Mort et apothéose picturale de Jean le Baptiste
p. 7-16
Texte intégral
1La chapelle Saint-Jean du Palais des Papes d’Avignon a été peinte de fresques en 1347 par Matteo Giovanetti et d’autres peintres travaillant sous sa direction. Selon un usage qui remonte au xiiie siècle, attesté par exemple dans la chapelle Peruzzi de l’église Santa-Croce à Florence décorée par Giotto, le programme iconographique associe les deux saints Jean, le Baptiste et l’Evangéliste. Les murs sud et ouest de la chapelle sont consacrés à la vie de saint Jean l’Evangéliste, les murs est et nord à celle de saint Jean-Baptiste.
2Une des originalités du travail de Matteo Giovanetti (qui se retrouve dans la chapelle Saint-Martial, située à l’étage supérieur, juste au-dessus de la chapelle Saint-Jean, ainsi que dans la chapelle de la Chartreuse de Villeneuve-les Avignon, toutes deux décorées de fresques également par Matteo Giovanetti et ses aides) est qu’il utilise les ébrasements des fenêtres, percées dans des murs épais, pour peindre d’un autre point de vue les scènes représentées sur les murs de la chapelle adjacents à la percée des fenêtres. Ainsi la profondeur feinte dans les scènes peintes sur les murs devient profondeur réelle dans l’ébrasement des fenêtres : c’est comme si l’illusion créée par le recours à la perspective était vérifiée. Dans les ébrasements sont peints des personnages qui ont une activité en rapport avec ce qui est visible de l’autre côté de la pièce fictive dans laquelle ils se trouvent. Dans la scène de la décollation de saint Jean-Baptiste, ils se contentent de regarder ce qui se passe et sont alors dans une situation analogue à celle des spectateurs des fresques.
3La fenêtre du mur nord est encadrée de quatre scènes de la vie de Jean-Baptiste, disposées en deux registres, qui se succèdent de droite à gauche et de bas en haut.
4La première montre Jean-Baptiste interrogé par les prêtres et les lévites sur son identité et ses actes : leur dialogue est inscrit sur de longs phylactères et se termine par cette déclaration de Jean : ego baptico in aqua ; sur l’ébrasement six hommes se préparent à recevoir le baptême (l’un passe sa robe par dessus sa tête ; un autre, jambes nues, tient un linge à la main).
5La seconde représente le baptême du Christ ; sur l’ébrasement six hommes barbus sont engagés dans une conversation animée.
6La correspondance entre les deux groupes de six hommes et la disposition en chiasme des sujets – prêtres et lévites débattant avec Jean, hommes se préparant au baptême/baptême, hommes débattant – souligne la complémentarité des deux ensembles.
7Au registre inférieur, à droite est figurée la décollation de Jean-Baptiste que, sur l’ébrasement, contemplent un officier vêtu de noir et quatre soldats casqués porteurs de boucliers. L’exécution du martyr a lieu dans une pièce qui s’ouvre par une large arcade en plein cintre, retombant sur deux piliers dont l’un, celui de gauche, se confond avec l’angle du mur de la chapelle et de celui de l’ébrasement de la fenêtre, sur lequel la pièce dans laquelle a lieu l’exécution semble s’ouvrir par une autre arcade. Ainsi le volume intérieur de la pièce où Jean est mis à mort se confond illusoirement sur ses limites avec la structure architecturale de la chapelle, d’autant plus que, ainsi que le fait remarquer Michel Laclotte, la porte de bois, aux veines précisément peintes, qui s’ouvre sur le mur de droite de la pièce est « disposée selon l’axe réel de l’ébrasement1 » complétant cette recherche étonnante de réalisme2.
8De l’autre côté de la fenêtre, de même, un pilier peint se confond avec l’angle de l’ébrasement et de part et d’autre sont figurés deux épisodes du même événement : sur le mur de la chapelle le bourreau présente à Hérode, attablé avec deux autres convives, et en présence de Salomé, le chef du martyr ; sur l’ébrasement deux serviteurs barbus s’affairent derrière une desserte tandis que par une ouverture on aperçoit Hérodiade recevoir de sa fille la tête du saint. L’unité spatiale de ces deux scènes est magnifiquement affirmée par la présence dans toutes deux du même plafond à caissons.
9Cette fois-ci la complémentarité des deux événements figurés de chaque côté de la fenêtre est affirmée par – outre, évidemment, leur conséquentialité narrative – un même traitement de l’espace, le même souci dans les deux scènes d’utiliser simultanément mur et ébrasement pour favoriser l’illusion réaliste.
10La scène de la décollation est sans doute la plus simplement ordonnée et la moins chargée de pittoresque de toutes celles illustrées dans la chapelle. Le bourreau, vu de profil, solidement établi sur ses jambes largement écartées, dessinant un triangle quasiment équilatéral, se penche en avant, à quarante-cinq degrés, et frappe de sa longue épée, qu’il tient le bras tendu perpendiculairement à son corps incliné, Jean agenouillé, tête baissée et mains jointes, tourné vers le spectateur, comme prosterné, le corps enveloppé d’un grand manteau pourpre qui transforme sa silhouette en quasi triangle.
11Cette géométrisation des postures et attitudes des personnages principaux de la scène de la décollation contrevient au réalisme figuratif que semblent instituer partout ailleurs le traitement des situations et des personnages et, dans les deux scènes d’intérieur, la recherche poussée d’illusion spatiale par le moyen de l’architecture. C’est que Matteo Giovanetti recourt au symbole dans cette scène capitale. Il ne fait pas de doute que le manteau pourpre que porte Jean, qui ne peut que rendre difficile son exécution, est un manteau de gloire3, que le tassement géométrisé de sa figure a pour but de mettre en évidence son humilité, son acceptation du martyr4 et que l’opposition des positions, de profil pour le bourreau ainsi que pour l’officier et les soldats représentés sur l’ébrasement, frontale pour le saint, perpétue la vieille opposition iconographique signifiante en usage tout au long du Moyen Age qui permet de distinguer à première vue les méchants des bons5.
12On ne peut dès lors que s’interroger aussi sur la posture, si peu naturelle, du bourreau. Si l’exécuteur de la victime d’Hérodiade s’était placé ainsi, il est peu probable qu’il eût réussi à le faire passer aisément de vie à trépas. Mais cette posture s’explique quand on constate que le bras du bourreau prolongé de son épée continue la courbe dessinée par le plein cintre de l’arcade qui marque la séparation entre la pièce où Jean est exécuté et une pièce décorée de panneaux de marbre située dans le prolongement de la première. Ainsi se découvre un cercle implicite, hors perspective, dessiné sur la surface du mur par la contiguité apparente d’objets en réalité séparés, transcendant donc l’événement représenté. Tangent au cou de celui qui va périr, figure d’immortalité (le cercle est sans fin) et du divin, ce cercle indique que, au moment même où il meurt, le martyr accède au monde de Dieu, que, puisqu’il meurt pour avoir voulu faire prévaloir la morale, le ciel, séjour des justes, lui est ouvert.
13Cette façon d’indiquer les conséquences eschatologiques du martyr n’est pas unique. Sur le porche de l’église Sainte-Trophime à Arles est représentée la lapidation de saint Etienne. Le saint est à genoux, comme Jean. Au-dessus de lui deux anges se penchent pour recueillir son âme et leurs ailes déployées de part et d’autre de celle-ci, figurée conventionnellement comme un petit enfant nu, dessinent un cercle parfait. Mais de plus, dans le cas d’Etienne, la verticale dessinée par son corps prolongé de l’âme qui s’en échappe est recoupée à hauteur de la tête du saint par l’horizontale dessinée par les poings serrés sur des pierres de ceux qui le lapident. Ainsi la scène du martyre est structurée par le signe de la croix : le martyre n’est-il pas le fait de donner sa vie à l’imitation du Christ ou en tout cas en attestation du fait que l’on croit que par sa mort sur la croix il a fondé la possibilité de salut pour les hommes ? Ce schéma qui informe la représentation du martyre de saint Etienne d’une signification eschatologique est empruntée à la décoration de sarcophages paléo-chrétiens, dits de l’anastasis, où la croix sommée d’une couronne symbolise l’accession de l’âme du croyant à la vie éternelle6. La représentation du martyre du Précurseur ne pouvait évidemment pas se référer à la croix évocatrice du sacrifice du Christ, encore à venir. Mais elle est cependant également surdéterminée : la structure architecturale dans laquelle a lieu le martyre évoque un ciborium. L’humilité manifestée par la posture de Jean est ainsi doublée de l’affirmation symbolique de la gloire qu’il acquiert par son martyre.
14Cependant Matteo Giovanetti fait aussi servir la perspective, moyen de l’istoria, dira Alberti, à la signification anagogique de l’événement qu’il représente. « Pour la première fois, note Dominique Thiébaut, les lignes de fuite, du Banquet d’Hérode et de la Décollation de saint Jean-Baptiste, convergent vers un même axe réel, la fenêtre7 », plus précisément vers l’axe vertical de la fenêtre. En conjoignant ainsi l’organisation perspectiviste de deux scènes consacrées au récit de la mort de Jean-Baptiste, Matteo Giovanetti convertit la fenêtre située entre elles deux et au-delà en figure de sens. Le regard qui s’abandonne à la logique visuelle dans la représentation de ces épisodes cruciaux de l’histoire de Jean-Baptiste, qui s’engage dans la profondeur de l’histoire figurée, aboutit à la fenêtre, ouverture sur le ciel, percée vers la lumière. Qui plus est, la haute fenêtre gothique entraîne forcément le regard vers le haut et son extrémité ogivale est comme la pointe d’une flèche qui indiquerait la présence de Dieu le père entouré de quatre anges qui est peint au-dessus de celle-ci. Certes le Père tient un phylactère qui dit Hic e(s)t filius meus i(n) quo michi bene co(m) placui, ce qui rattache sa présence à la scène du baptême de Jésus située en-dessous, à gauche, mais le principe de surdétermination joue encore ici, car la corrélation, d’une part, de la coprésence des quatre scènes autour de la fenêtre, deux concernant le baptême, deux narrant le martyre et, d’autre part, de l’unification des deux dernières scènes par la perspective centrée sur la fenêtre pousse à considérer que cette inscription peut aussi, symboliquement, s’appliquer à Jean qui reçoit le baptême du sang8.
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15Les soldats qui assistent à la décollation de Jean ne peuvent évidemment pas percevoir ces configurations instructives, parce qu’ils sont situés latéralement, mais surtout parce qu’ils sont du côté des persécuteurs – ainsi qu’en atteste l’expression cruelle du visage de l’officier au nez pointu et aux yeux exorbités –, que ce sont des païens qui ne peuvent percevoir que la dimension historique de l’événement, et nullement sa dimension anagogique. La perception de celle-ci est réservée aux croyants.
16En cela la fresque de Matteo Giovanetti rappelle le partage que Jésus Christ avait institué entre « ceux qui ont des yeux et ne voient point » (Jér 5, 21 mais aussi Ez 12, 2 ; Math 13, 13 ; Marc 4, 11 et 8, 13 ; Luc 8, 10 ; Jn 9, 39) et ne savent pas « se garde/r/du levain d’Hérode et des Pharisiens » (Mc 8, 15) et ceux qui croient et voient donc l’invisible, puisque « la foi est la substance des choses qu’on espère, une conviction de celles qu’on ne voit point » (Heb 11, 1). Ce rappel, que seule la foi et la connaissance des fins dernières sont la condition d’une juste appréciation des actions humaines, n’était sans doute pas sans raison dans la chapelle desservant la salle du Consistoire « consacrée aux réunions du Sacré Collège et aux grandes audiences de justice9 ».
17L’image est particulièrement apte à ces prescriptions sous condition de traitement adéquat de son matériau figuratif. Hugues de Saint-Victor était convaincu que les images avaient un tel pouvoir d’édification, mais à condition, précise-t-il, qu’elles soient « réduites à une forme purifiée pour être rendues adéquates à l’imagination, de sorte qu’elles puissent informer l’âme et déclencher l’intellection10 ». C’est à cette purification qu’a procédé Matteo Giovanetti dans la scène la plus essentiellement significative de l’histoire de Jean-Baptiste, en schématisant l’apparence de ses acteurs principaux et en instaurant la figure du cercle induit par leur relation. Hugues de Saint-Victor compare ce processus qui fait passer de l’apparence sensible au schéma intelligible (propice à l’édification tropologique : on reconnaît à son attitude l’humilité et la force d’âme de Jean) et à la figure symbolique (mettant l’histoire en perspective anagogique) à l’échelle de Jacob. La comparaison est parfaitement appropriée à ce qui se passe dans cette fresque de Matteo Giovanetti où le peintre conduit en quelque sorte les spectateurs de la terre au ciel.
18L’équivoque entre l’architecture feinte et l’architecture du lieu a aussi et d’abord pour but de favoriser chez le spectateur l’illusion – fondée non pas tant sur la duperie du regard que sur la connivence de l’imagination – qu’il est directement témoin de l’exécution, car il est par rapport au bourreau et à sa victime dans une relation spatiale en quelque sorte analogue à celle des soldats, mais jouit d’un meilleur point de vue qu’eux. Cette situation imaginaire est émotivement troublante et propre à susciter cette « piété affective » à laquelle, rappelle Hans Belting, « dès le xiiie siècle, par les prédications et les présentations d’images, les fidèles furent incités11 ». La scène de la décollation de Jean-Baptiste, est sans doute, en raison de son organisation, une image propice à une telle incitation. Mais dans le même temps, et pour la même raison, elle invite à une appréciation transcendant ce qu’elle montre. Cette fresque en conséquence a le rare pouvoir de concilier le trouble de l’empathie et la sérénité de l’allégorisation, de signifier la gloire de l’apothéose sans nier le tourment de la mort.
Notes de bas de page
1 Dominique Thiébaut, in Michel Laclotte et Dominique Thiébaut, L’Ecole d’Avignon, Paris, Flammarion, 1983.
2 Dominique Thiébaut parle d’« utilisation à des fins réalistes de l’angle formé par l’ébrasement et le mur », op. cit., p. 175.
3 Dans le retable anonyme de la vie de saint Mitre, de l’école d’Avignon, qui se trouve dans la chapelle Saint-Mitre de la cathédrale d’Aix-en-Provence, Mitre est représenté sept fois, toujours revêtu du manteau de sang et de gloire des martyrs. Le tableau est reproduit dans Michel Laclotte et Dominique Thiébaut, op. cit., p. 244 (n° 70 du catalogue).
4 « Le Précurseur, agenouillé et les mains jointes, accepte humblement son supplice », écrit judicieusement Dominique Vaintain dans Avignon, Le Palais des Papes, La Pierre qui Vire, Zodiaque, 1998.
5 François Garnier, Le Langage de l’image au Moyen Age, 2 vol, Paris, Le Léopard d’or, 1989.
6 Sur la représentation du martyre de saint Etienne, cf. Jean-Maurice Rouquette, Provence romane. La Provence rhodanienne. La Pierre qui Vire, Zodiaque, 1980, p. 281. Sur les sarcophages de l’anastasis, cf. Victor Lasalle, L’Influence antique dans l’art provençal, Paris, 1980.
7 Michel Laclotte et Dominique Thiébaut, op. cit., p. 171.
8 Au § 290 de son commentaire de l’évangile de saint Matthieu, Thomas d’Aquin considère que la décollation de Jean-Baptiste est un baptême de sang. Cf., dans ce même volume, la communication de Jean-Pierre Bordier, à qui je dois cette information.
9 Enrico Castelnuovo, Un peintre italien à la cour d’Avignon, Paris, Gérard de Montfort 1996, p. 117.
10 Hugues de Saint-Victor, De unione corporis et spiritus, PL, t. 177, col. 287 sq.
11 Hans Belting, L’Image et son public au Moyen Age, Paris, Gérard Montfort, 1998, p. 27 ; voir aussi Jean Wirth, L’Image à l’époque romane, Paris, Cerf. 1999.
Auteur
Université de Provence
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