Escopart, le géant dépérissant de Beuve de Hantone
p. 249-265
Texte intégral
Humano capiti ceruicem pictor equinam
iungere si uelit, et uarias inducere plumas
undique conlatis membris, ut turpiter atrum
desinat in piscem mulier formosa superne,
spectatum admissi risum teneatis, amici ?
Ars poetica (v. 1-5)
Si un peintre voulait ajuster sous une tête humaine le cou d’un cheval et appliquer des plumes de diverses couleurs sur des membres pris de tous côtés, dont l’assemblage terminerait en hideux poisson noir ce qui était par en haut une belle femme, pourriez-vous, introduits pour contempler l’œuvre, vous empêcher de rire, mes amis ?
1Un composé d’homme, de cheval, d’oiseau et de poisson, un hybride issu d’un esprit délirant, voilà sur quoi s’ouvre ex abrupto l’Ars poetica d’Horace1. Un rire sanctionne ce portrait. A des siècles de là, devant un autre monstre à crinière de destrier, rapide comme un oiseau et marinier hors pair, résonne presque le même rire.
2Il s’agit d’Escopart. Géant sarrasin à la force prodigieuse que celui-là, tel qu’il surgit pour la première fois, effroyable et menaçant, face au héros de la geste, dans la version anglo-normande de Beuve de Hantone. Escopart ? Un prodige. Et un prodige comique, qui plus est. En témoigne la réaction du chevalier chrétien, après le détaillage de celui qui se dresse devant lui : mult se merveile si ad un riz getez2. Voilà qui indique le statut de la description : une merveille burlesque, qui provoque le rire d’un Beuve qui rit comme les spectateurs devant le tableau dont parle l’Ars – et aussi, qui rit comme Guillaume3.
3De fait, Escopart est souvent assimilé au Rainouart du cycle de Guillaume ou au Robaste de Doon de Mayence, ces colosses tout acquis au héros. Il se démarque cependant d’eux sur un point capital. Certes une fois vaincu, il devient le bras droit de Beuve avant même d’être baptisé. Certes, il continue à lui prêter main forte par la suite, au point que c’est à lui, et à lui seul, qu’il revient de capturer Doon d’Allemagne, le grand félon de la geste. Pourtant – et c’est là le point où il s’écarte de ses cousins épiques –, le voilà qui peu après trahit, retourne en terre sarrasine auprès de son ancien maître, enfin disparaît à jamais de la chanson, occis par un fidèle de Beuve : Sabaoth. Rôle clé par conséquent que celui d’Escopart, mais marqué d’étrangeté : si sa première apparition fait l’effet d’un coup de tonnerre, sa mort passe quasiment inaperçue. Deux vers suffisent pour l’éliminer de la surface de la terre comme de la geste tout entière. De surcroît, le Sarrasin a depuis longtemps perdu son nom, ce nom aux syllabes éclatantes, pour n’être plus appelé que le pautoner, le « gredin ». A tel point que le lecteur dupé en arrive à croire que ce que la geste relate en cet instant, c’est la mort d’un comparse, perdu dans l’anonymat des personnages secondaires. En somme, la mort de quelqu’un d’autre.
4Incohérence dans le traitement du personnage, pas si éloignée finalement de celle qu’incrimine l’Arspoetica par le biais de son portrait monstrueux. En effet, que dénonce Horace à travers ce dernier ? L’hybride latin incarne une œuvre composée de pièces et de morceaux juxtaposés sans raison, un patchwork, en somme. Unité, harmonie, cohésion organique, tels devraient être au contraire les maîtres mots en matière de composition poétique, et ils seront repris par les théoriciens médiévaux des artes4. En terme d’esthétique littéraire, il faut donc que les pieds correspondent à la tête, afin que des débuts prometteurs ne se terminent pas en queue de poisson. Vérifier la validité de ce précepte en interrogeant ce qu’il advient d’Escopart, c’est constater que la geste ne s’y plie guère, vu le curieux dépérissement qui affecte le personnage. Maladresse dans la rédaction de la chanson, contrevenant ainsi aux principes esthétiques prônés par Horace ? Pourquoi le récit apparaît-il si insoucieux de ce qu’il a mis en place qu’il se débarrasse en toute négligence de celui dont il a pris tant de soin à dresser l’épouvantable portrait ?
5Si la mort d’Escopart ne lui ressemble pas, prenons l’expression au pied de la lettre. Et si au fil du récit, n’était-il pas devenu littéralement autre ?
6Rôle essentiel que le sien dans Beuve de Hantone, bien qu’il demeure circonscrit. Ce géant qui surgit ici et là au cours du récit n’intervient, de son apparition à sa mort, que dans moins de quarante laisses couvrant la partie centrale de la chanson5. Rappelons que celle-ci s’ouvre sur une catastrophe : le mariage de la fille du roi d’Écosse avec le vieux Guy de Hantone. Ce dernier supplante ainsi Doon, l’empereur d’Allemagne, amoureux de la belle. Beuve a beau naître de cette union, le hiatus causé par la différence d’âge engendre la haine de la jeune épouse pour son vieillard de mari. Elle finit par lui tendre un guet-apens meurtrier avec la complicité de Doon : Guy envoyé par elle seul en forêt tombera sous les coups de l’amant. Libre alors d’épouser l’assassin, la traîtresse tentera d’ajouter son fils au tableau de chasse, mais celui-ci, sauvé par son mestre Sabaoth, sera finalement vendu aux Sarrasins faisant voile pour l’Égypte. Il y fera ses premières armes et cédera aux avances de la belle Josiane, fille du roi Hermine. Apparaît alors Escopart. Pour mémoire, résumons la trajectoire du géant, qui pour brève qu’elle soit, connaît trois phases.
En terre païenne, tout d’abord. Par ruse, Beuve a réussi à enlever Josiane à son époux détesté, le roi païen Yvori de Montbrant. Les voilà qui fuient ensemble, poursuivis par les Sarrasins. A peine débarrassé de deux lions qui ont attaqué la jeune femme et tué l’écuyer Bonnefoi, Beuve voit surgir devant lui le géant. Celui-ci l’informe qu’il sert Yvori, dont Beuve est précisément en train d’enlever l’épouse. Combat. Escopart est vaincu non par le héros, mais par le destrier de ce dernier, qui voyant son maître en péril, renverse et piétine le colosse. Beuve renonce à lui trancher la tête, fléchi par les supplications de Josiane qui propose le baptême au géant et lui demande de devenir le serviteur et le bras droit du chrétien. Escopart leur procure une nef après s’être débarrassé en un tournemain de son équipage, puis les conduit jusqu’à Cologne après avoir fait fuir une flottille ennemie en brandissant un tronçon de mât.
En terre chrétienne, le géant reçoit un baptême spectaculaire. Mais voilà déjà que Beuve doit porter secours à son mestre Sabaoth, assiégé par Doon d’Allemagne. Il laisse Josiane seule et commet Escopart à sa garde. Survient un soupirant inopiné, le comte Miles, qui profite de l’absence de Beuve pour tenter de la séduire. Craignant le géant, il l’enferme par ruse dans une tour au milieu de la mer, puis épouse Josiane de force. Laquelle se débrouille fort bien, puisqu’elle met à profit sa nuit de noces pour étrangler le suborneur au moyen de sa ceinture. De son côté, Escopart détruit la tour à l’aide de ses ongles qu’il a très puissants, nage, rame et accourt avec l’aide de Beuve revenu à point nommé, pour sauver Josiane du bûcher préparé par les gens de Miles. Enfin, dernier exploit du colosse : la prise de Doon d’Allemagne lui-même, au cours de la bataille qui par la suite, oppose Beuve à son parâtre. En pleine mêlée, le voilà qui sur l’ordre de son maître, se fraie un chemin parmi les partisans de l’empereur et parvient jusqu’à Doon qu’il cueille en un vers. L’affaire est faite. Exit Doon, que Beuve plongera dans une cuve de plomb bouillant.
Troisième temps : sous le signe du retour à la terre païenne. Après quelques péripéties où le géant ne joue aucun rôle, Beuve, à peine remis en possession de son héritage et marié à Josiane, est contraint une nouvelle fois à l’exil. Il remet Hantone aux mains de Sabaoth, s’en va en emmenant Josiane enceinte, mais refuse la compagnie d’Escopart, lui préférant Terri, le fils de Sabaoth. Dolent e irez, le Sarrasin passe alors la mer, retourne chez son ancien maître Yvori, déclare vouloir lui rendre sa femme et dans ce but, lui réclame des troupes. Plus tard, il retrouve Josiane en forêt : Beuve vient de la laisser seule, le temps qu’elle mette au monde Guy et Miles, des jumeaux mâles. Le gredin laisse sur place les nouveau-nés et se contente d’emporter l’accouchée. Il reviendra à Sabaoth alerté par un songe, de retrouver à Saint Gilles une Josiane que les Sarrasins sont en train de ramener à Yvori. Un seul coup de son bourdon de pèlerin lui suffira pour se débarrasser du félon.
7Les va-et-vient maritimes d’Escopart traduisent ses retournements de veste. Changeant de camp par deux fois, il sera aux ordres du roi païen, puis à ceux du héros chrétien avant de retourner auprès de son ancien maître. Son parcours se referme donc en boucle : surgi avec un but, rendre Josiane à Yvori, Escopart sera tué pour tenter à nouveau de le faire. Dans l’intervalle, il intervient dans la partie de la geste où se prépare puis se réalise la vengeance contre le parâtre, jusqu’au moment où Beuve procrée des héritiers. Mais avant d’en venir à cet épisode où le géant se retrouve tout amenuisé, revenons à la description liminaire qui fixe l’essentiel du personnage. C’est sur elle surtout que nous axerons notre lecture.
[Boves] se regarde un petit avant,
par desuz un tertre vist un veleyn gesant,
ke ben out nof pez de grant :
en sa main tint un mace pesant,
que dis homes a peine ne portassent,
a son geron un bon branc trenchant,
entre se deus oyls un pe out de grant.
(v. 1743-1749)
8Horrifique, l’apparition d’Escopart, lui dont la démesure s’évalue en chiffres, comme il se doit. Neuf pieds de haut à quoi s’ajoute un pied de large entre les yeux, voilà pour ses dimensions, encadrant l’allusion à ses armes : une épée, et surtout une masse digne de Rainouart que dix hommes auraient porté avec peine. D’emblée décrites comme décuplées par rapport à la norme, sa taille et sa force augurent des abattages auxquels il se livrera par la suite, en fauchant ses ennemis par dizaines (v. 2172 et 2342). Un géant, mais aussi un monstre, dont la laideur se laissera lire comme il est de tradition, à travers une cascade d’hyperboles qui feront advenir les difformités à grands coups d’épithètes péjoratives, de comparaisons et de métaphores animales. Tel quel, son portrait s’avère pourtant en retrait par rapport aux autres versions dites continentales de la chanson, qui le muent en un être plus chimérique encore. L’Escopart anglo-normand a neuf pieds de haut, l’Achoupart de la version III en fera quinze6. Escopart a le nez cornu, l’Açopart de la version I sera pourvu de quatre vraies cornes diaboliques dressées vers le haut7. L’Escopart anglo-normand a des yeux grands comme des saucières et bondit comme un diable affamé (v. 1977), mais rares sont les allusions à son appétit, alors que tenaillé par une faim titanesque dans la version II, il bâfrera et dévorera au point d’oublier tous ses devoirs8.
9Description conventionnelle, là où d’autres versions l’emportent en fait d’imagerie et de spectaculaire ? Au-delà des lieux communs, prenons garde d’oublier la vertu de la descriptio médiévale, dont il faut postuler qu’elle n’apparaît jamais gratuitement, mais ponctue un moment-clé. Relevons à cet égard la singularité de ce portrait dans le Beuve de Hantone anglo-normand, un récit qui court si vite que jamais il ne s’attarde à détailler ses protagonistes. La description d’Escopart y est la seule, et s’étend généreusement sur trois laisses. Pourquoi cette pause qui suspend soudain le flux de la narration ? Une lecture de près permettra de cerner le statut de ce monstrueux gesant. Car dans ce récit accéléré, et là où les versions continentales le représentent accourant tout abrivé ou approchant à grande allure9, Escopart a pris le temps de s’allonger.
Entre se deus oyls un pe out de grant,
le front out large com croupe de olifant,
plu neyr ou la char ke n’est arement,
le nez out mesasis e cornus par devant,
le jambes out longes e gros ensement,
les pez larges e plaz, mult fu lede sergant,
plu tost corust ke oysel n’est volant.
Kant il parla, il baia si vilement,
com ceo fust un vilen mastin abaiant.
Le veylen estoit mult grant e mult fers,
le chivels out longes com come de destrer
e les oyls granz com deus saucers
e les dens longes com un sengler,
la boche grant, mult fu lede bacheler.
E le vilen estoit grant e metailez,
le brace out longes e enforcez,
les ungles si dures, ben le sachez,
ke il n’ad mure en cristientez,
se il fust entur un jur, pur veritez,
ke le mur n’ust tost acravantez ;
ke plus tost averoit un pere arascez
ke home aueroit duze deners contez.
Kant il veit Boun, en haut ad criez :
« Traitur, fet il, arere returnez,
rendez ma dame, que a vus amenez. »
E Boves li regarda grant e metaylez,
mult se merveile si ad un riz getez.
(v. 1749-1775)
10Escopart ? Une somme d’éléments hétérogènes. Aucun détail vestimentaire, le corps seul est privilégié, créant une sorte d’effet fascinatoire envahissant le champ de la description. Mais s’il contrevient aux règles de l’harmonie au sens médiéval – harmonie dont les maîtres mots puisés pour une part dans l’Ars Poetica sont cohérence, juste mesure et art des proportions10 – l’ignominie du contenu descriptif n’entraîne pas ipso facto celle de la forme qui le traduit. Le monstre aléatoire s’insère dans un cadre formel rigoureux11. Son portrait obéit à la loi prônée par les artes des xiie et xiiie siècles selon laquelle la descriptio s’effectue de haut en bas, mais ici, elle se double d’un second trajet. Dans la première laisse, le détaillage débute par la face (yeux, front, nez) pour descendre ensuite aux jambes et aux pieds ; dans les deux suivantes, il revient à la face (cheveux, yeux, dents, bouche) pour redescendre ensuite jusqu’aux bras et aux ongles. De ces deux parcours, le second évite toute redite en faisant surgir les détails laissés de côté dans le premier, tandis qu’ils s’arrêtent tour à tour sur les membres inférieurs, puis sur les membres supérieurs.
11C’est là qu’Escopart se singularise. Passons sur les longues et grosses jambes, sur les pieds larges et plats de ce géant qui court plus vite que ne vole l’oiseau. De sa vélocité qui vaut celle de ces prodigieux messagers que sont, ailleurs, Galopin ou Picolet, la chanson ne tirera guère parti, sinon quand elle l’évoquera parfois arrivant tout abrivé12. La célérité d’Escopart se transférera sur celui qui le domptera à coups de ruades et dont il porte la crinière : Arondel, le destrier de Beuve13, puisque ici, et au contraire des autres versions, le géant ne sera pas vaincu par le chrétien dont le coup de lance ne le fera pas même vaciller14. Par contre, l’allusion à ses bras longs et vigoureux, à ses ongles si durs qu’il n’y a mur dans toute la chrétienté qu’il n’abatte pour autant qu’il s’y attaque, possède une valeur programmatique : lorsque bien plus tard, Miles l’enfermera dans une tour au milieu des flots, c’est par ses griffes qu’il en sortira : il grattera le mur de sa prison o ses dure ungles, jusqu’à ce qu’il s’écroule dans la mer (v. 2084).
12Mais au-delà de ces caractéristiques qui lui sont propres, le géant, venu d’une contrée lointaine qu’il ne nommera pas (v. 1785), résume les prodiges de la terre païenne. Certes, celle-ci surprenait moins qu’elle ne paraissait jusqu’à présent familière, irriguée qu’elle était par toutes les valeurs manquant en terre chrétienne. Si le meurtre et la trahison minaient le pays de Hantone, il fallait bien que s’épanouissent en Égypte les règles courtoises et chevaleresques propres à éduquer Beuve enfant ; et cette permutation des rôles refoulait du même coup les exotiques merveilles sarrasines dans la périphérie, rejetées ailleurs, dans ces confins propres à faire naître Escopart. Çà et là, quelques indices témoignaient pourtant du fait que l’aventure se déroulait bien dans cette région du Tout Autre qu’emblématisait l’Égypte où grandissait le héros. Ce sont précisément ceux là qui, remontant du passé, convergent vers le géant, issu moins qu’il n’y paraît de l’innommable. Son énorme bouche, ses griffes et ses dents de sanglier réveillent l’effroi dévorant causé par le sengler qui ravageait le pays avant d’être décapité, goule overte, par un Beuve de quinze ans ; sa longue crinière rivalise avec la pilosité exubérante du païen Rudefon, plus velu ke nul porc o tusun, ce félon porte-bannière du roi Bradmond que transperçait ensuite de sa lance un Beuve à peine adoubé. Quant à la stature et aux armes du mult grant e mult fer Escopart, elles valent bien celles du géant que croisait Beuve sept ans plus tard, géant mult fort e fer lui aussi, et qui lui tuait son cheval d’un coup de massue avant que le chrétien n’en triomphe et ne le découpe membre par membre, le brace destre […] e le senestre, e les deuspez/e pus la teste15. Le corps d’Escopart est marqué par la sauvagerie qui habitait les ennemis de naguère, rencontrés lors des combats qui scandaient l’éducation du chrétien en païennie.
13Précisons : Escopart, comme tout monstre médiéval, est un composé de bribes et de fragments. L’éléphant, la corne, l’oiseau, le mâtin, le destrier, la saucière et le sanglier sont convoqués pour composer son portrait, où se juxtaposent allègrement l’animal, l’humain et l’objet. Ce qui n’est pas sans rappeler la liste saisissante de pièces et de morceaux jalonnant le parcours de Beuve. Couper testes e poins, jambes e mentouns, faire voler testes, poins, pez et jambes, tel est le geste épique de celui qui laisse ses ennemis en pièces détachées (v. 591, 617), quoique sur ce point, sa route ait pu croiser celle d’autres experts en équarrissage. Qu’on se réfère pour l’exemple à un démembrement plus haut en couleurs encore que celui du géant cité plus haut : peu avant Escopart, voici qu’apparaissaient, jonchant le sol, les débris d’un homme et d’un cheval dépecés par les lions. Beuve voyait alors illuc geser/la brace Bonefey, son esquier ;/de l’altre part […] le pe tut enter/e de altre part le quise de le destrer (v. 1680-1683). Ces tronçons gisant à terre donnaient à voir un dépeçage horrifique et burlesque à la fois. Point aveugle de l’horreur, quand les corps mis en pièces disent la violence de la geste. De ces vestiges, le surgissement d’Escopart à la crinière de destrer offre soudain à détailler le caractère disparate et meurtrier, comme si son corps disait un instant le vertige d’une pseudo-recomposition, poussée aux excès de l’hyperbole. S’il apparaît d’abord comme un monstrueux gesant, c’est qu’Escopart est couché à l’image de Loquifer ou de tel autre de ces géants formidables, si sûrs de leur puissance qu’ils négligent de se lever devant l’ennemi (v. 1744)16. Mais cela se double d’une autre sens. Cela signifie aussi le réveil d’un saugrenu rafistolage de pièces et de morceaux issu du passé de la geste.
14Enfin, les trois laisses descriptives s’achèvent sur des remarques qui toutes convergent vers ce qui, chez lui, relève de l’oralité. La première prend fin sur la mention de ses abois de chien, la deuxième sur celle de ses dens longes et de sa boche grant, alors que la troisième se fait l’écho des menaces qu’il hurle de toute sa voix, si éclatante que par la suite tretut le boys fet a resoner (v. 1832). Progression en trois temps où l’aboyeur finit bel et bien par brailler des paroles articulées. Cette humanisation graduelle dont témoigne, à défaut de son corps, la voix d’Escopart, se traduit par le retard avec lequel apparaît son nom, dont la révélation est reportée au début de la laisse suivante. « Di moi, velein, dist Boves le vailant, […] com as non ? Ne me celez nent./ — Jeo sui, dist il, un fere publicant/e ay non Escopart fort et combatant » (v. 1776-1781). Que le géant s’identifie d’abord par l’expression publicant (« mécréant », « incroyant »17), ne laisse pas d’être significatif. Outre celui de pautoner, ce nom demeurera le seul qui lui restera lorsque peu avant sa mort, il aura perdu celui d’Escopart (v. 2666). Il lui est si bien attaché que dans certaines versions italiennes de la geste, le terme acquerra le statut d’un véritable nom propre. Le colosse y gagnera une nouvelle identité : celle de Pelucane ou Pulicane. La parenté esquissée ici avec un mâtin s’y déploiera ouvertement ; le personnage sera marqué par une partition du corps concrétisant l’animalité que recèle son nom. Mi-homme, mi-chien, doté selon les versions de diverses qualités canines – vélocité extraordinaire toujours, mais aussi flair redoutable – Pelucane/Pulicane deviendra tantôt voleur de chapons, tantôt quasi-lycanthrope18. Ainsi Escopart l’aboyeur justifie-t-il l’insulte proférée si souvent par les héros de geste ou de roman : les païens sont des mastins19. Suit alors une information insolite :
« Paien, dist Boves, mult avez lede semblant,
est checun en ton pais si hidus e si grant ?
- Oyl, ceo dist l’Escopart, par Tervagant !
Kant fu en mun pais, l’em me alerent gabant
e neym me apelerent petiz e granz
e distrent ke ne purai estre cressanz.
Jeo avey si grant hunte ke il me alerent gabant
ke ne puay endurer tant ne kant.
En cele pais me vin ignelement,
tut dis pus servi Yvori de Montbrant. »
(v. 1782-1891)
15A Beuve, le colosse se présente comme un énigmatique mélange du trop grand… et du trop petit : Escopart était un nain dans son pays, tous disaient qu’il ne pourrait grandir et se moquaient de lui. Comme le remarque A. Adler, voilà qui rappelle le Bilis d’Erec et Enide, ce roi qui de toz nains […]fu li mendres, alors que Blïanz, ses freres, [fu] grendres […] que nus chevaliers del rëaume20, ou encore le Picolet de la Bataille Loquifer, un nain certes, frère d’Auberon, mais dont M. Rossi épingle la description en relevant qu’il s’agit plutôt d’un portrait de géant, et qui outre la noirceur et la pilosité débordante, partage avec Escopart l’agilité à la course et la familiarité avec la mer21. Ajoutons que la confrontation de Beuve et du colosse allongé sur son tertre (v. 1744) – lieu où les mythes celtiques situent l’un des points de passage entre ce monde-ci et Tailleurs faé – rappelle un face à face du même genre, dans le Chevalier au Lion : la rencontre en Brocéliande entre Yvain et un vilain à peine humain qui ressemble à un Mor, leiz et hideus a desmesure22. Tête de roncin, yeux de chouette, nez de chat, dents de sanglier, bouche fendue comme celle d’un loup, vêtement étrange réduit à deux peaux de bœuf fraîchement écorchées, tel apparaît au chevalier ce gardien de taureaux appuyé sur sa massue. Le vilain offre ainsi à Yvain sur la voie de la fontaine, le reflet inconnu, prémonitoire et déformant de la folie qui plus tard, le transformera en homme sauvage23.
16Serait-ce dans cette perspective – celle de la rencontre avec l’inconnu à soi-même – que se laisserait lire le terme-clé qui caractérise Escopart, et qui dans son portrait scande chaque début de laisse : celui de velein24 ? Rare dans la chanson, le mot s’applique ailleurs à Beuve lui-même. C’est à Beuve dont le nom évoque la bête et le bovin qu’est attachée cette insulte au début de la geste25, à cet enfant de onze ans réduit à devenir berger, armé d’une massue dont il distribue des coups meurtriers (laisses XXXIX à XLVIII), à ce garçon traité de tout côté de ribaud, de truaunt, de serf mauves, de pautouner, de velein tout juste bon à torcher les chevaux et à courir à pied avant qu’il n’ait fait ses preuves26. Notons alors que le changement d’échelle affectant Escopart fait écho à une autre évolution au sein même de la geste. Le parcours du nain qui par honte des gabs qu’il subit, change de pays et se retrouve géant au service du roi Yvori, s’avère parallèle à celui de Beuve lui-même. Humilié chez lui, contraint tout petit à l’exil, Beuve ne se retrouvait-il pas au service du roi Hermine dont il devenait le champion ? En ce sens, la trajectoire du colosse redouble celle du héros. Mais elle la décale, la déforme, la déleste de ses enjeux dramatiques, en offre une version hyperbolique et saugrenue à la limite du non-sens ; bref, la parodie.
17Résumons. Dans cette approche par paliers où le corps et les cris monstrueux occupent tout l’espace du récit avant que sur le tard, puisse surgir une quelconque identification, le géant est issu moins qu’il n’y paraît d’une contrée innommable. Au point charnière où le chrétien va effectuer son grand retour, rentrer chez lui pour restaurer les valeurs lignagères dans le monde perverti de Hantone, le corps paroxystique d’Escopart fait figure de symptôme. Un conglomérat, où se nouent et se résument les forces discordantes de la première partie de la geste. Remontant du passé, cette merveille fait face au chevalier comme le dernier avatar, avant de quitter la terre hostile, d’un ennemi multiforme, rafistolé à partir des vestiges disparates de ses coups d’éclat. Un vivant phénomène de remembrance, en somme. Remembrance qui renvoie aussi et plus obscurément au héros lui-même. Ce géant qui comme lui, était nain au pays des siens, incarne la part de vilenie à lui si longtemps attachée, à l’instant même où il s’en sépare pour faire retour à Hantone. Mais quand Escopart le fer se dresse face à Beuve le fer, il en partage la vaillance farouche27. Il se présente non seulement comme l’effrayant et comique bricolage issu de ses victoires, mais aussi comme le condensé des forces intérieures qui lui ont permis de vaincre. Escopart est littéralement l’Autre païen du héros. Il est son double au noir. Voilà sans doute pourquoi Beuve ne le vainc pas. Seul atout que le héros ramène avec lui, il lui est aussi précieux que Josiane. Quand sur le plan de l’amour, la loyauté de la Sarrasine à l’égard de Beuve exorcise la trahison de la mère chrétienne, nul doute que sur le plan des armes, la fierté du Sarrasin ne soit le plus sûr levier pour vaincre Doon, le démon chrétien.
18Premier événement marquant après le passage de la mer : le baptême du géant à Cologne. Cela s’imposait. Car arrivé en Allemagne, le vilain n’est plus perçu comme tel. Il sent désormais le soufre. S’il demeure Escopart le fer, désormais ce geant mult fer/ne resemble pas home, mes le deble d’enfer (v. 2265-2266). Comme l’indique la rime, l’adjectif présente à l’état natif une diabolie qui pointe et se développe dès que le géant prend pied sur la terre chrétienne : l’épithète s’allonge, générant des sens démoniaques. Escopart le fer semble issu de l’enfer au point d’être pris pour Lucifer lui-même (v. 2090). Ce qui annule du même coup la permutation des valeurs opérée au début de la chanson, quand à une chrétienté pervertie répondait une païennie acquise aux valeurs chevaleresques, parce que devaient s’y déployer les vertus épiques et courtoises qui faisaient défaut autour de Beuve enfant. Par l’intermédiaire d’un Escopart craint soudain de tous, le pays sarrasin que Beuve vient de laisser derrière lui sombre dans la diablerie.
19Le voilà donc perçu comme un malfé par l’évêque de Cologne, chargé de le baptiser (v. 1921). La cérémonie lui donne en partie raison. La cuve s’avère si grande que vingt hommes ne peuvent la remuer. Escopart saute dedans à pieds joints. Comme l’eau est froide, le voilà tout refroidi. Accusant l’évêque de vouloir le noyer alors qu’il s’estime assez chrétien comme cela, il bondit hors de la cuve et fuit à grands sauts… comme un deble (« diable ») affamé (v. 1977). Signe que sous l’eau glacée, païen il est, et que païen il demeure ? Signe de sa future trahison ? C’est en tout cas ce que laisse entendre son nom, par lequel la chanson persiste à l’appeler. Même après le sacrement qui devait le pourvoir d’un nom chrétien, celui d’Escopart lui restera, comme s’il était le seul capable d’exalter les tonitruants exploits de son propriétaire. Si dans la geste, ce nom apparaît tel en apostrophe (en tant que terme d’adresse), partout ailleurs l’article en préserve une part du sens racial : Escopart (Achopart, Açopart dans les versions continentales) est surtout l’Escopart ou li Escopart28. C’est un nom de peuple africain exerçant ses ravages dans nombre de chansons de geste qui s’individualise ici en nom propre. Les Achoparts ? De hideux et sombres guerriers éthiopiens, selon Albert d’Aix29. Tout un troupeau de païens se trouve résumé en ce seul géant à la peau plus noire que l’encre (v. 1751). De plus, à carillonner si haut et si dru, Escopart continuera à faire résonner par-delà le baptême les virtualités péjoratives du verbe escoper ou escopir (« cracher »). Escopir : l’acte des mécréants qui, tous genres littéraires confondus, crachent au visage du Christ sur le chemin du Golgotha30, et dont le registre s’étend jusqu’à devenir le geste symbolique par lequel on renie Dieu31.
20Pourtant ce faisceau d’indices présageant l’apostasie du géant voile bel et bien un nom chrétien, un bref monosyllabe occulté sous tant d’éclat guerrier. Lors de son baptême, Escopart est nommé Guy. Le sacrement lui lègue le nom du père de Beuve. Est-ce là l’effet du hasard, si à Guy de Hantone tué par sa femme infidèle, succède nominalement du moins, ce double noir de son fils, voué à la lutte contre les suborneurs d’épouse ? Car le géant est un chien de garde, lâché contre tous ceux qui tentent de ravir la femme. Que ce soit à la solde d’Yvori ou de Beuve, Guy/Escopart s’avère un diable légaliste : toujours il cherche à ramener Josiane à qui de droit. Tel est au fond son rôle en deçà de toute question religieuse, dans cette geste fondée sur un drame où la mère trahit. Qu’attendre alors de ce démon paradoxal marqué au nom du père, quand Beuve le lâche sur les troupes de Doon, l’assassin qui s’unit à la dame de Hantone ? Qu’il les acravante bien sûr, lui dont le premier coup de masse fauchait un arbre ke jus le fist cravanter, et dont les ongles sont si puissants qu’il pourrait acravanter n’importe quel mur (v. 1810, 1768). Escopart ira donc cravanter dix par dix les alliés de Doon d’Allemagne (v. 2342). Face au traître, il « écrase », « renverse », « écrabouille », et le geste appartient en propre au géant comme les sonorités du verbe s’accordent à son nom, tout claquant de voyelles ouvertes. Il incarne donc dans son corps la diablerie morale qu’on reconnaît en Doon – démon contre démon, il l’emportera, mais il fallait bien ce malfé-là pour vaincre Doon Yadverser (v. 2256) –, alors même qu’il redonne vie par son nom de baptême au souvenir de Guy de Hantone. Aussi est-ce à lui et à nul autre qu’il revient de s’emparer du félon, contrairement aux autres versions de la geste (v. 2349)32. Et même si l’éclat du nom mécréant masque à cet instant le signifiant paternel, il n’empêche que par identité interposée se joue la revanche du père mort contre le parâtre.
21Beuve n’aura plus alors qu’à plonger ce dernier dans une fosse remplie de plomb en fusion. Le bain brûlant de Doon fait ainsi écho par inversion à celui d’Escopart dans l’eau glacée du baptême. L’ewe fu freyde, si li ad refreydez disait alors le conteur (v. 1968). Lui répond maintenant le gab de Beuve au supplice du parâtre : « Or se poet […] sire Doun bainer,/ si il eyt freyd, ore se purra chaufer » (v. 2366-2367). Eau et feu. Opposition élémentaire. Mais si la cuve qu’Escopart fuit comme un diable que l’on tente d’exorciser ouvre dans sa vie une parenthèse semi-chrétienne, la fosse où est immergé ce diable de Doon la referme. Car peu après s’arrête le rôle adjuvant du colosse, borné de part et d’autre par ces immersions complémentaires. Constatons dès lors chez lui la perte de tout prestige démoniaque, comme si sa monstruosité était annihilée par le succès de la vengeance posthume, voire engloutie dans le feu de la fosse en même temps que le traître. Du coup, le géant y laisse son nom de guerre. Quand plus tard surgit l’ultime mention du nom d’Escopart, il est remplacé aussitôt par un Guy qui le confine dans le pays chrétien comme dans le nom du père.
A tant estevus l’Escopart le fer,
Ke Boves fist baptiser e lever
e a Coloyne Gui fu nomé.
« Sire, dist Guy, que avez enpensé ?
Menerez moi o vus ou ci me lerrez ?
- Amy, dist Boves, o Sabaoth remeyndrez. »
(v. 2646-2651)
22Passage-clé en effet que celui-ci : quand Beuve le laisse à Hantone pour partir en exil, la rage et la douleur causées par cet abandon provoquent le retour du Sarrasin auprès de son ancien maître. Mais paradoxe : il y perd son nom de mécréant. De plus, le voilà frappé d’amenuisement. Il ne tardera pas à se retrouver totalement noyé parmi les païens anonymes en train d’enlever l’accouchée, rapt dont les préparatifs puis le récit se feront de plus en plus elliptiques. Au départ invaincu par Beuve lui-même, il périra d’un anodin et providentiel coup de bâton, occis par Sabaoth. Graduellement vidé de son contenu – de sa monstruosité, de sa force, de son nom enfin –, il dépérit jusqu’à disparaître, balayé en deux vers (v. 2764-2765).
23Escopart se retrouve donc condamné à l’effacement dès la mort du traître. Reste Guy. Mais ce nom-là n’a plus de raison d’être non plus, quand lui préférant pour compagnon le fils de Sabaoth, Beuve de Hantone – le héros comme la geste – se tourne déjà vers la génération suivante. Orienté désormais vers les juvenes, le récit s’apprête à leur transmettre en héritage les valeurs lignagères de héros devenus pères à leur tour, afin d’exorciser les hiatus et les fractures ouvertes dans le legs dont a souffert la génération antérieure. Si alors du géant clignote un instant le nom chrétien, il faut bien qu’il s’éclipse à jamais, au moment où Josiane s’apprête à mettre ses fils au monde. Car qu’est-ce que Guy/Escopart, sinon une façon de faire survivre le nom du mort sous le masque, le temps qu’un troisième Guy prenne le relais, l’enfant jumeau de Beuve et de Josiane33 ? Au moment où le nom de l’aïeul se répercute sur la génération des petits-fils, le temps n’est-il pas venu pour que le récit tourne la page sur cette discordance dont Guy/Escopart était le symptôme ?
*
24Revenons à l’Ars poetica. Le traité d’Horace s’en prend à un corps textuel désorganisé qui se termine en queue de poisson. Rires. Qu’en est-il, par comparaison, du traitement que la chanson fait subir à l’hybride Escopart ? Il permet d’abord d’interroger le statut de la descriptio médiévale, qui ne saurait se lire seule, mais qui souvent équivaut à une scansion rythmique regroupant un faisceau de résonances puisées en amont et en aval du récit. Le détaillage du géant suspend le cours des événements, au moment où le héros s’apprête à retourner chez lui pour renverser le sort. Recourant au passé et au futur de la geste qu’il résume, noue et programme à la fois, le portrait d’Escopart laisse percevoir les lignes de forces courant sous la surface du texte, et en oriente obscurément la lecture. Il manifeste ainsi du héros, une part de la dimension intérieure – ce dont la geste, si pressée, fait souvent l’économie. Renvoyant au plus intime de celui qui lui fait face, il incarne, de Beuve, la force épique puisée au sein même de la vilenie qui le travaille. Bricolé à partir des bribes et des morceaux de ses victoires, il surgit comme un abcès de fixation, offrant à lire la parodie en version païenne d’un drame non réglé dont il forme la résurgence monstrueuse. C’est pourquoi ce double inquiétant avec lequel le héros s’acoquine, déploie ses virtualités infernales en pays chrétien au nom du père trahi. Quand il fond sur le félon pour l’engloutir dans la fosse bouillante, la geste y gagne une couleur eschatologique, quitte à ce qu’après la damnation du traître, elle prive de sa substance le démon sarrasin suscité par les forfaits du passé, l’use jusqu’à le réduire à une ombre dépouillée de tout prestige burlesque, une fois Beuve prêt à être père à son tour.
25Il n’y a là rien de l’illogisme que dénonce Horace. Tout au plus y a-t-il effet d’incohérence dans la manière dont la geste se déleste du personnage. Du reste, si le géant s’amenuise dès la vengeance accomplie pour laisser place au nouveau-né qui le relaie au nom de l’aïeul, il ne s’efface que temporairement. Ses ongles longs et sa vélocité d’oiseau renaîtront par la suite, quand la merveille sarrasine se réincarnera sous les espèces d’un magicien, cette fois. Il s’agira de Gebitus l’enchanteur, le voleur de chevaux qui ungles out longes com ostur mué, et à qui aucun mur ne résiste, puisqu’il les escalade com fust oysel (v. 3411-3426). D’Escopart dont il règle les comptes avec Arondel qu’il vole sans coup férir, Gebitus sera la distillation volatile, l’avatar ailé, le souvenir épuré et réduit à quelques linéaments. Mais pour que disparaisse à jamais la réminiscence de cet aboyeur qui fuyait l’eau du baptême, il faudra attendre la fin de la geste et l’exorcisme de Tervagant, l’idole païenne. Quand Beuve la démolira à coups de massue et de moqueries, que l’évêque l’arrosera d’eau bénite, il en jaillira alors pour prendre la fuite, un ruge mastin (v. 3667). D’ici là, le colosse Escopart aura été paradoxalement une figure plastique, dont les éléments se redistribuent chez d’autres, ailleurs, plus loin. Manière de le faire revivre par dissémination dans les entrelacs du texte. Ainsi le géant aura-t-il servi l’occulte conjointure d’une geste moins hétéroclite qu’il n’y paraît.
Notes de bas de page
1 Horace : Ars poetica, éd. et trad. F. Villeneuve, Budé, 1978.
2 Der anglonormannische Boeve de Haumtone v. 1775, éd. A. Stimming, Halle, 1899 (Genève, Slatkine Reprints, 1974).
3 Voir le vers formulaire : ot le Guillelmes, s’en a un ris gité (Le Charroi de Nîmes, éd. D. McMillan, Klincksieck 1978, v. 459, 478, 995, 1230, ou La Prise d’Orange, éd. C. Régnier, Klincksieck, 1975, v. 338).
4 Cf. à titre d’exemple : Geoffroi de Vinsauf, Poetria nova v. 43-76 (éd. E. Faral, Les arts poétiques du xiie et du xiiie siècle, Genève Paris, Slatkine Champion, 1982).
5 Laisses CXXXI à CLXV, puis laisses CLXXI à CLXXV.
6 Der festländische Bueve de Hantone, Fassung III, v. 4126, hrsg. von A. Stimming, Dresden, Max Niemeyer, 1914, Gesellschaft fur romanische Literatur Bd.34.
7 Der festlàndische Bueve de Hantone, Fassung I, v. 3907 et 3988, hrsg. von A. Stimming, Dresden, Max Niemeyer, 1911, G.R.L. Bd.25.
8 Der festlàndische Bueve de Hantone, Fassung II, hrsg. von A. Stimming, Dresden, Max Niemeyer, 1912, G.R.L. Bd.30, laisses XCI, XCV, XCVI et v. 6992 à 7479. Sur la comparaison entre les Achoparts de ces trois versions : M.-G. Grossel, « Le burlesque et son évolution dans les trois versions continentales de la chanson de Beuve de Hanstone », Burlesque et dérision dans les épopées de l’Occident médiéval, publ. sous la dir. de B. Guidot, Paris, Les Belles Lettres, 1995, p. 255-268.
9 La version I raconte la course qui l’amène à découvrir la grotte des fugitifs (op. cit. v. 4097 sq.) ; dans la version II, il arrive tout abrievé (op. cit. v. 4022), dans la version III, il vient grant aleüre (op. cit. v. 4122).
10 Le tout calculé et établi selon le plan d’une Nature architecte ; voir le passage bien connu consacré à la descriptio dans la Poetria nova de Geoffroy de Vinsauf, op. cit. v. 554 sq.
11 Paradoxe : la rigueur de la formulation transcende l’abjection du contenu. Formosa difformitas. Sur la beauté du laid ou du monstrueux : E. de Bruyne, Etudes d’esthétique médiévale, Genève, Slatkine Reprints, 1975, t.I, p. 135-141 ; t. II, p. 32 sq., 247 sq. ; t. III, p. 109-114.
12 V. 1852 et 1916. Picolet : La Bataille Loquifer, éd. M. Barnett, Oxford, B. Blackwell, 1975, laisse XVI sq. ; Galopin : Le Montage Raynouart I, éd. G.A. Bertin, Paris, Picard, 1973, laisse CXCII sq.
13 C’est Arondel et nul autre qui donnera la preuve par la suite qu’il est plus rapide en course que nul oysel qui soit (v. 630 puis v. 2510), avérant du même coup les virtualités de son nom, celui de l’oiseau servant de référence en matière de vitesse depuis le Roman de Thèbes, où Athon chevauche une monture qui plus tost cort que arondele (éd. G. Raynaud de Lage, Champion, 1969,1.1, p. 181, v. 5790).
14 Version I : Açopart est vaincu par Beuve qui lui tranche deux cornes (op. cit., v. 4136-4237). Version II : corps-à-corps entre Beuve et Achopart où le cheval ne joue aucun rôle (op. cit., v. 4077-4136). Version III : Beuve malmène Achoupart de la lance et de l’épée, et conduit son destrier à le renverser puis à monter sur lui (op. cit. v. 4172-4219).
15 Dans l’ordre : v. 1761-1762 et laisse LXVIII ; v. 1759 et laisse LXXVIII ; v. 1758 et laisses CXV-CXVI.
16 Loquifer, allongé en attendant le combat, ne daigne pas se dresser à l’arrivée de Raynouart (La Bataille Loquifer, op. cit., v. 1407, 1439-1440), ni Gadifer dans les mêmes circonstances (Le Montage Raynouart I, op. cit., v. 6775-6780).
17 Publicanlpopelican : pour un résumé des discussions sur l’étymologie et le sens du mot ainsi qu’une orientation bibliographique, voir The Songe d’Enfer of Raoul de Houdenc, éd. M. Timmel Mihm, Tübingen, Max Niemeyer, 1984, p. 119-120.
18 De publicant ou popelicant dans la version II (op. cit., v. 4046 et 4054) à Pelucane/Pulicane : D. Delcorno Branca, « Fortuna e trasformazioni del Buovo d’Antona », Testi, cotesti e contesti del franco-italiano, in memorian Alberto Limentani, a cura di G. Holtus, H. Krauss. P. Wunderli, Tübingen, Max Niemeyer, 1989, p. 285-306.
19 Cf. par ex. le roman anglo-normand de Horn, laisses 82-83 (éd. M. Pope, Oxford, B. Blackwell, 1955).
20 A. Adler : « Auberon und Konsorten : Funktion und Vermittlung », Mittelalterstudien. Erich Köhler zum Gedenken, hrsg. von H. Krauss und D. Rieger, Heidelberg, Carl Winter 1984, p. 14-20 (allusion à Erec et Enide, éd. M. Roques, Champion, 1981, v. 1941-1948).
21 Escopart est un excellent marinier (v. 1854). M. Rossi : « Sur Picolet et Auberon dans la Bataille Loquifer », Mélanges de philologie et de littératures romanes offerts à Jeanne Wathelet-Willem, Liège, Marche romane, 1978, p. 569-591.
22 Chrétien de Troyes : Le Chevalier au Lion, éd. M. Roques, Champion 1980, v. 286-311. P. M. Schon associe le vilain du Chevalier au Lion et Açopart (version I) en juxtaposant les deux portraits sans analyser leurs points de convergence (« Das literarische Porträt im französischen Mittelalter », Archiv fur das Studium der neueren Sprachen und Literaturen 117, 1966, p. 241-263, spéc. p. 260).
23 Le vilain comme corps non représentable du chevalier : séminaire de R. Dragonetti : « Chrétien de Troyes, Yvain ou le Chevalier au Lion » (hiver 1982-1983).
24 V. 1744, 1758, 1763, 1776, et v. 1757 : emploi adjectival.
25 Homonymie entre Beuve et le « bœuf » aux v. 2029-2030 : pour Doon d’Allemagne à qui Beuve rend visite sous un faux nom, Sabaoth est un vylen, qui emmène boves e motuns. – Sire, ço dit Boves. ceo ne devez pas lesser ».
26 Cf. v. 275 sq., 319, 415, 779 sq., 699 sq., 761.
27 Fer : adjectif associé souvent à l’un comme à l’autre. Escopart : v. 1758, 1780, 1804, 2064, 2265, 2271, 2289, 2646 ; Beuve : v. 1822, 2262, 2281, 2389, etc.
28 Escopart : v. 1822, 1834, 2064, 2067,2081, 2343, soit une occurence sur six à peu près ; les autres privilégient la forme précédée de l’article (v. 1784, 1799, 1801, 1804, 1805, 1815, 1831, etc.).
29 Sur Albert d’Aix ainsi que sur d’autres références concernant les Achoparts : P. Bancourt, Les musulmans dans les chansons de geste du cycle du roi, Aix-en-Provence, Publ. de l’Univ. de Provence, 1982, p. 22-23. Ce nom se retrouve avec des variantes dans une quarantaine de chansons de geste (cf. A. Moisan : Répertoire des noms propres de personnes et de lieux cités dans les chansons de geste françaises et les œuvres étrangères dérivées, Genève, Droz, 1986, t. 1, p. 109).
30 Voir pour l’exemple : Couronnement de Louis, v. 769, réd. AB (éd. Y. Lepage, Droz, 1978), Vie de Saint Thomas Becket, v. 1938 et 3103 (éd. E. Walberg, Champion, 1964), Gautier de Coinci : D’un archevesque qui fu a Tholete, v. 326 (Miracles de Nostre Dame II, éd. F. Koenig, Droz-Minard, 1970, p. 17).
31 Doon de Mayence, v. 5100-5101 : Herchembaut […] vers le chiel regarda, tout s’est deses-perés,/Damedieu renoia, si l’escopi assés (éd. A. Pey, Vieweg, 1959, p. 154).
32 Comparer avec la version I, laisse CVIII à CXIII ; version II, laisse CLXIII ; version III, laisse CCXXXI.
33 Sur la transmission problématique des valeurs lignagères : J.-P. Martin, « La famille séparée d’Orson de Beauvais », pris-ma XII/2, Enfances romanesques II, 1996, p. 203-220.
Auteur
Université de Provence
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003