Les noms et qualificatifs des génies et des enchanteurs dans les chansons de geste
p. 179-191
Texte intégral
1Les noms et qualificatifs donnés aux génies et aux enchanteurs des chansons de geste ont parfois un sens plaisant. Certes, il n’est pas toujours possible d’aller loin dans la recherche. Mais dans plusieurs cas on peut entrevoir que nos vieux auteurs avaient des arrière-pensées en tête et que les mots utilisés ne sont pas dépourvus de quelque malice.
Noms propres
2Ecartons rapidement quelques enchanteurs dont les noms ne sont pas révélateurs : Maugis, Malaquin ou encore Basin.
3Maugis semble venir par aphérèse de Amaugis (encore attesté dans nos textes), comme l’avait bien vu Werner Kalbow dans un bon travail1, nom issu d’une forme Amalgisus, attestée dans le Polyptique d’Irminon, tirée d’une base germanique Amal-. Elle se rattacherait d’après Marie-Thérèse Morlet, au vieux norrois ama « importuner qqn. » et elle aurait eu le sens de « actif, zêlé, laborieux2 ». Quant au second élément gisus il ferait partie d’une famille attestée dans le lombard gisil « flèche » (?) et dans le germanique gaiz de même sens. Les gens du Moyen Age n’en comprenaient plus le sens. D’où l’étymologie populaire selon laquelle on aurait donné ce nom au héros parce qu’il se trouvait malement dans la forêt avec les bêtes sauvages (Kalbow, op. cit., p. 69).
4Le nom de Malaquin d’après Kalbow serait composé des deux éléments : Mal et Aquin3. Ce dernier terme ne semble pas avoir de sens particulier. L’élément kin, fréquent en néerlandais, est un suffixe diminutif connu4.
5A en croire M. Th. Morlet, le nom Basinus, attesté au viiie siècle, proviendrait d’une racine badu-, qui se rattache au germanique baduho « combat5 ». Le nom survit encore dans l’onomastique moderne6. Il n’évoque nullement le caractère mystificateur du personnage.
6D’autres noms sont plus intéressants : ainsi celui de Picolet dans Les Enfances Vivien7, La Bataille Loquifer8, le Moniage Rainouart9, textes cités d’après leur place dans les manuscrits cycliques10. Le nom paraît un sobriquet. Marie Thérèse Morlet rattache le nom de Picolet, qui apparaît encore dans l’onomastique moderne, à la forme Picou « petit crampon11 ». Le substantif picolet « crampon » se rencontre il est vrai en ancien français (Godefroy, VI, 143). Mais le nom propre semble plutôt un diminutif de pecol, picol, venant du latin *pediculus « petit pied », terme qui s’est appliqué à des pieds de lits et notamment aux figures difformes sculptées souvent à cet endroit ? Tel a été l’avis de Maurice Delbouille, puis de Jean Frappier12. Maurice Delbouille a présenté en 1953 d’importantes observations « Sur les origines du latin Pacolet13 ». Ce Pacolet est un farfadet du folklore wallon qui prendrait la suite du nain sarrasin Pacolet, attesté dans le roman tardif de Valentin et Orson (il connaît la magie et dispose d’un cheval volant, p. 29 du tiret à part), et plus anciennement du Picolet de la Bataille Loquifer et des versions récentes du Moniage Rainouart (en fait, la suite appelée Maillefer par M. Delbouille, où paraît Picolet).
7Comment se présente le Picolet de la Bataille Loquifer ? Mme Marguerite Rossi s’est occupée de ses liens avec Aubéron dans son intéressante étude « Sur Picolet et Aubéron » des Mélanges J. Wathelet Willem, Liège, 1978, pp. 569-591. Nous nous limiterons ici à son apparence extérieure. Il ressemble à un petit diable, noir et velu. Sa toison est longue et elle vole au vent. Il court avec une rapidité exceptionnelle14. Il est même capable de sauter dans la mer et de nager sous l’eau15. Retenons ce rapport avec l’élément liquide. Le texte nous dit On l’apeloit Picoulet lou ligier « le rapide » (vers 965).
8Si l’on regarde le fascicule du FEW consacré au mot *pediculus (VIII, 122-124), publié en 1955, c’est-à-dire après l’article de Maurice Delbouille, on y trouve les mots pecol, quepol de l’ancien français pour désigner les pieds de lit. On relève aussi dans les dialectes pecolin (haut Dauphiné) au sens de « contourné comme un pied de meuble, contrefait », et aussi au sens de « malingre », pecolet (Grenoble), également au sens de « qui commence à se dessécher, ridé, qui perd de sa beauté en vieillissant ». La nuance de « contrefait » irait bien pour un nain. Picolet pourrait signifier « nain contrefait, vilain gnome ».
9Une seconde valeur apparaît aussi au Moyen Age : celle de « fou ». Elle se rencontre dans la Folie Tristan de Berne, où le héros, déguisé en fou, prétend se nommer Picous au vers 156 (G’é non Picous). Au vers 187 le roi Marc s’adresse à lui en l’appelant Picolet. La dénomination paraît une sorte d’épithète de nature. Un texte d’archive de la fin du xiie siècle nous aprend qu’un véritable fou a porté ce nom. Dans une brève note publiée dans les French Studies (t. 5, 1951, pp. 56-61) Mlle Telfer a signalé qu’un fou de Jean sans Terre a été appelé de 1198 à 1202 Picol, Picolet en français et Picolfus en latin. Le livre de John Southworth, The English Medieval Minstrel (Woobridge, 1989, p. 51) mentionne à nouveau ce Picolet à qui le roi donne une terre en 1198. A la fin du xiie siècle, il semble que le nom de Picolet signifiait donc « petit fou ». Les deux valeurs dégagées ne sont pas contradictoires. Il se peut que l’on ait d’abord appelé Picolet des fous de cour de petite taille à l’aspect contrefait, rachitique. Tous ces emplois procéderaient alors de la même source. Quoi qu’il en soit, la valeur plaisante du nom semble évidente.
10Gertrude Schoepperle Loomis a justement relevé que le diminutif -et n’est pas rare dans les noms de nains des récits français. Elle a relevé Guivret, Picolet, Espiet16. Ajoutons Golet, nom du fou de Guillaume le Conquérant dans le Roman de Rou. Il convient d’imprimer Golés au cas sujet, et non Goles comme l’a fait malheureusement A. Holden dans son édition du texte17. Notons que le nom du génie familier (qui devait être aussi une sorte de nain) de l’archevêque Maugier de Rouen est Toret18. De tels diminutifs sont courants chez les jongleurs19. A petits personnages noms minuscules !
11Autre nom révélateur : celui de Galopin20. Comme je l’ai fait remarquer ailleurs21, il possède certainement une connotation plaisante. Certes, le mot n’existe pas encore comme nom commun à cette époque. D’après le FEW, t. 17, 485, c’est seulement à partir de la fin du xive siècle en 1388 que le terme apparaît avec le sens de « petit garçon que l’on envoie faire des courses ». Eustache Deschamps serait le premier à l’employer ainsi.
12Le terme Galopin n’est pas un nom habituel de l’onomastique française. Il appartient à la famille de galoper, issu du germanique* wala hlaupan, ancien francique signifiant « sauter, galoper. Le bon connaisseur de l’onomastique française que fut Karl Michaëlsson estime dans un très utile travail publié dans les Mélanges Mario Roques (Paris, 1952, pp. 182-183) qu’il s’agit d’un surnom donné à des courriers, à des messagers. Il a fait observer que la première attestation des deux noms voisins, Galopin et Trotin, se rencontre dans des chartes normandes de 1198. Or, on observe que dans les chansons de geste de Garin le Lorrain (éd. J. Vallerie, vv. 7760 sq. ; éd. A. Iker-Gittleman, vv. 7328 sq.) et d’Elie de Saint Gille (vv. 2563-2580) le personnage remplit précisément la fonction de messager. Il semble dès lors impossible de douter que le nom soit un sobriquet expresssif signifiant « le trotteur » et suggérant la vitesse. Le personnage est un messager qui court très vite à la fois dans Garin, dans le Moniage Rainouart et dans Elie de Saint-Gilles. Il dispose pour ce faire d’un pouvoir magique. Dans Garin il lance un charme qui lui permet d’accélérer sa course22. Dans Elie de Saint-Gilles, le pouvoir magique de Galopin provient des fées présentes à sa naissance. D’où sa prodigieuse vitesse23. Ici encore le nom est semblable à des armes parlantes, il définit plaisamment la fonction du personnage. Le personnage nommé Galopin, qui file comme une flèche, est un génie de la vitesse.
13Faut-il poursuivre ces investigations ? Dans les noms de Malaquin24 (Jean de Lanson) et Malabron25 (Huon de Bordeaux) le premier élément est la syllabe Mal-, toujours de mauvais augure. Le nom Espiet dans la chanson de Maugis d’Aigremont se prête à un jeu de mots. On présente le personnage comme un espion : Espiet une espie (v. 517). Plusieurs noms de magiciens ont ainsi une couleur plaisante.
Noms communs
14Les noms communs qualifiant les personnages surnaturels ont parfois une valeur péjorative. Plusieurs appellations apparaissent : ainsi devin26 (Maugis d’Aigremont, éd. Ph. Vernay, Berne, 1980, v. 2425), enchanteor27 (Maugis, v. 2049), tregeteor28 (Maugis, v. 5344), qui signifie à la fois « bateleur, escamoteur » et « enchanteur, magicien », parfois souditor29 (Maugis, v. 2030) « qui signifie « séducteur », c’est-à-dire « trompeur ». Ces divers termes proviennent de la chanson de Maugis d’Aigremont, riche en magiciens et en tours de magie. Il serait certes utile d’entreprendre des recensions exhaustives de tous ces termes dans la littérature épique des xiie et xiiie siècle. Mais ce serait de longues investigations. Comme dans le livre de R. L. Wagner30, on se fonde ici sur des enquêtes limitées. Plusieurs de ces termes suggèrent que l’enchanteur n’est pas un personnage très recommandable. Quelques appellations sont railleuses. Ainsi le mot tregeteor, puisque tregeteor implique des tours d’adresse, des opérations d’escamotage et signifie « bateleur, baladin, escamoteur31 ».
15Certains termes plus précis s’appliquent aux génies et aux enchanteurs.
Le mot de lutin
16Il y a parfois des génies des eaux appelés luiton, déformation de nuiton, mot issu du latin Neptunus, dieu de la mer et des eaux, pris en latin tardif au sens de démon aquatique32. Le terme possède en ancien français des valeurs complexes. Dans les textes épiques il semble désigner un génie marin33. Les brèves allusions contenues dans Aliscans et La Bataille Loquifer ne permettent guère de savoir ce que nos auteurs entendaient par là34. Des évocations plus fournies se rencontrent dans les œuvres du xiiie siècle. Ainsi l’auteur de Huon de Bordeaux présente Malabron (éd. P. Ruelle, vv. 5352, 5358, 5383) comme un génie marin (pour un temps limité). Mêmes emplois dans Gaufrey (éd. Guessard et Chabaille, Paris, 1859, vv. 7915 sq., 7953 sq.) et dans Garin de Monglane35. Dans Gaufrey le personnage apparaît sous forme de poisson36 (en guise de poisson) lorsqu’il nage dans l’eau. Une fois arrivé à terre, il prend l’apparence d’un homme (Malabron s’est mué en la guise d’un hom, p. 237, v. 7891). Il a le pouvoir de se transformer en d’autres créatures. La Chanson de Godin reprend le motif37. Dans Garin de Monglane, également du xiiie siècle38, Malabron est appelé une grant fantosme, luton l’oï nomer (ms. fr. 24403 de la B. N. de Paris, f° 42 v°). On ne nous en fait pas une longue description. Un détail furtif est, toutefois, révélateur des mentalités du temps : il nous est dit dans ce texte à propos de Robastre, fris du lutin : fïlz est au deable (B. N. ms. fr. 1460, f° 166 v°). Signe que le lutin est senti comme un être trouble, étranger au monde chrétien39. Ce personnage semble bien un génie des eaux, puisqu’il nage constamment dans l’élément liquide.
Le mot de folet
17Citons également le mot folet, qui désigne un « lutin » comme nous disons aujourd’hui. Le mot s’applique à Malabron dans Gaufrey (v. 8267) et à Espiet dans Maugis d’Aigremont (v. 5446). On doit interpréter d’abord ce terme rare au sens étymologique : il appartient à la famille du mot fou. Le FEW range le qualificatif folet sous le mot folie40. Le Tobler-Lommatzsch suggère la même étymologie. Le sens premier relevé par ces lexicographes est « tôricht, närrisch », puis « Narr am Hofe ». Le sens de « Kobold » est un dérivé pour le dictionnaire de Tobler-Lomatzsch41. Cette valeur est toutefois ancienne car elle est présente dans les Fables de Marie de France (éd. Ch. Brucker, Louvain, 1991, 57, 2). L’éditeur traduit justement folet par « lutin ». Le folet serait donc au sens premier « un petit être à l’aspect singulier et au comportement bizarre ». Très vite le mot aurait pris le sens de « lutin, gnome ».
Le mot de nain
18Dans Huon de Bordeaux Auberon est appelé un nain. L’auteur le qualifie de « nain bossu », nain boceré (éd. P. Ruelle, v. 3275), de « petit bossu » (petit boceré, v. 3279), de « méchant bossu » (li fels nains bocerés, v. 3305). Même si ces termes sont mis dans la bouche d’un personnage, Geriaume, et une seule fois dans celle de l’auteur, ces dénominations ne sont pas bienveillantes. Elles soulignent l’aspect burlesque et dérisoire du personnage, si puissant soit-il. Plusieurs personnages possédant des pouvoirs surnaturels sont présentés comme des nains. Tels sont Aubéron, dans Huon de Bordeaux, Espiet dans Maugis, Malabron dans Gaufrey, Galopin dans Elie de Saint-Gille, ou encore Maufuné dans Charles le Chauve42. On conviendra qu’il y a dans ce terme une notation comique.
Le mot d’enchanteor
19En ce qui concerne enchanteor, il semble que le mot ait assez souvent une connotation péjorative et désigne un magicien inquiétant, voire maléfique. Certes, le terme peut s’appliquer parfois à des personnages sympathiques43. Rappelons nous que certains magiciens évoluent : l’enchanteur Perdigon apparaît d’abord comme un personnage diabolique dans Garin de Monglane, ensuite il se met au service des héros, Garin et Mabille, et il devient sympathique. Mais d’une manière générale le terme désigne des magiciens hostiles aux héros : Malaquin dans Jean de Lanson, Noiron dans Maugis, Hunaut dans Simon de Pouille44. L’impression d’ensemble produite par le mot enchanteor dans les textes n’est pas favorable.
Le mot de larron
20Le terme de larron, qualificatif fréquent des enchanteurs, mérite quelques commentaires. Ph. Verelst lui a consacré quelques observations45. Il mentionne huit personnages affublés de cette épithète, qu’il cite dans l’ordre suivant : Basin (personnage de la chanson de Basin perdue), Foucher (de Girart de Roussillon), Maubrun (de Fierabras), Maugis de la chanson du même nom, Picolet (de la Bataille Loquifer), Galopin (d’Elie de Saint Gille), Malaquin (de Jean de Lanson), enfin Espiet (de la chanson de Maugis d’Aigremont). Il soutient que le mot n’a rien de péjoratif, qu’il n’est pas à prendre « dans son sens habituel qui désigne un criminel » (p. 123), que le terme aurait à ses yeux une « valeur méliorative », que les larcins commis par les enchanteurs aux dépens de leurs adversaires sont sympathiques et amusants, que le terme larron est devenu « une sorte de cliché » (p. 124), qu’il y a eu à l’origine « une étroite corrélation entre l’art de l’enchanteur et celui du voleur » (p. 124) et que le premier représentant de cette lignée d’enchanteurs qualifiés de larrons serait Basin, héros d’une chanson de geste perdue.
21On peut discuter ces idées. D’abord, pour juger du qualificatif larron il semble préférable de se fonder seulement sur les textes conservés. Les allusions au personnage de Basin sont brèves et ne permettent pas de reconstituer l’œuvre disparue. L’affirmation selon laquelle ce personnage, de condition noble à l’origine, aurait été contraint de voler pour survivre semble une explication à postériori, inventée après coup pour rendre compte de l’appellatif46. De surcroît, les talents d’enchanteur de Basin ne paraissent pas très importants.
22D’autre part, il ne faut pas donner à larron le sens de « criminel ». Un vol est un délit, et non un crime. Si l’on donne à larron le sens courant de « voleur », on peut se demander si le premier enchanteur qualifié de larron ne serait pas Maugis, celui de la chanson des Quatre fils Aymon que l’on voit se divertir aux dépens de Charlemagne et lui voler diverses choses.
23Observons que le qualificatif de larron donné à Maugis dans Les Quatre fils Aymon n’apparaît pas au début de l’œuvre. Au début de l’œuvre Maugis est seulement le fils de Buef d’Aygremont. Il est appelé, sauf erreur, pour la première fois larron par Charlemagne dans la laisse 133 au vers 5454 de l’édition de J. Thomas (Genève, 1989) dans une phrase où le roi exprime sa colère contre Maugis, le larron, le ouvert parjuré. On peut comprendre ici larron au sens de « misérable », car « voleur » ne conviendrait pas. Maugis est appelé le vaillant chevalier au vers 7572 ou bien Li vaillant Amaugis, qui mult estait preudon (v. 7631) ou encore Amaugis le baron (v. 7670), formule assez fréquente. Il est qualifié de larron dans le récit au vers 7659 (Or lerons del secors Amaugis le larron), sans avoir encore rien dérobé à Charlemagne. Ou bien notre auteur anticipe sur la suite du récit, ou bien le copiste déforme la bonne leçon qui serait Amaugis le baron47 ou encore il faut donner à larron la nuance de « mystificateur, faiseur de tours ».
24Les rares exemples de larron au vers 7707 dans la bouche d’Ogier son adversaire, au vers 8995 ou au vers 9029 (Amaugis li boen lerre) montrent que dans la version du ms. d’Oxford le terme de larron se rencontre avant la fameuse scène de vol, qui a heu aux vers 10510-10516 : Maugis, prisonnier de Charles, lance alors une incantation, se délivre des entraves qui le retenaient, puis s’empare des épées de Charles, de Roland, d’Olivier et d’Ogier, enfin de la couronne de Charlemagne. Plus loin, c’est Charlemagne lui-même que Maugis enlève pendant la nuit (vv. 10820-10822). Le personnage étant sympathique, il mérite tout à fait le qualificatif li bon lerre (v. 10813). Cette appellation suggère que le terme de larron possède normalement une valeur péjorative. Ici le conteur est obhgé d’user de l’adjectif bon pour ne pas dégrader son héros. Maugis est un bon larron, c’est-à-dire un « trompeur sympathique », un « sympathique faiseur de tours ».
25Les enchanteurs des chansons de geste, pas plus que Maugis, ne méritent d’être qualifiés de larron au sens de « brigand48 », comme le comprend Ph. Vernay dans le glossaire de son édition de Maugis. Certains traducteurs habiles n’ont pas voulu conserver dans leur traduction le qualificatif de larron49. D’autres, moins prudents, ont maintenu à tort le terme. Dans la carrière de Maugis les rapts, les larcins sont exceptionnels, même s’ils frappent l’imagination par leur importance symbolique et l’effet produit50.
26Il serait déplacé de renverser complètement la valeur du mot larron et de prétendre avec Ph. Verelst que le terme serait devenu laudatif. Même si le personnage de Maugis est plaisant dans la chanson des Quatre fils Aymon, même si l’on sourit de voir l’empereur dupé et mystifié, le mot de larron reste un terme infamant. Il est, à tout le moins, ambigu. On trouve dans ce vocable des idées d’habileté, de vol, de tromperie, d’escamotage, de mauvais tours, de mystifications ». Tout cela forme un ensemble inquiétant. Rappelons que Maugis est capable de donner à lui-même et à d’autres des apparences différentes51. Il est expert dans l’art des déguisements. Il prend lui-même un aspect burlesque et dérisoire. Si l’on examinait les emplois du mot dans les autres chansons de geste52, on s’apercevrait vite qu’il désigne peu de voleurs53. Il possède des valeurs plus larges. Il convient souvent de le traduire par « auteur de tours (de passe passe), mystificateur ».
27En conclusion, il semble que les vocables étudiés contestent peu ou prou les personnages auxquels ils s’appliquent. Loin d’adhérer naïvement aux prodiges évoqués, les conteurs des chansons de geste ne se laissent pas abuser par la magie et les magiciens. Ils suggèrent que les mirabilia sont souvent des simulacres, que les enchanteurs ont des pouvoirs limités et parfois ne sont que des imposteurs. Les dénominations utilisées pour désigner ces personnages ne sont pas neutres. Elles semblent chargées d’une certaine ironie.
Notes de bas de page
1 Die germanischen Personnennamen des altfranzösischen Heldenepos, Halle, 1913, p. 45.
2 M.-Th. Morlet, Les Noms de personne sur le territoire de l’ancienne Gaule du vie au xiie siècle, t. I, Paris, 1968, p. 33.
3 Op. cit., p. 155.
4 Cf. M.-Th. Morlet, Les Noms de personne sur le territoire de l’ancienne Gaule, t. III, Les Noms de personne contenus dans les noms de lieu, Paris, 1985, p. 485.
5 M.-Th. Morlet, Les noms de personne sur le territoire de l’ancienne Gaule du vie au xiie siècle, t. I, Paris, 1968, p. 49.
6 Cf. M.-Th. Morlet, Dictionnaire étymologique des noms de famille, Paris, 1991, p. 81.
7 Picolet n’apparaît pas dans l’édition récente des Enfances Vivien de Magali Rouquier, Genève, 1997. Il se rencontre à la fin du texte du ms. fr. 1448 de la B. N. de Paris (ms. D), f° 201 v°-202, où Picolet joue le rôle d’un magicien chargé d’assurer l’éducation du jeune Rainouart. On pourrait appeler cette partie le début des Enfances Rainouart comme l’a fait L. Gautier, Les épopées françaises, t. IV, 1882, p. 435, n. 5. Une analyse du passage se lit chez L. Gautier, op. cit., pp. 517-518. Il est regrettable que le dernier éditeur du texte n’ait pas donné en appendice ce très curieux développement.
8 Cf. l’éd. de M. Barnett, Oxford, 1975, vv. 950 sq.
9 Cf. l’éd. de G.-A. Bertin, Le Moniage Rainouart I, Paris, 1983, v. 4261 (Picolet saute à l’eau et part en nageant à vive allure).
10 A propos des problèmes de chronologie relative Joseph Bédier a déclaré avec esprit dans le tome IV des Légendes épiques (2e éd., Paris, 1021, p. 217) : « Est-ce Jean de Lanson qui est imité de Renaud, ou si c’est l’inverse ? Le roman de Renaud exploite la Chevalerie Ogier, mais chose singulière et pourtant assurée, la réciproque est vraie. En la plupart de ces cas de quel côté est le modèle ? de quel côté l’imitation ? On ne sait : la chronologie de ces romans reste incertaine, et c’est ici le grand fait littéraire qu’il faut savoir accepter et comprendre – à jamais elle restera incertaine, parce que, sortis d’un même mouvement des imaginations, représentant les mêmes goût et les mêmes modes, ces romans à vingt ans, à quarante ans près sont contemporains. »
11 M.-Th. Morlet, Dictionnaire étymologique des noms de famille, Paris, 1991, p. 783.
12 C’est ce qu’ont soutenu tour à tour M. Delbouille en 1953 dans l’important article consacré au nain Pacolet (pp. 37-39 du tiret à part) et J. Frappier « Sur pecol / quepol », dans Romanica et Occidentalia, Etudes à la mémoire de Hiram Péri, éd. par Moshé Lazar, Jérusalem, 1963, pp. 206-210. Dans son Dictionnaire étymologique des noms de famille et prénoms de France, Albert Dauzat a relevé Pecoul, qu’il traduit « pied de table, de ban » et il ajoute « en ancien occitan : sobriquet de sot ». Cela va dans le même sens.
13 Bulletin de la Société de Langue et Littérature Wallonnes, t 69, 1953, pp. 132-144, pp. 27-40 du tiré à part.
14 Cf. la laisse XVI, vers 950-960 de l’édition de Monica Barnett.
15 Ibid., laisse XX, vers 1162-1165.
16 G. Schoepperle Loomis, Tristan and Isold, A Study of the Sources of the Roman, 2e éd. New York, 1963, t. I, p. 242.
17 Wace, Le Roman de Rou, éd. A. Holden, Paris, 1973, t. 2, p. 22, DI, v. 3652 et p. 43, v. 4208. Aucune note n’est malheureusement donnée par l’éditeur sur ce nom intéressant.
18 Roman de Rou, III, v. 4577.
19 Cf. Constance Bullock-Davis, Menestrellorum multitudo, Minstrels at a Royal Feast, Cardiff, 1978, p. 85 (Ernolet), p. 88 (Gauteron le Petit), pp. 90, 92-93 (Gillot), pp. 98-99 (Guillot, Guillotin), pp. 112-120 (Janin), p. 118 (Januche), p. 136 (Martinet), p. 146 (Perotus). Il y a des nains dans la série : ainsi les jongleurs nommés Parvus (p. 144) ou encore Petit. Voir sur celui-ci J. Southworth, The English Medieval Minstrel, Woodbridge, 1989, p. 154. Le même auteur cite un autre diminutif : Gylet p. 187.
20 Sur le personnage de Galopin dans Garin le Lorrain et Elie de Saint-Gilles je renvoie à la contribution de P. Jonin, « Les Galopins épiques », dans Actes du VIe congrès Rencesvals, Aix-en-Provence, 1974, pp. 731-745. Cet érudit ne s’est pas occupé du nom de ces personnages. Il a seulement noté qu’ils jouent le rôle de « messagers rapides » (p. 733).
21 Ph. Ménard, « Le rire et le sourire dans les premières chansons de la geste des Lorrains, Garin le Lorrain et Gerbert de Metz », in Littérales, n° 10, 1992, p. 146.
22 Voir Garin, éd. A. Iker-Gittelman, Paris, 1996, vv. 73229-73230.
23 Elie de Saint-Gilles, éd. G. Raynaud, Paris, 1879, vv. 1884 sq.
24 Ed. J. V. Myers, Chapel Hill, 1965, v. 2349.
25 Ed. P. Ruelle, Bruxelles, 1960, v. 5377.
26 Il s’agit de Baudri, le frère de la fée Oriande, appellé le bon meslre devin (v. 2425).
27 H s’agit du père d’Espiet, neveu de la fée Oriande et compagnon de Maugis (v. 2049).
28 Le mot concerne le père d’Espiet.
29 Le mot qualifie Espiet.
30 Sorcier et Magicien, Paris, 1939.
31 On trouvera quelques remarques sur le mot tresgeteor dans l’utile article de Raleigh Morgan Jr. « Old French Jogleor and Kindred Terms » dans Romance Philology, t. 7, 1954, p. 296.
32 FEW, VII, 98.
33 Un article sur « Les lutins dans les chansons de geste et les romans arthuriens » sera publié par mes soins en 1999 dans un volume de Mélanges.
34 Aliscans, éd. Cl. Régnier, v. 7182 (allusion au fait qu’un luiton est estaloné, c’est-à-dire n’a pas de talon) et Bataille Loquifer, éd. M. Bamett, Oxford, 1975, v. 3802 (le père de l’affreux Chapalu est Grigalet, un luiton). On notera que dans ce dernier texte le luiton se précipite sur une fée qui se baignait dans une fontaine. L’eau est donc présente.
35 Voir L. Gautier, Les Epopées françaises, t IV, pp. 150 sq. Le texte se lit dans le ms. fr. 1460 du fonds français de la B. N. de Paris, aux folios 171-171 v°. Pour cette chanson de geste dont la première version est conservée par trois mss. (Paris, B. N., fr. 24404 ; Londres, B. L., Royal 20 D. XI ; Rome, Bibl. Vatic, Regina 1517) j’utilise, comme L. Gautier, le ms. 24404 de Paris (fin du xiiie siècle ou première moitié du xive siècle), sauf pour le cahier qui manque après le folio 48, où il y a précisément la description des exploits de l’enchanteur Perdigon et où j’ai recours au ms. fr. 1460 de la B. N. de Paris, ms. du xve siècle d’une deuxième rédaction remaniée, en vers.
36 Ed. Guessard et Chabaille, Paris, 1869, p. 237, v. 7876). Il prend l’aspect d’un poisson de taille considérable (Serait-ce un dauphin ?) puisqu’il porte sur son dos son fils Robastre.
37 Il jette ses habits à l’eau : luttons devint, outre la mer passa (éd. Fr. Meunier, Louvain, 1958, vv. 8766-8767).
38 L. Gautier estime que la chanson de Garin de Monglane est antérieure à Gaufrey et qu’elle a été composée peu après la Croisade contre les Albigeois, puisque les païens sont appelés des Aubigois (op. cit., p. 126, note 1). Cette œuvre est-elle vraiment plus ancienne que Gaufrey ? On peut se le demander.
39 L’expression « fils du diable » est également appliqué à Merlin dans les textes arthuriens en prose du xiiie siècle. On comprend aisément que Merlin, fils d’un incube, mérite une semblable appellation.
40 Französisches Etymologisches Worterbuch, t. III, p. 688 (s. v. follis, traduit « art Sack », c’est-à-dire « soufflet », pris très tôt au sens de « fou » (« Verrückt », p. 688). Le dérivé follet « qui fait ou dit de petites folies » est relevé depuis le xiie siècle (p. 689). La valeur de « Kobold, irrlicht » est cité p. 692 « esprit follet, lutin » depuis le xiiie siècle. Ce sens est plus ancien que ne le dit Wartburg. Dans les dialectes des valeurs intéressantes subsistent : ainsi « esprit des eaux » dans les Landes, « brèves flammes erratiques qui s’élèvent dans les marais » (dans de nombreuses régions) – c’est ce que l’on a longtemps appelé des « feux follets », où le peuple y voyait des manifestations de lutins – ou encore « petit génie malfaisant qui se promène pendant les nuits d’hiver dans les greniers à foin et fait des niches aux valets » (dans la Côte d’Or) ou bien « petit lutin familier qui tourmente les filles, qui panse les chevaux et qui trait les vaches » (dans le Doubs). Ces croyances modernes pourraient être comparés à des strates plus anciennes, attestées chez Gervais de Tilbury dans les Otia Imperialia (livre m, chapitre 18).
41 Altfranzösisches Worterbuch, t. III, c. 2009-2010.
42 Pour ce dernier personnage je renvoie aux remarques de Marguerite Hallauer, Das wunderbare Element in den Chansons de geste, Basel, 1918, op. cit., p. 31, qui cite la dissertation de Ruske (Greifswald, 1909).
43 Un exemple dans la fin de Maugis, à savoir le vers 8844, où Maugis est appelé ainsi (Et Maugis le larron, mout bon enchanteor). Notons 1°) que le mot enchanteor intervient peut-être pour les besoins de l’assonance ; 2°) que l’adjectif bon vise à enlever toute connotation antipathique à enchanteor. Loin de contredire nos dires, ce vers apporte une preuve supplémentaire de la valeur péjorative du mot enchanteor.
44 Voir Jean de Lanson, éd. Myers, vv. 2350, 2352, etc. ; Maugis, éd. Ph. Vemay, Berne, 1980, v. 7498 (l’enchanterre Neron), v. 7501, etc., Simon de Pouille, éd. J. Barouin, Genève, 1968, vv. 917, 922, etc.
45 Voir « L’enchanteur d’épopée, Prolégomènes à une étude sur Maugis », Romanica Gandensia, L 16, 1976, pp. 123-124.
46 Même remarque à propos du nain Galopin. Si l’auteur d’Elie de Saint-Gilles en fait un membre d’une bande de voleurs (vv. 1180 sq.), c’est pour rendre compte de l’appellation larron. Ce détail constitue une explication étiologique.
47 Le qualificatif Maugis ou Amaugis le baron revient dans la laisse 166 (vv. 7675, 7680, 7703) et ailleurs (v. 9003).
48 Le Dictionnaire de Tobler-Lommatzsch (V, 196) traduit larron par « Dieb », tout en ajoutant les nuances de « canaille, gredin » (« Schurke, Schuft »). N’ayant pas dépouillé beaucoup de textes épiques, les auteurs n’ont pas bien dégagé toutes les nuances du terme.
49 Ainsi en est-il de la traduction en français moderne des Quatre fils Aymon due à M. de Combarieu et J. Subrenat (Paris, 1983).
50 Il y a, toutefois, quelques enchanteurs voleurs, légitimement qualifiés de larrons : dans la chanson de Jean de Lanson Basin a jadis volé le trésor du héros (vv. 621-817).
51 Il transforme Bayard en un cheval tout blanc (vv. 4930-4935, il change Renaut en un jeune adolescent de douze ans (v. 4938). Il se métamorphose lui-même en un vieux pèlerin tout noir, habillé de l’esclavine et tenant le bourdon (vv. 8945-8947). Il cloche d’un pied (v. 8956), il tient un oeil ouvert et l’autre clos (v. 8957).
52 Ainsi Foucher est appelé laire dans Girart de Roussillon (éd. W. M. Hackett, Paris, 1953, v. 1191), Picolet est qualifié de larron dans les Enfances Vivien (éd. C. Wahlund et H. von Feilitzen, Upsala, 1895, v. 4781), Malaquin également dans Jean de Lanson (éd. Myers, v. 2356).
53 Peuvent être considérés comme des voleurs réels ou potentiels, outre Basin cité dans la note 42, Foucher dans Girart de Roussillon vv. 923-933 (il vole des tentes à Charlemagne), Maubrun dans Fierabras (il voudrait voler la ceinture de Floripas, mais il échoue), éd. Marc Le Person, Paris, 1999, thèse, vv. 3042 sq. de la rédaction A, Picolet dans les Enfances Vivien capable de traverser les murailles pour voler (éd. Wahlund et von Feilitzen, vv. 4779-4786), mais on ne le voit pas dans cet état. Dans Elie de Saint-Gilles Galopin appartient à une bande de voleurs (vv. 1180 sq.).
Auteur
Université de Paris IV-Sorbonne
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