporter à Charles, Corinne, Stalles sculptées du xve siècle – Genève et le duché de Savoie, Paris, éd. Picard, 1999, p. 100-143.
2 « Ecce Agnus Dei qui tollit peccata mundi. » Jean 1, 29.
3 C’est à la suite de cette démolition que les stalles furent transférées dans le temple de Saint-Gervais, où elles sont toujours conservées. Concernant la démolition de l’église Saint-François et du couvent des cordeliers, se reporter à Charles, C, op. cit., n. 1, p. 84-85 et p. 116 et idem, p. 139-143 pour la destruction partielle des stalles.
4 Cf. de Roover, Raymond, The Rise and Decline of the Medici Bank, 1397-1494, Cambridge Mass., Harvard Univers. Press, 1963, p. 279-289.
5 Archivio di Stato di Firenze, Archivio mediceo avanti il Principato, Fa. CXLIX, n. 44. Cf. aussi Charles, C., op. cit., n. 1, p. 51-53.
6 Pour des mentions des relations financières et commerciales entre les Florentins et Genève, cf. Charles, C, op. cit., n. 1, p. 112-113.
7 Bergier, Jean-François, « Humanisme et vie d’affaires. La bibliothèque du banquier Francesco Sassetti », in Histoire économique du monde méditerranéen : 1450-1550 – Mélanges en l’honneur de Fernand Braudel, Toulouse, Privat, 1973, t. 1, p. 107-121.
8 Ancien style : 4 janvier 1466.
9 Statuts conservés à Rome, Biblioteca Apostolica Vaticana, Reginensi, Lat. 1914.
10 Transcription de cette introduction dans Charles, C, op. cit., n. 1, « Document 8 », p. 242-243.
11 Pour le texte des statuts, cf. Masi, Gino, Statuti delle colonie fiorentine all ‘estero (Secc. xv-xvi), Milano, Città di Castello, 1941, p. 204-234.
12 Chap. II des statuts de la Nation.
13 Chap. IV des statuts de la Nation.
14 Chap. VII des statuts de la Nation.
15 Pour les détails des festivités organisées en l’honneur de la Nativité de Jean-Baptiste, consulter, entre autres : Francioni. D., Le feste di San Giovanni in Firenze, Florence 1887 ; Mancini, G, « Il bel S. Giovanni e le feste patronali di Firenze descritte nel 1475 da Piero Cennini », in : Rivista d’arte, Firenze, VI, 1909, p. 185 sq. ; Trexler, Richard, Public Life in Renaissance Florence, New York, 1980, p. 215-278.
16 Voir une de ces processions se rendant au Baptistère de Florence et passant devant ces tribunes, représentée en peinture sur un coffre de la première moitié du xve siècle, conservé à Florence, musée du Bargello.
17 Les abrévations sont résolues. La lecture est conjecturale pour consulatus et nationis.
18 Pour les florins médiévaux et plus tardifs, se reporter à : de Mey, Jean-René, Le Moyen Age d’or, Bruxelles 1984, p. 184 ; Krause, Chester-L. et Mischler, C, Standard Catalog of World Coins, Iola. Wisconsin, Krause publications, 1988, p. 411 et Friedberg, A. et I., Gold Coins of the World from Ancien Times to the Present, Clifton, New Jersey, 1992, p. 479.
19 Dante, Inferno, XXX, 74 et XIII, 143.
20 Voir un résumé des différentes hypothèses concernant l’édifice d’origine de ces stalles, dans Charles, C, op. cit., n. 1, p. 115-120.
21 Selon l’architecte genevois Jean-Daniel Blavignac, qui a restauré ces stalles au milieu du xixe siècle.
22 Hypothèse avancée par Aballéa, Sylvie et Schätti. Nicolas, « Les stalles conservées dans le temple de Saint-Gervais », in Stalles de la Savoie médiévale, Genève, Slatkine, 1991, p. 115 et n. 19, p. 116.
23 Hermanès, Théo-Antoine, « De l’Italie à la Suisse romande – A propos d’œuvres, d’artistes et de commandes artistiques », in Genève et l’Italie, Genève, Société genevoise d’études italiennes, 1994, p. 215 et n. 31.
24 Cette première transcription est publiée dans Charles, C, op. cit., n. 1, « Document 9 », p. 244-245.
25 Première traduction de la convention lyonnaise. Pour plus de détails sur l’ensevelissement dans le chœur à Lyon et à Genève, se reporter au chapitre « Commanditaires et édifice d’origine », in Charles, C, op. cit., n. 1, p. 116-120.
26 Première traduction de la convention lyonnaise.
27 Archives d’Etat de Genève, Juridiction Civile, Eb 18, testament nuncupatif de Gaspard de Guidotis, 24 avril 1451.
28 Par exemple, dans l’église des Cordeliers de Dijon, qui faisait partie, tout comme l’église des Cordeliers de Genève de la province de Bourgogne.
29 Cf. « Observations matérielles », in Charles, C, op. cit., n. 1, p. 130-131.
Auteur
Université de Neuchâtel
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