L’esprit de conversion dans les chansons de geste françaises
p. 263-276
Texte intégral
1Un simple survol des chansons de geste qui relatent des conflits entre la Chrétienté et le monde des Infidèles oblige à prendre conscience d’un souci apologétique, surprenant au premier abord dans un corpus profane le plus souvent considéré comme essentiellement militaire. Et, comme presque toujours, il faut remonter à la Chanson de Roland pour avoir une première esquisse de cette orientation : dans le grand et définitif combat entre Charlemagne et son homologue sarrasin, après sept ans de drames déjà vécus dans les deux camps, tout semble pouvoir encore être sauvé si l’un des chefs accepte d’être le vassal de l’autre, ce qui dans la bouche de Charles, s’exprime ainsi :
Receif la lei que Deus nos apresentet
Chrestïentet, e pui t’amerai sempres ;
Puis serf et crei le rei omnipotente. (Roi., vv. 3597-3599)*
2Etre aimé de Charles, donc être son vassal, suppose l’adhésion à la foi chrétienne1. Pour l’empereur (pour l’auteur ?), foi et vassalité vont donc de pair. C’est, sans doute, un amalgame un peu hâtif et contestable, surtout vu de notre xxe siècle finissant ; il n’en reste pas moins que c’est bien l’un des éléments essentiels de l’idéologie épique, fondé sur une conception politique et rehgieuse assez cohérente : la Christianitas et l’Imperium sont deux faces d’une même réalité ; l’unité religieuse et l’unité politique sont complémentaires, afin d’étendre l’Empire (ou l’Eglise) « jusqu’aux confins du monde ». Il reste que cette idéologie est en grande partie littéraire2.
3L’idéal de conversion tient, dans ces conditions, une place légitime dans l’épopée médiévale et les poètes vont d’emblée en approfondir les données psychologiques et spirituelles, en fonction des situations et de l’« épaisseur » humaine de chaque protagoniste important3. C’est ainsi que la réponse de Baligant (Malvais sermun cumences, v. 3601) à la proposition de Charlemagne n’est pas une simple désinvolture. Turold n’avait pas omis de signaler que l’émir a l’expérience de l’âge (vv. 2615-2616) :
E de sa lei mult par est saives hom (Rol., v. 3174)
4D’un expert en sa foi musulmane, cette fin de non-recevoir ne pouvait qu’être sincère et digne.
5Toujours dans la Chanson de Roland, quand il y aura baptême d’une sarrasine, Bramimonde, ce sera à la suite d’une libre décision (du moins aux yeux du poète) de la nouvelle convertie ; Charlemagne aura respecté la conscience de sa prisonnière, il est important aussi de le remarquer (vv. 3980-3987).
6Cette œuvre contient donc en germes, en ce domaine comme en beaucoup d’autres, des situations que l’épopée va sans cesse reprendre, développer, analyser, sur lesquelles elle s’interrogera, car il s’agit manifestement d’une question qui intéresse et sans doute préoccupe son public.
7La première question, inquiétante, est de savoir quel est le vrai Dieu : la Trinité chrétienne ou Mahomet et ses compagnons : Apollin Tervagant ? Généralement, les discussions restent bloquées ; personne n’est convaincu ; les chevaliers, il est vrai, ne sont peut-être pas les meilleurs exégètes ou apologètes. Aussi la seule solution au dilemme sera de s’en remettre au combat pour décider quel est le vrai Dieu. Mais il faut bien prendre garde qu’il ne s’agit en aucune façon de laisser la force dire le droit. C’est au contraire une démarche de justice, en quelque sorte, qui n’est pas sans rapport avec la théorie du duel judiciaire : devant un problème insoluble pour l’homme, l’on demande à Dieu lui-même de se prononcer ; et, dans ce cas précis, le Dieu qui est le vrai (ou qui existe tout simplement) donnera évidemment la victoire à ses fidèles. L’exemple épique le mieux formalisé de cette attitude se rencontre dans le Moniage Rainouart. Le conflit généralisé entre les deux mondes se cristallise en une vaste bataille sous les murs d’Aiete : cent mille païens affrontés aux soixante-trois mille chrétiens que commande Guillaume d’Orange. Une trêve de trois jours est décidée pendant laquelle se tient une conférence au sommet entre les généralissimes ennemis qui aboutit à la proposition suivante formulée par Thibaut l’Escler4 :
« Ja dites vous par bone verités
Vos Diex Jhesus est li plus honorés.
Et jou redi Mahom est mieldres asés,
Plus a vertus et plus a poestés.
Car asenons un fort estor campés :
Cascun i mete de nos. II avoés.
Le mellor home qu’est en vostre ost trouvés
I meterés, et qu’il i soit armés ;
Et jou querrai un Turc pa mes regnés.
Tous li plus fors que i serra trouvés.
Quant les arons issi bien aprestés,
Si serra d’als un estor regtardés,
Puis soit li chans par feelté gardés,
Li quels que soit recreans ne matés,
S’iert li siens Dels vendus et adosés ;
Cil qui ventra ert li plus segnorés,
Turc et Franchois i aront creantés. » (Mon. Rain., vv. 5875-5891)
8Guillaume accepte avec enthousiasme cette proposition, destinée à éviter – Thibaut l’Escler (dont l’armée est pourtant la plus nombreuse) a pris soin de le préciser – de nouveaux et douloureux massacres. De ce point de vue encore, il faut remarquer qu’il ne s’agira pas d’un duel mortel ; il suffira de constater la défaite (non le trépas) d’un des deux champions. Bien plus, pour Guillaume, approuvé en cela par son adversaire, ce sera le fondement d’une paix définitive5 :
« Si soit l’acorde par bone amistés,
bone ert la pais a trestous nos aés. » (Mon. Rain., vv. 5904-5905)
9Plus rien, à ce niveau diplomatique, ne ressemble à de la haine, ni même à une volonté de puissance ou de conquête ; il s’agit d’une recherche de la vérité religieuse6.
10Le combat est spirituellement préparé dans chaque camp. Rainouart affronte Gadifer ; après de nombreuses et complexes péripéties, c’est Rainouart, le chrétien, le vainqueur. Or, tout est remis en question, car Thibaut ne peut admettre l’issue du combat : il lance ses troupes contre les chrétiens (c’est objectivement un manquement à sa parole), reconnaissant, sous le coup du dépit, l’inanité de son Dieu :
« Mors est Mahoms et del tout aveulés ;
D ne vaut mais ne que un chien tués.
Qui en lui croit, bien est del sens dervés ! »
(Mon. Rain., vv. 7411-7413)
11Ce n’est en fait qu’une réaction spontanée de désespoir ; au fond de lui-même, il ne peut pas trahir sa foi, il reste fidèle à son Dieu, puisqu’on l’entendra dire, lorsqu’il apprendra la mort de Rainouart :
« Mahomet sire, t’en soies aorés. » (Mon. Rain., v. 7477)
12Force est donc bien de constater, en seconde lecture, l’éminente dignité et la fidélité d’un chevalier de foi musulmane qui, en cela, est comparable à ses homologues chrétiens7.
13Cet exemple, qui n’est pas unique et rejoint l’attitude de Baligant, oblige à conclure qu’on ne peut espérer une conversion générale et définitive de toute la « païenie ». Il ne reste donc que l’éventualité de conversions particulières. Elles sont nombreuses, peuvent surprendre, mais ne doivent pas être traitées superficiellement. Essayons d’en remarquer quelques types.
14Il y a d’abord les baptêmes collectifs, pour lesquels les malheureux sarrasins ne comprennent guère ce qui leur arrive ; ils savent tout au plus qu’ils évitent la mort. Dans la Chanson de Roland, après la prise de Saragosse, c’est dans ces conditions que Charles fait baptiser, au nom de sa foi (Rol., v. 3666) et, assurément avec sincérité, les païens par ses évêques ; mais Turold a quelque optimisme, à moins que ce ne soit une croyance un peu naïve en une vertu magique du sacrement, à les qualifier de veir chrestïen (Rol., v. 3672). Ce type de situation se retrouve dans d’autres poèmes de la Geste du Roi, rattachés précisément d’ailleurs à la conquête de l’Espagne, telles les chansons de Gui de Bourgogne qui montre l’arrivée de renforts pour l’armée impériale, ou Anséis de Carthage qui expose les problèmes de pacification de l’Espagne après sa conquête8. Dans ce dernier texte, l’on peut entendre :
« Li Sarasin, ke Franchois ont trové,
Devant Karlon furent tout amené ;
Ki Dieu vout croire, asés li a doné ;
S’il est haus hon, de tere l’a fievé,
Enfranci l’a et tout son parenté,
Pour tant k’il soient batisie et levé ;
Ki ne creï le roi de maïsté,
Sacié de fi, k’il ot le cief coupé ! » (Ans. Carth., vv. 10984-10991)
15L’idéologie épique de la Chanson de Roland (la conversion ou la mort, être chrétien c’est entrer dans l’Empire) n’a pas changé en cette chanson du premier tiers du xiiie siècle, mais des nuances méritent d’être notées : Charles donne des fiefs aux prisonniers nobles convertis (il en fait donc ses vassaux) ; il est également généreux (vertu de « largesse ») envers tous ; il y a une association implicite9 entre liberté et conversion (ki Dieu vout croire...), entre foi est liberté (Charles enfranchi a le converti) : l’on est tenté de penser à une réminiscence symbolique de la péricope néo-testamentaire « la foi vous rendra libre ».
16Un exemple assez curieux mérite d’être rappelé ici, car il prend en un certain sens le contre-pied de l’attitude de Thibaut l’Escler dans le Moniage Rainouart : il s’agit des habitants d’Andrenas, réfugiés dans leur forteresse après la prise de leur ville par les Français ; Us renient Mahomet :
« Mahom sire, tu aies mal dahé.
Cil qui te croit a tot le sens desvé.
…
Bien doivent croire li François en leur Dé
Qui lor aïe et maintient en santé
Fox est qui n’aime sainte crestïenté,
Car Mahomet n’a nule poesté »
(Guibert, vv. 2304-2305, 2311-2314)
17et demandent d’eux-mêmes le baptême, séduits par la puissance divine.
18Mais les conversions individuelles sont les plus intéressantes.
19Ce sera d’abord celle de Fierabras, héros sarrasin dans la geste du roi, rebelle aux argumentations d’Olivier lors d’une longue conversation religieuse, mais qui bénéficie d’une grâce miraculeuse sur le champ de bataille :
Contremont vers le ciel a li rois resgardé ;
De Damediu li menbre, le roi de maïsté.
Et dou saint Esperit tous fu enluminés. (Fier., vv. 1491-1493)
20Tel est aussi le cas d’Otinel, lors d’un combat contre Roland10.
21Avec la conversion de Bauduc, dans Aliscans, un poète nous fait vivre un drame particulièrement poignant. Rainouart y affronte un adversaire qui se trouve être son cousin. Or il vient de se battre contre son frère Valegrape qu’il aurait tellement voulu sauver mais qui est resté imperméable à la foi chrétienne. Ce qu’il a ressenti comme un échec va le poursuivre dans le combat suivant contre Bauduc, combat redoutable, entrecoupé de supplications de Rainouart pour que son cousin se convertisse. Mais la nouveauté, c’est que notre héros prononce une « prière du plus grand péril » dont voici la conclusion :
Si com c’est voirs, et nos ice creon,
Garis mon cors de mort et de prison,
Et que conquiere Bauduc cest Esclavon
Et que gel puisse avoir a compaignon. (Al., vv. 7228-7231).
22Rainouart a compris que la foi est une grâce qui se mérite par la prière ; il souhaite une victoire sans mort dont l’issue serait un type d’amitié semblable à celui de Roland et de son « compaignon » Olivier. Il est exaucé :
Mes Dex de gloire a le paien sauvé ;
Ne velt que muire, si ait cresû’enté. (Al., vv. 7312-7313)
23On mesure la spiritualisation de l’événement par rapport aux exemples précédents.
24Un cas peu commun, à mon avis, est celui de Balan dans la Chanson d Aspremont. Ce vieux et sage conseiller, converti de cœur, dès le début de la chanson11, comme il le dit à Naime :
« Se Dex met fin en l’ouevre que jo voi,
Jo kerrai Deu et tenrai vostre loi ;
Mais tant con durt la noise et li effroi,
Ja en batalle ne vos porterai foi » (Aspr., vv. 2706-2709)
25désire en secret le baptême ; mais exclut de trahir, dans les difficultés, son seigneur terrien. En revanche, sitôt le conflit terminé, il demande à recevoir ce sacrement, toutes affaires cessantes :
« Faites moi, sire, batissier et lever.
Aprés vos vuel tels noveles conter
Qui ne sont mie tres bones a celer,
Ou, se ce non, jel me lairai ester.
Amis, dist Karles, vels te tu si haster ?
— O je, voire, sire, molt le puis desirer. » (Aspr., vv. 7036-7041)
26C’est bien encore à Rainouart qu’il faut revenir. Nous l’avons déjà beaucoup cité pour son attitude de chrétien convaincu, champion contre Gadifer, attentif et soucieux du salut de Bauduc après son échec auprès de Valegrape. Mais ce héros a quelque chose de tout à fait particulier, c’est qu’il est lui-même un sarrasin converti, qui, dans la Chanson de Guillaume aussi bien que dans Aliscans, prie Dieu avant même son baptême et n’est encore qu’un simple catéchumène, lorsqu’il obtient la conversion de son cousin, comme nous l’avons dit.
27Vendu au roi Louis par des marchands, il est méprisé, utihsé à de basses besognes, tout fils d’émir qu’il est ; la médiocrité qu’on lui impose le rend ridicule et « assoté ». La faute du roi est immense, tant sur le plan humain que religieux, de l’avoir laissé végéter ainsi. La chance de sa vie sera la venue de Guillaume à la cour. Le comte d’Orange lui fait confiance, le prend dans son armée. Mais pourquoi Rainouart a-t-il spirituellement évolué ainsi ? Il semble qu’il ait bénéficié de deux sources de grâce complémentaires ; son extrême humilité et les humiliations qui l’accompagnent lui valent sans doute de nombreux mérites spirituels ; d’autre part, son rôle, dans la guerre, en fait un second Vivien, en quelque sorte et bénéficie de l’intervention céleste de ce héros mort en martyr. Il vit toute la guerre d’Aliscans dans un état de « baptême de désir » qui se concrétisera à Orange, après la victoire. Le baptême sacramentel opérera en lui une véritable transfiguration. Rainouart était gros, affreux, les mollets brûlés par le feu des fourneaux ; il se battait avec une sorte de massue, son redoutable tinel ; la seule fois où il a essayé de monter à cheval, il s’est retrouvé immédiatement désarçonné : au fond, il restait un sauvage, même s’il se battait pour la bonne cause. Sitôt baptisé, il devient le plus élégant et le plus brillant des chevaliers :
En Renoart ot mout beau bacheler ;
Grant ot le cors et regart de sengler. (Al., vv. 7889-7890)
Et Renoart a hurté le destrier ;
L’escu embrace a loi de chevalier.
En la quintaine fiert grant cop et plenier.
Que en un mont a fet tot trebuchier.
Au tor françois est revenuz arrier,
Cortoisement a tret le brant d’acier.
François escrïent : « Ci a bon chevalier !
Onc tiex ne furent Rollant ne Olivier. » (Al., vv. 7986-7993)
28C’est bien la preuve qu’il y a adéquation entre la foi, matérialisée ici par le baptême, et la vie chevaleresque.
29Ce qui rend le cas de Rainouart particulièrement passionnant et, en même temps, étrange, c’est qu’il se convertit spontanément, malgré les chrétiens en quelque sorte. En effet, le roi Louis lui avait refusé le baptême12 :
« Onc nel voil fere bautizier ne lever. » (Al., v. 3582)
« Sovent m’a dit et mainte foiz rové
Qu’il recevroit sainte crestïenté ;
Mes je li ai tot adés deveé. » (Al., vv. 3646-3648)
30Cependant, outre qu’il est un guerrier infatigable et redoutable pour la cause chrétienne, il pense en chrétien, parle en chrétien. C’est ainsi que, devant Valegrape, il proclame :
« Pour nule rien ma loi* ne guerpiroie,
Que Dex dona por aler droite voie. » (Al., vv. 6609-6610)
* i. e. la foi chrétienne
31On comprend alors son désarroi, lorsqu’il se croit, après la victoire, délaissé par Guillaume, désarroi qui se marque par une apparente incohérence dans ses références religieuses, obligeant à se rappeler cette fragilité psychologique dont il a lui-même conscience13. Menaçant en effet de retourner chez les siens pour se mettre à la tête d’une armée et revenir dévaster l’empire de Louis, il jure par Mahomet (Al., v. 7576), mais il lui échappe aussi une succession d’invocations comme :
« Ou par Mahom mout tost le comparrez
Ge ne sui mie encore a vos tornez.
Por cel apostre qu’en quiert en Noiron Prez,
Se n’ert por ce que... » (Al., vv. 7618-7621)
32En clair, même lorsque, par dépit, il prétend retrouver la foi de ses pères, ce sont les références chrétiennes qui reprennent vite leurs droits. Cela se passe dans la chanson d’Aliscans. Il en était déjà ainsi dans l’antique Chanson de Guillaume où, bien décidé à retourner rassembler une armée de païens, il s’écrie :
« Si irrai Mahomet servir e aorer » (Guill., v. 3364)
33mais s’adresse, en même temps, aux jeunes messagers qu’il envoie auprès de Guillaume en ces termes :
« Seignurs, fait il, esquiers et bachelers,
A Danpnedeu vus puisse jo comander.Jo m’en irrai en estrange regné,
E vus irrez a la bone cité. » (Guill., vv. 3373-3376)
34Il a la foi chrétienne chevillée au corps et ne parvient pas à se persuader lui-même qu’il redeviendrait sarrasin. N’avait-il pas d’ailleurs, dans cette chanson, eut cette belle anticipation au plus fort du combat :
... « Jo sui ben baptizez.
Se Mahomet ne volez reneier,
E Appolin e Tervagant le veil,
Aincui verrez qui li nostre Deu ert. » (Guill., vv. 3252-3255)
35Le cas de Rainouart conduit à s’intéresser à celui de sa sœur et à examiner le type des conversions féminines. Si Rainouart est atypique, il en va de même d’Orable, devenue Guibourc. Esseulée dans Gloriette à Orange, elle se prend à rêver du beau chevalier chrétien Guillaume, le rencontre et se convertit pour l’épouser. Elle avait un passé de brillante princesse sarrasine, magicienne même (ce qui peut être suspect14) dans les Enfances Guillaume. Epouse insatisfaite succombant au charme de Guillaume, elle ne semble pas jouer le meilleur rôle en se convertissant. Or, elle deviendra la très sage Guibourc dont la tendresse et le dévouement envers son mari, dans toutes les chansons de la vie poétique de Guillaume à partir de leur première rencontre, suscitent en permanence l’admiration des protagonistes, mais aussi du public et des lecteurs. C’est donc une vie tout à fait exemplaire de grande dame chrétienne qu’elle mène, ce qui justifie a posteriori une conversion que l’on aurait certes pu trouver un peu trop romanesque15. Il n’en reste pas moins que la conversion est d’emblée sincère et que son prétexte (un amour humain) n’est ni invraisemblable ni scandaleux : son mariage avec un païen n’avait aucune valeur et, si l’on en croit la tradition des Enfances Guillaume, il n’avait pas été consommé16. Cet exemple tout à fait particulier à cause, précisément, de la personnalité du personnage veut, sans doute, montrer que les voies de Dieu sont insondables.
36Car les conversions féminines sont nombreuses, mais s’expliquent le plus souvent par le désir d’éviter le prétendant sarrasin imposé par le père et par un attrait exotique pour un bel étranger. Le souci religieux est peu présent. Telles se conduisent, par exemple, Gaudisse (dans Ànséis de Carthage), Guimarde (dans Galien li resto-rés), Malatrie (dans le Siège de Barbastre), Mandagloire (dans Fierabras), Maugalie (dans Floovant)... On peut se demander aussi dans quelle mesure ces situations ne rendent pas service à l’idéologie épique. Car la chanson de geste, exaltant la défense de l’Empire, l’extension de la Chrétienté, montre par la conversion des jeunes sarrasines désireuses d’épouser un brillant chevalier chrétien, l’intérêt de la conquête pour celui qui est, au départ, un « pauvre chevalier » sans terre : il se taillera un fief, puis, épousant la fille de l’émir local dès qu’elle se sera convertie, se retrouvera titulaire du fief, moins par droit de conquête (ce qui est juridiquement contestable) que par droit de mariage. C’est, je pense, ainsi qu’il faut interpréter – cum grano salis – la chanson de Guibert d’Andrenas, comparable à la Prise d’Orange dans le domaine de la parodie. Après la victoire des Francs,
Rois fu Guiberz de tote la contree,
Agaiete a a moillier esposee,
Qant ele fu bautizie et levee.
…
Si a Guibert sa corone portee
Et Agaiete avueques coronee,
Roine fu de tote la contree
Dont ele fu par droit dame clamee. (Guibert, vv. 2339-2341, 2345-2348)
37Cela était prévu, annoncé par un songe. En voici le contenu :
Et dit Soline : « Fauquete, ça entent !
A nuit sonjai.I. sonje molt pesant :
De vers Narbone venoit.I. fauc volant,
.VII. fauconceax le venoient sivant.
.I. en i ot merveillox et poissnt
Qui Agaiete prenoit par mi les flans,
Une florete li metoit el devant »
Dit Agaiete : « Je sai veraiement,
Ce est Guiberz, filz Aymeri lo franc.
Qui me prendra a moillier voirement.
Et por lo sonje dont m’as fete joiant,
Tiens ! je te doig lo palazin Bertrant ;
Lunete aura Guielin lo vaillant
Et Fauque aura Girarat lo conbatant.
Bien vos ai mariees. » (Guibert, vv. 1072-1086)
38Agaiete était amoureuse depuis un certain temps puisqu’elle ne s’étonne pas du songe, l’explique comme une évidence (alors que d’ordinaire l’on avait recours à un clerc savant), trouve l’annonce naturelle (alors qu’elle est surnaturelle) et fait partager, comme une évidence là encore, son bonheur futur à ses suivantes en donnant à chacune un chevalier chrétien pour époux. Bien évidemment, cette scène n’est acceptable et intéressante que par son aspect comique. Mais, précisément, l’on ne se moque jamais, dans la comédie, que de la réalité. E faut donc en conclure que, du moins dans les fantasmes épiques, il était possible de bâtir « un plan de carrière » sur la supputation de conversions de belles sarrasines17. La tonalité est aux antipodes de celle de la conversion d’Orable-Guibourc ; le processus n’est pas fondamentalement différent.
39De toutes ces situations, dont il est difficile de dire qu’elles procèdent d’un moule unique, il faut tenter de discerner une direction générale, n est bien clair tout d’abord que toutes les tentatives globales et automatiques (si l’on ose dire) de conversion au nom d’une collusion entre Imperium et Christianitas, d’une organisation idyllique du monde telle que l’aurait prétendument voulue le Créateur, sont toujours vouées à l’échec car les sarrasins récusent cette logique qui n’est pas la leur et il semble bien que les poètes épiques ne désapprouvent pas absolument leur attitude. C’était une théorie d’intellectuels, ce n’est pas ce qu’un poète, expert en nature humaine, ressent.
40L’adhésion à la foi chrétienne est l’affaire d’une conscience personnelle, fondée sur les bases propres à chacun. Quand de belles Sarrasines se convertissent, cela semble ressortir bien davantage au romanesque, mais, si l’on veut bien aller au delà d’une exploitation superficielle et qui eût été malsaine ou gênante dans un autre contexte, force est de deviner derrière les allusions et sous-entendus une réflexion déjà beaucoup plus sérieuse. Guibourc est là pour en apporter la preuve. Agaiete déçoit sans doute un peu si on la compare à Orable ; mais qui serait habilité à lui jeter la pierre ? Car alors, pourquoi serait-on en droit d’admirer ladite Orable ?
41Dans la plupart des cas, parfois même dans ceux que l’on peut contester parce que, par exemple, il y a une intention parodique, l’on se rend compte que la conversion est le fruit d’une attitude positive et ouverte : acceptation du miracle de la grâce divine pour Fierabras, accueil d’une prédication intense pour Bramimonde18, lente maturation qui respecte les exigences morales et sociales pour Balan, enthousiasme parfois un peu trop dynamique (il ne faut pas que jeunesse se passe !), mais, on s’en rend compte avec le recul, très profondément enraciné pour Rainouart, sans doute le converti le plus attachant19, car sa conversion est le fruit d’un idéal profond, longtemps espéré, pour lequel il lutte avec courage dans un univers chrétien hostile, bien peu charitable pour lui, il faut l’avouer.
42C’est peut-être là l’essentiel. Les auteurs de geste, tout en restant entièrement fidèles à la tradition épique et à ses contraintes, s’autorisent une liberté d’analyse salutaire et, dans le domaine qui nous a occupé ici, apportent une connaissance de l’âme humaine (et d’une saine théologie ?) fort réconfortante, à tel point qu’ils donnent parfois l’impression d’avoir été dépassés par leurs propres œuvres20.
Notes de bas de page
1 La Chronique du Pseudo-Turpin détaille une discussion tout à fait intéressante entre Charlemagne et Agolant sur ce thème de la relation entre foi et pouvoir. Agolant reproche à Charles la conquête de terres païennes, comme une véritable usurpation puisqu’il ne les tient pas par héritage. Ce à quoi l’empereur répond que Jésus-Christ, créateur du ciel et de la terre, a choisi le peuple chrétien pour gouverner le monde qu’il avait créé. C’est pourquoi aussi il est important d’obtenir la conversion des Sarrasins. Voir Adalbert Hämel, Der Pseudo-Turpin von Compostela. Aus dem Nachlass herausgegeben von André de Mandach, München, Verlag der Bayerischen Akademie der Wissenschaften, 1965, chap. XII [De disputacione Karoli et Aigolandi], pp. 55-56.
2 Dès le xie siècle et jusqu’à la période qui nous occupe, des prélats éminents avaient dissocié prédication et guerre. Mais ce sont paroles de clercs, assez rares malgré l’autorité de ceux qui les profèrent, et leur impact sur les laïques dut être bien faible. Voir la thèse de Paul Bancourt, les Musulmans dans les chansons de geste du cycle du roi, 2 vol., Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 1982 (en particulier les pp. 484 sq., 538 sq.). On sait qu’au xiiie siècle, Louis IX dirigea encore deux croisades et que Rutebeuf vilipende les chevaliers qui refusent de partir en Terre-Sainte (Il reprend, en l’actualisant, l’expression « terre de promission » – Terre Promise) La Chanson d’Antioche, quant à elle, (voiries vv. 161-213) présente la première croisade comme la conséquence d’une prophétie de reconquête féodale du Christ en croix :
« Dont sera essaucie sainte Crestïentés
Et ma terre conquise, mes païs aquités. » (Antioche, vv. 175-176)
3 Les poètes ne s’attardent pas sur les « petites gens » traitées généralement d’une manière tout à fait expéditive : le choix entre baptême et mort.
4 Les deux passages du Pseudo-Turpin auxquels il est fait allusion ici (n. 1 et 11) se terminent de la même façon : c’est l’issue d’un combat qui désignera la vraie foi et justifiera alors éventuellement un baptême.
5 D faut rappeler ici l’étude de Jacques Ribard : « Y-a-t-il du pacifisme dans la Chanson de Roland ? » in Du mythique au mystique, la littérature médiévale et ses symboles, Paris, Champion, 1995, pp. 39-48.
6 A examiner de près la proposition de Thibaut, il ne s’agit pas de savoir quel dieu existe, mais lequel est le meilleur. Dans le Couronnement de Louis, Corsolt dit explicitement que le Dieu des chrétiens règne dans le ciel et n’a rien à faire sur terre, domaine de Mahomet (cf. CL, vv. 522-537). Cette dualité n’est pas absolument contestée par les chrétiens pour lesquels le panthéon des sarrasins est une divinisation (hérétique) de l’enfer : ces dieux sont en fait, à leurs yeux, Satan et ses suppôts.
7 On peut rappeler à ce propos des réflexions admiratives de chevaliers chrétiens vis-à-vis de brillants ennemis, par exemple :
« Se il fust Crestiiens onques ne fust telz ber. » (Jer., v. 9864)
8 Toujours dans la geste du roi, mais dans un autre contexte, on peut se reporter aux vv. 4543-4546 et 6698-6700 de Huon de Bordeaux où l’on voit Auberon faire un ban crier, invitant qui Diu velt croire à s’approcher des fonts baptismaux. Cinq cents se présentent dans le premier cas, deux mille dans le second. Il n’est pas fait mention de menaces sur les récalcitrants (seul l’émir, dans le second cas, sera tué).
9 Sans doute assez spécieuse, il est vrai, puisque l’autre élément de l’alternative est la mort. Mais l’auteur reste tributaire, précisément de cette idéologie épique à laquelle nous faisions allusion.
10 Voir la chanson d’Otinel, vv. 576-590.
11 Naime lui avait donné un véritable enseignement catéchistique : un « credo » narratif s’étendant de la création du monde jusqu’à la Rédemption (Aspr., vv. 493-540). De même dans le Pseudo-Turpin assiste-t-on, par exemple, à une discussion entre Roland et Ferragut sur l’ontologie divine : Ferragut proclame sa foi en un Dieu unique et ne peut admettre que la Trinité ne soit pas une triple divinité. Voir Adalbert Hämel, Der Pseudo-Turpin von Compostela. chap. XVII [De bello Ferracuti gigantis et de obtima disputacione Rotolandi], pp. 63-67. Dans ce cas précis, on remarquera un exposé de la foi musulmane qui exclut toute idolâtrie.
12 Il est vrai que l’intention principale du poète, à cet endroit, est de montrer la médiocrité du roi Louis.
13 « Por ce qu’estoie si forment assoté » (Al., v. 7860)
dira-t-il à Guibourc.
14 Blanchefleur n’a pas hésité à lui en faire grief (Guill., vv. 2591-2594).
15 Il est vrai que le cycle de Garin de Monglane est assez féministe et la Prise d’Orange est une chanson dont l’humour ou la parodie ne sont pas absents. Voir sur ce point : Claude Lachet, La Prise d’Orange ou la parodie courtoise d’une épopée, Paris, Champion, 1986.
16 Il est juste de dire que d’autres traditions lui donnent des fils, Esmeré d’Audierne et ses deux frères, de ce premier mariage : voir Al., vv. 555, 1235-1237, 1242-1250.
17 L’attitude de Floripas, dans Fierabras, confirmerait, mais sur le mode grinçant, cette idée.
18 Il serait anachronique de contester cette attitude au nom de l’endoctrinement ou d’un phénomène sectaire, toutes choses totalement étrangères au xiie siècle.
19 Nous avons été heureux de traiter ici d’un héros épique pour lequel le médiéviste que nous honorons par ces pages s’est également passionné.
20 Ce qui serait la preuve de leur génie (ou talent selon le cas) et de leur profondeur humaine.
Notes de fin
* Les textes sont cités d’après les éditions suivantes :
- Anseïs von Carthago, herausgegeben von Johann Alton, Bibliothek des Litterarischen Vereins in Stuttgart, Tübingen, 1892.
- Aliscans, publié par Claude Régnier, 2 vol., cfma 110-111, Paris, Champion, 1990.
- La Chanson d’Antioche, publiée par Suzanne Duparc-Quioc, Paris, Paul Geuthner, 1977.
- La Chanson d’Aspremont, éditée par Louis Brandin, 2 vol., cfma 19 et 25, Paris, Champion, 1924.
- La Chanson de Guillaume, éditée par François Suard, classiques Garnier, Paris, Bordas, 1991.
- La Chanson de Jérusalem, ed. by Nigel R. Thorp, the Old French Crusade Cycle, vol. VI : The University Alabama Press, Tuscaloosa and London, 1992.
- La Chanson de Roland, éditée par Gérard Moignet, Paris, Bordas, 1969.
- Le Couronnement de Louis, chanson de geste du xiie siècle, éditée par Ernest Langlois, CFMA 22, Paris, Champion, 1965.
- Les Enfances Guillaume, chanson de geste publiée par Patrice Henry, Paris, satf, 1935.
- Fierabras, édité par A Kroeber et G. Servois, APF 4, Paris, Vieweg, 1860.
- Floovant, chanson de geste publiée par F. Guessard et H. Michelant, apf 1, Paris, Vieweg, 1859.
- Le Galien de Cheltenham, édité par David M. Dougherty et Eugene B. Barnes, Purdue University Monographs in Romance Languages, 7, Amsterdam, John Benjamins, 1981.
- Gui de Bourgogne, chanson de geste publiée par F. Guessard et H. Michelant, apf 1, Paris, Vieweg, 1859.
- Guibert d’Andrenas, chanson de geste publiée par J. Melander, Paris, Champion, 1922.
- Huon de Bordeaux, édité par Pierre Ruelle, Bruxelles, Université libre de Bruxelles, 1960.
- Le Moniage Rainouart I, publié par Gérald A. Bertin, SATF, Paris, Picard, 1973.
- Otinel, chanson de geste publiée par F. Guessard et H. Michelant, apf 1, Paris, Vieweg 1859.
- La Prise d’Orange, éditée par Claude Régnier, Paris, Klincsieck, 1967.
- Le Siège de Barbastre, édité par J.-L. Perrier, cfma 54, Paris, Champion, 1926.
Auteur
Université de Provence
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