Un singulier ermite dans Dieudonné de Hongrie
p. 51-65
Texte intégral
1Il était difficile de résister à la tentation d’étudier pour André Moisan un personnage de Dieudonné de Hongrie au patronyme et à l’état particulièrement adaptés à la circonstance : il s’agit en effet d’un ermite singulièrement nommé Moisan, ou plus exactement Moïsan(t), particularité onomastique partagée par un seul autre ermite dans la production épique, le parrain d’Aiol dans la chanson du même nom1.
2Au-delà de ce rapprochement patronymique se dessine l’évolution de l’épopée dans le traitement du personnage et de l’intrigue, car les traits caractéristiques de l’ermite sont renouvelés dans l’épopée tardive qui nous intéresse, même s’il peut s’agir d’un appauvrissement du personnage.
3Notre propos est donc non seulement de montrer le rôle, important bien qu’involontaire, joué par cet ermite dans la partie encore inédite du texte, mais aussi de souligner les difficultés rencontrées par le poète dans le traitement de l’auxiliaire traditionnel du chevalier.
4Le personnage qui nous préoccupe apparaît dans le premier volet de l’œuvre, dans ce qui constitue les enfances du héros éponyme. Après avoir conçu Dieudonné et l’avoir voué à Dieu comme son nom l’indique, Philippe de Hongrie part sur un appel divin au secours de Jérusalem, assiégée par les Sarrasins. Victorieux, il reçoit la couronne offerte par les habitants de la ville sainte, où il séjourne deux mois. Cependant, le récit développe les motifs de l’enfant enlevé et abandonné en forêt et de la mère accusée à tort d’infanticide.
5Après avoir reconquis et pacifié les alentours de Jérusalem, Philippe prend le chemin du retour vers la Hongrie, mais un violent orage qui dure quatorze jours disperse sa flotte, et sa propre nef, séparée des autres, se fracasse ; tous les passagers périssent hormis Philippe, qui, accroché à une planche, échappe à la noyade grâce à un anneau magique2 et échoue sur une île fort belle, sur laquelle il finit par trouver un ermitage.
A l’uis de l’ermitage est Phelipe arestés ;
.I. hermite a veü qui fu grant et barbés,
Vielés fu durement : x. ans avoit passés.
Quant Phelipe le vit, si c’est haut escrïés
Et dit : « Chis Jhesu Cris qui de vierge fu nés
Et qui fu en le crois traveliés et penés
Et puis fu au tiers jour de mort resuscités,
Il saut che saint hermite, qui de Dieu est amés !
— Amis, dit li hermite, vous soiés bien trouvés !
Or a plus de xxx. ans acomplis et passés
Que li mien corps ne fu par homme salüés3 ! »
6Après avoir expliqué les circonstances de son arrivée sur l’île, Philippe demande l’hospitalité à cet hôte providentiel, qui lui annonce le menu habituel des ermites (poires et pommes, racines et glands) : Philippe s’en accommode par nécessité tout en ayant remarqué la luxuriance de l’île. Ce détail d’importance, souligné par le poète peut-être pour rendre plausible le long isolement de l’ermite, révèle toutefois une assez grande méconnaissance de la géographie et de la climatologie méditerranéennes, dans la mesure où il faut supposer que, sur le trajet de Jérusalem vers la Hongrie, le naufrage se produit dans le bassin oriental de la Méditerranée. Rien n’est dit sur l’approvisionnement en eau potable ou de la possibilité de pêcher, de façon à varier le menu sur l’île.
7Toutefois, l’idée d’une retraite dans une île est peut-être inspirée par les pratiques cénobitiques, sinon érémitiques, des orthodoxes. C’est en tout cas l’occasion pour le trouvère d’insister sur le profond isolement de l’ermite, ce qui ne semble pas inquiéter Philippe, qui se rend tous les jours sur le rivage afin d’y apercevoir toute embarcation passant à proximité et donc susceptible de le ramener dans son pays.
8Mais, Philippe va devoir se soumettre au bon vouloir du ciel et séjourner seize ans dans l’île4, le temps que son fils parvienne à la majorité épique et accomplisse ses premiers exploits. En premier lieu, Dieudonné va traverser le royaume des fées ; c’est là pour lui l’occasion de recevoir des objets magiques des mains de la fée Gloriande, mais leurs vertus sont liées à la pratique chrétienne, comme elle le lui explique :
« Une cose vous di : se volés possesser
De ches nobles vertus c’on doit recommander,
La vostre loiauté vous couvenra garder,
Kar, ce de fauseté se vueut vo cuer merler,
Li jouiaulz ne vauront leur vertus demonstrer,
Kar, sitost qu’en pechiet ferés vo corps entrer,
Toulz les jours de vo vie poriés le cor sonner
Que ja ne vous verriés aidier ne visiter
Ne de vostre hannap vostre bouche abuvrer
Ne desus vostre nappe viande recouvrer,
Kar tout est de par Dieu, quanque volons ouvrer,
Et Dieu ne vueut nul mal faire ni ordener.
Si que, se vous volés des vertus possesser,
Visses vous faut fuïr et loiauté panser.
Chi apert bien c’on doit le preudomme löer
Et le mauvais fuïr et tous ses fais blasmer5. »
9Ayant appris ses origines par Gloriande, Dieudonné se remet donc en route, et retourne sur ses pas pour épouser sa douce amie, fille de son parrain6, non sans avoir expérimenté les objets magiques. Avant le mariage, Gloriande confirme à son entourage le lien indissoluble entre l’usage de ces objets et la sincérité :
« Dames, dist Glorïande, entendés mon talent !
De Dieudonné se va li corps de mi löant
Car sachiés qu’il a fait men bon et mon commant :
Onques puis [que] de ci il s’ala desevrant
Ne se vaut par jurer sen corps a escïant ;
Et tant qu’ensi ira se vie gouvrenant,
Li lairai la touaile, le hannap, l’olifant,
Et a tous ses besoings je li feray garant7. »
10Le lendemain du mariage, après que Dieudonné s’est rendu à l’église pour ses dévotions, elle lui rappelle ses devoirs chrétiens, dont la fidélité à son épouse ; elle lui annonce également la naissance d’un héritier, Dagobert, futur roi de France.
11Huit jours après le mariage, Dieudonné se met en route, délivre sa mère et la rétablit sur le trône de Hongrie, et part ensuite à la recherche de son père, qui, aux dires de Gloriande, est « hermite en grant affliction », même si on le pense mort en mer8. Au passage, il conquiert et convertit Constantinople, avant de prendre la mer. Dès lors, le récit revient à Philippe en précisant qu’il est dans l’île de Moïsan, dont le lecteur-auditeur peut supposer qu’il s’agit de l’ermite. Le régime végétarien ne semble pas avoir profité à Philippe, malgré l’abondance de la production naturelle, et le récit souligne le caractère forcé du séjour :
De sem pere dirai – qui ame soit sauvee –
Qu’en l’ille Moïsan ot tant fait demouree :
Il n’en pöoit issir pour nesune riens nee,
Kar la endroit ne vient ne barge ne gallee.
Et se vient li rois vir toute jour ajournee
Se jamais nulle nez s’i seroit contournee,
Mais nanil, dont il ot la chiere tourmentee.
Et si avoit le char et magre et descarnee
Kar povrement avoit vesqu par mainte annee :
Il ne mengoit que fruit u racine u poree,
Se li estoit la face tainte et descoulouree9.
12Cependant, une nef surgit, avec à son bord des compagnons de Philippe, revenus à Jérusalem après la tempête et chassés à présent par les païens. Lors des retrouvailles, Philippe mentionne le nom de l’ermite et souligne la pauvreté de la nourriture ; avant de s’embarquer, il prend congé de l’ermite, qui – détail réaliste étant donné son grand âge – s’appuie sur un bâton :
« A Celi vous commans qui souffri pascïon
Et si deprie a Li qu’il vous fache pardon.
Bien sai c’aprés vo mort seront de vous sermon
Et que faite sera mainte pourssescïon,
Kar la vostre penanche et vo regnascïon
Ne seit nulz fors que Diex et jou, bien le vëon ! »
Dont baise le saint homme a le departison
Et li sainte personne cheï en paumison10.
13Le séjour dans l’île a duré dix-huit ans et l’ermite lui-même n’avait plus vu d’être humain depuis trente ans à l’arrivée de Philippe. La nef surgit donc fort à propos pour les besoins du récit, retardant ainsi les retrouvailles du père et du fils. Là encore, le poète révèle quelque illogisme dans la narration car après avoir souligné tant l’isolement de l’ermite que la discrétion de sa sainte vie, connue de Dieu et de Philippe seulement, il écrit :
De Dieudonné, sen fil, on vous recordera,
Qui premier va najant kar il s’aventura
Pour savoir se nouvelles de sen pere avera ;
Bien avoit oï dire c’un hermite regna
En.i. ille de mer, u lontamps conversa,
Et s’avoit oÿ dire la fee qui l’ama
Qu’ermite fu sen pere et pour chu s’avisa
Qu’en l’ille Moïsant a l’ermite sara
C’il seit rien de sen pere ne se riens l’en dira11.
14Dieudonné débarque donc sur l’île quinze jours après le départ de son père, mais interprétant mal les propos de l’ermite, il va mentir :
Il vint a l’ermitage, u l’ermite trouva ;
Ausi tost qu’il le vit, de Dieu le salüa :
« Amis, dist li hermite, bien ait qui vous porta
Kar vous resam[b]lés bien, si com samblet il m’a,
Phelipe de Hongrie, qui l’autrier me laissa.
Ne say se c’est vo pere ne c’il vous engenra,
Mais bien le resamblés c’andeus veü vous a,
Et vous l’aies querant, je le say de piecha. »
Quant Dieudonné l’oï, tous li sans li mua :
Or cuida Dieudonné et ensi le pensa
Que sem pere celast le lieu ou habita
Et qu’il ne vausist mie c’on l’eüst trouvé la.
Si a dit a l’ermite : « Par Dieu qui me crëa,
Phelipe de Hongrie onques ne m’engenra ! »
Las, pourquoy a menti que chier le compara ?
Cor, hannap ne touaille plus ne li aidera
Jusqu’a tant que li enfes comparé l’avera :
Grande folie fist quant sem pere noia.
Or cuide Dieudonné, li prex et li gentis,
C’a chou qu’il avoit dist qu’il n’eüst riens mespris ;
Sen pere ot renoiet li chevalier gentis
Et s’en ot parjuré le Roy de Paradis :
S’avoit en.ii. manieres courechiet Jhesu Cris
Et Glorïande ausi, la roïne de pris12.
15Ainsi, bien que personnage très secondaire, l’ermite crée la dynamique des aventures de Dieudonné, en l’amenant bien involontairement à mentir. La sanction est d’ailleurs immédiate puisqu’en quittant l’île, il va se trouver pris à son tour dans un violent orage, et il échouera sur l’Aimant, probablement une île, dont il ne pourra repartir qu’avec l’aide de Maufuné, digne héritier d’Aubéron.
16La réaction de Dieudonné à la question de Moïsan conforte l’idée avancée initialement d’une retraite tout à fait volontaire et crédible sur une île. Par ailleurs, la reprise au changement de laisse souligne une certaine naïveté du personnage, tout en insistant sur l’invocation coupable du saint nom de Dieu à l’appui d’un mensonge. Le héros n’a toutefois nullement conscience de sa faute comme le redit le récit au moment du rembarquement :
Il ne s’en donna garde qu’il fust de riens mespris,
Si s’en va lïement, joians et esbaudis,
Pour itant qu’il savoit que sem perë iert vis ;
Bien en cuidoit oïr nouvelles à son devis13.
17Cette naïveté quelque peu enfantine de Dieudonné se retrouve lors des malédictions qu’il profère à l’égard de Gloriande, malgré les mises en garde de Maufuné, et aussi lorsqu’il constate que les objets magiques ont gardé leurs pouvoirs entre les mains de celui-ci, lui-même ne pouvant plus en faire usage ni même en profiter car une des vertus du hanap est de révéler les menteurs :
« E, Diex, s’a dit li enfes, ou ai ge deservi
Que ma dame loiaus c’est courecie ensi ?
Aÿ, vrais Diex, je n’ai c’une fie menti14 ! »
18Enfin, le pardon de la faute commise par Dieudonné vient, mais est assez singulier. Sur les conseils de Maufuné, Dieudonné se jette aux pieds de Gloriande pour implorer son pardon. De colère, elle se saisit du cor magique, appelle les chevaliers « faés », et fait massacrer la plupart des compagnons infortunés de Dieudonné, qui paient ainsi pour une faute qu’ils n’ont pas commise15. Une cinquantaine d’hommes sur trois cents échappe au massacre, dès lors que Dieudonné s’offre en victime expiatoire, obtenant ainsi le pardon de Gloriande. n récupère également les objets magiques en s’engageant à ne plus mentir, mais dans la mesure où ce royaume féerique reste subordonné au royaume des cieux, on peut s’étonner de cet acte gratuit qui fait payer des innocents tout comme du naufrage de Philippe qui était une bien curieuse récompense pour avoir répondu à l’appel de Dieu et sauvé la Ville sainte !
19La sanction du mensonge dit à Moïsan souligne toute l’ambiguïté du traitement du personnage de l’ermite dans un texte où l’auteur mêle merveilleux féerique et édification chrétienne. En effet, il se démarque de la tradition littéraire attachée au personnage à plus d’un titre.
20Certes, dans Dieudonné de Hongrie où ne sont individualisés que quelques prélats, l’ermite prend le pas sur les autres catégories16 (chanoines, moines, convers). Certes, son portrait physique, si sommaire soit-il, offre tous les traits caractéristiques de l’ermite : le grand âge, la taille et la pilosité17. Dans cette stéréotypie, le seul trait quelque peu réaliste est, nous l’avons dit, l’usage d’une canne (apoiant d’un baston v. 7247), que son âge et sa grande taille justifient.
21Mais une partie du portrait stéréotypé de l’ermite est reportée sur Philippe, lorsque le récit revient à lui, au moment où il s’apprête à quitter enfin l’île. Sa char et magre et descarnee, sa face tainte et descoulouree18 sont le résultat d’une longue vie de privation et relèvent du portrait classique du chevalier devenu ermite. A cet égard, Moïsan ne semble pas souffrir pour sa part du régime végétarien, l’île produisant en quantité suffisante comme lui-même le soulignait.
22Comme la rencontre fortuite des deux hommes nous fait découvrir l’ermite in medias res, son caractère de personnage secondaire fait qu’il est impossible de retracer son histoire19, que masque en outre une désignation assez traditionnelle : Moïsan est qualifié de « saint hermite » et de « preudons20 », plus fréquemment de « saint homme21 » (quatre fois, dont deux apostrophes) ; si l’appellation de « sainte personne22 » révèle peut-être une légère évolution de la langue, elle ne nous apprend rien. Le récit ne va pas au-delà des désignations attendues ; il ne nous révèle pas l’origine de Moïsan, ne décrit pas ses vêtements – qui pourraient le rattacher à une vie cénobitique –, ne le montre pas accomplissant le service de Dieu : pas plus de célébration de l’eucharistie que de prières auxquelles le nouvel arrivant aurait pu être invité à prendre part.
23De ce fait, malgré le rapprochement patronymique, son personnage ne doit rien à l’ermite de la première partie d’Aiol23. Contrairement à lui, il n’est pas dénommé moine et n’est pas prêtre, et semble être ermite proprio jure. Le seul point commun, mais qui est loin d’être significatif, est la durée de la vie érémitique : trente ans, comme nous l’avons vu pour le Moïsan de Dieudonné de Hongrie, trente-six ans pour le Moÿsés/Moÿsan d’Aiol. Ces durées -qui n’ont rien d’original et sont liées au grand âge des ermites – veulent surtout susciter une impression de longue retraite du monde et notamment, pour cet ermite-ci, l’acquisition d’une expérience dans l’interprétation des songes, rôle traditionnel de l’ermite :
— Sire, dist Moysés, le clers sachans,
C’est [uns] boins qui vous vient si aprochant :
J’ai hermites esté.xxxvi. ans :
Si sai d’astronomie le covenant24 ;
24De plus, il est difficile de savoir si le laps de temps inclut ou non la durée de vie commune avec la famille d’Elie ; or celle-ci est de quatorze ou quinze ans selon les passages25, par conséquent, selon l’interprétation que l’on fait du vers 392, la vie érémitique en solitaire de Moysés varie considérablement. Quoi qu’il en soit, la vie érémitique dépassant les trente ans est un stéréotype, hérité notamment de la littérature hagiographique.
25Cette quinzaine d’années passées chez l’ermite est le laps de temps nécessaire pour qu’Aiol soit en mesure de porter les armes et d’accomplir ses premiers exploits. S’il y a là, apparemment encore, un point de rapprochement avec Dieudonné de Hongrie, il semble que cette œuvre-ci traite davantage cette durée dans une perspective chère à l’esthétique du xive siècle. En effet, rien dans Aiol ne semble vraiment justifier la durée du séjour chez l’ermite, même s’il faut attendre que le héros grandisse : il n’est par exemple nullement question d’une quelconque formation de clerc que le parrain aurait pu apporter à son filleul26. En revanche, malgré les incohérences précédemment signalées, l’auteur de Dieudonné de Hongrie s’inscrit dans la logique des épopées tardives.
26En effet, parallèlement aux péripéties rocambolesques qui justifient une longue séparation des parents et des enfants, l’épopée tardive s’attache à justifier une longue retraite du monde pour les pères des héros chantés ; nous pensons plus particulièrement à la retraite du comte Gui de Mayence dans les Enfances Doon de Maience. Le vœu de rester dans l’ermitage après l’homicide involontaire de son occupant va à la fois justifier l’absence, permettre de traiter le motif de la mère du héros faussement accusée et recouper ingénieusement celui de l’héritier qu’on a voulu faire disparaître, en liant la vie de Doon à celle de son père27. Tout comme dans Dieudonné de Hongrie, le comportement chrétien, en l’occurrence l’obéissance au vœu prononcé, a une grande importance puisque le comte Gui est frappé de cécité par un ange pour avoir voulu quitter son ermitage, même si c’était pour une bonne cause selon des préoccupations humaines28. De même, dans Lion de Bourges, la longue retraite de Herpin de Bourges, là encore de dix-huit ans, est justifiée par le fait que celui-ci croit sa femme et son fils morts et veut prier pour le repos de leurs âmes29 ».
27En faisant échouer Philippe sur une île loin de toute route maritime, pour justifier son absence, l’auteur de Dieudonné de Hongrie fait preuve du même esprit de logique. C’est d’autant plus louable que ce « déplacement en insularité » de l’ermite, pour reprendre l’expression de Francis Dubost30, doit peu à la tradition épique. Mais si une chanson de geste a pu inspirer cette idée, c’est sans doute La Belle Hélène de Constantinople : l’héroïne, victime de sa belle-mère jalouse, et ses jumeaux ont été placés dans une barque et parviennent à une île qui porte le nom de Constance (la future Ecosse) et sur laquelle vit un ermite31. Celui-ci va recueillir les enfants enlevés par des animaux sauvages, cependant que la mère se rembarque sur un navire sarrasin. Son vêtement de feuillage, son intercession auprès de Dieu pour sauver Bras le rendent très différent de Moïsan. Outre la vie sur une île, les seuls autres points communs sont que tous deux ne sont pas prêtres et que leur vie commune avec les héros dure seize ans32.
28On pourrait avancer que la vie insulaire est un emprunt à la littérature hagiographique, reprenant la tradition celtique ; toutefois, les exemples d’ermites vivant dans une île sont rares33 et la brièveté de la mention ou des circonstances très différentes rendent peu plausible une influence directe. S’il fallait en voir une, elle pourrait être exercée par le Voyage de saint Brandan de Benedeit : outre, évidemment, l’importance des îles dans ce récit, on pourrait voir dans Moïsan une allusion à saint Mernoc ou à saint Paul, dont il partage la longévité34. De même, la cachexie de Philippe pourrait rappeler l’évangélisateur de l’Irlande. Mais nous avons vu que longévité et long isolement sont des stéréotypes, et la vie érémitique insulaire est sans doute plus une réminiscence des vies de saints qu’une influence directe d’un texte précis. Cette caractéristique est sans doute transmise par le roman arthurien35.
29La principale originalité du « déplacement en insularité » est que, contrairement à Elie et Avisse dans Aiol, Philippe se trouve rendu bien malgré lui, et qu’il prie Dieu de lui envoyer du secours, même s’il se plie à sa sainte volonté. Par rapport à bien des textes épiques, ce qui frappe dans l’hospitalité offerte par le saint homme, c’est l’obligation qui est faite au héros d’embrasser la vie érémitique : il ne s’agit pas d’y trouver refuge pour fuir une situation pénible ni de s’y ressourcer et de se former spirituellement avant de reprendre sa course en ce bas monde ; ni l’ermite ni son hôte ne sont tout à fait libres de décider de leur cohabitation, et les circonstances qui provoquent leur rencontre ne sont pas la conséquence d’actes humains ou de trajets aventureux, mais le résultat de phénomènes naturels et donc de la volonté divine. S’il y a bien rencontre de deux solitudes36, le chevalier n’a pas choisi la sienne dans le cadre de l’aventure : elle est celle du naufragé, dont la détresse physique prime sur les considérations spirituelles.
30A cette situation singulière, qui ne correspond donc pas à une attente du chevalier, répond une atypie du rôle de Moïsan : hormis l’isolement, il ne présente aucun des traits caractéristiques prêtés aux ermites dans la littérature épique. Ne semblant pas être d’origine chevaleresque, notre ermite ne présente aucune héroïsation, aucune intervention dans le déroulement de l’action, par un combat réel ou spirituel37. Face à ses visiteurs, il n’apporte au père puis au fils ni aide ni enseignement spirituel ou explicitation de songe. Si la dimension d’homme de Dieu est suggérée par Philippe au moment de leur séparation, il appartiendrait à celui-ci de la révéler, puisqu’il est le seul être humain à en avoir connaissance. En fait, il n’en est rien et l’ermite disparaîtra dès qu’il aura bien involontairement fait tomber Dieudonné dans le péché.
31On ne peut même pas dire qu’il sème chez les héros le germe de leur future retraite du monde. Certes, Charles le Chauve et Dieudonné finiront leur vie dans des ermitages, pour celui-ci en odeur de sainteté, selon une esthétique développée dans l’épopée tardive. Mais, bien qu’une lacune du texte empêche de savoir si Philippe suit le même chemin, certaines ambiguïtés du récit laissent supposer qu’il reste au pouvoir, alors même que son séjour sur l’île semblait le prédisposer plus que tout autre à être un ermite en devenir38 ; sa réaction lorsque son fils lui fait part de son intention de se retirer trahit l’incompréhension habituelle :
Et quant Phelipe l’oit, si ploura tenrement :
« Aÿ, biax filz, dit il, quel besoigne vous prent
D’esxillier° vostre corps ne d’aler ensement39 ?
32La discrétion avec laquelle est dépeinte la vie érémitique de Moïsan trouve sans doute son explication dans la forte présence du merveilleux féerique dans Dieudonné de Hongrie. Certes, en mêlant le religieux et le féerique, le récit fait des personnages merveilleux des adjuvants divins. Mais ce n’est pas en sa qualité d’homme de Dieu que l’ermite suscite la dynamique du récit. Le mensonge proféré en est la cause, quel que soit l’interlocuteur et dans les reproches adressés par Gloriande à Dieudonné, la faute ne s’avère pas aggravée parce qu’il a menti à un homme de Dieu. La fée Gloriande se présente donc, bien plus que l’ermite, comme le garant des valeurs chrétiennes et ce d’autant plus que la punition du mensonge prive d’objets merveilleux, qui, par la symbolique du pain (ou du moins de la nourriture en général) et du vin d’une part, et par l’habit des chevaliers « faés » (à l’allure de croisés) sonnés par le cor d’autre part, demeurent rattachés à la dimension chrétienne du récit épique.
33En suscitant bien involontairement le parjure, l’ermite ne fait que susciter l’illustration des mises en garde de Gloriande contre les péchés de mensonge et d’adultère. De ce fait, l’ermite, dont on ne saurait trop dire dans un schéma greimasien s’il est opposant ou adjuvant, ne peut être porteur du message chrétien. A cet égard, son rôle peut être opposé à celui du Blanc Chevalier dans Lion de Bourges, personnage qui est en fait l’âme d’un chevalier que Lion a fait ensevelir chrétiennement et qui conserve la maîtrise de l’enseignement spirituel ; il est donc porteur du message chrétien, met en garde le héros contre le péché (v. 9573 sq.), lui explique son infidélité envers Florandine qui prive Lion dès lors de l’aide de l’envoyé divin (vv. 10405-10487), avant de le secourir à nouveau (vv. 12669-12692), un peu comme le font Gloriande et Maufuné pour Dieudonné. Mais la suite du récit prouve qu’il s’oppose au monde féerique, où Gloriande est aux côtés de Morgue, d’Arthur et d’Aubéron, en intervenant pour en arracher Lion (vv. 20949-20998) : tel Ogier ou Baudouin, Lion n’a pas vu le temps passer.
34Cette dernière comparaison montre toute l’ambiguïté du personnage de l’ermite dans Dieudonné de Hongrie. Sous l’influence de Huon de Bordeaux notamment, le transfert du rôle d’intermédiaire entre Dieu et les hommes et de commentateur qui s’opère de l’ermite à la fée40, propre à jouer le même rôle, réduit le saint homme à une fonction cristallisante dans la mise en lumière du devoir de chrétien tel qu’il est prêché par Gloriande.
35Même si l’auteur ne manque pas d’invention, il faut bien avouer que le personnage ne doit vraisemblablement sa caractéristique d’ermite qu’à la nécessité de justifier sa présence sur l’île et d’y laisser un témoin du passage de Philippe, propre à susciter la dynamique du récit en provoquant involontairement le mensonge de Dieudonné. Rien en lui ne rappelle la tradition littéraire, qu’elle soit épique ou romanesque, alors même que Philippe, devant peu au merveilleux chrétien ou féerique, aurait pu bénéficier de l’aide divine par l’intermédiaire de Moïsan.
36Toutefois, malgré l’ampleur de ces dernières œuvres de la production épique en vers, la préparation et l’agencement de l’épisode autour du mensonge dit à l’ermite révèlent la capacité organisatrice des trouvères ; en effet, à ce personnage répondra par la suite, pour illustrer le second volet des mises en garde ou interdits énoncés par Gloriande, le personnage de la belle Sarrasine avec laquelle Dieudonné commettra le péché d’adultère, mais ceci est pour le conteur l’objet d’une autre « vesprée »...
Notes de bas de page
1 Cf. le Répertoire des noms propres de personnes et de lieux cités dans les chansons de geste françaises et les œuvres françaises dérivées d’André Moisan, Genève, Droz, 1986, t.I, vol. 1, p. 711.
2 Cet anneau, qui lui a été donné par sa future épouse, offre bien des protections :
Elle print.I. annel, qui estoit d’or fin cler
A une riche pierre qui moult fist a löer.
La vertus de la pierre fist a recommander
Kar elle estoit tant digne – se puis pour voir conter
Qui le porte seur li il se puet bien venter
Nul venins quel qui soit ne le puet enerber
Ni en yaue noier ne sen corps desperer
Ne mauvais tesmoignage sus son corps contorner ;
(F° 14 r°a, vv. 19-26 du manuscrit B. n. F. f. fr. 24372 = vv. 2353-2360 ; la numérotation renvoie à l’édition que nous préparons).
3 F° 25 v°a, vv. 12-22 (= vv. 4416-4426).
4 En fait, le séjour est initialement donné comme étant de seize ans, à se référer au temps d’emprisonnement de sa mère (f° 29 r°a, v. 6 = v. 5040), mais bien que les événements se précipitent, cet emprisonnement est porté à dix-huit ans (F 37 r°b, v. 13 = v. 6532), laps de temps auquel Philippe évalue son séjour sur l’île (f° 41 r°b, v. 1 = v. 7240).
5 F° 32 r°a, vv. 8-23 (= vv. 5582-5597).
6 Sur l’absence d’interdit quant à la parenté spirituelle entre Dieudonné et la fille de son parrain, voir notre article « Le parrainage : une parenté spirituelle peu exploitée » dans Les Relations de parenté dans le monde médiéval, (Senefiance n° 26), Aix-en-Provence, CUER MA, 1989.
7 F°36 r°a, vv. 38-45 (=vv. 6334-6341).
8 C’est ce que supposait le forestier qui a hébergé Dieudonné une nuit, non sans préciser que certains croyaient encore à son retour (f° 29 r°a vv. 7-10 = vv. 5041-5044 de notre édition) ; Gloriande confirme que Philippe est en vie f° 31 r°b vv. 36-37 (vv. 5475-5476), mais ne mentionne pas l’existence de l’ermite Moïsan.
9 F° 40 v°b, vv. 23-33 (= vv. 7172-7182)
10 F° 41 r°b, vv. 27-34 (= vv. 7266-7273) ; la forme de première personne du verbe commander qui apparaît au premier vers est bien représentée dans le texte ; au troisième vers on attendrait plutôt « feront », mais la graphie est très nette. Le quatrième vers est hypermétrique avec l’adjectif « bonne » ajouté après « mainte »
11 F° 41 r°b, v. 43-f° 41 v°a, vv. 6-14 (= vv. 7282-7290).
12 F° 41 v°a, vv. 11-34 (= vv. 7295-7318). Le troisième vers, hypométrique avec « l’ermite » est corrigé d’après le vers 4436, cf. aussi supra, v. 4424.
13 F° 41 v°b, vv. 11-14 (= vv. 7340-7343).
14 F° 43 r°a, vv. 12-14 (= vv. 7566-7568)
15 F° 43 r°b, vv. 4-36 (= vv. 7603-7635)
16 Ce constat va dans le sens des analyses de Paul Bretel, dans Les Ermites et les Moines dans la littérature française du Moyen Age (1150-1250), Paris, Champion, 1995, p. 67.
17 Ibid., pp. 483-486.
18 Cf. supra, la citation correspondant à la note 9 et P. Bretel, op. cit., p. 489.
19 Comme le souligne P. Bretel, « les ermites et les moines n’accèdent que rarement au statut de héros. Aussi la relation éventuelle de ces personnages ne constitue-t-elle pas une priorité narrative ; le rôle d’adjuvant qu’on leur fait tenir habituellement favorise de plus leur maintien dans un même état. », op. cit., p. 144.
20 Respectivement v. 4423 (supra citation correspondant à la note 3) et f° 41 r°b, v. 36 (= v. 7275). Ce terme-ci n’est par ailleurs appliqué qu’au patriarche de Jérusalem (v. 3606), les autres occurrences s’appliquant à des chevaliers ou prenant une valeur plus générale dans les aphorismes.
21 P25 v°a, v. 38 = v. 36 4443 et F 41 r°b, v. 33 = v. 7272 (et en apostrophe, f° 41 r°b, v. 19 = v. 7258 ; f° 41 v°a, v. 36 = v. 7320)
22 V.7273.
23 Rappelons qu’Elie et sa femme, sœur de Charlemagne, chassés de France, trouvent refuge dans le Sud-Ouest chez l’ermite Moÿsant, chez qui va naître Aiol, que l’ermite baptise et prénomme.
24 Aiol, chanson de geste d’après le manuscrit unique de Paris, S.A.T.F., 1877, vv. 390-393. On trouve également un chapelain Moÿsan, interprète de songe, dans Guillaune de Palerne, éd. A. Micha, TLF, 1990, v. 4780.
25 Respectivement vv. 79 et 515 de l’édition citée.
26 Elie déplore seulement son absence de formation aux métiers des armes (vv. 105-112).
27 Cf. Les Enfances de Doon de Mayence, thèse soutenue par Marie-Jane Pinvidic à l’Université de Provence, Aix-en-Provence, 1995, t. II, laisse III, pp. 268-271.
28 Ibid., pp. 408-411, deux manuscrits sur trois (a et b) ajoutent que la veille au soir le comte avait oublié de faire ses dévotions et que l’ange lui assène en outre un coup (le ms. a précise qu’il s’agit d’un coup de pied, qui blesse le comte et le laisse étendu jusqu’à none). P. Bretel, op. cit., p. 317, pense que c’est peut-être autant pour reprendre les armes en tant qu’ermite que pour enfeindre son vœu que le comte de Mayence, qu’il appelle à tort Doon, est frappé de cécité. Curieusement, le rapport au mensonge est tout à fait différent dans cette œuvre, cf. Marie-Jane Pinvidic, « La Déclaration amoureuse dans la chanson de Doon de Maience et ses adaptations en prose », Bien dire et bien aprandre, n° 15, La Déclaration amoureuse au Moyen Age, Lille III, Centre de Gestion des Revues, 1997, pp. 19-29.
29 Lion de Bourges, édité par William W. Kibler, Jean-Louis G. Picherit et Thelma S. Fenster, Genève, Droz, 1980, vv. 794-883 ; parles vv. 1420-1430, on apprend que cette retraite dure dix-huit ans, et Herpin ne quittera l’ermitage que sous la pression d’événements extérieurs (vv. 2889 sq.). La seule mention dans la production épique antérieure se limite à un vers, dans Aiquin (Senefiance, n° 8), où il est fait mention de saint Malo vivant sur une île (v. 1149).
30 Dans « Insularités imaginaires et récit médiéval : l’insularisation », L’Insularité, thématique et représentations, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 48.
31 La Belle Hélène de Constantinople, édition critique par Claude Roussel, Droz, Genève, 1995, vv. 3502 sq.
32 Cf. ibid., vv. 3763-3765, 5532 ; au v. 5626, l’ermite demande à ce que les jumeaux soient baptisés, ce qui laisse supposer que lui-même ne pouvait leur administrer le sacrement.
33 Cf. Dubost, art. cité, p. 52 : la note 25 donne des cas signalés par P. Bretel lui-même dans Two old French Poems on saint Thibaut, éd. R. Th. Hill, New Haven, Yale University Press, 1936, p. 82, strophe XXXI (où il s’git d’une brève mention), et dans la Vie de saint Jean-Bouche-d’Or (éditée par Alfred Weber dans Romania, vol. 6, 1877, pp. 328-340), où le saint est exilé sur une île – il ne s’agit donc pas d’une retraite volontaire -, infestée de bêtes sauvages, ce qui la rend inhospitalière contrairement, au moins de prime abord, à celle où échoue Philippe. Il conviendrait d’ajouter à ces références la tentative avortée d’Hilarion d’échapper à la foule ainsi que la mention dans la Vie de saint Gilles, cf. Bretel, p. 86, note 49, et p. 239.
34 Cf. Benedeit, The Anglo-Norman voyage of St Brendan, édité par Ian Short et Brian Merrilees, Manchester, University Press, 1979, vv. 93 sq. d’une part et 1505 sq. d’autre part.
35 Cf. P. Bretel, op. cit., p. 403, références à Perlesvaus et à La Queste del Saint Graal.
36 Cf. ibid., pp. 544-548.
37 Cf. ibid., pp. 201-202 et plus particulièrement les renvois à Micheline de Combarieu « Ermitages épiques (de Guillaume et de quelques autres) »
38 A la fin du récit, Dagobert est à plusieurs reprises appelé roi de France, mais lorsqu’il s’embarque pour l’Orient, il dépêche un messager à son grand-père, resté en France, qui semble donc encore présent sur le devant de la scène, cf. éd. partielle par nos soins, Lille, Centre national de reproduction des thèses, 1986, vv. 15526-15535.
39 Ibid., vv. 14921-14923.
40 Cf. P. Bretel, op. cit., p. 678.
Auteur
Université de Provence
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