La naissance de l’ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem
p. 29-42
Texte intégral
1Il existe plusieurs copies des statuts de l’ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem, en latin comme en langue(s) vernaculaire(s), rédigées au xive siècle entre autres. La plupart comportent aussi le récit de sa naissance, souvent intitulé legenda. J’ai utilisé pour cette communication dix d’entre elles1, afin de tenter d’approcher les différences quant aux personnages, aux lieux, aux faits cités, c’est-à-dire quant au récit lui-même. Cette étude n’est pas exhaustive. Ces copies procèdent d’au moins deux familles de textes. Leur schéma est assez invariable : Melchiar a volé le trésor du sépulcre de David. Antiochus veut le punir, mais Dieu intervient, et ils vont bâtir un hôpital à Jérusalem pour accueillir les pauvres. Judas Maccabée envoie deux mille drachmes pour les aumônes et les prières pour les morts. Puis Dieu apparaît à Zacharie, le père de Jean, pour lui intimer l’ordre de remplacer Melchiar à la tête de l’hôpital. Ensuite le Christ sauve d’un naufrage Julien le Romain, qui devient à son tour frère de l’hôpital. Après quelques épisodes, le Christ se réincarne dans cette maison. Enfin, lors de la première Croisade, Gérard jette des pains sur l’armée des Francs affamés. Surpris par les musulmans qui le mènent devant le Sultan, il bénéficie d’une nouvelle intervention divine, Dieu changeant les pains en pierres. Après la chute de Jérusalem, Godefroi de Bouillon lui confie la gestion de l’hôpital. Ce résumé sommaire ne révèle pas tous les aspects de cette légende qui fait remonter aux temps les plus anciens la création de la maison de Saint-Jean, grâce à un récit didactique orienté par le rédacteur vers un objectif particulier, alliant alors réalité et merveilleux comme savaient le faire les auteurs du Moyen Age !
Présentation des légendes
2Les Miracula sont notés avant 1185, probablement entre 1140 et 1160, Jérusalem ayant été reprise par les musulmans en 1187. Deux versions existent. L’état complet offre trois apparitions bibliques, des récits évangéliques (la Bible est alors la source unique), le miracle de Gérard. Ils présentent des visions ; l’ordre naturel étant rompu, Dieu révèle son projet à un élu, qui peut être condamné par les hommes, ce qui est le cas de Melchiar. (Selon le Livre des Maccabées, c’est Jean Hyrcan, le fils de Simon Maccabée, qui a volé le trésor de Salomon et qui, afin d’obtenir le pardon de Dieu, construit un hôpital pour les pauvres.) Or miraculum = portentum = prodige, sens utilisé par les auteurs de l’Antiquité tardive, comme saint Augustin par exemple, mais aussi, plus tard, par les clercs médiévaux comme Pierre le Vénérable. Il porte la signature de Dieu ; il n’y a donc plus de question à (se) poser. Il faut croire, sans interrogation, sans hésitation. Acte de foi, il entraîne une adhésion sans faille à l’irrationnel devant lequel le croyant n’émet aucun doute. La dimension verticale, efficiente au Moyen Age, se retrouve ici, dans un va-et-vient terre-ciel, tant est grande l’incertitude quant aux lieux de l’action. Terre et Ciel sont, apparemment, liés, et le passage de l’un à l’autre se fait sans aucune difficulté. La Vérité vient d’en Haut, et est admise sans aucune contestation par les protagonistes terrestres qui la reçoivent. La communication verticale joue pleinement son rôle ici.
3Le miracle présuppose donc la puissance divine, et représente un « surgissement inopiné du divin dans le monde des hommes », ainsi que l’explique A. Dierkens2. Quant à la merveille, elle est naturelle, et va de plus en plus se retrouver dans le domaine de la superstition. Dans nos manuscrits, les deux termes apparaissent. Chaque fois que Dieu intervient, le rédacteur utilise le terme « miracle ». Puis, au milieu du récit, il s’exclame directement, résumant alors le sentiment d’admiration révélateur de l’écriture narrative, qui impose au lecteur l’irrationnel comme vrai : « Ay, Senher Dieus, qui poyria comptar tal miracle, com s’estalvet ad aquest Guiraut », peut-on lire dans 2 par exemple. D’autres utilisent une autre formulation : « Ay bels Senher Dieus qui pot recomtar tals meravilhas » s’écrie le rédacteur de 7. Or, déjà au xiie siècle, Gervais de Tilbury essayait de distinguer la merveille du miracle. L’exclamation du rédacteur traduit cette impuissance, et aussi sa volonté de ne dire que la vérité. Le merveilleux correspond, selon Le Goff, à « cette quête d’identité individuelle et collective » d’un groupe chevaleresque que l’on voudrait idéal. Il est utilisé par les autorités pour asseoir la puissance d’un groupe, d’une famille, d’une ville. Le récit de miracles a toujours un sens, historique et/ou social.
4Dans les légendes de l’Hôpital, le miracle passe d’abord par le rêve venant de Dieu qui donne un ordre à ses élus. Le sommeil est important dans les premiers ; seul Zacharie entend Dieu alors qu’il est éveillé. Dieu leur parle très clairement, sans ambiguïté. Or, le songe correspond aux sources bibliques, en tant que rêve prémonitoire, alors que le miracle concerne Gérard. Il est, parmi tous les personnages évoqués, avec Julien le Romain, celui qui correspond le plus à ce phénomène. Tous les deux, en effet, portent témoignage de la puissance de Dieu, à l’intervention de qui ils doivent la vie sauve. Certaines copies des statuts offrent en outre une brève notice biographique des différents grands maîtres qui ont succédé à Gérard. Dans 7 apparaît seulement le rappel de la Croisade. Par contre, 5 fait référence au miracle (des pains), ainsi qu’à la légende contenue dans la même copie. Quant à l’ange, il est, tout à fait naturellement, le messager de Dieu. Cependant, il n’apporte pas le message, mais transporte l’âme du dormeur du monde terrestre dans le monde céleste. Mais l’Ancien Testament est plein de références aux anges intermédiaires entre l’homme et Dieu. Ici, il permet à Antiochus d’éviter de commettre une mauvaise action, puisqu’il allait punir Melchiar.
5Avec ce récit est abordée l’une des questions que se pose l’homme médiéval : quels liens unissent la fiction et la réalité historique ? Et qu’est-ce que cette « fiction » ? L’est-elle réellement, d’ailleurs, pour lui ? La stratégie du rédacteur de la légende (ou des légendes) est de placer la création de l’Ordre dans l’orbite de la Bible, afin de la crédibiliser aux yeux des lecteurs médiévaux, mais aussi des autres, ne (re) mettant pas en cause, ce faisant, cette vérité qui lui semble première. La référentialité biblique, ainsi que le signale D. Boutet3, se veut alors facteur de réalité, « revendication si fréquente de la source ancienne, exhumée pour faire à nouveau signe dans un monde nouveau, à la fois semblable et différent, qui a besoin pour exister et pour signifier de ce retour vers l’acte et le moment fondateur... »
6Dieu se manifeste, ou son Fils, directement, afin de faire connaître sa volonté. Or, ainsi que l’a montré J. Le Goff4, pour les hommes du Moyen Age, il était « plus difficile d’établir la frontière entre le réel matériel et le réel imaginaire ». Nous l’avons vu, les Écritures saintes offrent à l’Ordre un fondement idéologique conforme à celui de la société médiévale. Or, si celui sur qui portent le miracle (l’intervention divine) est prédestiné, la Maison de Saint-Jean a bien été choisie de tout temps. Il y a là une sorte de transfert : ce n’est plus un homme, le saint, qui a la marque de Dieu, mais une communauté entière, représentée symboliquement par un lieu propitiatoire, porteur de la virtus de Dieu, au même titre que les autres protagonistes du récit. Le recours aux miracles permet donc d’asseoir la fondation de l’Ordre en l’intégrant dans un ensemble plus vaste, celui des Vies des grands fondateurs de communautés, familiales, monastiques ou urbaines.
L’incipit
7Le GG 76 n’en possède pas. Par contre, les autres manuscrits présentent une phrase ou même un bref paragraphe d’introduction. Remarquons d’abord l’adresse aux lecteurs présents et à venir ; cela témoigne de la conscience du locuteur, et de celle de la pérennité de l’histoire, qui cherche à édifier. Les présents et à venir se trouvent dans 1, 2, 3, 4, 5, 6, 8, 9. Il y a une (des) phrase(s) introductive(s) avant le récit lui-même dans 1, 4, 6, 9, 10. Le nom donné à la maison connaît quelques variantes : 1, 4, 9 : maison des pauvres de l’hôpital, + monastère ; 2 : « La mayzo de l’Ospitai et la Mayzo de Iherusalem » ; 3, 5, 8 : « la maison de saint Jean-Baptiste des povres de Jerusalem » ; 6 : « la sancta mayso del hospital de sant Johan de Jerusalem » ; 10 : « aquela nostra religio de lospital de Iherusalem ». Trois manuscrits distinguent donc la maison des pauvres et celle de saint Jean-Baptiste. Le rédacteur place son récit sous l’égide de Dieu et de saint Jean. Le locuteur est présent dans 5, 8, 9, 10. Les incipits offrent aussi des verbes évocateurs de la mémoire ou de la transmission du savoir : 1 : « in memoriam sempiternam habebant » ; 4 : « Saran en memoria ». Seules deux versions renvoient à la mémoire, et donc à l’écrit chargé d’une connotation particulière, faisant appel alors à l’action du lecteur. Or, ce récit est aussi constitué comme une sorte de mémoire officielle de l’Ordre : 6 : « Ayci dis » ; 10 : « Vos direm ». Dire est porteur du sème de l’oralité. Mais il renvoie plutôt au fait de rapporter une parole en général, sans connotation particulière alors : 2 : « so es assaber que » ; 4 : « sapchant » ; 5 : « faisons savoir » ; 6, 8, 9 : « fam assaber » ; 10 : « Aperte de saber ».
8La plupart des versions, grâce à ces formules, témoignent de l’intention pédagogique du rédacteur, qui fait œuvre édifiante et didactique à destination des générations présentes et futures. En rappelant certains aspects du passé, il permet au lecteur de se faire une idée plus exacte sur le présent. La finalité du récit apparaît ici, à travers ces formules récurrentes qui ponctuent quelques-unes des versions. Trois verbes, ou trois notions, se partagent le champ de la transmission : dire et savoir (faire-) d’un côté, avoir en mémoire de l’autre. Le rédacteur indique déjà par quels moyens il va transmettre son savoir. Mais les formules utilisées se retrouvent aussi dans la suite du récit, appelant alors l’attention du lecteur sur un événement important. Cette intervention, à travers l’appel à la concentration du lecteur, dévoile, de manière traditionnelle, l’enjeu méthodologique de l’enseignement : l’Ordre a été fondé par Dieu lui-même, ou par le Christ. Peu importe que ce dernier agisse avant d’être incarné, conformément au désir manifesté alors d’affirmer sa divinité. Ces débuts de texte proposent donc des différences qui introduisent une réflexion sur la traduction, ou l’interprétation, d’un récit qui s’adapte probablement aux vues politiques qui ont présidé à son élaboration.
Un récit linéaire
9Toutes les légendes proposent un récit linéaire. Les connecteurs de temps, les formules permettant de passer d’une époque à une autre, d’une histoire à une autre, sont quasiment identiques, traductions probables de la formule originale. Ils proposent ainsi une juxtaposition rigoureuse de l’histoire. Les repères chronologiques sont de plus ceux de l’histoire sainte. Cela renforce la visée édificatrice du cours des événements. Les deux temps, celui du passé biblique, celui du passé plus récent, sont ainsi pris dans un ensemble chronologiquement structuré et unifié. Cependant il n’y a aucune date précise. Seuls les noms des personnages de la Bible servent de référents facilement identifiables. La distance temporelle, abolie, concentre le temps, le résume, pour ne retenir que les principaux épisodes, les plus significatifs. Plutôt qu’une mise en parallèle du présent et du passé, il s’agit ici d’une mise en parallèle de deux passés, puisque, lors de la relation, l’Ordre est fondé depuis déjà plusieurs décennies. Sauf 9, les versions ne présentent aucune conscience de l’altérité qui s’est développée au xiiie siècle. Le fait d’un lieu unique (ou presque), Jérusalem, uniformise l’histoire.
10Temps biblique, temps historique (et temps présent) se fondent, ou se confondent, en une a-temporalité marquée par les formules « en aquel temps », qui ne traduisent pas une chronologie évolutive. Elles mettent sur le même plan temporel les différents épisodes que seule la narration peut présenter dans la successivité des phrases. Selon D. Boutet5, « [la] fonction [de la mimèsis] est de rendre le réel intelligible en créant des structures dans lesquelles les événements, enchevêtrés indistinctement dans le réel, se rencontrent pour faire sens... ». Or, ces textes n’étaient pas considérés comme des fictions, mais comme des récits historiques. Les événements passés, fictionnalisés pour nous, sont réels pour les contemporains du rédacteur, qui s’en sert pour asseoir la création d’un ordre vers lequel doivent tendre, en fait, les dons et les personnes ! L’important était d’authentifier, par une source indéniable, l’autorité de la Maison désormais sacralisée, grâce à la propagande implicite dans toutes ces versions. L’histoire de la création de l’Ordre s’inscrit donc tout naturellement dans la vision chrétienne du monde qui confond espace et temps cosmiques.
Le nom des protagonistes et la mission hospitalière de l’Ordre
11Je ne m’attarderai pas sur les différences de transcription portant sur les noms des protagonistes, mais sur leur présence ou sur leur absence dans les versions. La première chose à noter est que, parmi les personnages cités, certains appartiennent au Livre des Maccabées. Or, leur histoire ne correspond pas à celle révélée par la Bible. De plus, dans les récits bibliques, Dieu intervient directement pour punir Antiochus d’avoir saccagé le Temple. Par contre, c’est Alexandre qui sera converti par une vision de Dieu ! Ce détournement du rôle conféré traditionnellement aux protagonistes découle probablement d’une volonté implicite de donner un autre sens à ces textes.
12Si nous exceptons 1, trente et un personnages, ou groupes de personnages, apparaissent. Aucune version ne les cite tous ! Parmi les différences, certaines présentent probablement un intérêt quant à la conception qui a présidé à la rédaction. Par exemple, les Juifs, qui ont occupé Jérusalem en alternance avec les Grecs puis les Sarrasins, ne sont cités que dans 1 et 7. Pour les diacres, nous pouvons supposer soit qu’il s’agit d’un simple oubli, soit que le rédacteur ne les a pas jugés assez importants. Julien le Romain apparaît dans toutes les copies, ainsi que César, premier empereur de Rome. L’erreur concernant ce dernier, souvent rencontrée au Moyen Age, qui voit en César le fondateur de l’empire, se trouve déjà chez Suétone, qui en est probablement l’auteur, car les vies des premiers empereurs qu’il relate sont précédées de la biographie de César. Ces deux personnages ont entre autres mérites celui de rattacher l’histoire de l’Ordre à l’histoire romaine. Or, d’après C. Croizy-Naquet6, « la vocation première des textes sur Rome est de constituer des livres de sagesse... ». Peut-être faut-il y voir aussi un désir d’ancrer définitivement dans le giron de l’Eglise romaine la naissance d’un ordre qui était sous obédience papale.
13Par contre, la plupart d’entre eux sont choisis par rapport à la mission hospitalière, omniprésente dans toutes les copies, aussi bien dans le récit lui-même que dans les paroles rapportées du Christ. Dès le début, il était dans l’intention de Dieu de conférer à la Maison cette fonction. Toutes les versions le confirment. Le lieu, sur le mont Calvaire, le Golgotha, est synonyme de vie, de soins, de résurrection aussi. Choisi par Dieu pour accueillir et soigner les pauvres, il est aussi celui élu par le Christ après son Incarnation. C’est un lieu de vie, de compassion et de soins. Les légendes n’abordent que cette fonction. Il est intéressant de voir par ailleurs que l’ordre des Chevaliers teutoniques suit la règle des hospitaliers de Saint-Jean quant à sa mission caritative. Or ces deux ordres « sont les seuls à avoir une activité littéraire », explique M. Lesaffre7.
La Croisade. Les pèlerins et les « romieus »
14Toutes les versions ayant la légende longue intègrent le récit de la première Croisade. Or ce dernier, très bref, ressemble néanmoins beaucoup à l’officiel, un peu comme si le rédacteur l’ayant sous les yeux se contentait d’en faire en quelque sorte un résumé. Mais ce qui est curieux, c’est que tous citent Godefroi de Bouillon comme chef suprême (mais il est assez rapidement devenu le véritable « héros » de cette expédition), aucun, sauf 9, ne parle de Raymond de Toulouse ou des autres protagonistes. Mais R Alphandéry et A. Dupront ont bien montré qu’« une histoire de la Croisade, dans ses réalités de signification et de spiritualité collective, doit partir d’un inventaire des expériences, des images, des traditions inscrites dans l’inconscient collectif de l’Occident chrétien8. » Or, ces protagonistes de la Croisade, réels, sont placés sur le même plan que les personnages de la Bible. Comme dans les récits de la première Croisade, la mort des Sarrasins est évoquée d’une manière très sèche. L’auteur raconte en quelque sorte un fait divers qui apporte le salut aux croisés. L’épisode relève de la même idéologie que celle qui préside aux autres récits : il exalte cette entreprise à laquelle Dieu participa indirectement, en aidant Gérard. Le miracle est différent de celui des autres textes, mais conforme à l’esprit. Ne faut-il pas voir aussi dans celui qui touche Gérard un autre fait ? Les musulmans de Jérusalem n’étaient pas unis au moment de la première Croisade, ce qui a probablement favorisé la victoire des Croisés. Or le sultan ne croit pas ses hommes, et préfère s’en tenir à ce qu’il voit. La logique du récit, et surtout du miracle, est respectée, bien évidemment. Mais le rédacteur a peut-être symbolisé ici la réalité de la désunion. Il obtenait alors un double effet : valoriser Gérard et la Croisade, évoquer la division des Sarrasins.
15Si la Croisade peut être perçue comme un retour aux sources, dans nos légendes, c’est aussi le début d’une autre aventure, celle des hospitaliers de Saint-Jean. En fait, elle apparaît comme une condition sine qua non de la création de l’Ordre, prévue depuis des temps immémoriaux, programmée par Dieu lui-même, ou le Christ avant son Incarnation ; elle est un peu l’épisode qui a permis la concrétisation du premier rêve, celui d’Antiochus, et donc l’accomplissement de la parole de Dieu. L’auteur s’en sert comme d’un ressort dramatique supplémentaire, mis sur le même plan grâce à son récit linéaire et à ses connecteurs temporels qui font de tous les temps un seul temps. Mais comment est-elle nommée dans nos manuscrits ? 2, 3 : « La grant crosada dels baros d’otramar et de peleris » ; 7 : « La gran crosada del baros e dels romieus » ; 8 : « La gran croissance de barons et de pelegrins » ; 6 : « La gran crozada des barons e dels pelegrins crestians » ; 1 : « plures barones ». Il faut ajouter 1, qui énumère d’autres participants que Godefroi de Bouillon. Les deux catégories parties pour la Croisade sont représentées ici : les « romieus », ou les pèlerins, rappellent qu’au début, son caractère était purement religieux. Les barons évoquent l’autre réalité : la montée en puissance des barons qui, plus tard, avec Baudoin I, le successeur de Godefroi de Bouillon, ont constitué à Jérusalem une monarchie plus laïque continuant la féodalité d’Occident.
La clausule. Et Jérusalem apparut enfin !
16Avant de parler de Jérusalem, il faut évoquer l’autre lieu terrestre cité au milieu du récit, l’île de Rhodes. Nous pouvons supposer qu’elle fait partie de cette cartographie du merveilleux souvent rencontrée au Moyen Age. Mais peut-être a-t-elle une autre utilité. Seul, 4 ne parle que de la mer, le 3 évoquant « Elos ». Or, toutes ces légendes sont copiées au xive siècle, après que les hospitaliers se sont réfugiés à Rhodes (15 août 1306), dont ils firent le siège avant de s’en emparer et de s’y installer, à partir de la mi-août 1310. Or, aucun de mes manuscrits n’est antérieur à cette date. Nous pouvons donc supposer que l’épisode de Julien le Romain sauvé du naufrage par Jésus Christ qui l’a déposé sur l’île de Rhodes s’inscrit dans une optique volontariste d’attirer l’attention sur son importance, car prédestinée elle-aussi, en quelque sorte, ce qui justifie amplement, a posteriori, sa prise. En fait, tous les aspects, convenus, traditionnels, de ces légendes, s’inscrivent dans un projet religieux, mais surtout politique. Comment expliquer que, alors que toute la fondation de la maison procède d’un seul lieu, concret, un temple situé à Jérusalem, les hospitaliers se soient installés à Rhodes ? Comment justifier les demandes d’argent ou autres en faveur d’un ordre qui a perdu les lieux saints ? Même si la maison est désormais un symbole, il fallait néanmoins avaliser le choix de Rhodes.
17La ville de Jérusalem, citée à la fin, est omniprésente dans le récit. En effet, le mont Calvaire, (= le Golgotha) est l’endroit élu par Dieu pour la construction de l’hôpital. Mais il est intéressant de voir comment elle est désignée à la fin de la légende. Les clausules sont pratiquement toutes identiques, contrairement aux incipits. Quatre formules la désignent : Jérusalem céleste ; Paradis ; Céleste cité de Paradis ; Céleste cité de Jérusalem. Cette ville est devenue, au fur et à mesure que s’élaboraient les pèlerinages, un but terrestre, mais aussi immatériel. Selon P. Alphandéry et A. Dupront9, « Jérusalem céleste et Jérusalem terrestre se confondent dans la vision montaniste des peuples marchant vers la cité mystérieuse. » C’est un point choisi par Dieu vers lequel vont converger tous les espoirs, et les désespoirs, d’une vie après la mort. Pour les gens du Moyen Age, c’était le centre du monde. Ce lieu de la Passion suscita toutes leurs passions, et la légende de l’Hôpital en est un nouveau témoignage. Ce récit, grâce à cette omniprésence de Jérusalem, se termine par une expression désormais consacrée.
Des livres de référence. Des problèmes de traduction
18Quatre ms. évoquent le problème de la traduction, les 5, 6, 8, 9. Deux verbes sont utilisés : « dire », au sémantisme neutre, et « retraire », plus connoté. Mais ce qui est intéressant est la langue de la traduction. Les quatre ms. rappellent l’existence d’un original latin, qui n’est pas celui que j’utilise ici10. Cette référence quasi obligatoire à la source latine est presque devenue un poncif du texte historique en langue vernaculaire. Or le latin, langue universelle du savoir religieux aussi bien que scientifique, est sacralisé. En prévenant ainsi d’emblée le lecteur qu’il va lire une traduction d’un texte latin, l’auteur récuse toute critique : il n’a pas écrit une fiction pour récréer, il a simplement vulgarisé à l’usage de l’« illettré » ce qu’un grammaticus avait élaboré. Il s’agit donc plus d’une translatio que d’une traductio. « Retrayre » : tel est le verbe employé pour signifier l’acte auquel s’adonne alors le rédacteur. Or, nos versions sont du xive siècle, parfois du xve, époque où, selon R. Dragonetti11, « le souci de conformité de la langue traduisante au texte original apparaît ». Par contre, il faut remarquer la différence quant à la dénomination de la langue : 8, en français, de la fin xive-début du xve siècle, donne le terme « françois », 5 aussi ; or, dans ce cas précis, seule la légende est en français, les statuts sont en oc, ou en latin. 6, de la fin du xive siècle, en oc, utilise le mot « roman », ainsi que 9, en catalan, du xve siècle. Or, si nous en croyons des textes antérieurs, le terme « roman » s’oppose à « latin » pour désigner toute langue vernaculaire, issue du latin, mais qui n’est plus du latin. Ici, il semblerait que les copistes aient une conscience assez claire des différences dialectales. Ils ont conservé le mot « roman » pour désigner les langues du Sud, « françois » celle du Nord. Nous pouvons dire alors qu’à la fin du xive siècle-début xve, le traducteur a conscience de l’existence du français en tant que système linguistique, et qu’il ne fait aucune distinction entre le catalan et la langue d’oc.
19Cette remarque notée dans quatre versions qu’il s’agit d’une traduction peut présenter un autre intérêt. En effet, le texte d’origine, cela est signalé chaque fois, est rédigé en latin. Or, nous le savons bien, ce dernier est un critère de vérité. Se référer au latin, c’est aussi un moyen de contrecarrer par avance toute velléité de mensonge. A cela s’ajoute le critère de la prose, considérée comme reflet du réel, de la vérité historique, la poésie étant celui de la fiction. Prose + latin : deux critères de véracité, auxquels s’ajoute le poids considérable du référent par excellence : la Bible, qui explique et justifie tous les autres textes en proposant une grille de lecture morale et reconnue. C. Croizy-Naquet note12 que « les sources jouent un rôle intra-diégétique en ce qu’elles sont constitutives du récit mais également un rôle extra-diégétique au sens où, convoquées comme garantes extérieures, elles assurent la validité et la légitimité du texte en cours ». Les scènes du Nouveau Testament ainsi que les paroles rapportées du Christ sont issues de l’Évangile de saint Jean et rappellent la fonction hospitalière de l’Ordre. Notons l’usage, alors, du discours direct. Cela a un double impact : créer un effet de vraisemblance ; conforter la véracité : ce sont les termes mêmes du Christ, qui ne peuvent être mis en doute. Mais ils jouent aussi un autre rôle. L’un des interlocuteurs du Christ est saint Thomas, celui qui doute. Peut-être faut-il voir dans le choix de ce passage qui ne se rapporte pas vraiment à la fonction caritative, une autre stratégie. En général, dans les récits de Miracula, interviennent ceux qui « ne croient pas ». Cette mise en scène de Thomas inscrirait donc un peu plus le récit dans la littérature polémique, et didactique, à destination de ceux qui douteraient de la réalité de l’histoire racontée, de ceux qui, sujets à l’apisteia, sont incrédules ou manquent de foi. Ces deux référents sont un témoignage, et un argument de vérité. Grâce à eux, l’histoire de la maison de saint Jean est comprise dans l’histoire sainte.
Saint Jean-Baptiste
20J’étudierai plus particulièrement 9. Mais, pour l’instant, voyons comment les autres versions abordent ce personnage. Il est cité soit à travers le nom de la Maison, soit pour invoquer sa protection. Dans tous les mss., sauf 4, il se trouve dans la clausule. Dans 4, 5, 6, 8, 9, il apparaît aussi dans l’incipit. Toutes les légendes sont construites autour du Baptiste, maillon entre les deux Testaments. Or, la version longue, comme la courte, puise dans les deux pour asseoir la naissance de l’Ordre. De plus, c’est un saint fort pratique car, parent de Jésus, il relie, indirectement, l’Ordre au Christ lui-même, et donc à Dieu. Triple lien donc : de conception, de création, et de parenté. Comme les Maccabées, il a été lui-aussi en contact avec l’origine, c’est-à-dire avec le Christ. Le second élément dépend de sa fonction prophétique : prophète unique des temps nouveaux, il annonce l’âge messianique. Or, dans la clausule, il est relié à la Jérusalem Céleste. Saint Jean-Baptiste est aussi un élu privilégié, ainsi qu’en témoigne un autre texte, La Légende dorée, de Jacques de Voragine. Personnage héroïque, sa personnalité s’accordait peut-être mieux que celle de Jean l’Aumônier à l’ordre militaire qu’est devenu l’Hôpital avec Raymond du Puy.
21Considérons maintenant 9. Son schéma présente quelques différences par rapport aux autres. Après l’incipit, la légende raconte ce qui s’est produit depuis Melchiar jusqu’à saint Etienne. Suit l’explication des Amalfitains, puis le récit de la Croisade, avec le miracle de Gérard, la prise de Jérusalem, et la création de la maison, « laquai era apellada la mayso de Sant Johan de Jherusalem, loqual sant Johan al temps de Melchiar no era pas nat encara ». Voilà la raison pour laquelle le rédacteur pense que l’histoire de cette maison n’a pas pu commencer avant ! Un autre paragraphe explique « Com la mayso del Hospital estaua ben ornada de bens spirituals. », avant le privilège de Godefroi de Bouillon. Enfin est donnée une explication du patronage de saint Jean. Cette version longue de la légende offre beaucoup plus de renseignements que les autres et appartient à la seconde famille de récits. Le rédacteur apporte un regard critique sur les faits relatés, prenant une certaine distance par rapport aux autres, qui se contentent de reprendre, sans aucun commentaire apparent, le texte premier. Cependant, des différences mineures peuvent néanmoins signifier une orientation particulière, car rien n’est neutre ni totalement objectif dans la présentation. L’aspect symbolique derrière lequel se cache la réalité la révèle en fait, et paradoxalement. L’histoire se fait alors critique mais aussi pédagogique, introduisant une explication qui se veut rationnelle.
22Saint Jean-Baptiste le Précurseur, patron du quartier chrétien de Jérusalem dans lequel s’implante l’Hôpital, devient tout naturellement le protecteur de l’Ordre qui, dès le début, porte son nom. Le récit relatant la naissance de cet ordre n’évoque que ce saint, une grille de lecture symbolique pouvant l’éclairer d’une interprétation particulière. Les hospitaliers ne sont pas les seuls à avoir lié leur histoire à celle de l’Ancien Testament et même du Nouveau. Or, selon l’exégèse médiévale, l’Écriture comprend quatre sens : littéral, allégorique, tropologique, anagogique. L’adaptation de la Bible au récit de la fondation peut être lue selon cette optique. Si la fonction caritative est constamment mise en évidence, le choix du Livre des Maccabées tend peut-être à rappeler qu’avec Raymond du Puy, les hospitaliers sont aussi devenus des chevaliers. Là résiderait la raison de la transformation de certains noms : trop reprendre l’histoire des Maccabées reviendrait à oublier la mission première. De plus, le choix de David, au lieu de Salomon, établit la filiation du Christ, et de Jean. Symboliquement, ses deux missions sont ainsi rappelées, l’ordre placé sous la protection de Dieu et du Christ grâce au Baptiste, et saint Thomas est là pour témoigner que les incrédules ne peuvent que croire !
Notes de bas de page
1 1 : Paris, BnF, lat. 14693, publié par A. Calvet (1310, latin, légende longue) : 2 : Madrid, AHN, 1550c (1314, catalan, légende longue éditée par R. Cierbide, Estatutos antiguos de la Orden de San Juan de Jerusalén, Gobierno de Navarra, 1999) ; 3 : Paris. BnF. fr. 13531 (1314-1330, français) ; 4 : Toulouse, ADHG, H 10, (1330-1332, oc) ; 5 : Toulouse, ADHG, H 12 (1367-1383, oc/latin, légende en français) : 6 : Malte, B.460F (1373-1379, oc) ; 7 : Arles, ACA, GG 76 (1383, oc) ; 8 : Toulouse. ADHG, H 8 (1383-1410, français) ; 9 : Peipignan, BM (xve siècle, catalan) ; 10 : Toulouse, ADHG, H 14 (xve siècle, oc) ; il existe aussi un ms. à Valence, ADD, en oc, que je n’ai pas utilisé ici.
2 A. Dierkens, « Réflexions sur le miracle au Haut Moyen Age », Miracles, Prodiges et Merveilles au Moyen Age, Publications de la Sorbonne, 1995, p. 11.
3 D. Boutet, Formes littéraires et consciences historiques aux origines de la littérature française, 1100-1250, PUF. 1999, p. 22.
4 J. Le Goff, L’Imaginaire médiéval, Gallimard, nouvelle édition, 1991. p. VII.
5 D. Boutet, op. cit., PUF. 1999, p. 25.
6 C. Croizy-Naquet, Ecrire l’histoire romaine au début du xiiie siècle, H. Champion, Paris, 1999, p. 34.
7 M. Lesaffre, La Littérature biblique de l’Ancien Testament dans l’Ordre teutonique au Moyen Age, Médiévales 3, Presses du Centre d’études médiévales, Université de Picardie-Jules Verne, Amiens, 1999, p. 6.
8 P. Alphandéry, A. Dupront, La Chrétienté et l’idée de Croisade, A. Michel, 1995, p. 9.
9 A. Alphandéry, A. Dupront, op. cit., p. 134.
10 A. Luttrell, préface, A. Calvet, op. cit., p. 7 : « une version des Légendes, qui a grande chance d’être l’original, a été traduite en vers anglo-normands, apparemment entre 1181 et 1185... à partir d’une version latine faite pour un texte où elle servait de préface à une traduction anglo-normande de la Règle. »
11 R. Dragonetti, « Propos sur la traduction », Et c’est la fin pour quoy sommes ensemble. Hommage à J. Dufournet. Paris, Champion, 1993, t. 1, p. 427-440.
12 C. Croizy-Naquet, op. cit., p. 118.
Auteur
Université de Provence
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