Présence de l’épopée dans l’œuvre d’Eustache Deschamps
p. 141-152
Texte intégral
J’ay leu les faiz d’Adam et de Noé
…
J’ay leu les faiz des Troyens et d’Enee
…
J’ay leu les faiz du vaillant Josué,
Du roy Artus, de Cesar le parfect,
Charles le grant, Godefroy l’onouré
Mais en la fin les truis touz mors et cendre.
(ballade 1269, vv. 1, 7 et 11-14)
1Traiter d’Eustache Deschamps dans un volume consacré à l’épopée peut sembler singulier : il est vrai que la narration épique est une forme qu’il ne pratique pas. Et même si la croisade est un thème mineur dans son œuvre, on ne peut pas occulter toutefois l’attrait que sa dimension héroïque suscite chez le poète. L’action épique, le panthéon des héros érigés au rang de demi-dieux, la cartographie guerrière, réelle ou imaginaire, désignent les faits, les noms et les lieux mythiques d’un âge d’or révolu qui séduisent le poète.
2Une étude d’Alphonse Dupront1 sur le « mythe de croisade » dénie pourtant à Deschamps et à ses contemporains un intérêt réel pour cette entreprise militaire. Certes, d’autres conflits plus proches et plus immédiats ébranlent la stabilité du royaume de France et la cohésion des duchés autour de la couronne. Plus préoccupé par le présent d’une société qui cherche à consolider un équilibre encore incertain entre les divers groupes qui la constituent, Deschamps ne manque pas ainsi d’en appeler à la morale, au « bien commun », principe de gouvernement par excellence, et à la raison. Cela suffit-il à en faire un écrivain englué dans une époque obscure ? Dans son étude par ailleurs remarquable, Alphonse Dupront semble peu soucieux de rendre à Deschamps ce qui lui revient ; il insiste plus sur un « déclin » historicisé qu’il ne dégage le caractère d’une œuvre particulière où la croisade vient renforcer un discours et une philosophie de l’être d’une portée plus grande qu’il ne le prétend. Le portrait que l’historien dresse d’un Deschamps « renfermé », « maladivement émotif », « pessimiste » et manifestant « une violence de faible » accable bien injustement un homme auquel il fait endosser les défauts supposés d’un temps qui, « saisi à travers lui », paraît « lui ressembler ». Le poète impotent manquerait ainsi de cette énergie virile (la fortitudo du guerrier) que demande tout « voyage outre-mer ».
3Or qu’en est-il vraiment de la Geste des Français en ce dernier tiers du xive siècle ? En cette période de conflits contre l’Angleterre et son alliée la Flandre, le recours à des gloires nationales telles que Charlemagne, Godefroy de Bouillon ou Duguesclin, illustre la montée des « nationalismes » autour de la question non réglée de la succession au trône de France. De plus, parce qu’elle est considérée comme la seule guerre juste, la croisade peut permettre le ralliement des peuples chrétiens contre les païens pour pacifier, selon un schéma déjà éprouvé, les territoires de l’Europe de l’ouest. Enfin, et par voie de conséquence, l’unité recouvrée de la chrétienté pourrait rassembler l’Eglise, en proie au grand Schisme, autour d’un pape unique. (Cet espoir sera contrarié dès 1391, des luttes d’intérêt empêchant de réaliser l’unanimité des partis autour du pape d’Avignon, Clément VII, à la faveur d’un ralliement à Boniface, l’antipape de Rome.)
4Il s’avère donc, après une lecture attentive de Deschamps, que le thème de la croisade, quoique de moindre importance, n’est pas absent de son œuvre abondante, que l’on veuille voir en celle-ci une poésie de circonstance reflétant son temps ou bien un discours moins circonstanciel et plus affirmé marquant l’engagement du poète.
5Aspiration poétique, rhétorique politique ou légendaire mémorable, la présence de ce motif semble respecter la typologie établie par Claude Thiry2 Mais qu’il s’agisse de circonstances évoquées ouvertement pour être mises en perspective, par exemple ballade 13133, qu’il s’agisse encore de faits signalés en vue de considérations généralisantes (sur la corruption du monde par les péchés des hommes, comme dans la ballade 1116), ou bien, de manière opportune, à titre d’appui pour renforcer un arsenal dialectique, comme dans la ballade 1239, cette typologie, pour opératoire qu’elle soit, n’épuise pas un tel motif : à partir d’un relevé lexical systématique, nous avons en effet constitué un corpus de soixante-douze textes où l’évocation, franche ou allusive, de l’épopée française, suscite, illustre ou alimente le discours du poète virtusien4. Cette étude ne prend en considération qu’une partie d’entre eux, l’espace imparti à l’hommage que nous rendons à André Moisan ne permettant pas une analyse exhaustive de ce riche florilège.
6Poète de cour, officier royal sous Charles V et durant le règne de Charles VI, puis, à partir de 1392 et jusqu’à sa mort, attaché au service de son frère Louis, duc d’Orléans5, Deschamps jouit d’une certaine liberté d’expression et de ton, et il ne manque pas d’exercer son jugement critique, commentant, approuvant ou contestant l’exercice du pouvoir. Dans les choix qu’il affiche concernant tous les domaines de l’administration royale publique (impôts, justice, guerre, etc.) ou privée (dépenses, choix des conseillers, mœurs), on reconnaît sans hésitation aujourd’hui des accents communs au parti des Marmousets, et on mesure corrolairement l’influence de Philippe de Mézières6 qui, à partir de 1373, fut sept ans durant membre du conseil de Charles V. Les intérêts de ce chevalier mystique pour une Guerre Sainte sont manifestes. Venant résoudre l’épineux problème de la réforme et du Schisme, une telle guerre affirmerait sans détour la croyance en un schème révélé et renforcerait les fondements du monothéisme chrétien ; elle symboliserait par son enjeu « un accord intangible avec une Loi intégralement reçue et épousée dans son intégralité comme la meilleure possible7 ».
7Mais la réalité politique du royaume de France est tout autre puisque dès l’automne suivant l’expédition manquée de Barbarie (1390), priorité est donnée à la conclusion de la paix avec l’Angleterre, qui est considérée comme le préalable indiscutable au règlement du Schisme, toute expédition spirituelle vers la terre Sainte lui étant désormais subordonnée.
8Ainsi, qu’il exprime ouvertement les orientations du Conseil du roi pour la paix franco-anglaise (« Des or fust temps d’avoir paix, ce me semble » – refrain de la ballade 93 ; ou encore : « Roys, faictes paix, ne soiez guerrians/Sur vostre loy, alez paiens requerre », b. 330),
- qu’il encourage au contraire les chevaliers à se croiser (« Mais oultremer puissez voz voiles tendre/Comme firent Charlemaine et Rolant », b. 293, vv. 25-26),
- qu’il combine les deux motifs : « Tous les princes de la crestienté, /Roys, contes, ducs, chevaliers et barons, /Qui tant avez contre l’autre esté, /.../Freres sommes, un peuple et une loy/.../Soions d’acort, mettons nous en arroy/Pour conquerir de cuer la Saincte Terre » (b. 49, vv. 1-3, 7, 9-10) ; « Querons ailleurs guerre qui nous afiere, /Sur Sarrazins levons nostre banniere/Encontre yceuls nous croisons » (b. 883, vv. 24-26),
- qu’il annonce ou prophétise la reconquête de Jérusalem (« Douce France, pran en toy reconfort, /Resveille toy, soies de joie plaine, /Car cilz est nez qui doit par son effort/Toy restorer ; c’est le roy Charlemaine./.../Jherusalem doit faire premeraine/Et conquerir la terre d’oultre mer », b. 1142, vv. 1-4 et 23-24), Deschamps met en texte la dimension historique de la croisade. Son appel à l’action, poétique ou politique, s’inscrit dans la situation du moment sans jamais s’affranchir des préoccupations de ses contemporains.
9L’enthousiasme du départ et l’espoir de retrouver les voyageurs sains et saufs autorisent parfois un ton de badin, implicitement grivois, qui s’accorde avec la devise courtoise à la mode, « loyauté tenir8 ». Ainsi en est-il par exemple lorsqu’il exhorte les croisés à la fidélité envers leurs dames, dont il se fera le temps de leur absence le vertueux chaperon (« contreroleur »), et quand il les invite à un prompt retour :
Pour ce a toutes en reconfortant dy
Que de vous n’yert Sarrazine priée,
Et qu’au retour ne ferez long detry
Que chascun n’ait sa dame visitée
…
Que le bon vent vous puist tost ramener, (b. 769, vv. 21-24 et 30)
10Mais certaines tragédies historiques, comme l’échec de la croisade de 1396 contre les Turcs, imposent quelquefois un ton grave où se disent les regrets (b. 1313, 1316 et 1427 sur la défaite de Nicopolis) et où s’exprime l’éloge funèbre (b. 1366, à propos de la mort d’Enguerran de Coucy « Qui trespassa pour la foy en Turquie »).
11La place de l’épopée dans cette œuvre aux multiples facettes est donc loin d’être insignifiante. Le genre épique participe au contraire du matériau poétique. Il fournit un cadre, un espace, une géographie, nous l’avons vu, mais il permet aussi l’utilisation édifiante de disjecta membra, notamment celle des personnages épiques. L’exemplarité seyant à l’édification, Charlemagne, parangon des vertus chevaleresques (« Preux en tous fais, humble, courtois en dis », b. 242, v. 11 et b. 759, mais aussi « large », b. 703, v. 22), et Godefroy, dernier croisé héroïque (« Cartage fu mise a destruccion, /Acre perdu, grant part de la Surie, /Depuis la mort Godeffroy de Buillon », b. 374, vv. 33-35), soulignent, par le renom attaché à leurs hauts faits, la fascination exercée par la croisade. Leur nom prestigieux accompagne souvent celui des Neuf Preux. Empruntées aux Vœux du Paon de Jean de Longuyon, un texte de 1312 écrit en laisses d’alexandrins monorimées et qui s’inscrit dans la geste d’Alexandre le Grand, ces figures tutélaires de l’imaginaire poétique et chevaleresque ravivent la représentation d’un temps révolu et sans égal dans l’imaginaire populaire : le temps du mythe. Hector, Alexandre, Jules Cesar, Josué, David, Judas Machabée, Charlemagne, Godefroy et Arthur correspondent ainsi à une éthique traditionnelle de la guerre spirituelle où la valeur du combattant reposait sur le courage individuel, et où la vaillance, maintes fois regrettée par le poète, l’emportait sur la puissance matérielle des armes9. Un lexique éloquent en fait foi : b. 12 (« travail »), 93 (« preux »), 207 (« vaillant et prodoms »), 239 et 366 (« vaillance »), 401 (« traveil, sens et clergie »), 1269 (« les faiz », « vaillant »), 330 (« vaillans »), 308 (« vaillance »), 343 (« grans labeurs »), 362 (« vaillance »), 703 (« vaillant »), 759 (« preux et hardiz »), 400 (« les meurs muent de la chevalerie »), 1239 (« Chevalerie se dessemble »), 141 (« vaillance »), 1175 (« li vaillant »).
12Nécessairement elliptiques, ces évocations lexicales soulignent néanmoins, par leur insistante répétition, la rémanence et la prégnance du topos « Ubi sunt » que Deschamps associe diversement aux Neuf Preux et qu’il sait articuler de manière originale, comme le montrent les quelques exemples suivants :
- « Se possible feust a nature humaine/De susciter ceulx qui sont mis en cendre » b. 12, vv. 1-2 ;
- « Venez a moy, li hault prince ancien » b. 93, v. 1 ;
- « Helas ! et ou est celluilDu temps present qui ait conquis autrui » b. 239, vv. 23-24 ; b. 1457 ;
- « Prince, ou est or Oliviers et Rolans... » b. 330, vv. 51-52 ;
- « Qu’est devenu David et Salemon... » b. 368, v. 1 ;
- « Preux Charlemaine, se tu feusse en France, /Encore y fust Rolans, ce m’est advis » b. 141, refrain ;
- « Qu’est devenu le temps ou je cuiday ? » b. 297, 1 ;
- « Las ! quel part sont les princes vertueux/Qui conquistrent terre anciennement... » b. 1175, vv. 11-1210.
13En revanche, le mythe du félon renverse, en Ganelon, les polarités d’une méditation passéiste sur l’excellence et la vertu. La félonie d’autrefois altère le prestige du temps jadis. Hier comme aujourd’hui, excellence et lâcheté déchirent et partagent les hommes. Cette corruption de l’idéal mythologique permet alors au poète de réévaluer le présent pour y séjourner modestement :
Chascun blasme tousjours le temps present,
Et prise mieulx l’ancien de jadis
Ou il avoit, ce dient, meilleur gent ;
Mais il est vray qu’il a esté toudis
De bonnes gens, de mauvais et faintis,
Et est encor, fut toudis et sera
De maleureux, d’eureux et de chetis,
Ne jamès jour la regle ne faurra.
…
Pluseurs se sont portez mauvaisement
Ou temps passé, com Noiron li despis,
Et Ganelon qui trait faussement
Les.XII. pers en Roncevaulx : aussis
Les uns vivent, les autres sont murdris ;
L’un enrichist et l’autre apovrira :
C’est tout secle, l’un a bien, l’autre pis.
Ne jamès jour la regle ne faurra.
(b. 189, vv. 1-8 et 17-24)
14Les personnages épiques permettent également d’illustrer certains principes propres à la poésie de Deschamps, ces principes acquièrent alors un relief particulier. Nous n’en mentionnerons que trois, relatifs à l’« existence » du poète :
151. La guerre tout d’abord : depuis longtemps menée (Charlemagne constituant ici une référence temporelle), elle a continûment dévastée le heu natal que représente la maison de Vertus, à la fois territoire de la mémoire familiale, espace du souvenir et lieu identitaire toujours menacé :
Prince, dès le temps Charlemaine
Qui ficha son tref sur la plaine
Devant Moymer, est en escueil
Vertus, qui moult a soufrir paine
Des Anglès, par feu gaste et vaine,
Chascuns le puet veoir a l’ueil.
(b. 1339, vv. 31-36)
162. Mais au-delà de Vertus, où Deschamps est né et a vécu, c’est l’espace social, représenté par le terme « moien », selon une aurea mediocritas aux accents néoaristotéliciens de perfection, qui devient le lieu d’une méditation critique et d’un renversement des valeurs11. A la guerre épique se substitue alors la guerre maléfique. « Cultiver son jardin », « vivre en labourant », vivre « moyennement » mais non médiocrement, humainement et non plus héroïquement, sont les propositions nouvelles qui bouleversent le mythe de l’épopée, dont le contenu, porté par la mémoire collective, est ici habilement contesté :
J’ay les estas de ce monde advisez
Et poursuiz du petit jusqu’au grant
Tant que je suis du poursuir lassez,
Et reposer me vueil doresnavant ;
Mais en trestouz le pire et plus pesant
Pour ame et corps, selon m’entencion,
Est guerroier, qui tout va destruisant :
Guerre mener n’est que dampnacion.
…
Prince, je vueil mener d’or en avant
Estat moien, c’est mon oppinion.
Guerre laissier et vivre en labourant :
Guerre mener n’est que dampnacion12.
(b. 65, vv. 1-8 et 25-28)
17En cette ballade, un certain art de vivre et de vieillir « en ce monde » est affirmé. Contre l’opinion commune, sans doute épique, la parole du poète définit un territoire existentiel original, résolument humain.
183. Mais le parcours de la légende est parfois plus léger. Le nom propre s’offre à des variations familières, à des rencontres imaginaires étrangères à leur valeur originelle. Ces reliques de sens autorisent d’autres usages, moins ambitieux, relatifs à l’activité humaine et au traitement burlesque de certains besoins :
Puisqu’il me fault aler au mandement
Ou mois d’Aoust et en Septembre aussi,
En un pais ou n’a blez ne fromment,
Vigne a gaster ne fruis...
Or me convient porter hebergement
Se tout ce n’ay, je suis mort a demi,
Comme Rolant languiroie de soy ;
Mais se j’ay foing et avoine emprès mi,
En cel estat puis bien servir le roy.
(b. 854, vv. 1-4, 9 et 13-16)
19Ces noms, et celui de Roland dans l’exemple cité, hantent l’espace quotidien. Ils ne sont pas rejetés dans un passé inaccessible mais ils nourrissent les inquiétudes, les illusions et les désillusions des contemporains de Deschamps. L’« aujourd’hui » s’y inscrit, présence, transition et passage, lieu incertain et changeant du croyable et de la croyance :
Qu’est devenu le temps ou je cuiday ?
Quant je me vi en l’aage de vint ans,
Que mes cheveulx et mon corps regarday,
Bien me sembloit que je fusse Rolans,
Saiges sur tous, et, comme oiseauls volans,
Fors et appers, convoiteus de vouloir
Tout assovir, et plus que mon pouoir ;
Ne me sembloit qu’il fust homme en ce monde
Qui me vausist de sens et de pouoir :
Pour ce est trop foulz qui en cuidier se fonde.
(b. 297, vv. 1-10)
20S’il est un temps subjectif du « Je », un sentiment autobiographique tour à tour mis en relief et atténué par l’association de l’être du poète avec celui de figures illustres qui permettent une comparaison à la fois valorisante et ironique, il est aussi un temps de l’être historique qui participe d’une fondation, d’une chronologie et d’une destinée. Ce temps marque les prophéties, attachées à la personne du roi Charles VI13, qui donnent à voir des mouvements idéologiques profonds. Par ses prédictions sur le jeune roi glorieux, Deschamps projette l’eschatologie chrétienne sur l’histoire politique du royaume de France. Et la confusion de ces deux diachronies, l’une révélée et vérifiée dans la Bible, l’autre désirée et à venir, montre bien « l’action de l’Etat dont l’émergence est à concevoir comme la première révolution religieuse de l’histoire, révolution de fait qui en porte une seconde dans ses flancs, celle-là proprement spirituelle. Elle correspond à une redistribution pratique des termes du dispositif initial, dont le point focal est l’incarnation du séparé parmi les hommes. Ce qui était primitivement exclu est réalisé : la loi fondatrice a ses représentants, ses administrateurs et ses interprêtes au sein de la société14 ».
21Riche des promesses de son règne nouveau et des vertus de son prédécesseur, Charles VI incarne en sa jeunesse l’« inépuisable mystère nourricier de la séparation et de l’altérité condensées en la figure du Sauveur15 ». Pour cela, il fallait parer la figure du roi-sauveur de qualités épiques et, paradoxalement, puiser dans le passé l’espoir de lendemains meilleurs en invoquant le patronage de figures exemplaires de l’imaginaire poétique et chevaleresque pour tenter de consolider l’horizon de plus en plus incertain du patriotisme belliqueux de la cour.
22Ces figures sollicitées, que Deschamps associe dans la ballade 93 à neuf preuses, soutiennent finalement un discours de raison. Les noms convoqués deviennent les emblèmes d’une volonté unificatrice. L’opération scripturaire vise ainsi une efficacité sociale, mais l’accumulation du passé n’implique pas de s’y conformer. La combinaison des faits et des figures souligne l’altérité du présent. Une « raison » nouvelle doit pouvoir instaurer désormais un monde pacifié :
Venez a moy, li hault prince ancien,
.IX. hommes preux, et.IX. femmes de terre.
Trois Sarrasin, trois Juifs, trois Crestien :
Hector le fort, Alixandre a conquerre,
Julles Cesar, alez Josué querre,
David aussi, Judas Machabeus,
Charlemaigne, Godefroy et Arthus
Pour traictié faire entre le Franc et l’Angle,
Car par eulx deux sont mains pais perdus :
Des or fust temps d’avoir paix, ce me semble.
Semiramis avecques ces preux vien,
Deyphile, Marsyope o lui erre,
Synoppe apres, Panthasilée tien,
Tantha que j’aim, va Thamaris requerre,
Yppolite, Menalope desserre,
Toutes et touz.XVIII. saillez sus,
Mettez raison et le droit au dessus,
Et ne vueillez soustenir le triangle.
Qui tort ara, monstrez li voz vertuz :
Des or fust temps d’avoir paix, ce me semble. (vv. 1-20)
Nobles princes, Roys, empereurs cremus,
Roines, dames, pour moy soiez ensemble ;
Je vueil raison, soiez donc mes escus :
Des or fust temps d’avoir paix, ce me semble. (vv. 31-34)
23Nombreux sont donc les poèmes qui, de la sorte, font allusion à ce panthéon de la chevalerie. Les thèmes qu’ils illustrent sont variés et d’inégale importance. Sans doute créent-ils un espace de fiction, où l’écriture poétique exploite librement l’histoire. Mais ces poèmes contribuent aussi à éclairer et à orienter les hommes de ce siècle finissant. Derrière ces histoires se disent des pratiques individuelles et collectives (b. 12 contre l’envie ; b. 141, 239 et chant royal 366 sur la vaillance), se déclinent un sentiment d’appartenance et un désir de commémoration (b. 207 sur la mort de Duguesclin et b. 362 pour l’intégrer aux Neuf Preux). Il ne s’agit donc pas pour Deschamps de répéter, avec légèreté ou désinvolture, la tradition orale mais, à partir de l’autorité des noms qu’il cite, de constituer des lieux de mémoire et, au-delà des croyances et des superstitions, d’inventer pour ses lecteurs un art du quotidien.
Notes de bas de page
1 Le Mythe de croisade, Paris, Gallimard, 4 vol., 1997, pp. 212-217.
2 Claude Thiry, « La Poésie de circonstance », Grundriss des Romanischen Literaturen das Mittelalters. La Littérature française aux xive et xve siècles, Heidelberg, Carl Winter Universtätsverlag, 1988, VIII/1, pp. 111-138. Pour la référence, p. 114.
3 Eustache Deschamps, Œuvres complètes, Ed. Queux de Saint-Hilaire et Gaston Raynaud, 11 vol., satf, Paris, Firmin-Didot, 1878-1903. Les textes de Deschamps cités dans notre étude renvoient à cette édition.
4 Natif de Vertus en Champagne, Eustache Deschamps se voit souvent désigné ainsi par la critique.
5 Ian Laurie, « Eustache Deschamps : 1340 (?) – 1404 », in Eustache Deschamps, French Courtier Poet : His Work and His World, éds. Deborah M. Sinnreich-Levi et Ian Laurie, New York, ams Press, 1999, pp. 1-72. p. 23.
6 Hélène Millet, « Expressions d’une foi », in Eustache Deschamps en son temps, sous la direction de Jean-Patrice Boudet et Hélène Millet, Paris, Publications de la Sorbonne, 1997, pp. 64-87 ; Thierry Lassabatère, « L’accomplissements des prophéties », ibid., pp. 122-143.
7 Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985, p. xi.
8 Sur les présupposés littéraires de cette pièce et le contexte de sa rédaction voir Laurie, op. cit., pp. 21-22.
9 Sur ce point, voir Michel Mollat, Genèse médiévale de la France moderne, Paris, Arthaud, 1977, p. 24. Sur les armes qui servent à menacer ceux qui forceront le poète à combattre voir la ballade 1288.
10 Les ballades 79, 141, 237, 297, 330 et 1115 recourent à l’exemple du couple Olivier-Roland soit sous forme d’hypothèse, soit sous forme de question. Mais Deschamps n’est pas le seul à argumenter en ces termes. Françoise Autrand mentionne également un discours de Jean Gerson devant Charles VI, le jour de l’Epiphanie en 1391, qui débute par l’évocation nostalgique de leur absence : « Si Charlemagne, Olivier et Roland étaient là... » (Charles VI. La folie du roi, Paris, Fayard, 1986, p. 274).
11 Cf. mon étude, « Rhétorique et politique de la “médiocrité” chez Eustache Deschamps », in Autour d’Eustache Deschamps. Actes du colloque du Centre d’études médiévales de l’Université de Picardie-Jules Verne, Amiens, 5-8 novembre 1998. Publiés par les soins de Danielle Buschinger, Amiens, Presses du Centre d’études médiévales, Université de Picardie, 1999, pp. 115-126. Sur ce même thème, consulter également les articles de Laura Kendrick, « Rhetoric and the Rise of Public Poetry : The Career of Eustache Deschamps », Studies in Philology, LXXX, 1983, pp. 1-13 ; « La poésie pastorale d’Eustache Deschamps : miroir de mentalité à la fin du xive siècle », Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte, 7, 1983, pp. 28-44 ; et de Jean-Patrice Boudet, « Valeurs et modèles », Eustache Deschamps en son temps, sous la direction de Jean-Patrice Boudet et Hélène Millet, Paris, Publications de la Sorbonne, 1997, pp. 37-62.
12 La ballade 1287 exprime également les fortes réticences du poète à combattre :
Quiere Roland ou Charlemaine,
Qui se veult a tel gieu esbatre,
Non pas moy ; hors du sens devaine
Qui me requerra de combattre ! (vv. 21-24, ref)
13 Ballades 67, 1020, 1142, 81.
14 Marcel Gauchet, op. cit., pp. xvi-xvii.
15 Ibid., p.97.
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