L’épisode du combat contre les Sarrasins dans Richard le Beau
p. 147-160
Texte intégral
1Le roman de Richard le Beau, qui semble avoir été composé aux limites des domaines picard et wallon à la fin du xiiie siècle1, appartient à ce vaste ensemble de romans et de chansons de geste, de Beuve de Hantone à la Manekine, de la Manekine à Lion de Bourges, dont l’action consiste pour l’essentiel en aventures merveilleuses et en rebondissements extraordinaires. On y retrouve de multiples thèmes et motifs folkloriques, comme ceux de l’exécuteur compatissant ou du mort reconnaissant ; on y rencontre des thèmes mythiques, notamment celui d’Oedipe2, peut-être certains traits de celui de Thésée, dont
Les monstres étouffés et les brigands punis3
2ont fait une grande part de la réputation héroïque. On y reconnaît aussi des allusions littéraires, avec entre autres un enclos qui rappelle à la fois le jardin de Déduit et le verger où sont surpris Fénice et Cligès, et une conclusion qui fait penser à la scène initiale du Couronnement de Louis.
3Le prologue, qui proclame la supériorité de Richard sur toute une liste de chansons de geste et de romans fameux, ne sacrifie pas seulement à une convention littéraire, mais attire notre attention sur un jeu constant d’intertextualités qui, au-delà même de l’aventure et de son héros, en fait en quelque sorte un roman du roman. Cette supériorité annoncée, il convient apparemment de la rechercher dans cette multitude de reprises où le modèle n’est pas simplement reproduit, mais refondu et réorienté, aussi bien dans son économie narrative que dans sa signification. Ainsi le jardin où le roi de Frise enferme sa fille Clarisse au début du roman, s’il évoque à la fois Cligès et le Roman de la Rose, est aussi le lieu du péché originel, et comme tel s’apparente au jardin d’Eden. La coupe de vin que sa servante offre à la jeune fille pour la soigner et qui la plonge dans le profond sommeil au cours duquel elle va être violée, n’est pas sans évoquer, sur un mode délibérément terre à terre, une autre coupe et une autre virginité illicitement perdue.
4Parmi ces multiples épisodes allusifs, c’est celui où Richard doit affronter les païens que je me propose de présenter et d’examiner ici en essayant d’en esquisser une analyse de la fonction et de la signification littéraires.
5La mère de Clarisse était morte en couches, et c’était le nom de la défunte que le roi de Frise avait donné à sa fille. Et parce qu’il craignait qu’on la lui ravisse, il l’enfermait, chaque fois qu’il devait s’absenter, dans un magnifique verger clos de hauts murs. C’est là qu’un hardi tournoyeur nommé Louis le Preux, attiré par sa réputation de beauté et le mystère qui planait sur elle, s’introduit en grimpant sur les hautes branches d’un pommier et la viole pendant son sommeil (elle voit toutefois son visage en songe) puis s’enfuit au triple galop de peur qu’elle n’appelle au secours. La jeune fille conçoit aussitôt un enfant, évidemment un fils. A peine l’a-t-elle mis au monde que le roi son père se précipite dans sa chambre, réclamant son épée pour occire le nouveau-né. La jeune mère, éplorée, obtient seulement qu’il évite de se souiller de son sang et qu’il le confie pour cela à deux écuyers qui l’emporteront dans la forêt : là, ils se chargeront de la besogne ; elle leur remet alors l’enfant, avec pour tout lange un riche tissu de soie. Mais les écuyers préfèrent l’abandonner au fond des bois, et reviennent annoncer au père la mort de son petit-fils, et à la mère qu’ils ne lui ont fait aucun mal. Grand amateur de chasse, un comte nommé Richard le découvre bientôt, déduit sa noble origine de l’étoffe qui l’enveloppe, le fait baptiser en lui donnant son nom, et l’élève comme son propre fils. On se doute que le jeune Richard fait bientôt merveille dans tous les travaux et exercices qui entrent dans l’apprentissage d’un futur chevalier : à l’âge de vingt ans il est devenu un damoiseau accompli, et la perfection de ses traits le fait surnommer Richard le Beau. Désireux de lui faire épouser sa fille, le comte doit lui révéler ce qu’il sait de sa naissance, lui remettant comme preuve le tissu de soie dans lequel il l’a trouvé : aussitôt le jeune homme décide de partir en quête de ses parents. Son père nourricier l’arme chevalier, et le voilà en route en compagnie de deux écuyers. Il doit combattre successivement le défenseur d’une fontaine, un géant qui assiège une demoiselle et un second géant frère du précédent.
6C’est alors que commence l’épisode sarrasin. On est au vers 1853, au tiers d’un roman qui en compte 5454 ; l’épisode est lui-même long d’un peu plus de mille vers, de telle sorte qu’il y occupe presque une position centrale. Richard apprend que le roi de Frise est en butte aux attaques du soudan de Carsidoine auquel il refuse de donner sa fille en mariage. Il décide de se porter à son secours et, après avoir pris pension chez un bourgeois, se rend au palais et découvre avec émerveillement la beauté de Clarisse (v. 1960-1972) :
« Diex, pensa il, ch’est une fee !…
… Qui cesti averoit a per
Des autres lairoit le troper ;
Nequedent sai je en mon cuer
Que ne le penroie a nul fuer,
Ne say quel bonne amour i ay,
Car de fole amour point n’i ay. »
7Elle-même est fort émue de le voir, car, dit-elle (v. 1991-1999) :
« Le chevalier de cors ressamble
Qui jut a moy, si con moi samble,
Quant seule dormi ou vregier.
Mais pour voir le puis afficier
Et jurer sur ma loyalté
Que chilz a .II. tant de biauté
U viaire que n’eüst chil ;
Pleüst a Dieu que ce fust il !
Trestoute a lui je me donrroie. »
8A peine le repas est-il commencé qu’on annonce une attaque. Richard s’arme aussitôt pour se joindre aux défenseurs, et part au combat muni d’une enseigne offerte par Clarisse, tandis que celle-ci monte assister au combat depuis le haut de la tour, où elle prie Dieu en sa faveur (v. 2055-2060) :
« Hé, Dieus ! dist elle, souvrains Pere,
Qui de ta fille as fait ta mere,
Deffent chel enfant d’encombrier,
Car a grant mierveille l’ai chier,
Et si ne sai pour quoy je l’ain,
Mais dessour tous a lui me tain. »
9Richard accomplit divers exploits jusqu’au moment où, le roi de Frise se trouvant sur le point d’être tué par le soudan, il vient à son secours et blesse gravement son adversaire, mettant ainsi les païens en fuite. De retour au palais, il est fêté de tous ; il dîne le soir à côté de Clarisse, qui l’emmène ensuite dans une chambre pour faire plus ample connaissance. Il lui raconte alors les circonstances dans lesquelles il a été recueilli par le comte, et lui montre l’étoffe de soie qui lui a servi de premier lange. Clarisse reconnaît aussitôt son fils et le mène auprès du roi, lequel est à la fois heureux et fâché de retrouver son petit-fils : celui dont il pensait être débarrassé peut aussi devenir le meilleur soutien de son trône. La joie l’emporte, et il lui donne le commandement de sa mesnie.
10Dès le lendemain le soudan revient à l’attaque. Le roi à la tête de l’armée va à sa rencontre, Richard restant en réserve dans la ville avec l’arrière-ban. Comme les ennemis ont le dessus, il sort à son tour, attaque d’abord leur camp et le pille, puis prend leurs troupes à revers. Il accomplit une nouvelle série d’exploits couronnée par un combat singulier au terme duquel il décapite le soudan. Les païens sont tous massacrés. De retour dans la ville, il est accueilli en sauveur par la population et par Clarisse. Il récompense ses écuyers pour leur bonne tenue dans la bataille en les armant chevaliers, et repart afin de retrouver son père et lui faire épouser sa mère.
11La composition narrative de cet épisode se signale par deux traits majeurs. La position centrale qu’il occupe dans le roman, tout d’abord, n’est pas seulement affaire de chiffres ; elle est confirmée par l’entrecroisement des deux motifs du combat contre les Sarrasins et de la reconnaissance, matériellement figurés par les deux pièces d’étoffe, celle dont Clarisse a enveloppé son fils à sa naissance, et l’enseigne qu’elle lui a offerte pour qu’il la porte au combat. Le second trait est l’organisation de la bataille en deux temps : une première attaque au cours de laquelle le héros blesse le chef ennemi et le met en fuite, une seconde qui se conclut par sa mort et le massacre des païens. Cette composition apparente notamment Richard le Beau à Orson de Beauvais, chanson de geste de la fin du xiie siècle. Dans celle-ci, le jeune Milon, fuiant Beauvais tombée aux mains d’un usurpateur qui a épousé sa mère de force, vient au secours du roi chrétien de Bile attaqué par le Sarrasin Ysoré de Cunibre qui convoite la main de sa fille, la belle Criante. Alors qu’on vient juste de l’armer chevalier, et qu’il a reçu de la demoiselle, enflammée d’amour dès qu’elle a entendu parler de lui, une enseigne à fixer à sa lance, les Sarrasins attaquent. Le roi et la princesse contemplent la bataille du haut de la tour. Milon, après avoir désarçonné Ysoré qui ne doit son salut qu’à l’intervention de plus de mille païens, met finalement en fuite l’armée ennemie. Dès son retour dans Bile, Oriante l’invite dans sa chambre, lui offre sa main et l’héritage de la couronne, et scelle ses promesses d’un baiser. Mais Ysoré a battu le rappel de ses alliés et conduit une nouvelle attaque. Cette fois, le roi lui-même prend les armes, et confie l’étendard à Milon. Au cours de la bataille, il est sur le point de tomber aux mains des païens et ne doit son salut qu’au jeune homme (qui finit par tuer Ysoré) et à la tête de l’armée il s’empare de Cunibre où tous ceux qui refusent le baptême sont passés par les armes4.
12Sans doute plusieurs des éléments narratifs dont se compose cet épisode sont-ils des topoi largement attestés : le roi attaqué par les Sarrasins et qui a une fille à marier pour unique héritière, l’offre d’une enseigne, la bataille contemplée depuis le haut d’une tour. Mais l’organisation de l’ensemble suggère toutefois une parenté entre les deux œuvres : même prétexte à l’attaque sarrasine, même organisation du combat en deux phases, séparées par une scène d’intimité entre le héros et la princesse, même secours apporté au roi chrétien, même sort réservé au chef ennemi, vaincu par le héros lors de la première bataille et tué à la fin de la seconde. Cet ensemble de données se rencontre aussi dans certaines rédactions de Beuve de Hantone, et il y a d’ailleurs tout lieu de voir dans Orson de Beauvais une réécriture picarde de Beuve de Hantone. Mais c’est avec Orson que les ressemblances sont les plus nettes. Et surtout c’est Orson, non Beuve, que l’auteur de Richard cite dans son prologue, comme il y a cité Yvain avant de lui emprunter l’épisode du défenseur de la fontaine, Tristan avant de parodier celui du philtre d’amour, ou Cligès avant d’enfermer Clarisse dans un magnifique verger. Ajoutons enfin que la prise de Cunibre est pour Milon l’occasion de retrouver son père autrefois vendu aux Sarrasins par l’usurpateur, ce qui souligne une autre parenté thématique entre les deux textes, le lien entre la bataille contre les païens et la reconstitution de la famille éclatée.
13La parenté entre Richard le Beau et des textes épiques ne se limite pas ici à l’emprunt d’un épisode. Tout le passage est traité de façon à évoquer l’univers et le ton de l’épopée. C’est d’abord le cas pour la désignation et la représentation des Sarrasins. Pute gent adverse au vers 609 de la Chanson de Guillaume5, ils sont ici l’orde gent averse (v. 2108). Comme dans Aliscans6 (v. 85, 5126, 5808), ils glatissent (v. 2176 et 2641). Et de la même manière que dans la plupart des chansons de geste, ils se caractérisent par leur multitude et leurs croyances. C’est dès leur première apparition dans Richard que l’accent est mis sur ce trait (v. 2041-2042) :
… tant i furent Sarrasin
Que nus hom n’en savoit la fin.
14A plusieurs reprises, le texte revient sur leur nombre, quand le roi prie Dieu de protéger le jeune homme (v. 2163-2165),
« Car tant sont de gent sarrasin
Tout fuissiemes venu a fin
Se ne fust seulement sa mains »,
15et lorsque les Chrétiens l’emportent à la fin de la deuxième bataille (v. 2899-2900),
… Richars aquieut ces paiiens,
ochist a milliers et a cens.
16Multitude aussi de rois, puisque, au cours de ses exploits successifs, ce sont sept rois, les maîtres des sept royaumes relevant du soudan, que Richard a tués (v. 2817-19) : qu’on pense par exemple aux deux groupes de quinze rois que le héros éponyme doit affronter aux vers 1708-19 et 2057-65 de la Chanson de Guillaume, aux quatre rois défaits aux vers 3951-62 de Gerbert de Mez, et aux sept qui prennent aussitôt les armes pour courir sus aux Chrétiens (v. 3773-3777)7. C’est une constante bien connue que cette image d’un empire païen aux multiples royaumes envahissant ensemble les terres chrétiennes.
17Quant à la religion et aux comportements qui y sont liés, on y retrouve aussi un certain nombre de trait habituels chez les Sarrasins des chansons de geste8. Ce sont d’abord les noms de Mahomet et de Tervagant ; c’est le motif du reniement proposé aux Chrétiens prisonniers sous peine de supplices : non seulement le soudan convoite Clarisse, mais encore (v. 1872-1874) :
… si fait bien par tout savoir
Que se il puet son pere prendre
Qu’il le fera a fourques pendre,
Se son dieu Tiervagant ne croit.
18Mais lorsqu’il se voit sur le point d’être vaincu, c’est aussi en référence à l’attitude de ses corréligionnaires épiques qu’il s’en prend à Mahomet (v. 2745-2752) :
« Ahy, Mahom ! dist li soudans,
Con poy m’iestes or secourans ;
Mais se de chi puis escaper
Et je vous puis as mains haper
Je vous defrayerai les os ;
Tous tans dormés, vous iestes sos !
Mais se pooye repairier
D’un pel vous feroie esvillier. »
19Cela ne retire rien à sa vaillance. La première réaction de Richard, après l’avoir tué, est de dire un planctus à sa mémoire (v. 2869-2872) :
« Ahi, dist il, bon chevalier !
Trouvé vous ay et fort et fier.
De vostre mort fust grans damages
S’a Dieu fust tournés vos corages. »
20Ces vers rappellent les interventions du narrateur de la Chanson de Roland9 à propos de l’amurafle de Balaguer (v. 894) ou de Baligant (v. 3164) :
Fust chrestiens, asez oüst barnet.
Deus ! quel baron, s’oüst chrestientet !
21Le style de l’épisode s’efforce en effet de serrer au plus près le ton de l’épopée. D’abord par les tournures hyperboliques. Ainsi le cheval du soudan (v. 2219)
… plus toz court qu’oisiaus ne vole ;
22et le sang des morts et des blessés, au cours de la deuxième bataille, est si abondant, que le cheval de Richard y baigne jusqu’au ventre (v. 2651-2653) :
Tant en ochist Richars li biaus
Que dusc’au ventre est ses chevaus
U sanc des navrez et des mors.
23On pense une fois encore à la Chanson de Guillaume, où Gui, marchant derrière Guillaume, se trouve (v. 1888)
D’ures en altres desqu’al genoil el sanc.
24Les vers qui suivent (v. 2654-2656) :
Tant a trenchiet testes et cors
Que l’estandart et l’avoir grant
A il conquis au roy soudant,
25évoquent aussi, malgré l’emploi du couplet d’octosyllabes, le style des chansons dans la mesure où elles constituent une reprise analogue à celles qui servent à l’enchaînement des laisses. Le procédé se retrouve aux vers 2608-261110 :
Richars en va droite sa lanche,
L’arriere ban o lui en mainne.
Richars en va droite l’ensengne,
La les atent…
26L’allusion aux laisses se double du recours aux motifs rhétoriques. Pour la plupart, les combats se conforment au modèle canonique du « combat à la lance », et les préparatifs de Richard à celui de l’« armement » (v. 2585-2595) :
Richars li biaus viest le cuirie
Et le haubierc n’oublia mie,
Clarisse li a la ventaille
Lachie et son ielme li baille ;
De ses armes est bien armés,
Ses destriers li est amenés,
Au costé chaint le branc d’achier,
Puis est montez sour son destrier,
Un fort escu a son col pent ;
Clarisse la lanche li tent
Et Richars l’a en sa main prise…
27Comme dans les chansons de geste, la reprise d’un même motif, le « combat à l’épée », peut aboutir (v. 2767-2786) à un effet de laisses parallèles avec l’intonation identique des vers 2769 et 2778 :
Li soudans est afebloiiés,
Jus dou cheval est tresbuchiés
Et ressaut sus et trait l’espee,
A Richart donne une colee
Amont sur l’ielme u l’ors resplent,
Tout contreval li cos descent,
L’escu li pourfent contreval
Et s’a le col au bon cheval
Roëgniet sans querre jointure,
La fu Richars en aventure.
Andoy ont fait une viersee ;
Richars saut sus et trait l’espee,
Sour le hyaume fiert le soudant,
Des pieres abat plus de cent,
Tout contreval glacha l’achier,
De l’escu li tolt un quartier,
Et bien.c. mailles de l’aubiert
Li a trenchiet tout en apiert ;
Li brans sour le pré descendi,
Bien entra ens piet et demi.
28On pourrait multiplier les exemples de l’effort auquel se livre l’auteur pour obtenir cette parenté de style. Il suffira de citer encore les vers 2154-56 et 2641-2642 :
Qui dont veÿst la grant criee,
La plainte et le regretement
Que sour lui ont faite sa gent !
Qui dont oÿst paiiens glatir,
L’un detrenchier, l’autre flatir !
29C’est enfin dans la conduite du récit que l’épisode évoque le genre épique. Cela tient pour une large part au modèle d’Orson, qui fournissait l’organisation générale, le secours apporté au combattant entouré d’ennemis et la conclusion de chaque bataille par un duel entre les deux principaux personnages, le chef païen et le héros chrétien. Il n’était d’ailleurs pas besoin de modèle dans ce dernier cas, une telle conclusion relevant d’une pure nécessité narrative, dans la mesure où le jeune héros se trouve prendre la place du vieux roi, conformément à la thématique des récits d’enfances. En revanche l’attaque du camp sarrasin peut rappeler l’épisode de Gui d’Allemagne dans le Couronnement de Louise11, et plus encore le début du combat contre les païens installés auprès de Cologne dans Gerbert de Mez (v. 3947-4062). Peu importe au demeurant si en ces circonstances l’auteur se livre à des emprunts ponctuels ou s’il fait appel à des motifs largement répandus. L’essentiel est qu’il vise très clairement dans tout l’épisode à faire entendre, sur un rythme de roman, une mélodie inspirée de l’épopée. A cet égard, l’intervention des Sarrasins de préférence à celle d’autres envahisseurs est un signe particulièrement explicite.
30L’évocation du genre épique est évidemment à envisager dans le cadre du projet esthétique qu’annonce le prologue de Richard, refaire (feindre de refaire) en un seul roman plus et mieux que toute la littérature narrative du temps. Mais ce projet ne saurait rendre compte seul de la place occupée par l’épisode dans l’économie générale du roman. Il y a d’abord le fait que, dans les chansons de geste étrangères à la thématique de Croisade, où l’affrontement religieux ne joue par conséquent qu’un rôle secondaire, le combat contre les Sarrasins constitue souvent un test pour le héros. Il prend place ainsi dans la logique narrative au niveau des épreuves qualifiantes : c’est par exemple, dans Renaut de Montauban, le cas pour Roland qui, avant d’affronter Renaut, doit faire ses premières armes contre les Saisnes ; on pourrait citer encore la première partie de la Chevalerie Ogier, ou les premiers exploits de Garin et Begon dans Garin le Lorrain. Et lorsque, comme dans Orson de Beauvais, ce combat occupe une position centrale, c’est souvent qu’on a affaire à un récit d’enfances, donc entièrement consacré à la qualification du personnage principal12. Dans Richard comme dans cette dernière chanson, la bataille vient en effet conclure une première phase de la quête qu’il a entreprise ; elle sert à le mettre en condition d’affronter l’épreuve finale au terme de laquelle sa quête sera achevée, sa famille recomposée, et lui-même apte à affronter une vie adulte.
31Envisagé dans la succession des événements racontés dans le roman, la bataille par laquelle Richard sauve des assauts sarrasins la ville principale de Frise, s’oppose en outre aux premiers exploits accomplis depuis son départ du château où il a été élevé. Jusque là en effet, il n’a en quelque sorte livré que des combats privés, circonscrits dans l’espace géographique comme dans l’espace social : mettre fin à une mauvaise coutume, délivrer une demoiselle de la menace qu’un géant faisait peser sur elle. Il s’est attaqué aux survivances forestières de la sauvagerie et du désordre primitifs. Avec les deux batailles contre le soudan et ses troupes, l’enjeu est plus important ; il ne s’agit de rien moins que d’une collectivité tout entière, d’une société policée, figurée par une ville et par le roi qui la gouverne. De même, l’adversaire n’est plus un individu isolé, mais un empire organisé et hiérarchisé. Enfin, c’est la vraie foi menacée par le paganisme. Le test que passe alors Richard se situe à un degré supérieur et permet une progression dans le niveau de ses responsabilités, mais aussi sa réintégration dans une collectivité.
32Entre les deux batailles, le niveau s’élève encore. Combattant à peu près isolé dans la première, il commande l’arrière-ban dans la seconde. Après avoir fait ses preuves comme combattant, il doit les faire comme chef de guerre : tel est le sens de la manœuvre qu’il entreprend pour porter secours au roi lorsque, au lieu de se joindre directement à lui, il choisit de prendre l’ennemi à revers en s’emparant d’abord de son camp, symboliquement gardé par deux rois absorbés par une partie d’échecs. D’avoir vaincu ceux qui s’adonnaient au jeu de stratégie par excellence, Richard tire ainsi la qualification d’une compétence exceptionnelle.
33L’organisation de l’épisode en deux temps est particulièrement propice à une telle élévation de statut. Dans la première version continentale de Beuve de Hantone comme dans Orson, l’intermède entre les deux combats voit le héros recevoir la charge de porter la bannière royale ; dans la troisième, où la tombée de la nuit interrompt la bataille jusqu’au lendemain, c’est pendant cette interruption qu’il est armé chevalier. Dans le cas de Richard, que sa naissance tumultueuse, tant en ce qui concerne sa conception illégitime que son abandon dans la forêt, signe d’un rejet initial hors de la société, présente selon une tradition mythologique bien établie comme destiné à devenir un héros, l’intermède permet sa reconnaissance, et donc sa réintégration, non seulement dans la société, mais encore dans un lignage royal. Il mérite désormais d’être appelé preudomme, titre en quelque sorte décerné par le soudan au vers 2691.
34Le sens qu’il convient d’attribuer à cette concomitance entre le combat contre les Sarrasins et la reconnaissance ne se réduit sans doute pas à cette accession à une dignité et à une compétence supérieures. Un indice est que, expliquant à son père comment elle a pu reconnaître son fils, Clarisse désigne aux vers 2365-66 l’étoffe dont elle avait enveloppé son fils nouveau-né comme étant un sydone envoyé de Carsidone, autrement dit de la ville même sur laquelle règne le soudan. Comme dans beaucoup d’autres textes, l’évocation des Sarrasins se trouve en effet associée à celle des origines. Combattre les Sarrasins, assurer par là le triomphe du christianisme sur le paganisme, c’est rompre avec le passé, avec le temps barbare où l’humanité était encore privée de la révélation13 : le comte a dû sortir l’enfant du sydone pour le faire baptiser. Retrouvant sa mère dans le moment même où il affronte le paganisme, Richard substitue en quelque sorte une origine à une autre ; il abolit une image négative des origines, rejette dans le néant le passé refoulé de la Chrétienté, pour lui substituer celle d’une mère que le texte s’obstine, alors que son fils a passé vingt ans, à qualifier de puchielle (v. 1876 et 2010). Lorsqu’elle-même s’adresse bientôt à Dieu en lui disant que de [sa] fille fist [sa] mere (v. 2056), comme lorsque l’auteur, plaçant à la fin du prologue son œuvre sous le patronage de la Vierge Marie, évoquait celle-ci en ces termes (v. 49-50) :
J’apiel cheli qui, fille et mere,
enfanta son fil et son pere,
35c’est le caractère mariai de Clarisse, elle aussi fille et mère à la fois, ayant elle aussi enfanté sans avoir péché, qui est ainsi souligné.
36Dans nombre de textes épiques, le héros qui, tel ici Richard, vient au secours d’un roi attaqué par les Sarrasins, se voit offrir en récompense la main de sa fille (ou éventuellement de sa sœur) : c’est le cas dans Beuve de Hantone, Orson de Beauvais, Garin le Lorrain, Gerbert de Mez, Renaut de Montauban et bien d’autres chansons. L’insertion de ce motif dans l’affabulation de Richard a pour conséquence d’en souligner les implications incestueuses. On a vu combien, lorsque le héros et Clarisse se trouvent en présence l’un de l’autre, le narrateur souligne a contrario la signification œdipienne de la situation en insistant sur le caractère innocent de leur attirance mutuelle. Cette scène forme un tout avec l’abandon initial de l’enfant et avec le tournoi dans lequel plus tard il affrontera son père et le fera (se contentera de le faire) prisonnier. Richard le Beau est un Oedipe médiéval qui prétend ne pas l’être. Le thème de l’inceste y est décliné sous toutes ses formes, et ce dès l’ouverture du roman : c’est le roi de Frise qui, donnant à sa fille le nom même de sa femme morte, veut la soustraire à tout désir autre que le sien ; c’est le projet de mariage formé par le comte Richard entre sa fille et celui qui se croit son fils, et qui en tout état de cause est son filleul. La présentation initiale de Marie comme celle qui enfanta son fil et son pere prélude ainsi à cette thématique de l’ambiguïté, de la réversibilité, de l’incertitude des liens familiaux. A la fois fille et mère, fille trop aimée, mère trop aimante, figure mariale en même temps que figure de l’inceste, Clarisse concentre en elle-même toute la complexité du roman. Et c’est aussi pourquoi Richard, qui ne saurait conclure par le meurtre du père le combat qui l’oppose à Louis le Preux, assure son identité par la mort d’une autre figure originelle, celle du roi païen, survivance des temps antiques au pays duquel fut tissée l’étoffe de son premier vêtement.
37Construit sur un schéma narratif mythique au moyen de remplois épiques et romanesques, le roman de Richard le Beau ne fait certainement pas intervenir par hasard l’invasion sarrasine dans une position centrale. Allusion à l’un des textes cités dans le prologue, permettant de faire preuve de virtuosité par l’imitation du style épique, elle fournit au personnage principal le moyen d’accéder à la plus haute dignité héroïque. Mais elle entre aussi en résonance avec le jeu plus complexe que mène le roman autour du thème de l’inceste. Une fois de plus, l’image du Sarrasin apparaît dans un contexte où elle n’offre pas seulement au héros l’occasion de frapper de beaux coups de lance et d’épée, mais où elle constitue la représentation fantasmée du passé qu’il doit abolir afin de construire, pour lui-même et pour la société qui se reconnaît en lui, une identité présente.
Notes de bas de page
1 Richars li Biaus, Roman du xiiie siècle édité par A. J. Holden, Paris, Champion, 1983. Voir notamment p. 5-7 et 11-12.
2 Ibid., p. 7-8.
3 Racine, Phèdre, v. 79.
4 Pour tout ce qui concerne cette chanson, je renvoie à ma thèse de Doctorat d’Etat, Une Chanson de geste du xiie siècle, Orson de Beauvais. Etude linguistique et littéraire, édition, notes, index et glossaire d’après le manuscrit bn, n. a. f. 16600, Paris III – Sorbonne Nouvelle, 1998.
5 Ed. et trad. F. Suard, Paris, Bordas, 1991.
6 Ed. Cl. Régnier, Paris, Champion, 1990.
7 Ed. P. Taylor, Namur-Lille-Louvain, 1952.
8 Voir sur cette question P. Bancourt, Les Musulmans dans les chansons de geste du cycle du roi, Publications de l’Université d’Aix-en-Provence, 1982 ; N. Daniel, Heroes and Saracens : an interpretation of the « chansons de geste », Edinburgh University Press, 1984. Je m’appuie plus précisément ici sur les quelques articles que j’ai consacrés à ce sujet : « D’où viennent les Sarrasins ? A propos de l’imaginaire épique d’Aliscans », dans Mourir aux Aliscans. Aliscans et la légende de Guillaume d’Orange, études réunies par Jean Dufournet, Paris, Champion, 1993, p. 121-36 ; « Les Sarrasins, l’idolâtrie et l’imaginaire de l’Antiquité dans les chansons de geste », dans Littérature et Religion au Moyen Age et à la Renaissance, études recueillies par Jean-Claude Vallecalle, Presses Universitaires de Lyon, 1997, p. 27-46 ; et « La Construction de l’espace sarrasin dans les chansons de geste », à paraître dans les Actes du Colloque Plaisir de l’épopée, organisé par Gisèle Mathieu-Castellani et Pierre Yves Badel, Paris VII, 2-4 juin 1999.
9 Ed. et trad. J. Dufournet, Paris, Garnier-Flammarion, 1993.
10 Je modifie la ponctuation de l’édition Holden, qui se contente de séparer les deux éléments de la reprise par une virgule.
11 Ed. Y. G. Lepage, Genève, Droz, 1978, réd. C, v. 2154-2250.
12 J.-P. Martin, « Croisade et lutte contre les Infidèles dans le cycle des barons révoltés », dans La Croisade : réalités et fictions, Actes du colloque d’Amiens (18-22 mars 1987) publiés par D. Buschinger, Göppingen, Kümmerle Verlag, 1989, p. 157-67. Sur les récits d’enfances, cf. F. Wolfzettel, « Zur Stellung und Bedeutung der Enfances in der alt-französischen Epik », Zf.S.L., 83, 1973, p. 317-48, et 84, 1974, p. 1-32.
13 Cf. les articles mentionnés en note 8, et, dans ce même volume, la contribution de D. Hüe. La confusion entre Sarrasins et païens de l’Antiquité était encore bien connue à l’époque classique : J.-Ch. Herbin m’a communiqué le passage suivant d’Henri d’Outreman, Histoire de la Ville et Comté de Valenciennes, Douai, 1639, p. 259, à propos des voies romaines qui entourent Bavay : « Dans et aux environs de ces grands chemins se treuvent souvent des medailles anciennes, que la lie du peuple appelle Mahomets, par une grossière ignorance : qui leur fait confondre les Mahometans ou Sarrazins (qui n’ont jamais pénétré en la Gaule Belgique, ou Païs-Bas) avec les Romains, qui y ont dominé. Erreur qui n’est pas d’aujourd’huy. La Chronique manuscrite de S. Sepulcre de Cambray, qui finit l’an MXC parlant de Ratbode Prince Frison et Payen, le nomme Rabuet le Sarrazin. » Et celui-ci, de l’Introduction à l’Histoire générale de la Province de Picardie par Dom Grenier (1725-1789), Amiens, 1856, p. 93-94 : « Il est vraisemblable que dans les siècles d’ignorance on a donné le nom de Sarrasins aux ouvrages des Romains, quoique les premiers n’y eussent pas plus contribué que les Anglais à la bâtisse délicate et hardie de nos églises du xiiie siècle ; et que ce terme a été employé pour exprimer un ennemi du nom chrétien, ou au moins un païen, comme il paraît par la vie de saint Eloi, écrite en vers picards au même siècle :
Et les vix superstitions
Des Sarrasines nations… »
Auteur
Université d’Artois
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