La fée et les sortilèges
(Magie et illusion dans le Lancelot-Graal)
p. 479-543
Texte intégral
1Entre « la meson tenebreuse que len apele enfer » (La Queste del Saint Graal, p. 113), et la maison de « pardurable clarté » (Lancelot, t. 7, p. 24) où les élus auront la « compaignie sans fin » (id.) de Dieu, le royaume de Logres est un monde d’ombres, de « muances » et de « semblances », où rien n’est sûr aux vivants que la chose incertaine, où variantes et variations masquent la vérité des choses et des cœurs : seul, Galaad l’élu porte, visible sur son visage, cette « simplece » qui fait attendre à Lancelot « tant de bien » en lui « qu’il li plest molt qu’il le face chevalier » (La Queste del Saint Graal, pp. 2-3). L’une de ces ombres est portée par l’illusion magique et c’est à elle que nous consacrerons cette étude1.
Place de la magie : personnages et pouvoirs
2La place occupée par la magie dans le cycle peut sembler de faible importance. Enchanteurs et fées y sont en petit nombre et leur action dans la diégèse est limitée. Merlin, le plus notable en la matière, celui qui, par son père diabolique, « sot toute la sapience qui des dyables puet descendre » (Lancelot, t. 7, p. 38), non par apprentissage mais par cette filiation même, le « decevans » Merlin passé maître de naissance en « nigremanche » et « perverse science » (id.), est retiré dans la préhistoire du roman, après avoir été mis hors d’état d’agir, pour le mal comme pour le bien, par sa plus intime et meilleure élève, celle qui, grâce à lui, est devenue la fée Niniène. La force de l’amour a été plus grande que celle du diable et l’enchanteur trouverait sa place entre Samson le fort et Aristote le sage dans la cohorte des « abusés d’amour » à qui quelque donzelle a fait croire de « vecies que ce sont lanternes » (F. Villon). Le « saint prophete… as Engleis » a laissé quelques traces2 : on se rappelle son nom, certaines de ses prophéties3 et que, dans le passé, il a pu aider Arthur à parvenir au trône, à épouser Guenièvre et même à fonder la Table ronde (toutefois, pour ce dernier point, on n’était plus dans le domaine de la magie). Mais ce naguère est comme un jadis : on parle encore de Merlin… le « prophete » ; lui, ne parle plus.
3Il a eu deux élèves remarquables : Morgue4 (Lancelot, t. 1, p. 301) et Niniène5 (Lancelot, t. 7, pp. 42 sq.).
4Mais Morgue n’a pas recours à la magie pour ce qu’elle accomplit de plus important dans le cycle : la révélation à Arthur, par la « chambre aux images » de son manoir, de la liaison entretenue de longue date par la reine et Lancelot (La Mort le roi Artu, pp. 61-65). Ce qu’elle demande à la magie et ce qu’elle en obtient… et surtout ce qu’elle n’en obtient pas en montre bien à la fois la force et les limites.
5Jalouse de Guenièvre parce que Guiamor dont elle est éprise lui préfère la reine, elle veut se venger en séparant Lancelot de celle-ci. Les deux personnages se trouvent en présence l’un de l’autre quand le chevalier met fin aux enchantements du Val-sans-retour (Lancelot, t. 1, pp. 299 sq. ). Le piège mêle comédie6 (… por ce qu’il ne s’aperçoive de chose qu’ele eust enpensé, si li fet le plus bel samblant qu’ele puet, p. 302), et magie (quand son hôte s’est endormi, « li met .I. anel en ./. des dois de la main destre, et cil anials avoit tel force que, s’en le meist a home endormi en la main, que tant com il l’avroit tant dormiroit », p. 303) : si les deux moyens paraissent de nature différente, le leurre qu’ils impliquent l’un et l’autre les apparente cependant et nous aurons d’autres occasions de les voir associés. A cela s’ajoute la pure et simple contrainte exercée sur celui que l’on a rendu incapable de se défendre. Morgue met à profit le sommeil de Lancelot pour le faire transporter banalement, naturellement, « en une biere sor .II. chevals molt isnials » (p. 303) dans une de ses maisons où elle le fait « avaler en une chartre parfonde » (p. 304). Longuement emprisonné, il dépérit, « que nule chose qu’il voie ne li puet joie doner » (p. 367), mais il affirme sa liberté intérieure :
« Et se vos tenés le cors7 en prison, vos n’i poés tenir le cuer »
(t. l, pp. 367-368.)
6Morgue recourt alors à nouveau à la magie, pour tenter d’altérer l’esprit du héros et de s’en rendre maîtresse. Cette fois, les « poisons… confites a conjurement et a charies » qu’elle verse dans sa boisson pour le « decevoir » (ici, le leurre passe explicitement par la « nigremance » : son père diabolique n’a pas été en vain surnommé « le père du mensonge ») ne visent pas tant à l’endormir qu’à lui « trobler la cervelle » (p. 370)… dans son sommeil – à défaut de pouvoir le faire quand il est en pleine conscience à l’état de veille. Lancelot fait ce qui est, pour lui, un épouvantable cauchemar : il rêve qu’il trouve la reine couchée avec un chevalier, et qu’il veut le tuer ; mais Guenièvre retient son bras, affirme qu’elle appartient à ce chevalier (« je sui soe ») et chasse Lancelot définitivement de sa présence. Le texte précise que les « poisons » sont responsables non seulement du fait que le héros fasse un mauvais rêve mais aussi de son contenu :
Ensi1 le fist Morgue songier por lui fere haïr la roine…
(t. l,p. 370.)
7Mais le pouvoir de la magie n’agit (ici) que sur l’esprit plongé dans ce « sommeil de la raison qui enfante des monstres8 », et si le romancier innocente son héros d’une imperfection d’amour qui ferait de lui un amant soupçonneux (fût-ce en rêve), on voit bien cependant comment, pour s’exercer, la magie exploite des éléments présents dans l’inconscient du personnage, en l’occurrence l’angoisse de n’être pas aimé, de se voir préférer un autre. Mais l’illusion magique ne va pas jusqu’à maîtriser l’esprit éveillé et elle ne suffirait pas non plus à le persuader de la possible vérité du songe. Aussi, pour accréditer celui-ci, Morgue a, de nouveau, recours à l’illusion comique9 et à une mise en scène qui vise à l’inscrire dans la réalité : l’enchanteresse fait transporter Lancelot endormi dans une lande ; il s’y réveille sous une tente, avec, devant ses yeux, le même lit que celui qu’il a vu en songe et, dans sa main, il a l’épée avec laquelle il voulait tuer le chevalier :
Et lors est si dolens10 a poi que il n’enrage, k’il cuidoit bien que voirs fust ce qu’il avoit songié. (t. 1, p. 370.)
8Du coup, il est prêt à donner à Morgue la parole qu’elle avait exigée de lui pour le libérer : celle de ne pas chercher à voir la reine avant Noël (t. l,pp. 371-372).
9On voit donc que la magie (même à la disposition d’une experte) connaît bien des limites. Dans l’ordre des faits matériels, elle ne peut pas, par exemple, transporter choses et personnes d’un point à un autre : dans les deux circonstances où Morgue veut déplacer Lancelot, elle a recours à des moyens purement humains – et le premier sommeil magique n’a comme raison d’être que de faciliter ce transport. Dans l’ordre des faits mentaux, elle ne peut pas, par exemple, modifier un sentiment fort (Morgue n’essaie même pas de séparer Lancelot et la reine en faisant en sorte, magiquement, qu’il ne l’aime plus ; pour obtenir ce résultat, elle ne peut au contraire que se servir de ce sentiment, ici de son extrême soumission aux volontés de son aimée, celles-ci dussent elles faire son malheur) ; elle ne peut pas non plus s’en prendre à l’esprit conscient11, si par des images oniriques elle peut cependant induire une représentation fausse du réel dans l’esprit de celui aux dépens de qui elle s’exerce. La magie est donc une arme mais qui n’est pas suffisante pour triompher. Elle peut cependant le devenir lorsqu’elle est associée à des moyens pour le coup à la disposition de tous les humains : la force (l’emprisonnement de Lancelot est une forme de contrainte par corps) et la ruse (l’alliance de l’illusion magique et de l’illusion comique s’avère en particulier redoutable).
10Dans la perspective qui nous occupe, celle du monde où on ne sait à quoi ni à qui se fier, l’illusion agit de deux façons différentes. Magique, elle accrédite faussement, dans l’esprit de Lancelot l’idée de la trahison de la reine ; comique, elle lui fait croire à sa propre déloyauté : en effet, réveillé loin de la maison où Morgue le détenait captif, elle n’a aucun mal à le persuader qu’il a manqué à son serment de prisonnier sur parole :
… si en a tel duel que par un poi qu’il ne forsane ; si prent l’espee qu’il cuidoit tenir, si s’en volt boter par mi le cors, quant Morgue le tient… (t. 1, p. 371.)
11C’est donc à la fois sur autrui et sur lui-même qu’il est induit en erreur. Or, même l’anneau qui permet de distinguer l’enchantement du réel n’a pas de prise sur les images oniriques – il y faut une consultation du regard conscient12 ; et ne serait-ce pas orgueil, pour Lancelot, d’opposer à ce qu’il voit un sentiment intérieur de lui-même assez fort pour refuser de s’appréhender en déloyal ?
12Il reste que si, à plusieurs reprises, maîtresse en sa geôle du corps de Lancelot, Morgue peut annihiler un temps, en le tenant éloigné de la chevalerie, son être aventureux, si, en le tenant éloigné de la reine, elle peut altérer son être amoureux, elle ne peut le faire longtemps, ni, finalement, le retenir. A chaque fois, les forces et la perfection de l’amour prévaudront contre les charmes décevants. La rose aperçue, printanière, au jardin de sa geôlière lui mettra si bien le souvenir de l’aimée au cœur qu’il brisera les barreaux de sa prison (Lancelot t. 5, pp. 60-62)13 pour la rejoindre, comme au pays de Gorre il l’avait déjà fait mais en un autre sens14 ; au Val-sans-retour (Lancelot t. 1, pp. 284-300), le « fin amant » avait déjà brisé les charmes et, comme il le fera aussi au pays de Gorre, libéré les captifs. Est-ce que, déjà, l’amour n’avait pas charmé Merlin plus que ses charmes n’avaient enchanté Niniène ?
13Venons en donc à cette dernière. Certes, la magie du lac soustraira efficacement l’enfant Lancelot à ses ennemis et les enfants Lionel et Bohort aux leurs. Cependant, la dame du lac n’est pas l’organisatrice de ces mystères qui remontent au temps de Dyane la reine de Sicile qui n’était pas une déesse (comme le croyaient les ignorants d’alors, ces païens) – était-elle, seulement, une fée ? Certes, Niniène continuera de protéger le héros-chevalier en lui fournissant des armes magiques (les trois écus qui lui permettront de l’emporter à la Douloureuse Garde en lui ajoutant la force d’un, deux, trois hommes (Lancelot, t. 7, pp. 320 sq.) et en le guérissant de sa « frenesie » (Lancelot, t. 8, pp. 457-459). Mais ses interventions, d’une façon comparable à ce que nous avons vu pour Morgue, associent éléments magiques et humains : au nombre des soins qu’elle prodigue au héros fou comptent les bains et le sommeil détendu qu’ils lui procurent. De. plus, l’essentiel de son action par rapport au personnage de Lancelot et à la structure du roman est cantonné dans le récit d’une « enfance » qui occupe les 250 premières pages de l’œuvre : quand le héros quitte le lac, c’est pour toujours et ce n’est que de très loin en très loin que la conjonction du chevalier et de la dame (ou de ses messagères) se fera, grâce en effet, à une connaissance de ce qui lui arrive acquise de façon magique, bien que demeurant dans le non-dit du récit15. Enfin, toujours comme pour Morgue, la fonction essentielle du personnage (faut-il rappeler qu’elle est surtout la mère-éducatrice de Lancelot ?) ne passe pas non plus par le recours à des savoirs magiques : la vie menée au lac est celle d’un domaine seigneurial qui serait tenu par une femme. Niniène est, à ce titre, appelée « dame », comme le sont ces vassales d’Arthur, la dame de Nohaut ou la dame de Malehaut ; Lancelot, Lionel et Bohort y sont les « norris » de cette « dame » : Lancelot y apprend le service de table et les jeux de cour comme il pourrait le faire à celle d’Arthur, ainsi que le maniement des armes ; quant aux « enseignements » d’Histoire et de morale qu’elle délivre avec autorité à l’adolescent, un homme d’église n’en donnerait pas d’autres et s’il n’en est pas de même de celui touchant à l’amour qu’elle lui fera plus tard spécialement adresser (t. 7, pp. 349-350), il ne procède que d’une connaissance du cœur humain16.
14Outre ces fées majeures (ou attendues comme telles), d’autres ponctuent le récit de leur(s) présence(s) fugace(s)17 – voire évanes-cente(s) : à la fontaine aux fées, qui leur doit son nom, on ne les verra pas (Lancelot, t. 2, pp. 276 sq.)… et d’ailleurs existent-elles ? Et tient-on là autre chose que de purs noms ? Pourtant, « moult en estoit a chelui tans en la Grant Bretaigne plus qu’en autres terres » (Lancelot, t. 7, p. 38). De savoir qu’on peut toujours avoir affaire à elles sans en être jamais sûr est un des éléments d’incertitude qui planent sur toutes les aventures.
15Il ne faudrait pas non plus oublier leur maître parfois lointain, à toutes : le diable d’où procède leur science. Réellement présent à la Douloureuse Garde sous la forme plurielle de Légion :
Et il2 met el cofre la cleif et com il l’ot ouvert, si en sailli… une si grant noise qu’il li fu avis que tout li diable i fussent, et por voir si estoient il deable.
(Lancelot, t. 7, p. 418.)
(L’auteur atteste dans la seconde partie de la phrase que l’interprétation du héros est exacte et non pas due à quelque erreur de sa part causée par le manque d’expérience, l’épuisement etc.)
16il se manifeste aussi en réponse aux conjurations des oniromanciens18. Mais il est très rarement mentionné, en tout cas dans le Lancelot19. De plus, lorsqu’il est là, c’est pour être vaincu (comme à la Douloureuse Garde) ou pour être contraint de répondre aux questions des hommes (conjurations). En revanche, avant de s’amuir et de disparaître sensiblement20 dans la Mort Artu, il est un personnage obligé et très présent dans la Queste del Saint Graal ; si son efficace, fonction du plus ou moins de vertu qui fera, de certains chevaliers appelés, des élus de la quête, est très relative, ses apparitions et manifestations en tant que tentateur/séducteur sont nombreuses et revêtent des formes variées : il se montre en cheval, en belle(s) demoiselle(s) seules ou en groupe, en religieux ; il obsède ou possède (Guenièvre, Lionel) ; il commande à des éléments de décor divers (tentes, châteaux, nefs) ; il soulève même des tempêtes.
L’action magique et son auteur : méconnaissance et incertitude
17Mais ce qui nous intéresse est moins la puissance, voire la place de la magie et de ceux qui s’en servent que de repérer si ces derniers et leurs opérations peuvent ou non être identifiés pour ce qu’ils sont par les autres personnages. Or, on constate de nombreuses erreurs (ou incertitudes) dans ce processus.
18Parfois, le romancier attribue ces réponses inadéquates à l’ignorance de ceux qui les donnent. Ignorance de ces « mescreant », de ces « païens » (Lancelot, t. 7, p. 11) qui considèrent comme une déesse Diane, reine de Sicile qui aimait la chasse et hantait les bois au temps de Virgile. Mais cette erreur sur la nature de la personne, qui renvoie bien à l’ici-bas comme monde d’ombres, ne touche pas encore à l’illusion magique. C’est à une autre sorte de ténèbre qu’il est fait allusion ici. Ces « mescreant », ces « païens » n’ont pas connaissance du Dieu unique, le seul qui soit vrai ; pour eux, Diane est une déesse parmi d’autres. Laissés à leur seul regard intérieur imparfait21, ils n’ont qu’une idée faussée de la divinité, incapables qu’ils sont de ramener à l’unité la multiplicité des formes divines dont ils ont seulement l’appréhension. S’ils se trompent de façon accidentelle, c’est qu’ils sont dans une erreur essentielle.
19On voit au demeurant comment, sous la plume et dans la pensée de l’auteur, un élément qui, factuellement, n’est pas nécessaire ni même utile à la diégèse, contribue à lui donner son sens. Le romancier va même jusqu’à « négliger » de nous fournir un renseignement qui, lui, pourrait l’être : est-ce au temps de cette Diane, ou antérieurement, que l’enchantement lacustre a été fondé ? Diane en est-elle l’artisane (or, il nous dit qu’elle était reine, mais pas si elle était fée) ou, sinon, qui d’autre ? Le mystère ne sera jamais éclairci. Mais ce silence peut contribuer à nous introduire, nous, lecteurs, à l’incertitude concernant les opérations et les agents magiques qui est le fait des personnages.
20D’autre part, ce qui apparaît comme une digression, une « semblance » sans guère de propos (il ne sera plus question de Diane) comporte une « senefiance » pour l’œil clairvoyant : le passage de la « mescreance » à la vraie foi, de l’ancienne à la nouvelle Loi, de l’erreur humaine (et, plus profondément, diabolique) à la vérité essentiellement divine sera, dès ces premières pages du cycle, si loin de la quête du Graal et avant même qu’il ait été nommé, donné comme un axe d’écriture (et, donc, de lecture). Ce qui paraît être le plus anec-dotique pourrait bien s’avérer ce qui est le plus chargé de sens : le brouillage de la « conjointure » nous renvoie à une prise de conscience de notre monde comme incertain – la prose n’a-t-elle pas en effet, en ce début du xiie siècle, l’ambition d’écrire non seulement un roman total mais une Histoire universelle ?
21Avec l’identification de Merlin, nous retrouvons une erreur comparable : lui aussi est à tort pris pour un dieu (Lancelot, t. 7, p. 38), alors qu’il est seulement, selon le romancier, un « prophete22 ». Mais erreur, en fait, différente : dans le premier cas, c’est une femme qui est prise pour une déesse – et si, ce que le texte ne dit pas, elle est en même temps une fée, cela ne change rien à sa nature humaine ; dans le second, c’est un être mi-diabolique, mi-humain qui est appréhendé comme une divinité. Au demeurant, l’auteur lui-même qui rectifie de façon quelque peu méprisante23 et fort doctorale les bévues qu’il prête à ses personnages – entendons-nous : c’est le ton qu’il se donne, à mon sens très consciemment et sans en être dupe, tout au contraire – dit-il lui-même des choses nettes sur Merlin ? Il insiste sur les valences négatives de son être qu’il a héritées de son père-démon et qui entachent sa nature et ses savoirs :
Il fu de la nature son peire dechevans et desloiaus et sot quanques cuers pooit savoir de toute perverse science. (t. 7, p. 41.)
22Il rappelle qu’il n’a pas été baptisé, qualifie de « traïson » (p. 41) la machination à laquelle il participe et qui aboutit à la mort du duc de Tintagel « per Igerne la ducesse que Uterpandragons amoit » (p. 41), mais n’en présente pas pour autant la royauté d’Arthur comme suspecte ni, à plus forte raison, illégitime. Et il le décrit finalement, comme nous l’avons déjà dit, en amoureux sottement épris d’une fine mouche qui le mène lui avec toute sa science, non seulement par le bout de l’aiguillette24 mais en prison (Lancelot, t. 7, p. 43).
23La reine (« divesse »), l’enchanteur demi-démon et les fées tout humaines ont aussi en commun le recours aux forêts25 qui fait d’eux d’étranges étrangers aux bonnes villes fortes :
Diane : ch’estoit la dame del monde qui plus amoit deduit de bois et toute jour aloit chacier, et pour che l’apeloient li mescreant la divesse del bois.
(Lancelot, t. 7, p. ll.)
Merlin : si s’en ala… converser es forés parfondes et anchienes…
(Lancelot, t. 7, p. 41.)
Niniène : la forêt entoure le « lac ». Lancelot y chasse (t. 7, p. 70), y rencontre des chasseurs (pp. 75 sq.).
Morgue : … sot d’enchantement et de caraies sor totes femes et par la grant entente que ele i mist en laissa ele et deguerpi totes la covine des gens et conver-soit jor et nuit es grans forés sotaines, si que maintes gens dont a cel tans avoit molt de foies par tôt le païs ne disoient mie qu’ele fu feme, ançois l’apeloient Morgue la dieuesse. (Lancelot, t. 1, p. 275.)
Dans la Mort Artu, c’est en s’égarant dans la forêt que le roi se trouve à proximité du manoir de sa sœur (pp. 56-57).
24Mais au fond de ces forêts solitaires, Niniène et Morgue ont de vastes et riches maisons, y mènent la même vie que ces autres dames, celles de Nohaut et de Malehaut, dont, à leur tour, les châteaux se dressent au sein de ce continuum du royaume et de l’aventure qu’est la forêt dans tout le cycle. Alors, comment opérer la distinction ?
25Au moins le démon qui, de par sa nature, est différent de l’homme, est-il plus facile, lui, à distinguer ?
26Si c’était le cas, pourquoi la reine Elaine, qui n’est pas présentée comme une étourdie (« foie gent ») se tromperait-elle à la vue de Niniène qu’elle présente comme « uns dyable en guise d’une damoisele » (Lancelot, t. 7, pp. 29 et 89) tout en précisant :
« … si ne sai s’ele fu puchele ou deables, mais de feme avoit ele cors et fachon »
(Lancelot, t. 7, p. 89.)
27Et pourquoi ses interlocuteurs, l’un et l’autre experts en discernement spirituel26 ne lui fournissent-ils pas les moyens d’y voir plus clair ?
28Le meilleur exemple de cette incertitude se trouve dans la Queste del Saint Graal, dans la mesure où la critique y a, non sans raison, souligné le souci de ne laisser planer aucun doute sur le sens des aventures et sur l’identité des personnages qui y interviennent. Toutefois, si, in fine, on sait quand on a affaire à « Vanemi » ou non, les analyses pour parvenir à cette certitude sont parfois moins simples qu’on a pu l’écrire.
29Déjà, la multiplicité des « semblances » que revêt le personnage ne peut que troubler : du cheval noir au cygne blanc, de la demoiselle au religieux. Mais davantage encore, sa façon d’endosser des « semblances » habituellement associées à des valeurs et valences autres que les siennes :
Il cuide bien que ce soit fame a qui il parole, mes non est, ainz est li anemis qui le bee a decevoir et a metre en tel point que l’ame soit perdue a toz jorz mes.
(La Queste del Saint Graal, pp. 91-92.)
30Dira-t-on que Perceval montre ici sa naïveté et l’auteur un souci pédagogique bien pesant en faisant comme si son public, lui, n’avait pas nécessairement compris à qui le héros avait affaire ? A replacer l’épisode dans l’ensemble du Lancelot en prose (et pas seulement de la Queste del Saint Graal), ce n’est pas sûr. La fonction d’auxiliaire du héros y est définitoire de toutes ces figures féminines qui indiquent au chevalier son chemin, le renseignent sur les aventures à venir et leurs dangers, l’accueillent en leurs châteaux, pansent ses blessures, etc. Et le passage du terrien au spirituel qui caractérise la quête du Graal consiste plus à accomplir qu’à abolir le vieux monde : si la femme s’y révèle être tentatrice pour le mal – comme l’était Guenièvre –, elle s’avère aussi, avec la tante de Perceval ou sa sœur, initiatrices du Bien – comme l’étaient Niniène et ses messagères et, à leur plus humble niveau, toutes celles qui aplanissaient la voie de l’errant « aventureus ».
31L’autre figure féminine topique du roman est la demoiselle (ou la dame) « desconseilliee », figure de faiblesse au service de qui le chevalier doit mettre sa force pour que le droit soit respecté : Galaad au château des Pucelles (La Queste del Saint Graal, pp. 47 sq.), Bohort en faveur de la dame déshéritée (La Queste del Saint Graal, pp. 168 sq.) et de la pucelle sur le point d’être violée (La Queste del Saint Graal, pp. 175 sq.) s’acquitteront de ce qui continue d’être un devoir.
32Or, l’histoire de la dame déshéritée27 est ployable à deux sens : soit, le récit de la cadette dit la vérité et il justifie l’intervention du héros qui agit réellement « por droiture et por loiauté metre avant, et por torçonnerie abatre » (La Queste del Saint Graal, p. 170) :
… et li dit que ele n’a garde de perdre son droit tant com il soit sainz et hetiez.
(La Queste del Saint Graal, p. 170.)
33soit, ce récit est menteur et il met l’intervenant dans son tort. Et pourquoi, en effet, ne mentirait-il pas ? Ici, dans une autre variante, pourquoi ne pas considérer comme vraie la deuxième version possible ? A partir de la même situation, une demoiselle raconte à Perceval (La Queste del Saint Graal, p. 107) comment elle a été déshéritée par un seigneur trop sévère qui n’a pas voulu lui pardonner un bénin mouvement d’orgueil (qu’elle a l’humilité de confesser) : dans la guerre qui s’en est suivie, elle requiert l’aide de tous les chevaliers de bon vouloir et à plus forte raison de ceux de la Table Ronde :
« car nus qui compainz en soit ne doit faillir a damoisele deseritee, por qu’ele le requiert d’aide. Ce savez vos bien que ce est voirs, car quant vos i fustes assis, que li roi Artus vos i mist, si jurastes vos, ou premier serement que vos feïstes, que ja ne faudriez mes d’aide a damoisele qui vos en requeist. »
(La Queste del Saint Graal, p. 108.)
34Même le très raisonneur Bohort aura bien du mal à ne pas s’y perdre. Comment ne croirait-il pas cet « home vestu de robe de religion » qui se dit prêtre (La Queste del Saint Graal, p. 179) et lui explique que l’oiseau noir qu’il a vu en songe (p. 177) signifie son « grant pecié » ? Si l’homme ne parvient cependant pas à la convaincre totalement, il l’ébranle pour le moins : Bohort « ne sot que dire » (p. 179), il demeure « toz esbahiz » (p. 180), comme, déjà, dans le songe, quand le cygne arguait de sa blancheur et de sa beauté, « il ne li respondoit mot a ce » (p. 171), non plus qu’à l’insistance de l’oiseau noir (pp. 170-171) à dire que « mielz vaut ma nerté qu’autrui blanchor ne fait ». Sur quoi s’appuyer pour trancher et décider que cette blancheur n’est qu’apparence trompeuse, et n’est-ce-pas après coup seulement (c’est-à-dire une fois les aventures advenues et la part du diable devenue évidente avec la dissipation de ses personnages et de ses constructions illusoires, pp. 180-183) que l’interprétation de l’abbé (pp. 184-187) apparaîtra comme seule fondée et le premier interprète comme un faux prophète ?
35Terminons sur deux chevaux noirs.
36Le premier (La Queste del Saint Graal, pp. 91 sq.) est celui qu’une demoiselle amène à Perceval démonté : plusieurs mésaventures successives ont privé le héros de sa monture, malgré tous les efforts qu’il a faits pour la récupérer ou s’en procurer une autre. Cet animal est un « être28 » diabolique, mais l’est-il dans une immédiate évidence ? La couleur noire ne suffit pas à le désigner comme tel (témoins, ci-dessus, l’oiseau noir et le cygne blanc), non plus que le temps nocturne de son apparition (les appels ultimes adressés aux élus de la quête pour qu’ils gagnent les plages et les nefs divines qui les y attendent ont lieu à la même heure) ni l’extrême rapidité de son allure (les nefs précitées ont la même). D’abord il y a donc là seulement « merveilles a veoir » (p. 92). « Merveilles », c’est-à-dire que l’on doit s’interroger mais que l’on ne peut se prononcer : si Perceval est en faute, ce n’est point parce qu’il n’identifie pas celui à qui il a affaire, c’est parce qu’il ne se pose pas de questions : malgré la « hisdor » qu’il éprouve – mais le chevalier ne doit-il pas la maîtriser29 ? – »il est bien tant hardiz que il monte sus, come cil qui ne se prent garde de l’agait a l’anemi » (p. 92). Aussi, l’auteur prend-il soin d’éclairer un public qui ne pourrait être que perplexe, en employant à deux reprises le mot « anemi », pour désigner la demoiselle qui amène le cheval à Perceval (p. 91) et le cheval lui-même (p. 92). Tout le temps de l’aventure, l’incertitude règne donc et ce n’est qu’à la fin que le caractère diabolique de l’animal se manifeste de façon évidente : une causalité banalement humaine, en même temps que romanesquement providentielle, amène Perceval, effrayé quand il voit sa monture l’entraîner dans une rivière dont le franchissement lui paraît quasiment impossible, à faire le signe de croix. Le cheval-diable, explique toujours l’auteur à son public, « quant li anemis se senti chargiez doufessel de la croiz, qui trop li ertpesanz et griés » (p. 92), désarçonne son cavalier, « se fiert en l’eve ullant et criant et fesant la plus male fin dou monde. Si avint maintenant que l’eve fu esprise en plusors leus de feu et de flamme clere, si qu’il sembloit que l’eve arsist » (id.). Le lien facile à établir entre le signe de croix et la très violente réaction du « cheval » (il n’est pas sans exemple qu’un chevalier soit désarçonné mais c’est au cours d’un combat ou, à la rigueur, en terrain accidenté, s’il est distrait, ce qui n’est pas, ici, le cas de Perceval), les cris qu’il pousse (« ullant » s’applique à des animaux, à des chiens par exemple, mais ne peut désigner des hennissements) et, surtout30, le phénomène contre-nature qui accompagne la disparition de l’animal (l’eau « esprise de feu et de flamme clere ») ne permettent qu’après coup au héros de résoudre la « merveille » en sa raison d’être diabolique :
Et quant Perceval voit ceste aventure, si s’aperçoit bien tantost que ce est li anemis qui ça l’avoit aporté por lui decevoir et por metre a perdicion de cors et d’ame. (La Queste del Saint Graal, p. 92.)
37Le deuxième cheval, tout aussi noir, est celui monté par un cavalier en armes noires qui se manifeste à Lancelot arrêté par l’Eve marcoise (La Queste del Saint Graal, pp. 145-146). A ce stade de sa quête, le héros repentant a suivi un chemin ponctué de confessions et d’entretiens spirituels à l’écoute des ermites et des recluses, bien que son parcours continue d’être aussi jalonné d’erreurs (il choisit, par vaine gloire mondaine, au tournoi des Blancs et des Noirs, le camp des pécheurs, pp. 140-141). Après une nuit passée en partie en prières et une journée de chevauchée commencée de la même pieuse façon (p. 145), il se retrouve sur la berge d’une rivière dont le franchissement lui paraît redoutable. Mais, au lieu de se fier à ses propres forces (et à cette parenté avec l’eau dont l’a doué son enfance lacustre31), il s’en remet à Dieu :
Et neporquant il met si s’esperance en Dieu et sa fiance qu’il s’en oste tout del penser, et dist qu’il passera bien a l’aide de Dieu.
(La Queste del Saint Graal, p. 146.)
38C’est alors que « li avint une aventure merveilleuse » (p. 146) : surgit de l’eau un chevalier noir sur un cheval noir qui, d’un coup de « glaive », tue le cheval de Lancelot sans toucher le cavalier et disparaît aussitôt à si vive allure (« si s’en vet si grant erre que Lancelot n’en pot en poi d’ore point veoir », id.) qu’elle peut faire partie de la « merveille ». La prière de Lancelot qui clôt l’épisode (« que [Nostre Sires] par sa pitié le viegne conforter et visiter, et doner li conseil par coi il ne puisse chaoir en temptacion d’anemi par engin de deable, ne estre menez a desesperance », id.) reprend presque terme pour terme celle de Perceval dans la séquence précédente32.
39Dans l’aventure de Lancelot, il n’y a pas d’intervention d’auteur pour anticiper sur le sens de la « merveille ». Mais, bien que comportant des éléments comparables (un cheval noir, un héros retenu sur le bord d’un courant infranchissable, une « merveille » ayant intention de nuire), l’instance organisatrice de cette « merveille » pourrait bien être tout autre. Pour notre propos, l’intéressant est le conditionnel –qui traduit l’incertitude où nous sommes laissés de la « senefiance ». Les points communs ne doivent pas faire oublier les différences : le cavalier ne cherche pas à toucher Lancelot, il le met seulement hors d’état de poursuivre sa chevauchée ; sa disparition ne s’accompagne pas des phénomènes caractéristiques des manifestations diaboliques présentes dans la séquence de Perceval… mais, objectera-t-on, Lancelot ne s’étant pas signé, les conditions de la comparaison sont faussées.
40L’état d’esprit prêté au héros met sur la voie d’une autre lecture :
Quant il voit son cheval desoz lui ocis, si se relieve, et si n’est pas mout dolenz puis qu’il plest a Nostre Seignor. (La Queste del Saint Graal, p. 146.)
41Il lit l’intervention de Dieu dans cette aventure. Précédemment (pp. 70-71), il s’était engagé auprès d’un autre ermite à vivre dans la chasteté, mais il avait ajouté :
« Mes de sivre chevalerie et de fere d’armes ne me porroie je tenir tant come je fusse si sains et si haitiez come je sui ».
42Or, la quête du Graal, si elle exige cette chasteté, n’en fait pas une vertu suffisante : le chevalier doit aussi accepter d’y renoncer symboliquement à son cheval d’orgueil33, à croire qu’il peut et doit mener par lui-même ses combats et sa vie et compter sur ses seules forces pour triompher34 ; il doit renoncer à l’exercice de sa volonté propre pour s’en remettre à celle de Dieu – dans la Queste del Saint Graal, en montant sur les nefs qui sont mues par le souffle divin et non par le concours des hommes. Si, de lui-même, le chevalier est incapable d’effectuer cette démarche, bien qu’ayant manifesté d’autre manière sa volonté bonne de progresser dans les chemins de la quête, Dieu pourra le placer dans la situation convenable – c’est le cas de la vision d’Hector :
« … erroient mainte jornee… tant que Lancelot chaoit de son cheval ; si l’en abatoit uns hons qui tout le despoilloit… Et si le montoit sus un asne »…
(La Queste del Saint Graal, p. 150.)
43ensuite élucidée par un ermite :
« … Lancelot chevaucha tant qu’il chaï de son cheval, ce est a dire qu’il lessa orgueil et se prist a humilité. Et sez tu qui l’osta d’orgueil ?… ce fu Jhesucrist qui humilia Lancelot et le mena a ce qu’il le despoilla. Puis le monta sur un asne, ce est la beste d’umilité »… (La Queste del Saint Graal, p. 158.)
44Le chevalier noir représenterait, alors, le Christ lui-même !
45Si le sens est finalement donné (à un autre qu’au héros de l’aventure, notons-le), la lecture de la scène n’est pas d’abord évidente et laisse même subsister une part d’ombre. Si Lancelot y est clairement amené à dépouiller le vieil homme, le chevalier noir est-il un agent direct de « Jhesucrist qui humilia Lancelot », ou demeure-t-il un obstacle diabolique placé sur la route du quêteur et réemployé par Dieu dans un but contraire de celui recherché par qui l’a envoyé ?
46« Bonne » et « Mauvaise » Nouvelles ne sont pas faciles à distinguer. La séquence du quêteur Bohort, le plus réfléchi des chevaliers, est truffée de visions et d’aventures sur lesquelles l’auteur présente un double discours peu évident à décrypter. La blancheur extérieure peut refléter la beauté intérieure mais aussi cacher la noirceur ; l’oiseau noir peut être beau, mais peut aussi ne pas l’être (vision du cygne et de l’oiseau noir, p. 171). Le diable, en l’occurrence, prend même à son compte la symbolique la plus familière aux esprits médiévaux, celle qui considère que la beauté extérieure est informée par la beauté intérieure, que le beau corps est le miroir de l’âme belle. Et la lecture qu’il faut faire ici, non tant inverse qu’autre, est minoritaire : pour la Sunamite du Cantique des Cantiques, « nigra sedformosa », combien de héros beaux-et-bons, de Galaad le héros même de la quête du Graal à ce Jésus qui fut dit « le plus beau des enfants des hommes » ?
47Dans ce roman qui met en garde conjointement ses personnages contre la luxure et la vaine gloire, Bohort, quand il repousse les avances amoureuses d’une demoiselle, est-il chaste (et humble) ou vaniteux (et luxurieux) ? Se soucie-t-il de l’image qu’il donne de lui aux autres ou n’agit-il que sous le regard du Dieu qui connaît, seul, les « ultima cordis », les secrets de son cœur que Bohort ne maîtrise pas lui-même, si bien qu’il ne sait plus à qui entendre (La Queste del Saint Graal, pp. 179-182) ?
48Si, après coup, l’illusion diabolique se dissipant apparaît pour ce qu’elle était, c’est joie ou déconvenue (de Bohort à Perceval) pour qui découvre a posteriori qu’il a correctement ou non, très tôt ou bien tard, su déchiffrer les données de l’aventure. Mais cela ne rend pas moins incertain le présent.
Création et engendrement : la « forme » et le « fruit »
49Il faut d’ailleurs revenir sur ce qu’on peut et doit entendre par « illusion ». Dieu seul est créateur. Toute la « perverse science » du démon, toute sa « nigremance », et, à plus forte raison, les savoirs amoindris qu’en détiennent fées et enchanteurs (de Merlin à Niniène, Morgue et Gamille et à leurs épigones) ne peuvent modifier que les « semblances » des choses et des êtres et non changer leur « nature ». Un passage du Lancelot le rappelle avec une grande clarté : ce qui est dit ici de l’homme s’applique également au diable :
Et tot ausi com li gaaignieres ne puet doner a sa vigne fors la façon, autresi li hom quant il gist a la feme et il assamble de buen voloir et en bonne volenté… et li germes congrue el ventre a la feme tant qu’il a os et char et sanc, et tot le cors formé, et li Haus Sires i met le soreplus, c’est li fruis…
(Lancelot, t. 2, p. 198.)
50Donnons-en quelques exemples remarquables parmi tous ceux qui s’offrent à nous dans le cycle.
51Le « lac » qui protège le domaine de Niniène (« n’estoit se d’encantement non », Lancelot, t. 7, p. 44) justifie les guillemets dont nous l’avons affecté parce qu’il n’offre qu’une apparence d’eau : il y a là, en réalité, des maisons, des terres… et d’ailleurs aussi de l’eau, mais sous la forme de naturelles et poissonneuses rivières (Lancelot, t. 7, p. 44) ; ceux qui y habitent entretiennent l’illusion aux yeux des témoins de rencontre en sautant à pieds joints dedans (comme le fait la ravisseuse de Lancelot devant la reine Elaine, t. 7, p. 28) ou, plus coutumièrement, en prenant garde d’« émerger » et de s’« immerger » en l’absence de tous regards, en suivant le « bord » dans leurs chevauchées35 (t. 7, p. 71), etc. ; ils ne sont pas devenus des êtres capables de respirer et de vivre sous l’eau.
52Bohort et Lionel ne sont pas changés en lévriers à la cour de Claudas par l’envoyée de Niniène (t. 7, pp. 119 sq.) mais en « semblances » de chiens et il en est de même pour les deux lévriers qui sont, un temps, revêtus de l’apparence des enfants :
… jete son enchantement et fait resambler les .II. enfans as .II. levriers et li doi levrier orent la samblance as .II. enfans, che fu avis a tous chaus qui les veoient.
(Lancelot, t. 7, p. 119.)
53Il n’y a pas métamorphose à proprement parler mais un artifice qui serait plus proche du déguisement, dans son résultat sinon dans son opération.
54Les dispositifs placés dans les souterrains de la Douloureuse Garde (Lancelot, t. 7, pp. 415-419) se dissipent quand Lancelot ouvre le coffre dans le pilier : les automates de cuivre, l’« homme » noir, le « puis » disparaissent ou volent en éclats :
… si treuve le plache autresi plaine comme en mi lieu de la cambre. […] si voit le piler fondre tot jusqu’en terre et la damoisele de coevre autresi et les .II. chevalier qui l’uis gardoient tous debrisiés. (Lancelot, t. 7, p. 418.)
55Dans la Queste del Saint Graal, il en est de même de la tente dressée dans l’île par la jeune fille-diable (p. 110) et de toute la mise en scène (cadre et personnages) destinée à Bohort :
… si hauce sa main et se seigne… Il resgarde entor lui, mes il ne voit ne la tor ne la dame qui le requeroit d’amors, ne riens qu’il eust devant veu…
(La Queste del Saint Graal, p. 182.)
56Cependant, les choses sont beaucoup moins univoques que cela.
57Le diable est une personne, un être créé. Un signe de croix peut renvoyer au néant tout ou partie (il y a déjà là un élément d’incertitude) de ses mises en scène, mais lui continue d’exister, protéiforme, et, de ce fait nourrissant inquiétude, et ignorance de qui il est, et de sa présence même.
58La tente dressée par la tentatrice de Perceval est dissoute, mais la demoiselle elle-même ne s’efface pas, elle se contente de s’éloigner :
Et il regarde vers la rive et voit… la damoisele qui li déïst : « Perceval, traïe m’avez ! » Et maintenant s’empeint3 en mer et Perceval voit que une si grant tempeste la sivoit… (La Queste del Saint Graal, p. 110.)
59A la Douloureuse Garde, les diables s’échappent du pilier de la crypte et si le château en est délivré, l’action de Lancelot a quelque chose de paradoxal puisqu’elle a pour conséquence de les lâcher dans un espace ouvert alors qu’ils étaient, jusque là, enserrés et limités dans leur action (Lancelot, t. 7, p. 418).
60De plus, bien que créé pur esprit, le diable est capable sinon exactement de s’incarner dans un corps d’homme (Dieu seul l’a pu), du moins de se douer d’une sorte de matérialité :
… espiriteus cose ne puet estre manoie et tout deable sont chose espiriteus ; mais deable entreprenent a le fie cors de l’air, si qu’il samble a cheus qui les voient qu’il soient formé de car et d’os. (Lancelot, t. 7, pp. 40-41.)
61Cette « semblance » corporelle est perceptible à la vue, à l’ouïe, mais aussi au toucher : sinon, la future mère de Merlin n’aurait pas pu faire subir à l’incube l’examen corporel et sexuel qui l’induit en erreur en la persuadant qu’elle a affaire à un homme (t. 7, p. 41). Mais quel moyen avait-elle de s’en rendre compte et même d’en faire seulement l’hypothèse ? Assurément, elle n’est pas confrontée à un « fantosme ». Et pourquoi poserait-elle la question de foi36 ? S’agit-il de « bone chose » ou de « male chose », d’un être de par Dieu, ou de par le démon ? Pourquoi se la poserait-elle devant cette « semblance » masculine d’être humain, comme elle est elle-même « semblance » féminine à l’image même du créateur ? Se la poserait-elle, la réponse pourrait ouvrir sur quelque vertige d’abîme : l’une et l’autre créatures, déchues de la même harmonie primordiale, par orgueil de vouloir « être comme des dieux », l’une engloutie, l’autre errante, n’ont-elles pas perdu leur être pour hanter un monde enténébré à l’instar d’Escalon37, dans lequel les yeux pécheurs ne peuvent plus contempler le rayonnement du Graal que tamisé par « .I. samit vermeil » ?
62Quant aux manifestations (évitons d’écrire « créations ») de la « nigremance », elles sont, de leur côté, plus que des images. Mais leur corporéité n’est pas non plus facile à saisir. On pourrait faire l’hypothèse qu’elles n’ont en elles-mêmes aucun élément de réalité et que les enchantements touchent les seuls sens de ceux qui les rencontrent. Images qui sont dissipées, en une magie retournée contre elle-même, par les anneaux qui permettent de distinguer le féerique du naturel (le réel de l’irréel, le faux du vrai38), c’est-à-dire de porter sur le monde un regard informé par le seul esprit de discernement.
63Le reine Elaine voit un lac là où il n’y en a pas ; Niniène et Lancelot ne se mouillent pas plus à ses eaux qu’ils n’ont besoin de branchies pour y respirer. Mais on voit bien toutes les incohérences de ce schéma simplifié, ou les questions sans réponse qu’au moins il induit. Comment l’« eau » apparaît-elle vue d’en dessous (si l’on peut dire) par ceux qui y résident : n’est-elle qu’une sorte de voile transparent ? Si elle ne mouille pas, comment l’illusion se maintient-elle pour les gens de l’extérieur… et pour les animaux ? Le lieu n’est pas si écarté qu’il ne se trouve en vue de Trèbes et sur le chemin suivi par le roi Ban.
64Quand Lionel et Bohort ont échangé par opération magique leur « semblance » avec celle de deux chiens, jusqu’où va la transformation ? La nature des enfants et celle des lévriers n’ont pas été interverties : les assistants croient voir des chiens là où il y a Bohort et Lionel et ceux qui croient voir les lévriers font la même erreur. Mais qu’en est-il du toucher offert par les uns et les autres ? Croit-on caresser un pelage alors qu’on effleure une peau et vice-versa ? Ou les « semblances » ont-elles été assez altérées pour offrir la sensation correspondante à l’être que l’on croit voir ? Celles ou ceux qui usent d’enchantements ont-ils la même perception des êtres et des objets enchantés que les autres personnes ?
65En fait, si la magie ne crée pas ex nihilo, ses savoirs permettent d’agir sur choses et personnes d’une façon qui montre que la différence entre « semblance » et « nature » amène à définir cette dernière de façon restrictive.
66Que savent faire les fées ?
Eles savoient… les torches des paroles et des pieres et des erbes, par quoi eles estoient tenues en joveneche et en biauté et en si grant riqueche com eles devi-soient. (Lancelot, t. 7, p. 38.)
67Elles ne peuvent transformer l’homme, de nature mortelle, en immortel39 mais elles peuvent prolonger sa vie et la lui conserver meilleure – à moins que, agissant dans les mêmes limites, mais pour le mal, elles ne la lui fassent pire40.
68Le premier degré de ce savoir est l’usage d’une science que nous dirions médicale. Un sage et savant « preudome » explique à Artus comment « li mire » tiennent de Dieu leur savoir (poser un diagnostic et traiter les maladies) et il précise :
« Trestout che font par le sens que il ont qui de Dieu descendi et qui la forche mist en herbes par coi la garison vient au cors »… (Lancelot, t. 8, p. 26.)
69ajoutant cette restriction importante :
« … mainte fois avient que quant il ont mises toutes les paines en cors garir, si se muert il4 ». (Lancelot, id.)
70Il y insiste :
« … quant il ont veues les plaies, si lor covient apres querre les erbes et les medicines qu’il covient a cele maladie : et a le fie est tout perdu, car la mors i mostre sa signorie ». (Lancelot, ibid.)
71Le processus est d’une théologie parfaitement orthodoxe : l’homme se sert de ce qui a été créé par Dieu (« qui la forche mist en herbes ») pour obtenir un résultat qui n’est pas assuré pour autant, ce qui souligne l’imperfection du savoir humain (Dieu seul est omniscient) et qu’en matière de vie et de mort rien ne s’accomplit sans la volonté divine. Mais, ici, il s’agit du « mire » (il y en a bien des exemples dans le cycle, et ce sont toujours des hommes) – et il n’est pas besoin de dire où il a étudié : le titre qu’il porte témoigne qu’il l’a fait dans les écoles.
72Mais le texte nous offre des cas de demoiselles ou dames (toujours des femmes) qui traitent blessures et maladies de la même façon, avec « oignemens » et « boivres » à base de plantes. Niniène en est un éclatant exemple, mais il en est d’autres.
73La plus notable de ces figures est celle qu’Ai. Micha, dans son Index41, présente comme « la damoiselle qui guérit Lancelot de son empoisonnement à la fontaine et s’éprend de lui » (Lancelot, t. 4, pp. 133-158). Lorsque le héros, pour avoir bu à une source empoisonnée par les couleuvres qui y gîtent, voit sa vie en danger, on ne fait pas appel à un « mire » mais à la jeune fille qu’il y a rencontrée –c’est le frère de la demoiselle qui l’incite à intervenir. Le motif invoqué est éminemment bon (« Lairez vos donc cest chevalier morir par vostre defautel », p. 133) et c’est pour aider cet homme dans le besoin qu’elle va faire tout son possible pour lui (nous traduisons ses propres paroles, p. 136). Le savoir de celle que nous appellerons, faute de mieux, la guérisseuse est présenté comme très grand :
« Ja soliez vos plus savoir de la force des herbes que pucele qui soit ou monde, et d’anvenimement oster d’autre home ne cuit je pas qu’il ait si sachant el monde ». (Lancelot, t. 4, p. 133.)
74Le mode d’intervention est décrit avec précision : cueillette sur place des « herbes teles come ele cuide bonnes a venin oster » (p. 133) qu’elle broie et mélange à du « triade » et verse dans la coupe où Lancelot vient de boire : elle parvient à lui faire absorber quelques gouttes du mélange. D’autres soins seront aussi pratiqués : la demoiselle fait suer abondamment le malade pour lutter contre l’enflure qui a vite donné à ses jambes la taille d’un torse d’homme (pp. 136-137), en entassant sur lui vêtements et couvertures ; plus loin, elle lui fait préparer un repas qui le calme et lui procure un sommeil paisible, puis elle apprête elle-même « .I. laituaire mervilleus42 qu’ele li fist user, puis li oint les temples et les braz » (p. 154). D’autre part, le discours qu’elle tient reproduit celui du « preudome » précédemment cité : elle ne se donne pas pour assurée de la guérison du malade, mais s’en remet à Dieu (« Se m’aïst Dex »…, « Se Diex donne qu’il en eschape sain et haitiez », p. 137).
75Rien ne nous est dit de la façon dont elle a acquis ses connaissances et elle n’est pas qualifiée de « miresse ». Sa présence à la source tendrait à faire d’elle une de ces fées que certains disent y rencontrer ailleurs43 – mais celles-là n’étaient-elles pas que des dames étrangères, alors que celle-ci est présentée en « pucele » parfaitement inscrite dans une famille féodale (château, frère, etc.) et surtout est l’occasion d’un débat d’inspiration courtoise44 ? Le doublement des herbes ramassées sous sa propre autorité par le « triade », antidote à beaucoup de fins (et en particulier contre les morsures de serpents) bien connu de la pharmacopée médiévale tend aussi à lui donner, sans le titre, une personnalité de « miresse ». Rappellera-t-on cependant que « éteindre le feu » (ce qu’elle fait ici avec ce Lancelot écarlate tout gonflé d’œdème) est, encore aujourd’hui, une des actions dont se targuent la plupart des guérisseurs traditionnels ? Et que ceux-ci s’inscrivent, en tout cas dans l’ordre de l’imaginaire et de la représentation, entre connaisseurs de « simples medecines45 » et sorcellerie ? N’est-ce-pas dans cet incertain entre-deux qu’il faut inscrire la jeune fille fée des eaux et amoureuse du chevalier, comme l’autre petite sirène ? Entre source et château, entre féerie non dite et féodalité revendiquée, personnage énigmatique et incertain.
76L’est aussi cette Brisane qui (Lancelot, t. 4, pp. 204-205 et 207-209) se propose d’agir « si saigement » (p. 205) que Lancelot prendra la fille du roi Pelles pour Guenièvre et engendrera Galaad :
« Et je ai aparillié .I. tel boivre dont je li donrai et puis qu’il en avra beu et la force li sera montee el cervel, ge ne dout mie qu’il ne face ma volenté tote »…
(Lancelot, t. 4, p. 207.)
77Elle est présentée comme une dame très âgée (« bien pooit avoir .C. anz », p. 204) – doit-on comprendre que ce grand âge connote une non moins grande sagesse ou que « la forche des herbes » dont nous avons lu qu’elle servait aux fées pour se garder jeunes y serait pour quelque chose ? Le discours qu’elle tient pourrait faire croire qu’elle ambitionne rien moins que de se rendre maîtresse de l’esprit de Lancelot (« face ma volenté tote ») alors que, jusqu’à présent, nous n’avons envisagé qu’un pouvoir exercé sur le corps. En fait, ce n’est pas exactement le cas. Le « boivre » (p. 208) qu’elle fait absorber à Lancelot « qui plus estoit clers que fontainne et de coulor a vin » (id.) n’est ni de l’eau ni du vin, lui fait en effet perdre la tête plus rapidement que du vin mais guère plus. On retrouve associées ici la force des paroles (au sens du « discours trompeur » pas à celui du « conjurement ») et la « forche des herbes » contenues dans le « boivre » c’est-à-dire la ruse et la magie. Par la parole, Brisane n’a pas de mal à convaincre un Lancelot n’ayant goûté à aucune préparation particulière que la reine Guenièvre se trouve dans un château proche de celui du roi Pellès46 et qu’elle va l’y escorter pour lui en apporter la preuve. Une fois le boivre absorbé, il est touz muez et afolé (p. 209) mais cela se traduit uniquement par le fait qu’il oublie la chevauchée qui l’a amené dans ce château, qu’il croît être à Kamaalot et que Brisane est une suivante de la reine. Brisane poursuit sa comédie verbale (faisant semblant de parler avec « Guenièvre ») et c’est dans une chambre plongée dans une obscurité totale (p. 211), ce qui contraste avec la grande clarté qui règne dans la pièce où le héros est d’abord entré (p. 208) qu’il prend pour celle qu’il aime… la future mère de Galaad.
78Parler de magie équivaut à considérer Brisane comme une fée. Or, aucune phrase, aucun mot ne suggère qu’elle le soit. Cependant, le procédé qu’elle utilise, s’il la rapproche du « mire » et de la demoiselle guérisseuse, la met aussi en relation avec des personnages présentés explicitement comme des fées : par définition puisque, nous l’avons vu, celles-ci se caractérisent par la connaissance et l’usage de la « forche des erbes » mais aussi, nous allons le voir maintenant, pour une autre raison qui touche, cette fois, au but recherché par cet usage.
79En effet, si, par déontologie, le médecin met ses connaissances au service de celui qu’il traite pour le guérir ou prévenir sa maladie, la fée applique souvent sa (« perverse », ne l’oublions pas) science, à faire le mal ; Morgue et ses émules blessent, empoisonnent, endorment pour le mal. On en présentera quelques exemples représentatifs.
80La reine de Sorestan, « Morgue la fée » et « Sedile la noire » « estoient les .III. fames au monde qui plus savoient d’anchantement et de charaies sanz la Dame del Lac » (Lancelot, t. 4, p. 173). Elles tombent sur Lancelot endormi dans la forêt et admirent sa beauté –leur science magique ne va pas jusqu’à leur révéler son identité. En une scène renouvelée de celle de Paris convoîté par les trois déesses, toutes trois expriment leur souhait d’avoir sa préférence. Elles décident de l’enlever. Elles utilisent pour cela un mélange de moyens humains (« une bière chevaleresce », p. 175) et des enchantements dont la modalité exacte n’est pas précisée (« firent lor anchantement », id. – l’expression suggère l’usage de paroles) et dont le but est de prolonger le sommeil du héros47. Le réveil sera obtenu par le même procédé (« desfirent lor anchantement », p. 17648). Pourquoi agir de cette façon compliquée au lieu d’avoir simplement tiré de sa sieste le bel endormi ? C’est qu’elles ont craint d’être toutes trois éconduites alors que, détenir prisonnier l’objet de leur triple attention leur paraît être un bon moyen de pression :
… « quant nos l’avrons en nostre pooir, il fera plus tost quanque nos voudrons ».
(Lancelot, t. 4, p. 175.)
81… ce qui, par là même, indique une autre limite à leurs pouvoirs : elles n’émettent même pas l’idée de le contraindre magiquement à répondre à leur attente. Lancelot réveillé conçoit une idée dans l’ensemble exacte de ce qui lui est arrivé (« ce est anchantement que je voi »… « je sui enfantosmez »… dist que deable49 l’ont aporté ça, p. 176). Et la magie n’exerce plus aucun rôle dans la fin de l’aventure : Lancelot repousse l’amour des trois dames (aucun philtre n’est élaboré pour le contraindre) et une de leurs suivantes l’aide à s’échapper (les dames n’ont donc pas connaissance de tout ce qui se passe dans un de leurs châteaux). L’intervention magique se borne à l’utilisation de charmes prolongeant le sommeil.
82C’est d’ailleurs là peut-être l’action le plus souvent exercée par la magie. Les herbes et les pierres y sont plus fréquemment utilisées que les paroles (si c’est bien de paroles qu’il s’est agi dans le cas précédent). Morgue (encore elle !) en use avec Lancelot (encore lui !).
83L’enchanteresse peut utiliser un anneau qui prolonge le sommeil (« forche des pierres », t.I, p. 303), avec, donc, la même limitation de pouvoir (prolonger un état existant et non pas faire naître un état opposé) que dans la séquence précédente. Mais elle a aussi recours, les objets magiques se renforçant l’un l’autre, à une combinaison plus complexe, lorsqu’un seul moyen risque d’être insuffisant (Lancelot, t. 1, p. 349). Afin, cette fois, d’endormir Lancelot profondément, elle lui fait boire du vin mêlé à de l’herbe « sopite50 » – il faudra réveiller de force le héros. Elle y ajoute, feignant de songer à son confort, « l’oreiller qu’ele li avoit mis com il parti del Val asfaus Amans » (p. 349). Cela lui sert seulement à échanger l’anneau qu’il porte au doigt (qu’elle enverra à la reine comme preuve de l’inconstance de son amant) contre une réplique fidèle avec laquelle il ne fera pas la différence. L’issue de l’aventure ne mettra pas la magie en action.
84Si les trois dames et Morgue sont appelées « fées » ou « anchanteresses », ce n’est pas toujours le cas, alors qu’on a affaire à des personnages accomplissant des actes identiques. Cette fois, il s’agit d’une mésaventure d’Agravain, laquelle lui est arrivée pendant qu’il dormait à côté d’une source en forêt – c’est donc son écuyer qui a dû lui raconter ce qui lui est arrivé (Lancelot, t. 8, pp. 232 sq.) : deux demoiselles arrivent à cheval, mettent pied à terre, lui placent sous la tête « .I. oreillier qui me tint endormi » et lui enduisent qui une jambe, qui un bras avec un onguent. A son réveil, Agravain a perdu l’usage de ses deux membres. Avant de s’éloigner, elles ont fixé un terme à ce qu’elles disent être leur vengeance : l’infirmité ne pourra être guérie que par l’onction du sang prélevé aux deux meilleurs chevaliers du monde. A l’habitude du cycle, l’histoire est rationalisée : l’écuyer voyant les demoiselles s’éloigner dans la forêt en conclut seulement « que eles estoient estraignes » (p. 232) : Gauvain retrouvera leur identité et conviendra qu’il s’était, auparavant, très mal conduit avec elles (pp. 236-237). Au demeurant, cette rationalisation n’empêche nullement les demoiselles d’être des fées… mais la suggestion n’en est même pas faite. De surcroît, la conclusion de l’histoire prend un ton de moralisation chrétienne et l’infirmité d’Agravain une allure de punition méritée pour ses péchés :
… et mesire Gauvains dist… que moult est laide chose de preudome estre orguelleus et mesafaitié, car tout li mal en vienent ; et Agravains estoit uns des chevaliers en son tans qui estoit plus orguelleus et moins piteus.
(Lancelot, t. 8, p. 237.)
85Les enchantements ne perdraient-ils pas ici de leur importance au regard d’une leçon qui ne déparerait pas la Queste del Saint Graal ! Et la guérison par le sang des deux meilleurs chevaliers du monde n’annoncerait-elle pas, toujours dans la Queste del Saint Graal, celle qu’effectuera la jeune fille vierge, l’humble sœur de Perceval ?
86Pour établir encore quelques rapprochements ou quelques distinctions, nous mentionnerons une dernière aventure (Lancelot, t. 1, pp. 199 sq.). Cette fois, l’objet magique est un « coffre… qui par enchantemens et par caraies estoit fet et establis » (p. 199) : si on y couche un blessé, celui-ci ne peut ni mourir ni guérir et seul le meilleur chevalier du monde pourra l’en retirer. C’est une femme qui a réalisé cet objet et son intention de nuire est soulignée tant de façon générale que particulière :
… si est la plus desloials51 riens qui onques fust ne qui onques n’ot pitié de mal qu’ele veist fere. Mais ele ne le fist par por son5 bien, ançois le fist por le fere vivre sans garison avoir et por ce que tuit cil qui l’amoient en euissent dolor sans joie.
(Lancelot, t. 1, p. 199.)
87Le triste sort de la victime entraîne une autre souffrance, celle de son père qui, pour être présentée comme due à une causalité naturelle, n’en revêt pas moins un caractère d’exception que le vocabulaire souligne (« trop merveillose ») et qui fait donc question :
« Mais noiens fu de totes les dolors avers celi que mesire mes6 peres ot et si en cheï en une enfermeté trop mervillose, kar il en devint muet et sort et si en perdi le pooir de tos les menbres »… (p. 199.)
88La guérison du père sera instantanée et obtenue dès que son fils aura été tiré du coffre par Lancelot, mais le blessé aura encore besoin d’un médecin (« mire », p. 200) pour soigner ses blessures demeurées en l’état. Trois modes de maladie/guérison sont donc réunis : magie, médecine (les deux touchent seulement au corps) et, à la fois pour le corps et l’esprit, une relation psychosomatique qui cause la maladie et la guérit.
89Mais, bien que l’intention de nuire et celle de « decevoir » caractérisent souvent l’inspiration de qui utilise la magie, elle ne la définit pas. Si Morgue et ses émules font dormir tel ou tel pour lui nuire, il n’en est pas de même pour Niniène (qui traitera ainsi la folie de Lancelot). D’autre part, le même personnage peut tantôt chercher à nuire, tantôt à aider : la « vieille au coffre », « la desloials riens » dont nous venons d’étudier l’action connaît aussi bien la « bonne » recette d’un pain qui permet de se débarrasser des « vers » (c’est-à-dire des serpents), et elle enseigne son savoir à autrui52 (Lancelot, t. 1, p. 210).
90Le lecteur actuel du Lancelot perçoit cependant une certaine réticence du romancier à parler des fées ou d’enchantements lorsque l’aventure s’inscrit dans un registre religieux. Il n’emploie pas ce vocabulaire pour Brisane et le « boivre herbé » qui enivre Lancelot à Corbenyc : c’est qu’il y va de l’engendrement de Galaad ; en revanche, il l’utilise lorsque, d’une façon comparable, la « mestresse » de la fille du roi Brangoire fait en sorte d’amener Bohort dans le lit de celle-ci : mais sa démarche ne tend qu’à satisfaire le désir charnel de la demoiselle et, en faisant perdre sa virginité au chevalier, elle lui interdit de devenir le héros du Graal (Lancelot, t. 2, pp. 193 sq.) :
… si savoit de charaies et d’enchantemens a grant plenté.
(Lancelot, t. 2, p. 193.)
91Du coup, cette différence de traitement ne fait qu’augmenter notre incertitude ! Si celle-ci n’est pas exactement la même que celle du public médiéval ni non plus que des héros à l’intérieur de la diégèse, il reste qu’elle entretient un brouillage permanent sur la qualité de certains personnages et de leurs actions : magie ou pas, fée ou non, comment savoir ? Il est vrai que l’incertitude existe aussi en sens inverse et qu’il arrive à des fées d’hésiter à identifier pour ce qu’ils sont tel ou tel : à elles trois, Morgue, Sedile et la reine de Sorestan sont bien près de se tromper – il est vrai que l’amour aveugle plus que la magie n’éclaire :
… et trouverent Lancelot qui encore dormoit molt fermement. Et eles le reguar-dent moult longuement, eles le voient de si grant biauté qu’il ne resamble mie, si com il dient, home charnel, mes chose faée. (Lancelot, t. 4, p. 173.)
92Et, sans l’amour pour le coup, cela arrive aussi à ceux ou celles qui n’ont pas part aux savoirs magiques. Voyant que Lancelot a réussi à retirer de la rivière les corps des deux amants morts, ce que personne avant lui n’avait pu faire, et qui le montre en héros psychopompe, sorte d’Orphée qui serait descendu aux Limbes, une demoiselle en est « tote esperdue » :
« En non Dieu, vos ne fustes onques hom. — Que sui je donc, damoisele ? fet il. — Quoi, fet ele, vos estes fantosme ». Et il s’en rist.
(Lancelot, t. 1, pp. 329-330.)
93Quant à l’action magique, elle s’inscrit bien à l’intérieur des limites mentionnées au départ. Drogues et poisons ramènent à la vie ou font frôler la mort mais ne ressuscitent ni ne tuent. Certaines formulations, qui peuvent surprendre et, d’ailleurs, avoir pour origine des contes merveilleux où leur fonction était autre, trouvent ainsi une justification théologique. La limitation de certains enchantements liée à l’intervention du (ou des) meilleur(s) chevalier(s) du monde laisse à Dieu la maîtrise ultime du temps, celui de la vie et de la mort, qui lui serait ravie si, par exemple, personne ne pouvait arracher le blessé de son coffre puisque, par ailleurs, il ne peut y mourir. Une épée magique, rendue telle par la vieille au coffre (toujours elle !), le montre bien (Lancelot, t. 1, p. 340) : c’est la seule arme qui pourra tuer son fils. Elle ne peut le rendre invincible donc immortel (certes, il pourrait encore décéder de maladie, d’accident ou de vieillesse, mais sont-ce là des morts dignes d’un chevalier ?), mais elle peut aménager le temps de sa vie – d’où ce sort qui a une finalité protectrice : tant que l’épée restera entre les mains de celui que, seule, elle peut tuer, il ne risque rien. Et il faudra en effet qu’il ait l’imprudence de s’en dessaisir pour périr. Objectera-t-on que c’est jouer sur les mots et que, sage, le fils de la vieille aurait vu sa vie indéfiniment prolongée ? On répondra que la force des mots n’est pas, dans les mentalités médiévales, propre à la magie et qu’elles valident les serments ambigus.
L’action magique : savoirs et pouvoirs sur le monde et les corps
94Mais si la science magique ne peut qu’aménager la vie pour le bonheur ou le malheur, la santé ou la maladie, le plus ou le moins, en agissant sur les corps et non pas changer leur nature, elle est capable de beaucoup plus. Les savoirs magiques donnent à ceux qui les détiennent des pouvoirs sur le monde qui leur sont propres. Si, pour tout ce qui touche à la création ex nihilo, la magie ne peut qu’induire une illusion, pour tout ce qui est en deçà, elle peut modifier le réel.
95Elle procure des savoirs sur le temps : connaissance du présent à distance, connaissance de l’avenir. Si l’annonce faite par la dame du lac à Lancelot sur sa vie chevaleresque peut être appréhendée comme une prescience maternelle fondée sur tendresse et probabilité logique53 (Lancelot, t. 7, p. 270), la fréquente survenue, auprès du chevalier en danger de mort, d’une de ses messagères ou d’elle-même, sans qu’elle ait pu être avertie par des moyens purement humains54, révèle une connaissance de type magique. Le « conjuremens » pratiqué par maître Hélie lui permettra de connaître l’avenir de Galehaut (Lancelot, t. 1, pp. 60-70).
96Cette connaissance du temps permet des interventions efficaces. Mais elle ne donne jamais à l’homme un savoir qui se confondrait avec l’omniscience divine et le mettrait en mesure d’empiéter sur les pouvoirs réservés de Dieu. Avec la parole d’autorité dont le romancier l’a doué, maître Hélie commente ainsi les « conjuremens » qui permettent aux initiés d’en apprendre quelque chose, mais pas tout :
« … la devine Escripture nos dist que li jugement Nostre Seignor sont si repost que cuers mortels nes puet savoir… Et neporquant, par force de clergie55 puet l’an tant fere que Diex s’aoevre a nos a veoir qui somes formé en sa samblance et apercevons par les Escriptures qu’i puet avenir d’unes gens et d’autres, non pas de tos, mais d’une partie : kar tot ne porroit nus savoir fors cil qui tot puet comprendre ». (Lancelot, t. 1, pp. 48-49.)
97Appliqué au cas de Galehaut qui veut savoir combien de temps il lui reste à vivre (alors pourtant que, le Christ l’a dit à ses disciples : « Veillez et priez, car vous ne savez ni le jour ni l’heure »), cela donnera une durée de trois ans environ, mais elle-même soumise à condition : c’est assez dire que le héros pourra se préparer à faire une « bonne mort » (en réglant sa succession, en priant) mais pas savoir ce qui est du seul ressort de Dieu. Autre exemple, donné par Niniène, et qui montre, lui aussi, à la fois la puissance de l’opération et ses limites : c’est par « ses augures » qu’elle apprend que Bohort a eu une relation charnelle avec la fille du roi Brangoire mais elle en est surprise :
… si s’en merveille molt et dist c’or ne savoit ele cui croire « kar je cuidoie, fet ele, qu’il deust estre virges tot son aage ». (Lancelot, t. 2, p. 198.)
98La magie n’arrache donc pas qui en use à l’humaine incertitude.
99De même, comme le processus d’augure montre l’homme contraignant une puissance d’ordre diabolique à lui répondre56, il ne s’agit précisément pas d’une opération théurgique. L’enchaînement selon lequel Dieu permet à l’homme de questionner le démon et de le forcer à lui répondre peut surprendre ; il n’en respecte pas moins une hiérarchie de pouvoirs et de savoirs qui sauvegarde la toute-puissance divine et cantonne l’homme dans la juste mesure de son être ; il est fondé à demander des comptes non pas à l’esprit incréé et créateur mais à un esprit avec qui il partage la condition de créature.
100De façon comparable, les objets et actions magiques ont une efficace à l’intérieur de certaines limites, larges mais infranchissables, nous l’avons déjà vu.
101Les trois boucliers magiques utilisés par Lancelot à la Douloureuse Garde lui ajouteront la force d’un, puis de deux et enfin de trois hommes. Ils suppléeront ses forces défaillantes, rendront son combat moins inégal57, mais ne le dispenseront pas de combattre et ne le feront pas invulnérable ; ils ne changeront pas sa « nature » d’homme mais seulement la « quantité » de ses ressources physiques. Un autre bouclier, lui aussi mis entre les mains de Lancelot « avoit tel force que nus encantemens n’i pooit tenir » (Lancelot, t. 8, p. 475) : c’est alors magie contre magie, et tout ce grand déploiement qui héroïse assurément le personnage, qui reçoit à la fois comme opposantes et auxiliaires des forces surnaturelles, aboutit à tout ramener au registre de l’ordinaire humanité. De même, les objets magiques dont dispose Saraïde quand elle va enlever Bohort et Lionel à la cour de Claudas (Lancelot, t. 7, pp. 119 sq.) ne l’empêcheront pas d’être douloureusement blessée au visage.
102On pourrait dire la même chose des anneaux qui permettent de distinguer la féerie du réel : toute leur force ne vise paradoxalement qu’à désenchanter le monde et les êtres, à ramener l’un à la raison et les autres à l’humaine condition.
103Surtout peut-être, en tout cas de façon plus fondamentale, parce qu’il s’agit de différencier radicalement l’action de Dieu et celle de ses créatures (démons, enchanteurs et hommes ordinaires confondus), la magie ne s’exerce pas sans intermédiaire(s) : herbes, pierres (nous l’avons vu pour les opérations de guérison), ou paroles. Seul Dieu peut guérir, directement, sans usage de « medicine » : un « preudons » l’explique au roi Arthur :
« Ichist est mires sans medicine qui ne met en plaies ne des ames ne des cors nule medicine, ains est tous sains et nes par son dols regart. Mais ensi ne font mie li autre mire mortel, car quant il ont veues les plaies, si lor covient après querre les erbes et les medicines qu’il covient a cele maladie… Mais chil est vrais mires qui par son regart seulement done santé as maladies des ames et des cors et fait eslongier la mort del cors tant com lui plaist et garir a tous jors de la mort de l’ame »… (Lancelot, t. 8, pp. 26-27.)
104Là aussi intervient l’écart entre Celui qui crée et ceux qui transforment. Les paroles peuvent être cet intermédiaire indispensable. On peut même penser qu’elles ont une puissance plus grande et plus redoutable que la force naturellement mise par Dieu dans les herbes et les plantes.
105Si Dieu a créé le monde par son Verbe, si le serpent satanique a eu recours au même moyen pour tromper et perdre l’homme (en faisant à Eve une fallacieuse promesse), il est logique que la parole magique, elle aussi ait une force particulièrement efficace. Gamille comme maître Hélie (la mauvaise enchanteresse comme le bon clerc-augure) possèdent un livre dont ils ne font que réciter ou lire les formules de leurs interventions58, sans y rien ajouter ni retrancher. L’importance que Gamille attache au sien (ele amast miels a avoir perdu tels .IIII. castiaus que sez livres, Lancelot, t. 8, p. 482 et elle se défenestre quand elle apprend que l’ouvrage a été brûlé), la prudence que maître Hélie met à s’en servir (Lancelot, t. 1, pp. 67 sq.) montrent à la fois combien ils constituent un outil indispensable et redoutable. Maître Hélie a aussi des mots qui disent l’importance du « petit livret » qui, sans doute, ne paie pas de mine mais « est li sens et la merveille de tos les grans conjuremens qui soient par force de paroles » (Lancelot, t. 1, p. 67). Il est utilisé comme un manuel technique, d’une science toute donnée, que l’homme (ou la femme) qui la pratique ne peut pas faire progresser par son étude ou sa mise en œuvre. L’utilisateur risque même d’être dépassé par des forces qu’il n’est pas sûr de pouvoir contrôler. Maître Hélie s’impose des limites :
« Se je i voloie grant paine metre, si en porroie arbres fere errachier et terre croller et eve corre contremont »… (Lancelot, t. 1, p. 67.)
106aussi (et non pas « mais ») ne le fait-il pas. Livres pleins de cette « perverse science » que Merlin connaissait de la part diabolique de son être et qu’il avait enseignée à Niniène. Livres « démoniaques » par leur contenu : celui de la face noire (« nigremance ») de la magie : d’où, on le comprend, le danger qu’il y a, pour des êtres humains, à les manipuler : le démon est plus fort que l’homme et ne cherche en lui qu’« une proie à dévorer » (leo rugiens quaerens quem devoret). Mais le libre-arbitre de l’homme s’exerce entre Dieu et le diable59 –et la « perverse science » peut, selon le cas, être adonnée au Bien ou au Mal. Dans la diégèse du Lancelot, Gamille et Morgue en font un mauvais usage, Niniène et maître Hélie s’en servent au mieux.
107Herbes, pierres et surtout paroles permettent de nombreuses opérations : cicatriser ou envenimer une plaie, endormir/paralyser, éveiller/ranimer, enivrer (exciter/abrutir). De tout cela nous avons vu des exemples. Et c’est le plus simple : c’est le premier degré de connaissance auquel ont accès aussi tous les « mires », mais dont leur déontologie leur interdit d’user pour le mal. Si le diable sait ces choses, on peut les apprendre aussi à d’autres écoles, plus officielles et moins compromettantes. Mais ces opérations peuvent se compliquer d’éléments supposant un savoir qui n’a plus rien à voir avec ceux d’une Faculté de médecine. On passe de l’un à l’autre : deux « demoiseles » veulent se venger d’Agravain60 : elles prolongent son sommeil en plaçant sous sa tête un oreiller bourré d’herbes soporifiques, le paralysant d’un bras et d’une jambe (apparemment en n’usant que de la « forche des paroles ») et fixant à sa guérison des modalités à la fois non-naturelles mais qui ont leur logique dans le cadre de la magie : il ne pourra retrouver l’usage de ses membres que si les deux meilleurs chevaliers du monde y coopèrent de leur sang. La guérison par le sang n’est pas étrangère aux mentalités médiévales61, mais la nécessité que ce soit celui de tel ou tel, à l’exclusion de tous autres, ne participe plus que de « charaies et encantemens ».
108Se rapprochent de cette espèce de contrainte les « sorts » jetés sur le Val sans Retour et sur le lieu de la Carole magique62 où sont retenus les chevaliers ne satisfaisant pas à une exigence fixée a priori. On a là des variantes sur le thème de la prison mais où les fers et la geôle sont remplacés par des éléments d’une autre nature.
109Le Val sans Retour a été ainsi surnommé car « nus qui entre ne s’en tome » (Lancelot, t. 1, p. 271) et la plus sage attitude consiste, explique au duc de Clarence un vavasseur « qui molt estoit preudom et sages » (p. 270) à ne pas s’y risquer, « kar les felonesses aventures deit len bien eschivre dont l’en ne puet venir a chief, tant fust hom de haute proesse » (p. 270). Il est évidemment important pour la suite de l’histoire et le sens de l’épisode que ce conseil soit donné par un personnage présenté comme « moral » par l’auteur. C’est Morgue qui « sot d’enchantement et de caraies sor totes feme s » (p. 275) qui « espandi par tôt le val son enchantement » p. 276. Afin de se venger d’un amoureux inconstant, elle a jeté sur le lieu un sort qui y retiendra tous les « Faus Amans » (c’est l’autre nom du lieu), tous les infidèles d’acte ou de pensée. Ceux qui n’ont jamais aimé peuvent en sortir sans encombre. Seul, un amant parfait lèvera les enchantements (pp. 276-277). Cette condition est à mettre en rapport avec les formules limitatives de guérison par le(s) meilleur(s) chevalier(s) du monde : elle cantonne l’action magique à l’intérieur d’une durée limitée du temps (seul Dieu peut légiférer pour l’éternité) ; dans l’esprit de la fée, il s’agit de contourner les bornes qui lui sont imposées en fixant une condition considérée comme un adunaton (ne Morgue ne cuidoit mie que nus chevaliers poïst estre qui en alcune chose n’eust fausé vers amors, p. 277) ; cette attente sera déçue : l’amant parfait sera trouvé et brisera les enchantements63, la méchanceté de la fée déjouée… et la théologie respectée.
110Le Val est à bien des égards un locus amoenus : ses collines dominant une prairie à l’herbe verte et drue où jaillit une source à l’eau claire, une vie d’aise et de plaisirs… y compris amoureux (si le « faux amant » s’y trouve arrêté avec son amie)… mais s’il est facile d’entrer, il est impossible de sortir.
111Comment les obstacles sont-ils organisés ?
… li vais estoit clos et fermés de merveillose fermeure, kar li murs i estoit fais si soutilz come de l’air ; et si tost com chevaliers i venoit, sans deffense i pooit entrer ; mais si tost com il estoit ens, jamés n’ot pooir de retorner, ne ne pooit tro-ver le lieu par ont il estoit entrés. (Lancelot, t. 1, pp. 277-278.)
112Cette « closture… qui estoit de l’air » a l’apparence d’une « fumee espesse » (p. 279). Lorsque le survenant a franchi ce mur d’air, la « fumee » lui cache le chemin du retour. Il est entré dans le monde des enchantements, celui où « il est avis » que telle ou telle chose advient, alors qu’elle ne fait qu’être presque comme telle. On retrouve ce mode d’existence de l’illusion magique, dont les leurres sont, cependant, objets de perception et de sensation : la demoiselle avec qui l’ami de Morgue trompait celle-ci subit le supplice du froid et du chaud (il li estoit avis de jor et de nuit qu’ele fust en glace des les piés jusqu’a la çainture, en amont sambloit qu’ele fust en feu ardant, p. 276) ; quand le duc de Clarence a passé le mur d’air :
… li estoit totes voies avis que uns grans murs estoit si pres de lui que par un poi qu’il ne hurte a ses espaules ; et a destre et a senestre en a deus si grans trovés si k’il ne puet guenchir ne retorner. (p. 279.)
113Lui aussi va devoir affronter le feu et l’eau. L’expression « il li estoit avis… » revient trois fois (p. 282), mais l’écriture tend aussi à présenter les événements comme chargés de réalité, du point de vue du chevalier qui est blessé par les griffes de deux dragons et brûlé par le feu qu’ils jettent (… abat le feu qu’il avoient espandu desor son cors, p. 281) et se retrouve en train de se débattre et de se noyer dans une rivière où trois chevaliers l’ont fait tomber de la planche étroite qui, seule, permettait de la traverser :
… tant qu’il li fu avis que l’en le traist hors de l’eve a cros de fer… (p. 282.)
114Un combat contre un chevalier a raison des dernières forces et des dernières lueurs de conscience du duc qui est fait prisonnier (pp. 282-283). Cependant, ce n’est pas la valeur chevaleresque du héros qui est en cause ; et comme le lecteur pourrait, malgré ce qui a été dit dès l’abord, en douter, tant, précisément, tout cela a l’air vrai et que, à lui aussi, il est avis qu’il y a coïncidence entre ce que le héros voit, ressent, etc. et ce qui est – dans la « réalité » de la fiction – une demoiselle avertit Lancelot et nous rappelle :
« … ce ne vos sera mie grant proesce que vos aiés de chevalerie, kar ja par ce ne l’acheverois, s’autre bonté n’avoit en vos ». (p. 287.)
115et elle lui apprend la condition suffisante (avoir été fidèle « en oevre et en volenté » à celle qu’il aime).
116L’avancée de Lancelot est différente en ce qu’il ne rencontre que des succès là où le duc de Clarence était sérieusement mis en échec : il tue les deux dragons, franchit la planche en se débarrassant des chevaliers qui lui étaient opposés. Le mode de l’écriture est continûment celui du réel :
[L’un des dragons] si saut, sel fiert des ongles en l’escu et gete flambe ardant por mi la gole… [Lancelot] se cuevre de l’escu por la flambe qui vole espesse et chaude. (p. 288.)
[Lancelot] si fiert celui ki le glaive tenoit de son glaive desos la gole k’il le porte a terre si estordi k’il n’a pooir de relever… si le sake jusq’a la planche et le geta en l’eve. (pp. 289-290.)
117Mais cette « réalité » est illusoire, nous le savons, sans en connaître bien les modalités : pourquoi n’y aurait-il pas des éléments d’illusion magique (le mur d’air assurément et quels autres ?) mêlés à d’autres qui n’en seraient pas ? Nous serions prêts à parier pour ces chevaliers en armes peut-être ? Or, deux d’entre eux disparaissent de bien suspecte manière : le temps que Lancelot vienne à bout du troisième, ils se sont littéralement effacés :
… revient arieres por assaillir les .II. que il avoit laissiés gisans, mais il n’en a nul trové : si se merveille molt durement. (p. 290.)
118Le mot « merveille » indique que Lancelot est non seulement surpris (par la rapidité de la récupération des deux blessés, impliquée par une explication naturelle de leur disparition) mais qu’il ne s’explique pas ce qui a pu se passer. Il s’enquiert auprès de la demoiselle qui l’accompagne et a assisté à la scène de ce qu’ils sont devenus :
Et ele dist qu’ele ne set. (p. 290.)
119Cette disparition et la réponse de la demoiselle génèrent une double lecture de la scène. L’une est réaliste, c’est celle du héros. Pour lui, la jeune fille lui signifie seulement qu’elle n’a pas vu exactement où se sont réfugiés les deux blessés après avoir réussi à se relever et à s’enfuir. Aussi, attend-il de pied ferme que « ces .II. malvais coars faillis » (p. 290) reviennent, tout en doutant qu’ils le fassent. Lorsqu’elle ajoute qu’il devrait se réjouir « que les aventures s’en fuient devant vos » (id.), il comprend qu’il a définitivement terrorisé ses adversaires et qu’il ne pourra donc pas poursuivre contre eux son avantage, façon de voir au demeurant encouragée par cet avis – pris au pied de la lettre (mais faut-il l’entendre ainsi ?) :
« Alés avant querre les autres [aventures], kar a cestes avés vos huimés failli ».
(p. 290.)
120Mais il en est une autre qui nous est suggérée par la disparition si brutale des chevaliers à terre : la « merveille » ne s’expliquerait-elle pas par l’illusion magique ? C’est le cas, évidemment : en dégageant sa main gauche de la « manicle » de son haubert, le regard de Lancelot se pose sur l’anneau qu’il porte, un de ceux qui permettent de distinguer entre enchantement et réalité :
… si ne voit mie de la grant eve ne de la planche k’il avoit veue et passee, si aperçoit bien tantost que c’estoit enchantemens. (p. 290.)
121Les chevaliers étaient-ils pour autant, eux aussi, illusoires ? Nous tendrions à en émettre l’hypothèse, mais est-ce si évident ?
122Une deuxième série d’épreuves fait à nouveau passer Lancelot par le feu et l’eau… et par les haches de redoutables adversaires.
Quant Lancelos vit le feu, si se merveille molt que ce puet senefier… (p. 291.)
123Mais « senefie »-t-il quelque chose ? Bien qu’impressionnant à voir, il ne barre pas vraiment le chemin du chevalier puisque celui-ci passe par un escalier de pierre, en dessous duquel brûle le feu. Le seul risque est donc d’y tomber – et ce risque sera surtout pour un des deux adversaires de Lancelot :
Et li chevaliers que Lancelos avoit feru cheï el feu aval tos estendus, si fu en petit d’ore mors. (p. 292.)
124De ce feu rien d’autre ne sera dit mais la dernière partie de la phrase citée plaide pour la « réalité » de l’élément et du personnage. L’eau se présente à nouveau sous l’apparence d’une rivière infranchissable : mis au défi de la passer par un de ceux qu’il a blessés et qui a trouvé un salut temporaire dans la fuite, Lancelot s’y risque :
… si s’en vet outre delivrement, kar ce n ‘estoit s’enchantement non. (p. 295.)
125Cependant, les combats qu’il livre dans ces éléments d’un décor faussé mettent en jeu une rare violence et sont décrits avec un souci de réalisme constant : haches qui s’enfoncent dans la pierre de l’escalier, blessures (dont celles reçues par Lancelot, qui sont bien réelles : il reçoit deux coups de hache sur son heaume : l’un, « le fet chanceler et par un poi k’il ne l’aporte a terre… il se sent durement feru », p. 293 ; l’autre le laisse « tos estordis » p. 295), sentiments et idées des adversaires présentés non comme choses vues de l’extérieur mais ressenties de l’intérieur :
… si li volt aidier et sailli avant… (p. 292.)
… si ne l’ose plus atendre… (p. 294.)
… quant cil voit k’il ne porra a lui durer… (p. 294.)
… por le grant poor k’il a de Lancelot… (p. 296.)
126Finalement, Lancelot décapite son dernier adversaire (p. 297) : c’était en effet un homme et, en l’occurrence, l’ami de Morgue (pp. 297-298). Il n’y a pas de raison de considérer que les premiers chevaliers… n’en étaient pas. Qu’en est-il des dragons ? On ne le saura pas.
127Il s’avère donc que si des objets et des éléments de décor peuvent, parfois, être illusoirement suscités par la magie, les « semblances » humaines dues à la nigremance ne sont le fait que du père de la « perverse science », le diable : c’est le cas dans la Queste del Saint Graal où ces personnages (jeunes filles tentatrices, faux religieux, etc.) sont plus des apparences diverses revêtues par le démon multiple que des éléments animés à semblance humaine qu’il aurait suscités ; c’est aussi le cas dans les cryptes de la Douloureuse Garde (où, au demeurant le rôle joué par des éléments de décor et par des automates magiquement animés est considérable).
128L’épisode de la Carole magique (t. 4, pp. 230 sq. et pp. 286 sq.) confirmera certains de ces éléments d’analyse mais permettra d’en dégager d’autres. On y voit un autre espace-piège, beau lieu attirant d’où on ne peut plus sortir (depuis plusieurs années, ceux qui s’y risquent s’y sont entassés) et où on mène une vie de plaisir(s) mais d’oisiveté chevaleresque. Il y a aussi des objets magiques : un échiquier imbattable… sauf par « .I. chevaliers… gracieuz et desirrez et amez sor touz autres », mais il est dit aussi qu’« il savra tant des eschés et d’autres jeus qu’il ne trovera son pareil el monde de soutillesce » (p. 282) : ici, la magie est donc maîtrisée par la science humaine.
129Le lieu a été enchanté par un « clers64 » (p. 288), « li hons el monde qui plus savoit de nigremance et d’anchantement » (id.). Mais pas de décor-leurre. L’enchantement consiste en ce que tous les survenants (et survenantes) ayant été amoureux (amoureuses) y demeurent – les autres peuvent poursuivre leur chemin. L’enchantement est inversement symétrique de celui du Val-sans-Retour, qui était un Val des Faux amants alors qu’il faut au contraire aimer d’amour pour être admis dans la Carole que l’on pourrait appeler la Carole des Vrais amants. Comme dans tous les enchantements, sa mise à fin est prévue. Il peut paraître surprenant que ce soit « li plus beaux chevaliers » (p. 290) qui doive briser l’enchantement (c’est-à-dire à nouveau Lancelot), mais le clerc s’en explique ainsi65 :
[la querole]… « faudra par tele maniere com ele fu commande7… Einsinc commancera par biauté et faudra par biauté ». (t. 4, p. 290.)
130Mais la différence principale, c’est que les amants de la Carole sont des prisonniers volontaires… bien que d’une volonté dénaturée. Aucun d’eux ne cherche à s’en aller, car l’enchantement consiste précisément à leur en avoir ôté la volonté. Et Lancelot va d’abord y être pris comme les autres. Dès qu’il s’est approché du groupe des danseurs, curieux de savoir pourquoi ils passent si joyeusement le temps, que :
… si li mue li sans et li change li talanz : car s’il devant n’avoit talant fors de chevalerie et d’assaut et de meslees comancier, or est ses voloirs a ce menez qu’il n’a talant fors de queroler ; si oublie sa dame et ses compaingnons et soi meesmes en tel manniere qu’il ne l’an souvient mais… (t. 4, p. 235.)
131Paradoxalement, même la chanson entonnée par les danseurs et qui parle de la reine Guenièvre ne remuera rien en lui ; il rabroue son écuyer qui le rappelle à ses devoirs (… » vos demorez trop », p. 236) et le congédie :
« … laisse moi, car je ne me remouvrai de ci por toi ne por autre ». (p. 236.)
132Sont donc ainsi introduites deux perspectives nouvelles : celle de la puissance de la magie non plus sur les corps mais sur les esprits ; celle des puissances respectives de la magie et de l’amour : jusqu’à présent nous les avions vues en opposition (et l’amour pouvant l’emporter) mais ici magie et amour vont dans le même sens – ou ne font-ils que sembler le faire ?
133Jusqu’où peut donc aller la magie ?
134Elle donne à qui l’utilise une certaine puissance sur le cosmos, témoins le mur d’air qui clôt le Val sans retour et la porte d’air au château de l’enchanteresse Gamille :
… si i en avoit une qui merveilleusement estoit close, que il n’i avoit fremure fors de l’air et fu avis a tous ceax qui le veoient que l’en i peust entrer sans arrest, mais nule rien n’i pooit entrer fors cil dedens seulement, et cil s’en issoient et entroient toutes les foiz qu’il voloient par la force des encantemens.
(Lancelot, t. 8, p. 453.)
135Et, bien sûr, le lac enchanté de Niniène et, dans la Queste del Saint Graal, les tempêtes qui accompagnent certaines manifestations diaboliques (par exemple, pp. 104-105 et p. 110). Dans les exemples étudiés ci-dessus, l’enchantement participe le plus souvent d’une illusion, mais en est-il de même dans les tempêtes diaboliques ? Il faut également citer un passage, que plusieurs critiques ont remarqué et qui prend place dans la séquence du Val sans retour. Nous y avons vu Lancelot arrêté par un de ces courants d’eau si difficilement franchissable par le chevalier en armes, quand il ne trouve ni pont, ni gué, ni barque. Comme celui qu’il poursuivait a réussi à se réfugier sur l’autre rive, il veut se lancer à son tour ; mais la jeune fille qui l’accompagne le retient, en excipant du danger encouru. Or si, pour s’y risquer cependant, Lancelot fait bien état de son habitude de ne pas reculer devant un obstacle qui n’a pas fait hésiter un autre que lui, il ajoute :
« Et autretant d’avantage cuit je avoir en l’eve com il i a, kar je i fui norris ».
(Lancelot, t. 1, p. 295.)
136Certes, le romancier affirme aussitôt que si le héros, qui s’est aussitôt jeté à l’eau « tos armés… s’en vet outre delivrement » (id.), c’est parce qu’il a affaire à un enchantement (« kar ce n ‘estoit s’enchantement non », id.) ; mais éviter de confirmer n’est pas infirmer. Est-il raisonnable de penser que c’est une parole vide de sens qui a été placée ici dans la bouche du personnage, alors que la lecture du cycle entier familiarise au contraire avec l’idée que tout y a une « senefiance » et que ces éléments de sens sont souvent glissés dans des replis de la narration, là où rien ne les fait attendre ? En un autre sens que celui de la matérialité, était-elle donc pure illusion cette eau d’enfance qui n’était comme celle du Val, « se d’encantement non » (t. 7, p. 44), pour l’avoir comme imprégné d’une familiarité quasi élémentale ? Lancelot du lac, la dame du lac : le déterminant pourrait bien ne pas être seulement un surnom de terre (si l’on ose dire), mais pourrait encore exprimer, sans l’avoir jamais explicitée, cette interne et mystérieuse parenté66.
L’action magique : savoirs et pouvoirs sur les esprits ?
137La magie donnerait-elle aussi puissance sur les esprits des hommes ?
138Quand l’envoyée de Niniène vient à la cour de Claudas pour libérer Lionel et Bohort, elle a de quoi changer magiquement leur « semblance » (et elle le fera, l’échangeant avec celle de deux lévriers) et leurs esprits67 (elle n’en aura pas besoin, mais elle en a les moyens) :
Lors est si entalentés de folie faire et li uns et li autres que s’il n’en eussent mais eu talent, si le pristrent il ilueques par la forche de l’erbe qui estoit es capiax qu’il avoient… (Lancelot, t. 7, p. 117.)
139Et cela concerne non seulement l’irritable Lionel, (celui qui, en raison de son tempérament de « colérique » sera plus tard appelé « cuer sans fraim ») mais aussi le (déjà) plus réservé Bohort.
140Mais on a ici affaire à des personnages-enfants qui, parce qu’ils n’ont encore qu’une brève histoire, fût-ce celle de héros, n’ont guère eu le temps de confirmer ou d’infirmer le « tempérament » de leur naissance ni de développer (ou dominer) leurs passions ; bref, ils sont encore des personnages en devenir, ce que ne sont plus des adultes.
141Or, au cours de sa vie de chevalier, Bohort sera circonvenu spirituellement par la magie. Nous avons eu l’occasion de rapprocher les deux séquences au cours desquelles Lancelot et lui sont amenés à partager le lit d’une femme avec laquelle ils ne souhaitaient pourtant pas avoir de rapports charnels. Mais elles sont aussi fort différentes : pour l’amoureux Lancelot, il s’agit de lui faire prendre une femme pour une autre et donc d’égarer ses sens ; pour le chaste Bohort, il faut le faire changer de « volenté » et donc d’altérer son esprit – un anneau magique en est capable :
… et si tost com il le ot mis, si li est tos li cuers muez trop durement, kar s’il estoit ore de froide nature et virges en volenté et en oevre, or est de tele dont ore ne li estoit a riens. (Lancelot, t. 2, p. 196.)
142Mais il est encore un très jeune homme. Dans la Queste del Saint Graal, quand le temps aura passé à dizaines d’années et que les tempéraments auront mûri, les opérations démoniaques (et pourtant la magie du « père » est plus puissante que celle de ses élèves humains) auront soin de s’articuler sur et non pas contre les tendances des caractères. C’est le cœur violent de Lionel qui sera investi d’une obsession diabolique l’induisant à s’emporter contre son frère68 au point de devoir être arrêté au bord du fratricide par une intervention divine (pp. 188-193) ; et « li anemis » se gardera alors de tenter le (décidément) sage Bohort de la même façon : à lui plutôt les questions, les doutes insinués et le désespoir suggéré69. Déjà au demeurant, dans l’épisode de la Carole magique, commenté ci-dessus, ce sont les amoureux qui étaient amenés à vivre… une vie d’amour : les autres en étaient exempts : n’était-ce pas une façon de laisser entendre qu’ils n’auraient pu y être contraints ? Et que la magie ne faisait que renforcer une valence déjà avérée : abolissant tout ce qui n’était pas, en l’occurrence, la vie d’amour et la prolongeant dans un temps comme distendu ?
143Si l’auteur mitige la prise que la magie (ou l’action du diable lui-même) peut avoir sur l’esprit de l’homme, c’est qu’avec son librearbitre lui serait retiré un des éléments qui définissent son humanité : la faculté de choisir entre le Bien et le Mal70. Les prisonniers de la Carole voient en fait leur vœu le plus intime se réaliser. Cela est dit explicitement du clerc qui l’instaure afin de connaître, en compagnie de celle dont il vient de tomber amoureux, une vie à laquelle il a été jusque là étranger mais qui lui apparaît comme le comble du bonheur (Lancelot, t. 4, pp. 288-290). Et c’est parce qu’il considère que cette vie ne trouve sa perfection qu’en étant vécue dans le partage qu’il organise une communauté destinée à vivre selon les mêmes usages. La Carole est fondée pour satisfaire un roi qui malgré son grand âge « n’avoit en toute sa compaingnie chevalier qui fust si anvoisiez com il estoit » (p. 288) par un clerc lui-même dépeint comme « gais et anvoisiez et bien chantanz » (id.), et suggérée par la vue de « puceles qui queroloient et chantoient .I. nouvele chançon qui lors estoit faite de la roine Genievre » (id.). Autant dire que la magie permet de cristalliser et de pérenniser le vœu des cœurs bien plus qu’elle ne les amènerait à se renoncer.
144Morgue incapable de se faire naturellement aimer de Lancelot, usera de la magie pour parvenir à ses fins. Mais, comme nous l’avons vu, elle s’en servira pour l’enlever, pour lui subtiliser une bague qui pourrait faire croire à Guenièvre qu’il lui a été infidèle, pour lui faire perdre conscience de l’endroit où il se trouve : ce ne sont là que préalables. Dans un cycle en partie conçu comme une réécriture du Tristan, il n’y a pas d’équivalent du « boivre herbé » qui lie le héros à Yseut : l’anneau de Bohort n’attache celui-ci à la fille du roi Brangoire que pour l’espace d’une nuit. Les forces de l’amour prévalent contre celles des enchanteresses. La force du sentiment peut l’emporter sur celle des plantes, des pierres et des paroles. Quand un enchanteur et une fée s’affrontent, c’est, pour la victoire ou la défaite, l’amour qui est maître du jeu. Niniène se sert contre Merlin des tours de magie qu’il lui a enseignés mais s’il les lui a appris sans deviner qu’elle les retournerait contre lui, c’est que la magie ne l’avait pas empêché d’être aveuglé par l’amour : l’enchanteur en lui s’était incliné devant l’amant.
145Lancelot prisonnier temporaire de la Carole magique n’est guère à son tour que victime, inconsciente et involontaire mais réelle, de cette forme d’amour qui, le paralysant devant Guenièvre, le laisse extasié et recréant – temps où, la voyant, il oublie le monde et lui-même71. C’est contre cet amour de « peresce » que Niniène l’avait, au début de sa chevalerie, mis en garde (Lancelot, t. 7, pp. 349-350), cet amour d’oisiveté auquel on s’adonne à la Carole, cet amour qui fait « aparechier » et non « amender » en une vie coupable (« greignor folie », p. 287), où l’on perd « sans » et « memoire » : la Carole est une tentation plus qu’une contrainte. Si Lancelot en affranchit ceux qui y ont succombé, c’est que toute sa vie de « fin » amant (hormis ces plages d’involontaire recreantise) l’a fait « amender » jusqu’à être le meilleur chevalier du monde.
146Si au Val des Faux Amants, c’est, la force de l’amour qui vient à bout de celle de la magie, à la Carole c’est sa perfection comme chevalier, et, mieux encore, comme modèle humain, qui lui permet de l’emporter sur elle : il n’a rien à faire, il lui suffit d’être. Il lui faut seulement poser sur sa tête la couronne du roi Ban, son père et celui à la suggestion de qui la Carole a été instaurée : le fils défait ce qu’avait édifié le père, on peut aussi dire qu’il restaure ce qui avait été dégradé – et qu’il tue symboliquement le père :
… voit chaoir de la tor en haut une y mage qui est faite en samblance de roi… et flati a la terre si durement qu’ele fu toute desquassee… Et maintenant failli li anchantemenz… (t. 4, p. 286.)
147Un vieux chevalier salue son succès en ces termes :
… « voirement disoie je bien que li anchantemenz de çaienz ne faudroient devant que vos i venissiez : si est ore bien provee chose que vos estes li mieldres chevaliers del monde et li plus biaux ». (p. 287.)
148La perfection d’être du héros le montre doué de « vertus », de « teches » du « cuer » et pas seulement du « cors72 » qui lui permettent de l’emporter sur les forces magiques – on peut aussi écrire que la magie révèle ces « vertus », ces « teches » et qu’elle lui permet donc de se faire connaître pour ce qu’il est : l’illusion se retrouve au service de l’être et de la vérité, la « nigremance », cette « perverse science » à celui du Bien : c’est un de ces chemins d’errance que Dieu se plaît à suivre pour parvenir droit au but73.
149Cette perfection de l’être est fondée sur l’association de trois types bibliques que Lancelot cumule et concilie : la beauté d’Absalon, la force (ou la prouesse en vocabulaire médiéval) de Samson, la sagesse de Salomon.
150Le clerc instaurateur de l’enchantement avait dit : « li plus leaux, li mieldres et li plus biaux » (p. 290). A cela il faut ajouter la définition de celui qui matera l’échiquier magique, épreuve liée à celle de la Carole et dont Lancelot sortira aussi vainqueur (pp. 292-294) : « gracieuz et desirrez et amez sor tous autres74 … et cil ne trovera son pareil de soutillesce » (p. 292) – c’est son intelligence du jeu, et elle seule qui lui permet de l’emporter.
151La beauté éminente de Lancelot est authentifiée par sa réussite à défaire les enchantements de la Carole puisque cela fait partie constituante de l’aventure magique qui « conmancera par biauté et finira par biauté », établissant une symétrie entre « la plus bele » et « li plus biaux » (p. 290) – la qualité n’y suffit pas, il y faut le premier rang.
152L’intelligence est prouvée par la « soutillesce » nécessaire pour mater l’échiquier magique. Afin que son « constructeur » n’apparaisse pas comme s’étant vanté, on verra les meilleurs joueurs du royaume se faire battre : le roi Baudemagus, Gauvain, la reine Guenièvre (que Gauvain, maté, prie de jouer car, dit-il, « vos en savez tant »), d’autres encore (t. 4, p. 392) ; seul Lancelot pourra répéter (la scène se passe à la cour d’Arthur) sa victoire obtenue sur le lieu de la Carole :
… joe si saigement que tuit cil qui le voient s’en esbahissent, si mainne tant son geu par force et par engin que il fait les eschés maz et a gaingnié le jeu par force et par engin. (Lancelot, t. 4, p. 39375.)
153L’esprit de l’homme l’emporte ici sur l’acte magique.
154La prouesse est à induire de la portée symbolique d’un jeu de stratégie. Ce n’est pas solliciter le sens des mots « force » et « engin » de dire qu’ils peuvent s’appliquer à l’art militaire et qu’ils représentent les deux aspects fondamentaux de la fonction guerrière (la violence et la ruse, Ajax et Ulysse) puisque le texte le dit lui-même :
« Si saichiez vraiement, puis que vos ci n’avez esté matez, qu’i estoit faiz por vostre san et por vostre prouesce, que ja jor de vostre vie ne serez matez ne conquis par armes ne plus que vos avez esté par cels eschés »…
(Lancelot, t. 4, p. 293.)
155Arthur résume assez bien tout cela en une brève formule qui rassemble les éléments d’excellence du héros :
« Ne de prouesce ne de biauté ne de chevalerie ne se porroit nus a lui prandre ».
(Lancelot, t. 4, p. 296.)
156Cette constatation ne fait que corroborer une prédiction de l’ermite qui avait baptisé Lancelot, que le romancier s’est arrangé pour introduire non pas dans le récit initial de la petite enfance du héros (ce qu’on aurait attendu) mais 20 pages à peine avant l’épisode de la Carole :
« Or saichiez vraiement que de ceste petite creature vandra encore si grant chose que de sa prouesce et de sa valor sera tote terrienne chevalerie enluminee ».
(Lancelot, t. 4, p. 274.)
157L’homme de Dieu et le clerc enchanteur manifestent la même vérité, celle de la suprématie terrienne de Lancelot. La magie, bien que tirant de son « pere decevant » une tendance à n’être que leurre et nuisance, peut, in fine, parfois par la volonté même de qui l’emploie (Niniène), parfois par des enchaînements de circonstances non exactement prévus par ses utilisateurs, parfois sous la contrainte (celle exercée par maître Hélie ou par le religieux conjurateur de la Queste del Saint Graal), aboutir à manifester le Beau, le Bien, le Vrai ; convertie ou vaincue, l’ombre dont elle est porteuse, le trouble qu’elle recèle laissent la place, hors la caverne, à la clarté du jour, dans la mesure où le soleil terrien peut porter ce nom, s’il est d’autre soleil d’Etre que le Graal.
Un regard illusoire sur la vérité de l’être
158Si la magie touche à l’apparence des choses et des personnes, et s’essaie à altérer leur être (leur nature, leur esprit et leur cœur) mais avec peu de succès, instituant un monde trouble et des rapports troublés, induisant l’erreur, insinuant l’incertitude, cela ne nous dispense pas de chercher la place qu’y peut aussi occuper l’insuffisance de nos regards comme élément constituant de ce flou. Si les yeux sont le miroir de l’âme (à la « regardeure felenesse » de Mordret s’oppose la « regardeure pitouse » de Gauvain, Lancelot, t. 4, p. 408), la vision du monde qu’ils nous permettent d’avoir varie, d’un « cuer » à l’autre. Les anneaux magiques le montrent bien qui aident les personnages à ne pas flotter dans un univers enchanté et, sans le désenchanter exactement, leur permettent de ne plus être sensibles au charme, de ne plus voir que le réel, sans être « esbahi » par l’illusion : tel celui donné par Niniène à Lancelot, qui « descuevre tous encantemens et fait veoir » (Lancelot, t. 7, p. 270). Cela est le cas extrême. Le cas habituel se situe plutôt dans l’ordre du plus et du moins. Au couple voir/ne pas voir se substitue le voir sans comprendre ou, le plus souvent, le voir sans tout/bien comprendre.
159Le roi Arthur a fait des songes dont la signification lui échappe (Lancelot, t. 7, pp. 434-437). Il convoque donc une théorie de clercs76 pour les lui expliquer : à partir des rêves racontés, ils utilisent des techniques qui ne sont pas sur le moment rapportées mais le seront plus loin – « conjuremenens », « auguremens » suscitant des visions qu’il faut à leur tour interpréter. Or, ils ne « voient » qu’une image si incompréhensible pour eux qu’ils la qualifient de « grant folie » :
« … nule rien ne vous puet rescoure… se il ne vous resqueut li lyons iauvages et li mires sans mecine par le conseil de la flor ». (Lancelot, t. 7, p. 437.)
160Apparemment trois adunaton : les médecins guérissent en usant de remèdes, les lions ne vivent pas dans l’eau… est-il utile d’épiloguer sur la fleur ? Un prud’homme traduira les symboles au roi (Lancelot, t. 8, pp. 23 sq.) en usant de sa « sapience77 ». Mais c’est ce qu’il dit du « lyons iauvages » qui nous intéresse : « Diex est senefiés par le lyon » (p. 23) : cela est d’une grande banalité, mais ce qui suit l’est moins :
… « mais que il le virent ievages, che est une grant merveille. lavage l’apelerent il, por ce que il le quiderent veoir en l’iaue ; l’iaue… che est li siecles… et por ce qu’il estoient des pechiés del siecle envolepé et mal mis por che lor fu il avis qu’il avoient veu le lyon en l’iaue… car se il fuissent tel com il deussent estre, loial, caste, caritable… il n’eussent mie veu le lyon en l’iaue, mais lasus el chiel… en l’iaue n’estoit il mie, car Diex ne fu onques en pechié, ains estoit en son glorieus siege »… (Lancelot, t. 8, p. 24.)
161Seul, le regard impur des clercs (qui vivaient « encontre raison, c’est en orgueil, en crualté, en felonie »…, p. 24) les a empêchés de voir le lion tel qu’il était ; le percevant à travers le regard trouble de leurs yeux de pécheurs, ils ont bien vu un lion « par le grant sens de clergie qui en els estoit » (p. 25), mais ils ont considéré comme un attribut participant de sa définition cet élément aquatique dû, en fait, à leur propre imperfection et c’est cette imperfection qui a été cause de cette vue trouble, comme à travers un prisme d’eau, comme des yeux chassieux ou larmoyants peuvent l’avoir : aussi ils ont été incapables de comprendre la vision qui s’offrait à eux car leur discernement spirituel était altéré par leurs péchés :
« Mais por cele clergie qui n’estoit se terrienne non n’orent il del lyon que la veue, car il nel conurent mie ne ne sorent que che pooit estre, car il estoient terrien et li lyons celestiens78 chose ». (Lancelot, t. 8, p. 25.)
162Dans cette séquence, il faut évidemment ne pas taire les différences qui existent avec celle où maître Hélie déchiffre le songe de Galehaut (Lancelot, t. 1, pp. 43 sq.) : c’est Dieu qui se manifeste ici, c’est une puissance diabolique que conjure maître Hélie. Cependant, celui-ci se réfère à la même analyse pour exposer ses craintes et annoncer d’avance l’imperfection de l’interprétation fournie à Galehaut79 ; dans la mesure où les forces surnaturelles (diaboliques) qu’il évoque ne peuvent se manifester que Deo volente, ce qui est dit ici de la part que Dieu accepte de communiquer à l’homme, touchant à l’avenir qu’il se réserve en principe de connaître, peut être étendu à tout ce qui concerne la connaissance de Dieu que l’homme s’efforce d’acquérir, dans la vue et la quête. Celle-ci sera toujours – « semblance » imparfaite – à l’aune de ses propres péchés de façon singulière et, de façon générale, à celle de l’homme pécheur qu’il est génériquement devenu depuis la première histoire, celle du péché originel. Dieu, qui a la perfection de l’Etre, ne peut être cause d’incertitude. Pour les clercs augures, le caractère déformé de leur vision ne vient pas non plus d’une action exercée sur eux-mêmes de l’extérieur (enchantements, leurres diaboliques), mais de leur propre et interne imperfection. Le diable et l’homme se ressemblent en ce qu’ils ont perdu la perfection de leur être originel : Lucifer est devenu l’ange qui hante « la meson tenebreuse », passé de l’empyrée à l’abîme ; l’homme a conservé en lui l’image de Dieu à laquelle il a été créé, mais a perdu Sa ressemblance. Non plus stable dans l’Eden mais homo viator, il cherche à tâtons la voie du retour dans ces ombreuses forêts d’aventure aux mille chemins ouverts – mais comment y discerner la droite voie de toutes celles qui ne mènent nulle part (« voie sans retor ») ou, pire, sont autant de « chemins al Diable80 » ? Comment distinguer la demoiselle qui dit vrai en indiquant chemin et conditions de l’aventure de celles qui leurrent le chevalier en lui parlant de « la plus merveilleuse aventure qui ne puet estre menee a chief se par (lui) non » (Lancelot, t. 5, p. 46) : pour avoir écouté cette dernière dans la forêt perdue, Lancelot va se retrouver prisonnier de Morgue ; mais, dans la forêt périlleuse, une autre demoiselle lui avait, en toute vérité, tenu le même langage.
163Tout le Lancelot propre peut être considéré comme une « préfigure » de la quête du Graal (et de la Queste del Saint Graal) qu’il désigne lui-même comme « la daerraine et plus haute ». Le texte est placé sous le signe du Précurseur, celui du premier Galaad81, ce Lancelot adoubé à la saint Jean (d’été), dans le temps de l’avant (et de l’Avent), temps de la promesse et de l’espérance ; puis avec le second Galaad, on passera dans le temps de l’avènement, celui de la Pentecôte où se manifeste « la lumière qui éclaire tout homme en ce monde82 », celui de l’accomplissement de la promesse, de la Novele Loi et de cette dernière quête de longtemps annoncée. Temps où il s’agit de dépasser les « semblance s » multiples, transitoires, approximatives pour atteindre le permanent, le Vrai, l’Etre– Un.
164Toutes les inscriptions de par le Graal, dans la Queste comme déjà dans le Lancelot, se distinguent de celles des autres aventures qui, parfois mentent, parfois sont véridiques (et sont donc toutes incertaines), en ce qu’elles disent toujours la vérité : lointainement gravées sur la nef de Salomon (La Queste del Saint Graal, p. 225) ou « novelement escrites » (id., p. 4) sur le Siège Périlleux, elles situent l’aventure dans le seul temps qui vaille, celui du Dieu incarné dans lequel le divin et l’humain peuvent communiquer :
.CCCC. anz et .LIIII. sont accompli emprés la Passion Jhesucrist ; et au jor de la Pentecouste… (La Queste del Saint Graal, p. 4.)
165Elles sont rédigées sous une forme passive83 qui n’en dissimule pas tant l’agent qu’elle ne l’inscrit dans la catégorie de cet inconcevable/indicible qui est le leitmotiv terrien du Graal, en les affirmant comme acheïropoiètes par le silence même gardé sur leur instance de création.
166Elles disent sans erreur et sans mensonge ce qui est déjà advenu et ce qui s’annonce encore :
… et au jor de la Pentecouste doit cist sieges trover son mestre.
(La Queste del Saint Graal, p. 4.)
167Les rôles dans la nouvelle quête sont distribués et la plupart des acteurs ont l’idée de celui qui leur revient : si les noms manquent encore à l’attribution de telle ou telle aventure, celles-ci ont plutôt valeur de preuve que d’épreuve : à la fin du Lancelot, Brumant l’Orgueilleux escomptait bien être venu à sa perte quand il s’asseyait sur le Siège Périlleux84 ; ici, Lancelot et Gauvain savent qu’ils ne retireront pas l’épée de la pierre flottante85. Perceval s’y méprend-il ? La raison pour laquelle il s’y risque (« por fere mon seignor Gauvain compaignie », p. 6) n’inclut-elle pas à l’avance l’attente du même échec que le neveu d’Arthur ? En tout cas, une fois l’échec avéré :
Et lors croient bien tuit cil de la place que Lancelot dit voir86 et que les letres dou pont soient veraies. (La Queste del Saint Graal, p. 6.)
168Comme celle des Actes des Apôtres, cette Pentecôte est une scène d’illumination : même toutes fenêtres closes (« en tel maniere que nus n’i mist la main », p. 7), « neporquant la sale ne fu pas ennuble » (p. 7). Le nom de l’élu apparaît sur le siège (« Ci est li sieges Galaad », p. 8) en « letres novelementfetes » (id.) : celui-ci peut donc s’y asseoir « tout seurement », car « cest lex est vostres » lui dit son mentor. Lui-même sait ce qu’il a à faire (« Sire, fet il, je i sui venuz car je le devoie bien fere », p. 11) et les autres, dont Arthur87 qui n’est pas le plus perspicace d’entre eux, le savent aussi88 ; il est celui qui doit « achever les aventures a qui li autre avront failli » :
« Car por ce vos a Diex envoié entre nos, que vos parfaçoiz ce que li autre ne porent unques mener a fin ». (La Queste del Saint Graal, p. ll.)
169Les noms sont dits : Lancelot appelé en baptême (à être) Galaad a trouvé son nom de chevalier terrien à la Douloureuse Garde après avoir levé sur Guenièvre un regard de désir coupable et après avoir prouvé sa valeur terrienne qui rencontre sa limite avec l’utilisation nécessaire des boucliers magiques mais suffit à faire de lui le meilleur chevalier du monde jusqu’à ce que son fils, ce Galaad qui, lui, gardera le nom, le dépasse :
« Vos estiez hier matin li mieldres chevaliers dou monde ; et qui lors vos apelast Lancelot le meillor chevalier de toz, il deist voir… Mes qui ore le diroit, len le devroit tenir a mençongier : car meillor i a de vos, et bien est provee chose par l’aventure de ceste espee a quoi vos n’osastes metre la main. Et ce est li change-menz et li muemenz de vostre non dont je vos ai fet remembrance… »
(La Queste del Saint Graal, p. 13.)
170Cela, que de nombreuses aventures dans le Lancelot ont déjà révélé, en fait, à l’intéressé, est proclamé solennellement ici devant toute la cour par une demoiselle – d’où venue ? Arthur n’est que le porte-parole de la communauté curiale (« Tuit s’acordent a ceste parole », p. 13) lorsqu’il déclare qu’ils ont eu « de la queste del Saint Graal veraie demostrance, que vos i entreroiz prochainement » (id.).
171Mais si, dans la conscience de ceux qui le constituent, l’univers arthurien se recompose à la lucide lumière du Graal, celle-ci, passé le temps d’un don de grâce (le repas « à gré »), n’est pas donnée, mais à chercher : la quête ne fait que commencer.
172Déjà, les réactions des chevaliers de la Table Ronde à la survenue du Saint Vessel montrent bien l’écart entre ce qu’ils sont appelés à être et ce qui leur manque (encore) pour devenir les élus de l’aventure, pour cesser d’être ces ténèbres incapables de comprendre la lumière89. Incompréhensifs (« comme s’il fussent enluminé de la grâce dou Saint Esperit », mais « il ne saroient dont ce lor pooit estre venu », p. 15), réduits à un silence contraint qui fait d’eux, face au Graal, des « bestes mues » (id.), inaptes à cette vision qui est connaissance : le Graal leur apparaît « covers d’un blanc samit » parce que leurs yeux pécheurs sont à la fois incapables et indignes de le contempler « tot a descovert » (on se rappelle le « lyon iauvage ») et se soustrait à leurs regards sans qu’ils puissent même voir le mode et la direction d’un retrait qui ressemble à une disparition :
… li Sainz Graax s’en parti tantost, que il ne sorent que il pot estre devenuz ne ne virent quel part il torna. (La Queste del Saint Graal, p. 15.)
173C’est pourquoi, si la lumière (des yeux et du cœur) baigne un temps cette scène, entraînant une joie unanime90, celle-ci ne dure pas et elle est aussitôt remplacée par un profond « malese » (p. 16), par des manifestations et des sentiments de douleur91 :
Si ot assez par laienz de tiex qui plus en furent corroucié que joiant.
La Queste del Saint Graal, p. 18.)
174A la gaie complétude, lucide et lumineuse, du début de la scène, qui montrait la collectivité arthurienne identifiant clairement la source divine répandue sur elle (p. 16,ll. 4-15), rendant grâce pour grâce –pour le pain et le savoir –, succède une souffrance qui connote l’incapacité de fait de la cour (de son roi, des chevaliers de la Table Ronde, des dames et des demoiselles) à répondre de façon digne, juste et salutaire à l’appel du Graal. Tous louent Dieu pour le présent (au double sens du mot : le don fait dans le temps actuel), mais à partir du moment où, par la bouche de Gauvain, est prononcé le vœu de quête, ce qui constitue la part à venir qui maintenant leur incombe, le vocabulaire devient celui du manque, de la privation et de la mort. Le roi développe cela dans un long discours (p. 17,ll. 1-20) dont nous extrayons ces deux formules particulièrement significatives :
« Ha ! Gauvain, vos m’avez mort par le veu que vos avez fet, car vos m’avez ci tolue la plus bele compaignie et la plus loiale que je onques trovasse, et ce est la compaignie de la Table Ronde »… (p. 17, ll. 1-4.)
« Car trop ai grant doute que mi ami charnel n’en reviegnent ja ».
(p. 17, ll. 19-20.)
175Le souci qu’il a d’une parenté par le sang ou d’une amitié qui lui emprunte son vocabulaire (« mi ami charnel ») est le révélateur d’un attachement « terrien » plus que d’un amour « celestien ». Et la cour partage son trouble (p. 19, l. 3), en la personne de toutes celles qui, « espouse(s) » ou « amie(s) » – Guenièvre la première (p. 18,ll. 23-26) – déplorent au moins la longue séparation d’avec ceux qui les aiment et au pire envisagent leur mort charnelle.
176Le discours d’Arthur dit aussi, avec l’évocation de ceux qui ne reviendront pas, non point que la quête sera difficile (banalité inutile), mais que les chevaliers de la Table Ronde seront collectivement incapables de fonder une quatrième Table, où le Graal présiderait à l’Histoire du royaume de Logres : leurs morts attendues, par tel et tel(s), disent d’avance l’impossibilité d’une Cité harmonieuse sur la Terre, non plus cité d’ombres mais Cité du Soleil et de la Claire Vue.
177Ceux qui s’inscrivent en faux contre cette vision92, qui ne voient qu’honneur à mourir en cette quête et, à plus forte raison, à en revenir sont dans l’erreur et l’illusion. Ils le sont aussi quand ils ne prêtent qu’une oreille distraite aux recommandations de l’envoyé de Nascien (p. 19, ll. 15-20), croyant avoir assez fait en laissant derrière eux dames et demoiselles – mais où a-t-on vu qu’ils les aient jamais emmenées en quête ou en aventure au départ de Kamaalot ? Certains négligeront de se confesser (tel Gauvain) et, ne rencontrant pas d’aventures parce qu’ils n’en sont pas dignes, demeureront dans une perpétuelle illusion : croyant être en quête, ils ne feront qu’en mimer le comportement : l’errance à cheval ne sera plus que la comédie de la quête.
178Pendant toute la quête, les chevaliers seront confrontés aux illusions diaboliques en un double sens : parce que les mises en scène de l’« anemi » qui font appel à la « nigremance » sont des apparences illusoires ; parce que ces mises en scène sont des « comédies », dans le registre de l’illusion comique, puisqu’elles visent à tromper celui devant qui elles sont représentées.
179Il n’y a là que d’autres manifestations de la « perverse science », plus savantes puisqu’elles sont le fait du démon, père et maître, et non des enchanteurs ou fées, enfants-élèves ; mais elle ne sont pas d’une autre nature que celles de ces dernières telles qu’on les a observées dans le Lancelot. Ce qui change, c’est leur enjeu93 : il y va non plus d’une aventure du corps mais du salut de l’âme. Les formes de ces mises en scène, pourront, elles, offrir des ressemblances surprenantes : on passera de l’enfermement dans le Val-sans-Retour ou la Carole magique à celui de « la maison tenebreuse, ce est enfer ».
180Surtout, l’accent est mis bien davantage sur le trouble du regard pécheur, incapable de discernement : l’insuffisant quêteur prend pour vérité les leurres du « père du mensonge » et soupçonne de vouloir l’égarer les indications authentiques du « Deu qui ne menti » ; il aura donc sans cesse besoin d’un sage interprète – « de sainte vie et de haute clergie » (La Queste del Saint Graal, p. 44) – qui, à l’instar de maître Hélie, mais dans un autre ordre, lui donne la clé de ses songes, de ses aventures et de son cœur.
181Vu leur nombre et leur caractère répétitif, bien qu’adapté à chaque quêteur, nous ne commenterons que quelques unes des aventures de la quête du Graal.
182La première, celle de l’écu « que nus ne puet pendre a son col » et emporter sans être peu après grièvement, voire mortellement blessé (p. 27) est une sorte d’« exemplum » placé au seuil de la quête, pour servir de modèle et de leçon. Aucun de ceux qui, dans le présent du récit, s’y essaieront ne sera éliminé de la quête, même ceux qui auront fait le mauvais choix. De plus, la vérité de l’aventure ne s’impose pas encore entièrement : le non-dit sur les risques encourus (p. 27) peut être fondé ou non ; la mise en garde du « preudome » est présentée comme basée sur une opinion (… « je ne cuit qu’il vos en avenist se honte non », p. 28).
183On y voit cependant dès lors se différencier les regards des quêteurs. Regard lucide d’Yvain porté à la fois sur l’aventure et sur lui-même.
… « veez ci l’escu que nus ne doit pendre a son col s’il n’est mieldres chevaliers que autres. Et ce est cil qui ja a mon col ne pendra, car certes je ne suiz mie si vaillans ne si preudons que je le doie pendre a mon col ».
(La Queste del Saint Graal, p. 28.)
184L’œil éclairé d’Yvain ne s’attarde pas à une considération « terrienne » de l’objet (sa beauté et sa richesse le rendent enviable à posséder) ; on ne sait d’ailleurs exactement ce qui le guide : sont-ce les indices sensibles qui en font une possible « merveille94 » (croix vermeille le marquant – on saura ensuite qu’il s’agit d’une croix de sang demeurée comme nouvellement tracée à travers le temps, p. 34 ; odeur suave qui rappelle celle émanée du Graal, « come se totes les espices dou monde fussent espanduz desuz », p. 28) ou d’une plus immédiate intuition du cœur. Regard « terrien » de Baudemagus en ce que, pour lui, plus une aventure est dangereuse (car il ne récuse pas l’idée du danger, voire de la mort, « que qui m’en doie avenir », p. 2895) plus on s’honore de la tenter. Regard à la fois mesuré et circonspect de Galaad qui s’interroge sur la signification réelle de l’aventure :
« Je voil que vos i essaiez avant por savoir se ce est voirs ou non que len vos a dit ». (La Queste del Saint Graal, p. 27.)
185avant de la considérer comme sienne.
186L’issue de l’aventure (Baudemagus, qui a emporté l’écu est imparablement blessé par un chevalier blanc qui refuse de se nommer – « car ce n’est mie chose que on doie dire a home terrien », p. 29 –et lui arrache l’écu) a valeur d’avertissement. Le chevalier blanc apparaît sans ambiguïté comme un messager céleste du Dieu « juste juge », « qui onques ne menti ». Diseur de vérité, il avère ses paroles par des actes : parce qu’il a abattu Baudemagus du premier coup, il ne peut qu’être cru lorsqu’il déclare :
« Sire chevaliers, trop fusses fox et musars qui cest escu pendites a votre col… Et par le péchié que vos i avez m’envoia ça Nostre Sires por prendre en la ven-jance selonc le meffet ». (La Queste del Saint Graal, p. 29.)
187Le piétinement sur place ou l’avancée dans la quête du Graal sera lié au regard que celui qui y est engagé est capable de porter, tant sur les tentations diaboliques que sur les indications divines. Nous avons vu, dans la première partie de cette étude, les difficultés de ce discernement – de cheval noir à cheval noir, d’oiseau noir à cygne blanc. Nous venons de le constater encore dans l’aventure « celestienne » du bouclier. On pourrait continuer, au fil chronologique de la Queste del Saint Graal, à relever et comparer toutes les séquences où s’opèrent ainsi l’élection des uns et l’éviction des autres.
188Regard d’orgueil de Mélyant qui choisit le chemin interdit par une explicite inscription :
Cele a senestre te deffent je que tu n’i entres, car trop covient estre preudome celui qui i entre se il en velt issir… (La Queste del Saint Graal, p. 41.)
189en même temps que de convoitise (il emporte la couronne d’or placée sur son chemin, p. 41) et s’obstine diaboliquement dans son erreur humaine malgré un autre avertissement (p. 42) : il subira le châtiment mérité.
190Regard « entransé » de Lancelot à la Gaste Chapele (La Queste del Saint Graal, pp. 57 sq.) :
Si se porpense se ce qu’il a veu a esté songes ou veritez, car il ne set s’il a veu le Saint Graal ou se il l’a songié. (La Queste del Saint Graal, p. 61.)
191c’est que, comme il le dira, au sortir d’une révélation du Graal qui lui aura été donnée alors qu’il est, aux yeux de tous, entre la vie et la mort, plongé pendant des jours dans un sommeil catatonique :
« … mes regars pechierres et ma veue conchiee de la tres grant ordure dou monde fu essorbee ». (La Queste del Saint Graal, p. 258.)
192Regard de foi de Bohort qui ne lui permet de voir « mon Sauveur et ma redemption » que sous la « semblance du pain » car « mi oil sont si terrien qu’il ne pueent veoir les esperitex choses » (p. 167).
193Regard libéré du péché, celui de Galaad :
« … je vi ces aferes que cuers de terrien home ne porroit penser ne langue descrire ». (La Queste del Saint Graal, p. 274.)
194Regard incompréhensif de Gauvain, d’Hector et de beaucoup d’autres que même les visions les plus clairement explicitées laissent aveugles ; à l’ermite qui les lui a commentées et lui en a fait l’application, il ne trouve rien d’autre à dire que :
« Sire, se je eusse loisir de parler a vos, je i parlasse volentiers. Mes veez la mon compaignon qui devale le tertre, por quoi il m’en covient aler ».
(La Queste del Saint Graal, p. 161.)
195Bientôt les 150 ne seront plus que quatre, puis trois : c’est que les ténèbres n’ont pas compris cette lumière et la communauté de la Table Ronde pas davantage, trop pécheresse pour voir un lion qui ne soit pas « iauvage » et autre chose qu’une « semblance de calice » dans le Graal, à l’instar de Gauvain au château de Corbenyc96. Les vieux démons, chassés de la Douloureuse Garde, reviennent en force dans la Mort Artu (d’autant plus insidieusement présents que les yeux aveuglés des chevaliers arthuriens ne distinguent même plus leur présence) et les ténèbres dissipées à Escalon retombent sur le royaume de Logres (d’autant plus profondes que tous y voient le jour et la nuit se succéder coutumièrement dans le ciel).
196Si la Mort le roi Artu nous offre un univers désenchanté, ce n’est pas qu’il soit plus clair. La seule lumière éclatante, elle-même, s’y fait leurre : le manoir illuminé de Morgue (p. 57), en amenant au grand jour la faute de la reine adultère, occulte une vérité de plus de portée : cet amour pécheur avait pourtant sauvé le royaume97 et n’avait pas empêché l’achèvement du douloureux temps des « merveilles98 » ; la révélation de la faute sera, au contraire, un des éléments qui amèneront le royaume et la Table Ronde à leur perte. A la fin du roman, quand la nuit tombe à Salesbières (et à Wincestre) sur les champs couverts de morts, même la chapelle où se réfugient les survivants (mais pour si peu de temps encore) arbore le noir99.
197Cependant, toute clarté n’a pas disparu : elle nimbe Gauvain et Lancelot, pécheurs mais pardonnes dans la « maison de pardurable clarté ». La marche et la chevauchée à tâtons dans la nuit, obscure au regard du pécheur arrêté aux « semblance s » comme lui imparfaites, les erreurs et les fautes de l’errance n’auront pas abouti dans un chaos vide et vain, comme avant que Dieu n’ordonnât le monde. « A un certain moment de la nuit », la mort aiguillonnant les « vifs » aura dû avouer sa défaite : c’est à cette mie-nuit que Perceval et Hector, après s’être mortellement blessés l’un l’autre, sont guéris par le Graal (Lancelot, t. 6, pp. 200-216) et que Lancelot le sera de sa « frenesie » par l’apparition du Saint Vessel (Lancelot, t. 6, pp. 223-225) ; le temps n’importe plus quand Galaad, dépassant les « semblances » voit dans le Graal ce qui, pour l’auteur, ne peut encore être dit que dans ce registre d’images (chevaleresques bien sûr : « l’acomençaille des granz hardemenz et l’achoison des proeces », La Queste del Saint Graal, p. 278) dont le héros s’affranchit alors : il y voit son sauveur et sa rédemption en qui Bohort ne pouvait qu’affirmer sa foi, sous la « semblance » du pain, parce que, disait-il :
… « mi oil, qui sont si terrien qu’il ne pueent veoir les esperitex choses, nel me lessent autrement veoir »… (La Queste del Saint Graal, p. 167.)
198et c’est dans l’éternité, dans la permanence de l’Etre, que l’âme de Lancelot est emportée « lasus el ciel… en si grant compaignie d’anges » (La Mort le roi Artu, p. 261).
199Entre féerie et diablie, la magie s’instaure, dans le cycle du Lancelot-Graal, à l’intérieur de cadres théoriquement précis (ceux de la « perverse science » qu’est la « nigremance »), mais en fait difficiles à délimiter – ce qui ne doit pas surprendre puisque son père est aussi celui du mensonge et de la tromperie, depuis le « jour » où il a réussi à faire croire à Eve qu’elle et Adam, de créatures qu’ils étaient, pouvaient « être comme des dieux ». La pire de ses ruses est de se dissimuler en s’associant à d’autres agents, aussi vicieux et malins que lui mais plus naturels. A la Douloureuse Garde, comment faire la part entre les « males coustumes » dues à Brandis, le seigneur terrien du château, et les « encantement » dus aux diables qui hantent ses cryptes ?
Moult desiroient que li encantement et les maies coustumes del castel fuissent remaises a tos jors. (Lancelot, t. 7, p. 322100.)
200Les enchantements sont si difficiles à reconnaître pour tels qu’il y faut cet anneau paradoxal, objet magique retourné contre la magie, qui les fait apparaître pour ce qu’ils sont – à moins que l’on doive attendre de les avoir détruits pour les identifier !
(A la Douloureuse Garde) : … qui le castel devroit conquerre et il porroit le chevalier de coevre veoir, tantost carrait a terre et lors s’en iraient tout li enchantement del chastel, dont il estoit tous plains, en teil maniere qu’il seraient veu apertement. (Lancelot, t. 7, p. 314.)
201Mais les choses n’ont même pas cette au demeurant tardive netteté, puisque le texte ajoute aussitôt :
… mais del tout ne remaindroient il mie devant que chil qui le castel conquerrait i demorast .XL. jors… (p. 314.)
202et que, de surcroît, une autre possibilité existe mais qui n’est pas exposée ici au héros : il suffirait de tuer Brandis.
203Cependant, si la magie de la fée ou de l’enchanteur, si la diablerie démoniaque détient des pouvoirs sur les « semblances » de la création, si on les voit, parfois, s’en prendre avec quelque succès aux cœurs des hommes, elles ne parviennent ni à dominer l’une, ni à maîtriser les autres, même si elles trouvent une aide involontaire mais souvent efficace dans l’insuffisance du regard humain posé sur elles. Cela est surtout vrai du regard troublé parce que peccamineux que l’homme pécheur porte sur les leurres du diable comme sur les révélations divines.
204Il reste que la force du cœur aimant peut prévaloir sur celles de la magie et que le libre-arbitre humain confié à la force et à la sagesse de l’Esprit Saint l’emporte sur les pouvoirs de l’« anemi ».
205D’autre part, magie et diablerie peuvent être retournées contre leurs agents maléfiques et, au lieu de tromper, être mises au service de la vérité, voire d’une vérité qui leur fait confesser leurs échecs : la Carole magique avère Lancelot comme le meilleur chevalier du monde terrien, le plus beau, le plus preux, le plus sage ; le diable reconnaît que l’âme de tel ou tel lui a échappé (La Queste del Saint Graal). Et leur conversion la plus radicale se trouve atteinte quand un initié de la « nigremance » les met au service du Vrai et du Bien : maître Hélie et Niniène en sont les meilleurs exemples.
206Il reste que, dans un monde où le péché, la grâce et le libre-arbitre se partagent les consciences et l’Histoire, la magie et la diablerie, si elles ne sont pas appelées et encore moins élues à l’emporter, ne peuvent non plus être éliminées. Leur ombre pèse sur ce monde de la caverne, ainsi que d’autres ombres portées : celle de l’illusion comique, par exemple, avec laquelle elles s’allient parfois : jeux de mises en scène et de paroles mensongères, des incognitos et des échanges d’armes, etc.
207A la fin du cycle, le partage des ombres et de la lumière se décante : entre « la meson tenebreuse ce est enfer » et l’au-delà où règne « la pardurable clarté » du lieu divin, l’ici-bas est, sans le Graal inaccessible sauf à quelques uns, le lieu où la nuit obscure ne peut s’amuir. La mort de Galaad, clair passage du « terrien » au « celestien » est le privilège d’un saint unique, figure plus rêvée que romancée. C’est une « mort vileinne » qui emporte Gauvain (La Mort le roi Artu, p. 221) et solitaire est celle de Lancelot, dans l’absence ou le sommeil de ses derniers compagnons de vie (La Mort le roi Artu, p. 261) ; mais l’un comme l’autre gagne cette « compaignie d’angres » dont « l’avision » réjouit tant le rêveur : c’est ce ciel entrouvert qui est le « fin » mot du cycle, et une louange à Dieu :
Et li arcevesque en mercie Nostre Seigneur molt doucement.
(La Mort le roi Artu, p. 263.)
208Loin des « semblances » qui étaient, au mieux des traces à péniblement déchiffrer, au pire des leurres à douloureusement écarter, le Vrai, c’est la compassion de Dieu et la douceur de l’homme.
209Les éditions utilisées sont les suivantes : Lancelot, roman en prose du xiiie siècle, éd. par Al. Micha, 9 vol. Genève, 1978-1983 ; la Queste del Saint Graal, éd. par A. Pauphilet, Paris, 1923 ; la Mort le roi Artu, éd. par J. Frappier, Paris, 1936 (réed. Genève, 1961).
Notes de bas de page
1 Nous la situerons dans la perspective du colloque du cuer-ma tenu à Aix-en-Provence en mars 1998. Voir en particulier, dans le volume des Actes (Magie et illusion au Moyen Age, Aix-en-Provence, 1999) la communication de J.-R. Valette, Illusion diabolique et littérarité dans la Queste del Saint Graal et dans le Dialogus Miraculorum de Césaire d’Heisterbach, pp. 547-567. Nous devons aussi beaucoup à sa thèse, La Poétique du merveilleux dans le Lancelot en prose, Paris, 1998.
2 On en trouvera la liste au tome 9 de l’édition citée, Index des noms propres, p. 112. Certaines de ces traces sont bien évanescentes : en t. 6, p. 55, Gauvain, dans le récit qu’il fait à la cour de ses aventures, mentionne une île où, dit-il, « trouvai je le lit Merlin ou nus ne se couche qui ne perde le sens et la memoire, car li leux est enchantez. ..Et en cele ille a tant de merveilles que nus ne porroit croire, se il n’i estoit, car la est la force de touz les anchanteors del monde »… Mais, comme le remarque Al. Micha (p. 55, n. 8), « dans ce qui précède Gauvain n’a connu aucune aventure de ce genre ».
3 Voir, par exemple, Lancelot, t. 2, p. 32 et t. 6, p. 21.
4 Merlin, amoureux de Morgue, « si li aprist tant de caraies et d’enchantemens com ele sot puis », Lancelot, t. 1, p. 301. Sur Morgue, voir J.-R. Valette, La Poétique…, pp. 169-176.
5 L’histoire avec Niniène présente la même structure de départ ; mais elle retournera contre Merlin une magie que Morgue utilise pour se venger de Guiamor qui l’a abandonnée pour Guenièvre alors qu’elle était enceinte de lui.
6 L’illusion comique est une autre de ces « ombres » qui font du royaume de Logres un lieu incertain. Parfois associée à la magie, elle peut aussi être utilisée seule. A sa façon, elle pose la question du réel à distinguer des « semblances »… et là, il n’y a pas d’anneau pour la dissiper ni la différencier.
7 Encore Lancelot, par le suicide, peut-il, sinon en redevenir maître, du moins priver autrui de cette maîtrise : il use de ce moyen en cessant de s’alimenter (t. 1, pp. 368-369).
8 C’est le titre d’une célèbre eau-forte de Goya.
9 Nous entendons cette expression au sens qu’elle a au xviie siècle, par exemple dans le titre de la pièce de Corneille.
10 H l’est aussi parce que sa présence en ce lieu signifie qu’il a manqué de parole en cherchant à fuir sa prison.
11 Dans ce cas. Nous verrons que ce ne l’est pas toujours.
12 Peu importe donc que Lancelot en porte ou non un dans cette partie du roman.
13 Dans cet épisode, plus tardif que le précédent dans l’économie du roman (Lancelot, t. 5, p. 47 sq.), magie et comédie sont à nouveau associées dans l’emprisonnement de Lancelot par Morgue : une messagère de l’enchanteresse l’attire dans la maison de celle-ci (en lui taisant, bien évidemment, le nom de sa « dame ») sous le prétexte d’une aventure merveilleuse que lui seul pourrait mener à bien. Pendant le dîner, on lui sert « une poison » aussi délectable que soporifique. Quand il est endormi, Morgue lui souffle dans le nez une poudre « qu’ele avoit fet por Lancelot » et dont elle commente ainsi l’action attendue :
… si dist… que ore s’est ele bien vengie de lui, « car je cuit vraiement qu’il ne revandra jamés en son bon sans tant com la force de ceste poudre li soit el cervel ». (Lancelot, t. 5, p. 49.)
Au réveil, Lancelot est saisi d’étourdissements et il voit lucidement que la chambre aux fenêtres barreaudées où il se trouve n’est pas celle dans laquelle il s’est endormi, mais il n’a pas conscience d’être prisonnier. Cependant au bout d’un mois il est « toz gariz » et comprend « qu’il fust em prison », « et quant Morgue le set, si se mervilla moult conment ce pooit estre » (p. 51). Dès lors, elle n’use que de force naturelle pour le retenir, parce qu’il refuse ses avances amoureuses : là non plus, elle n’envisage pas de se servir de « poisons » pour l’amener à changer de sentiment.
14 Lancelot, t. 2, p. 75. Lancelot y écarte les barreaux qui lui interdisaient l’accès à la chambre de la reine : c’est l’épisode bien connu de la Charrette. Ici, c’est lui qui est retenu dans une chambre close.
15 L’Index des noms propres (s.v. Niniène, t. 9, p. 117) fait apparaître clairement cet effacement du personnage : il y a de plus en plus d’écart entre deux références et celles-ci ne sont que ponctuelles. Il faut ajouter que certaines d’entre elles sont des allusions au personnage qui ne montrent pas Niniène en action (par exemple, t. 7, p. 381) et que les dernières occurrences la font voir sous un jour purement humain comme si ses savoirs magiques s’étaient progressivement amuis. Au t. 6, pp. 120-122, au cours de la campagne pour reconquérir Gaunes et Benoyc, elle intervient pour prévenir Bohort que les Romains préparent une attaque-surprise contre les Bretons – mais c’est qu’elle a surpris par hasard leurs troupes en train de faire mouvement, non parce qu’elle aurait eu prescience magique de ce qui se tramait ; dans le même épisode, elle qui, dans le début du roman, savait magiquement ce qu’il en était de Lancelot ignore où il se trouve et cherche à se renseigner auprès de Bohort et de Lionel. Un peu plus tard, la dernière mention qui est faite d’elle (t. 6, p. 169) la montre rencontrant une ultime fois Lancelot, la reconquête de Gaunes et de Benoyc assurée : c’est une scène de joie qui boucle la narration (la reine Elaine étant présente aussi, Lancelot est réuni aux deux « mères » qui l’ont « nourri » pendant son enfance et son adolescence) et un adieu au personnage. Il y aurait beaucoup à dire sur cet amuïssement de la fée (dont, sans doute, les pouvoirs sont de moins en moins nécessaires au fur et à mesure que s’affirment ceux du Graal : au t. 6, une autre « frenesie » de Lancelot sera guérie par une apparition du Saint Vessel) et sur sa présence continuée : il serait d’une « conjointure » maladroite de ne plus mentionner le personnage, passé le temps de sa fondamentale utilité : plusieurs des mentions qui en sont faites ont pour seule fin de rappeler son existence. Sur le non-dit en matière de magie, voir l’article d’A. Labbé : Le dit et le non-dit des gestes : à propos de quelques pratiques magiques de Maugis dans Renaut de Montauban dans Le geste au Moyen Age, Aix-en-Provence, 1998, pp. 293-317.
16 La part magique de la vie au lac ne se ramènerait-elle pas à la présence quotidienne, même hors saison, sauf en carême, de ce « capel de roses freches et vermeilles » (t. 7, p. 188) pour que Lancelot puisse en parer ses cheveux blonds ?
17 Voir l’Index des Thèmes, t. 9, pp. 160 sq. sv. « enchanteresses » et « fée ».
18 Voir celle, longuement rapportée, de maître Hélie : Lancelot, t. 1, pp. 65-70. Sur ce personnage, voir J.-R. Valette, La Poétique…, pp. 318-324.
19 Voir J.-R. Valette, La Poétique…, pp. 83-88 et 203-207.
20 Ce qui ne signifie nullement qu’il n’agit plus réellement : son invisibilité pourrait bien être sa plus forte ruse. Mais la fin de ses apparitions ne peut plus donner lieu à des interrogations sur ce que recouvrent les « semblances » de tel ou tel personnage.
21 Nous reviendrons sur ce thème du regard rendu imparfait par la faute originelle.
22 Comprendre un « devin » : il annonce exactement l’avenir, mais il n’est pas inspiré par Dieu (« il ne fu onques baptisiés », t. 7, p. 41).
23 « La foie gent mescreans » écrit-il (t. 7, p. 11) ; et c’est « la menue gent » qui « l’apeloient lor dieu » (p. 38). L’expression « foies gens » est reprise (t. 1, p. 275) pour désigner tous ceux (et ils sont nombreux, précise le texte) qui prennent la fée Morgue pour une déesse des bois.
24 Allusion à t. 7, pp. 42-43.
25 Sur ce point, voir J.-R. Valette, La Poétique…, p. 273.
26 Il s’agit de l’abbesse du couvent où Elaine prend le voile après son veuvage et de l’homme d’église à qui elle confiera sa détresse et qui l’assurera que son fils est vivant : voir en particulier l’histoire de cet ermite présenté, comme ceux de la Queste del Saint Graal, en figure d’autorité (t. 7, p. 88).
27 Un roi a déshérité sa fille aînée comme instauratrice de « costumes mauveses » et « ennuieuses ou il n ‘avoit point de droiture » (La Queste del Saint Graal, p. 169). Après la mort de celui-ci, cette fille fait la guerre à sa sœur cadette en charge des terres héritées et a pris le dessus sur elle. Un combat par champion est la dernière chance qui reste à celle-ci de faire reconnaître son droit. Tel est le récit qu’elle fait à Bohort.
28 Les guillemets parce que ce mot ne lui convient pas – mais « créature » ne vaudrait pas mieux.
29 Cependant « hisdor », plus fort que « poor », suggère que ç’aurait pu être une raison supplémentaire pour le héros de s’interroger non sur lui-même mais sur l’autre.
30 « Quant Perceval voit ceste aventure »… (p. 92) : le terme « aventure » peut désigner l’ensemble du processus mais aussi, de façon plus restreinte, la seule phrase précédente (« Si avint »…) citée ci-dessus.
31 Lancelot, t. 1, p. 295. Nous y reviendrons.
32 Voir La Queste del Saint Graal, pp. 92-93.
33 Voir la vision d’Hector (La Queste del Saint Graal, p. 150) expliquée par un ermite (pp. 158-160) : Lancelot y descend de son cheval, monture d’orgueil, pour monter sur un âne, monture d’humilité choisie par le Christ pour entrer à Jérusalem. Sur la symbolique du cheval comme monture d’orgueil dans l’iconographie, voir F. Garnier, Le Langage de l’image au Moyen Age, (Signification et symbolique), Tours, 1988, p. 61 (dessin D).
34 Voir les explications de l’ermite, La Queste del Saint Graal, pp. 126-127.
35 Lorsque Guenièvre veut envoyer une messagère à la dame du lac, elle avertit ainsi la demoiselle :
« … en une valée, a .I. lac. Quant vos i vendrez, si entrez anz seurement et n ‘aiez mie poor, que ce n’est s’anchantement non. Et se vos tant n ‘avez de cuer que vos i entroiz, atandez tant que vos i voiez aucunne ame entrer ; et lors vos ferez après… Et quant vos serez la venue ou li lais est, vos troverez bêles maisons a planté »…
(Lancelot, t. 4, p. 122.)
36 Sur la « question de fiance », voir F. Dubost, Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale (xie-xiie siècles), 2 vol. , Paris, 1991, pp. 213-219 (en particulier, p. 217).
37 Lancelot, t. 2, p. 229 et pp. 258-266. Les ténèbres qui y régnent rappellent et punissent un sacrilège. Un héros sauveur y ramènera la lumière et la joie : ce sera Lancelot.
38 Voir Lancelot, t. 9, Index des Thèmes, sv. anneau magique, p. 172 (anneau qui dissipe les enchantements).
39 … mais on ne « verra » pas mourir Niniène ou Morgue – quant à l’enchanteresse Gamille, son « suicide » par défenestration est bien la démarche d’une mortelle… mais si le texte la dit grièvement blessée, il ne dit pas explicitement qu’elle perd alors la vie (Lancelot, t. 8, p. 482). Tout est dans cet « explicitement » de même que dans le silence aussi gardé sur les deux premières… alors que la mort de la reine Elaine, la mère selon le sang de Lancelot est, elle, évoquée (voir Lancelot, t. 6, p. 169 : on y a la dernière mention, dans le Lancelot de Niniène et d’Elaine : toutes deux retrouvent Lancelot à Gaunes, mais il est précisé que la reine Elaine trépasse huit jours plus tard alors que, pour Niniène, la dernière notation est la joie qu’elle éprouve à voir le héros).
40 Je ne vois pas d’exemple où elles aillent jusqu’à tuer. Serait-ce parce qu’il y aurait alors empiétement sur le rôle de maître de la vie et de la mort dévolu à Dieu ? L’objection évidente est que l’homme lui-même a ce pouvoir. Cette évidence me paraît à la fois irrécusable et pas entièrement convaincante.
41 Lancelot, t. 9, p. 52, n° 74 ; on peut y ajouter Lancelot, t. 4, pp. 330 sq. ; cf. aussi, Index, pp. 44 sq. dame n° 14 ; sur ce personnage, voir J.-R. Valette, La Poétique…, pp. 287-289.
42 Le terme est intéressant : si l’efficacité de l’électuaire est surprenante (sens premier de l’adjectif), n’est-ce-pas qu’il ne fait pas partie de la pharmacopée habituelle ?
43 Sur la fontaine aux fées, voir ci-dessus (Lancelot, t. 2, pp. 276 sq.).
44 Comment Lancelot dont elle est éprise au point d’être près d’en mourir pourra-t-il concilier son amour exclusif pour la reine et une réponse au sentiment dont il est ici l’objet telle que la jeune fille puisse en guérir et, donc, le guérir ? Amour de dame et amour de pucelle, n’est-ce-pas l’essentiel de la séquence ?
45 Le Livre des simples médecines (c’est-à-dire de ces plantes qu’on appelle les « simples » et qui ont diverses propriétés curatives), ainsi s’appelle un ouvrage qui les rassemble, sorte de Vidal avant notre temps.
46 Un bref moment, il pressent la supercherie (« Vos me gabez » p. 207) mais quand Brisane s’offre à lui montrer qu’elle ne le trompe pas, il accepte aussitôt (« Vblentiers », id.).
47 Prolonger et non faire naître : comme nous l’avons déjà noté, l’action magique s’exerce de façon privilégiée dans l’ordre du plus ou du moins, c’est-à-dire dans le registre du relatif. Sur ces trois personnages, voir J.-R. Valette, La Poétique…, pp. 264-265.
48 Cela ne va pas de soi : les enchantements de la Carole magique ont été instaurés par l’homme qui « el monde savoit plus de nigremance et d’anchantement » (Lancelot, t. 4, p. 289). Or, quand celle qui lui avait demandé de les établir le priera de les annuler, il s’en dira incapable (p. 291). En revanche, il peut ajouter (il le fera) des éléments supplémentaires d’enchantement.
49 Ce sont des femmes, mais agissant par « nigremance » : si la « semblance » est inexacte, la « senefiance » est pertinente.
50 Plus qu’un substantif, le terme paraît être un adjectif et désigner une « herbe soporifique » et non pas en nommer une – ce qui serait conforme au non-dit déjà observé en la matière.
51 Toujours le vocabulaire de la tromperie associée à la magie.
52 Il faut mêler à la farine le jus obtenu en broyant « une herbe », y ajouter « autre chose qui mestier y avoit » (t. 1, p. 210) (on reconnaît le non-dit de la magie) faire cuire et émietter le pain chaud. L’action associe une scientifique relation entre les humeurs (la chaleur du pain et la froideur des serpents venimeux s’opposent : les animaux sont d’une trop froide nature pour supporter trop de chaleur) et une action magique (mais que veut alors dire exactement ce terme ?) des plantes (« la force des herbes », Lancelot, t. 1, p. 211) : tous les serpents en crèvent.
La recette sera utilisée par celle à qui la vieille l’a enseignée pour assainir la prison de Gauvain.
53 « … la ou vous larés a achiever les aventures par proeches que Diex a mises en chevalier, il n’est pas encore nes qui menra a chief cheles que vous avrés laisies », Lancelot, t. 7, p. 270. Les qualités dont l’enfant et l’adolescent a déjà fait preuve augurent d’un avenir exceptionnel, et le grand amour qu’elle a pour lui fait de cette déclaration, plus que prédiction, vœu et viatique.
54 Le premier éclatant exemple en est l’arrivée à la Douloureuse Garde d’une demoiselle envoyée par Niniène avec les trois boucliers magiques, cf. ci-après. Des interventions de cette sorte se répéteront par la suite : pour les rendre plus « naturelles », le romancier les fera alterner avec d’autres où des moyens purement humains seront mis en œuvre (par exemple quand Guenièvre envoie une messagère à Niniène pour la prévenir de la « frenesie » de Lancelot, LXXIV, 4-6).
55 « Clergie » dit maître Hélie, non « magie » : mais le « conjurement » qu’il pratique ensuite est bien une opération magique. Cf. n. suivante.
56 Celle-ci l’est assurément. Pour le Lancelot, voir t. 1, pp. 68-70 : la mention de l’« oscurté » comme « se l’en fust en abisme », la « vois… hidose et espoentable », l’épée qui s’efforce de tuer maître Hélie, et le fait que tous ces phénomènes ne peuvent être dominés que par la croix et l’hostie sont clairs. Dans la Queste del Saint Graal (pp. 119-122), on trouve une autre occurrence où un religieux contraint le diable à apparaître pour qu’il lui apprenne si un mort a été damné ou non : la justification du processus est la même : on ne peut contraindre Dieu à répondre, ni même L’interroger d’une façon qui pourrait amener à penser qu’on lui demande des comptes.
57 Rappelons qu’il doit abattre successivement 20 adversaires en une seule journée (Lancelot, t. 7, p. 322).
58 Pour maître Hélie, voir Lancelot, t. 1, p. 67 et pour Gamille, t. 8, p. 481. Niniène avait aussi noté par écrit les enseignements de Merlin (t. 7, p. 42).
59 Voir, dans la Queste del Saint Graal, la discussion entre Bohort et l’ermite, pp. 164-165.
60 Nous avons déjà cité et commenté cet épisode. Il se trouve dans Lancelot, t. 8, pp. 232 sq.
61 Il y en a d’autres exemples dans le Lancelot : voir t. 9, Index, pp. 183 sq. Guérison par le sang et Santé, p. 191. La Queste del Saint Graal en développe une version sacrificielle dans l’épisode de la lépreuse guérie par la sœur de Perceval, éd. cit., pp. 236-243.
62 Val-sans-Retour : Lancelot, t. 1, pp. 271 sq. ; Carole magique : Lancelot, t. 4, pp. 230 sq. et pp. 286 sq. Sur le premier épisode, voir J.-R. Valette, La Poétique…, pp. 448-453.
63 Lancelot (ce sera lui) en sera d’autant mieux mis en valeur que 17 ans se seront écoulés depuis l’instauration des sortilèges et que de nombreux échecs (dans le présent du Lancelot, on verra encore ceux du duc de Clarence et d’Yvain et 253 « faus amans » (p. 277) alors retenus au Val ont découragé jusqu’aux tentatives.
64 Ici, le terme désigne quelqu’un qui a fait des études et pas un homme d’église : il nous est dit qu’il était « gais et anvoisiez et bien chantanz, mes onques n’avoit aimé par amors » (t. 4, p. 288) ; il fait partie de la suite du roi Ban.
65 Pour une raison d’être qui soit moins purement descriptive, cf. ci-après.
66 Le Lanzelet allemand témoigne d’un état premier de la légende où Niniène était bien une fée (au sens où nous entendons ce mot actuellement) des eaux. Mais ce qui nous intéresse ici est non pas la nature originaire du personnage mais la représentation la plus exacte possible qu’il revêt dans notre texte d’étude et, par voie de conséquence, celle des pouvoirs et savoirs magiques.
67 La « forche des pierres » qui forment le fermail qu’elle leur a mis au cou les protège aussi contre les violences dont ils pourraient être l’objet (« ne… traire sanc ne menbre fraindre », t. 7, p. 116).
68 « … come cil que li anemis avoit eschaufé jusqu’a volonté d’ocirre son frere », La Queste del Saint Graal, p. 189.
69 Voir, dans la Queste del Saint Graal, toute la séquence consacrée à Bohort, pp. 162-195. Nous avons eu l’occasion d’en commenter certains éléments au cours de cette étude (péché de vaine gloire ou souci de chasteté, déchiffrement problématique des symboles du Noir et du Blanc, etc.).
70 Voir la discussion entre Bohort et l’ermite (Queste del Saint Graal, pp. 164-165).
71 Voir, par exemple, Lancelot, t. 7, pp. 350-353, pp. 441-447 ; t. 8, pp. 54-58, etc.
72 Sur ces deux sortes de « teches » indispensables au chevalier, voir les enseignements de Niniène et la discussion qu’elle a avec Lancelot : Lancelot, t. 7, pp. 246-249.
73 « Deus escreve direito per linhas tortas » – P. Claudel a inscrit ce proverbe portugais en tête du Soulier de satin.
74 Ce sont les propres paroles de Niniène (t. 7, p. 270) quand elle se sépare de Lancelot à Kamaalot.
75 Un passage proche parlera de la « clergie » de Lancelot (t. 4, p. 346). Nous ne faisons que le signaler car la magie n’y joue aucun rôle ; il y est désigné comme « cil qui estoit fondez en clergie tant qu’a celui tans ne trovast on nul chevalier plus sage de lui ». Ce commentaire a sa place dans une scène où le héros vient d’écrire une lettre : « sage » y signifie donc plutôt « savant ».
76 Les mêmes clercs (et maître Hélie) auront à travailler sur un songe de Galehaut (Lancelot, t. 1, pp. 43 sq.). Voir ce passage pour une description précise des techniques d’oniromancie.
77 Dieu est le médecin capable de guérir sans remède, « par son dols regart » (t. 8, p. 26) ; la Vierge Marie est la « flor » de son conseil (id., pp. 27-28).
78 C’est dans ce passage, c’est-à-dire très tôt dans le Lancelot qu’est formulée l’opposition du « terrien » et du « celestien » destinée à structurer la Queste del Saint Graal :
« Et qui ensi vit (c’est-à-dire « selonc les commandement de son creator ») il n ‘est mie terriens mais celestiens, car se li cors est el siecle, li cuers est al chiel par boine pensee ».
(Lancelot, t. 8, p. 24.)
79 Nous avons analysé cette scène au cours de notre étude : crainte d’Hélie à utiliser son « livret », impossibilité pour l’homme de connaître tout des desseins de Dieu.
80 … « ne onques chevaliers, tant buens fust, ne erra par cest chemin, por quoi il le volsist droit tenir, k’il ne moreust a dolor ou que il ne se departist a honte ou a mescheance »… Lancelot, t. 1, p. 267.
81 Puisque tel est le nom de baptême, nom de vocation donné à Lancelot (Lancelot, t. 7, p. 1).
82 Prologue de l’Evangile selon saint Jean.
83 C’était déjà le cas, dans le Lancelot, pour l’épisode de Brumant l’Orgueilleux, quand celui-ci a l’audace de tenter l’aventure du Siège Périlleux (Lancelot, t. 6, p. 21).
84 Cf. la note précédente.
85 Lancelot : … « ele n’est moïe », p. 5 ; Gauvain : « G’i metroie la main por nioent » (p. 5) et il ne s’y essaie que par obéissance à l’ordre du roi après avoir affirmé son indignité (La Queste del Saint Graal, p. 6).
86 « Car je sai bien que nus n’i essaiera ja por qu’il i faille qu’il n’en reçoive plaie », La Queste del Saint Graal, p. 6.
87 Voir aussi ce que dit Gauvain : « Sire, et nos le devons servir come celui que Dex nos a envoie por delivrer nostre païs des granz merveilles et des estranges aventures »…, p. ll.
88 Certains, cependant, emploient encore un subjonctif d’opinion : … bien pensent que ce soit…, p. 9.
89 Prologue de l’Evangile selon saint Jean.
90 Le champ sémantique de la joie est récurrent dans cette séquence : « joianz et lié… molt lié… (à deux reprises)… grant joie »…
91 « Et en cel penser li vinrent les lermes as eulz… desconforté », p. 17 ; « dolentes et corouciees », p. 18 ; « duelz toz noviax », p. 19, etc.
92 Par exemple Lancelot, p. 17,ll. 20-25 ; voir aussi p. 60.
93 Sauf à tenir compte de celles qui, dès le Lancelot, étaient le fait du diable lui-même.
94 « Aventure merveilleuse », telle est présentée l’aventure de l’écu (p. 27).
95 Cf. aussi, même page, ll. 26-27 : « s’il m’en meschaoit ».
96 Lancelot, t. 2, p. 377.
97 En amenant Lancelot à demander à Galehaut vainqueur de faire sa soumission à Arthur et de renoncer à sa conquête.
98 Cet achèvement est accompli par le héros du Graal, ce que l’amour de Lancelot pour Guenièvre l’a empêché d’être. Mais c’est cet amour qui lui a permis de procréer Galaad : si celui-ci n’est pas fils de Guenièvre, il est cependant enfant de l’amour de Lancelot pour la reine.
99 La Mort le roi Artu, p. 246.
100 Voir aussi Lancelot, t. 1, p. 287. Les enchantements y sont appelés « maies costumes » ce qui accentue la confusion.
Notes de fin
1 C’est nous qui soulignons.
2 Lancelot
3 Le sujet est « la nés ».
4 le malade
5 son renvoie au malheureux à qui elle destine son ouvrage.
6 c’est le frère de la victime qui parle.
7 la carole a été instaurée par le clerc pour qu’il puisse demeurer, en compagnie d’autres couples, en compagnie de celle qu’il considère comme « la plus bele damoisele dou monde ».
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