Les quêteurs de « merveilles »
Etude sur la Queste del Saint Graal1
p. 431-452
Texte intégral
1De même que, à partir du « devisement » du monde, Marco Polo dicte un livre de « merveilles », de même, de toutes les aventures (supposées) que rencontrent ses héros, le romancier de chevalerie ne rapporte que les plus notables : celles que les personnages eux-mêmes, dans le Lancelot, conteront, une fois revenus à la cour d’Artus, celles que le roi fera mettre par écrit au début la Mort le roi Artu. Aventures « merveilleuses » dont l’avènement tranche sur le vide des jours passés « sans aventure trover qui a conter face » (La Queste del Saint Graal, p. 147) pour le plus grand ennui de tous et spécialement, dans la Queste del Saint Graal, de ceux qui s’attendaient à y trouver tout autre chose ; ainsi Gauvain :
… si s’en merveilla, car, en la queste del Saint Graal, cuidoit il que les aventures forz et merveilleuses fussent plus tost trovees que en autre leu.
(La Queste del Saint Graal, p. 147.)
2La « merveille » surprend le personnage – il la rapporte donc aussitôt à son compagnon d’errance :
« Je ai veue une trop merveilleuse avision. »
(La Queste del Saint Graal, p. 150.)
(Cf. aussi p. 153.)
3ou elle est présentée comme telle par l’auteur – qui la rapporte à son public :
Quant il se furent endormi, si avint a chascun une avision merveilleuse…
(La Queste del Saint Graal, p. 149.)
4Dans les deux cas, sa perception est liée au regard que l’on porte sur elle1. Elle met en jeu un événement et une conscience. Gauvain, après s’être étonné de ne pas avoir rencontré d’aventures déclare qu’il a tué de nombreux chevaliers, eux-mêmes en quête ; il ne songe pas à s’en « esmerveillier », Hector, lui, « se commence a seignier de la merveille qu’il en a » (p. 147).
5Se pose la question de la réaction du personnage : demeure-t-il indifférent ? Ou stupide (« esbahiz ») ? Ou s’interroge-t-il pour ramener l’étrange au connu, pour résoudre l’énigme ? On va de « qu’est cela ? » à « qu’est-ce que cela veut dire ? ». Et quand la « merveille » trouve son explication elle cesse d’en être une2 : Lancelot se dit surpris que le Bon Chevalier soit son fils : « Me fet mout esbahir ». « Tu n’en dois pas estre esbahiz ne merveillier t’en », lui répond un ermite qui rappelle au héros l’occasion où il a engendré Galaad (La Queste del Saint Graal. p. 138).
6Dans une œuvre où le couple « samblance » / « senefiance » correspond à celui que forment la merveille et son sens, il est intéressant d’examiner quelle est, à l’aune des « granz aventures et des granz merveilles dou Saint Graal » (La Queste del Saint Graal, p. 6), la conduite des principaux quêteurs. Nous nous demanderons en particulier quel rapport s’établit entre la capacité de s’« esmerveillier », de découvrir les « merveilles » et de s’interroger sur elles, et l’aptitude à voir le Graal « tot a descovert ».
La « Pentecôte du Graal »
7Cette première séquence ne fait guère de sort particulier à tel ou tel à cet égard. La communauté curiale, rassemblée autour de son roi, porte le même regard sur les aventures qui adviennent et les comprend de la même manière exacte.
8L’auteur emploie des tournures collectives pour rendre cela sensible : voyant Galaad occuper le siège périlleux :
… n’i a celui qui n’en ait grans merveille. (La Queste del Saint Graal, p. 9.)
… toz li siècles se merveille dont cele grace li puet estre venue…
(La Queste del Saint Graal, p. 10.)
9et ses exploits au tournoi :
… nus nel veist qui a merveilles nel tenist. (La Queste del Saint Graal, p. 14.)
(Cf. aussi deux autres exemples, p. 14.)
10Ou il utilise le regard et le jugement du roi lui-même :
« Nos avons hui veues merveilles et ci et a la rive. Mes je cuit que nos les verrons encore anuit greignors que ces ne sont. » (La Queste del Saint Graal, p. 7.)
11Un simple valet est capable de tout résumer à Guenièvre :
« Merveilles sont avenues laienz. » (La Queste del Saint Graal, p. 10.)
(Cf. aussi une formule comparable dans la bouche d’un valet, p. 5.)
12Considérés individuellement, les futurs quêteurs qui connaîtront des parcours si contrastés sont, pour la plupart, encore non distingués les uns des autres. Si Gauvain n’emploie pas explicitement le vocabulaire de la « merveille », il compte au nombre de ceux qui tiennent « a merveille » la façon dont Galaad s’est assis sur le siège périlleux et il en tire avec précision la conséquence, en le désignant comme « celui que Diex nos a envoié por delivrer nostre païs des granz merveilles et des estranges aventures qui tant sovent i sont avenues par si lonc tens » (p. 11). Lancelot éprouve la même impression :
… molt volentiers le regardoit por la merveille qu’il en a…
(La Queste del Saint Graal, p. 9.)
13Enfin, Lionel et Bohort dont l’écart les inscrira aux deux extrêmes de la quête sur l’échelle de la réussite3 commentent d’une seule voix l’inscription nouvellement gravée sur le siège périlleux :
« Ci a merveilleuse aventure. » (La Queste del Saint Graal, p. 4.)
14On voit donc réunis, dans une même identification des épreuves signifiantes et de celui qui, seul, a pouvoir de les accomplir, ceux qui, entrés dans la quête, y échoueront totalement, celui qui devra se contenter d’en franchir les premières étapes et un de ceux qui iront jusqu’au bout. Même ceux qui ne partiront pas comprennent.
15Tous ont aussi la même lecture de cet avènement :
… il ne sevent dont cele grace li + puist estre venue se ce n’est de la volenté Nostre Seignor. (La Queste del Saint Graal, p. 9.)
+ = Galaad
16Deux grands absents cependant : Perceval et Galaad.
17Le premier paraît faire exception à cette identification et compréhension des « merveilles ». Alors que Lancelot et Gauvain se refusent d’abord à tenter l’aventure de l’épée fichée dans le perron flottant4, il s’y essaie sans réticence « por fere a mon seignor Gauvain compaignie » (p. 6) : cette amitié entre chevaliers de la Table Ronde appartient aux anciens codes et peu au nouveau où les éventuels compagnonnages seront spirituels… et où Gauvain sera de bien mauvaise compagnie !
18Quant à Galaad, la « merveille » expliquée par « la grace de Nostre Seignor », lui-même, qui se connaît pour ce qu’il est, l’envoyé de Dieu, ne peut parler de lui qu’en refusant d’employer le vocabulaire de l’énigmatique : à Arthur lui racontant les échecs précédents, il réplique :
« Ce n’est mie de merveille car l’aventure estoit moie. »
(La Queste del Saint Graal, p. 12.)
19Enfin, on notera une certaine confusion dans le recours au vocabulaire de la « merveille ». Jouant sur le très large prisme de signification(s) de merveille, merveilleus(es) merveillier, a merveille, l’auteur nous montre la cour s’« esmerveillant » de ce que lui-même identifie comme merveille, c’est-à-dire ce qui touche au Graal :
Si lor avint si merveilleuse aventure que tuit li huis dou palés… et les fenestres clorent par eles en tel maniere que nus n’i meist la main ; et neporquant la sale ne fu pas ennuble, et de ceste chose furent esbahi li fol et li sage.
(La Queste del Saint Graal, p. 7.)
(Cf. aussi le discours qui fait autorité de l’envoyé de Nascien, p. 19.)
20mais c’est le même vocabulaire qui exprime la réaction des quêteurs au moment où ils partent pour découvrir les « merveilles » du Saint Graal devant la générosité de leur hôte :
… il se merveillierent tuit ou il pooit cel avoir prendre…
(La Queste del Saint Graal, p. 26.)
21Comment, au cours de la quête, la discrimination et la classification nécessaires s’opèrent-elles ?
Ceux qui échoueront ou renonceront
22La rencontre de la « merveille » est une étape préliminaire. A Lionel « cuers sans fraim » (Lancelot, t. 7, p. 108), il ne sera apparemment pas donné d’en trouver. Conforme à l’annonce faite dès son enfance, il n’apparaît dans la quête que pour imposer à son frère Bohort de l’affronter en combat singulier – parce que celui-ci a choisi de secourir d’abord une jeune fille en danger. Massacrant Calogrenant qui s’interpose, emporté par un furor meurtrier qui le fait passer par dessus les lois du sang, du compagnonnage de la Table Ronde et de la simple humanité sensée, préservé seulement par une intervention divine de devenir fratricide (La Queste del Saint Graal, pp. 189-193), on le perd de vue dans la Queste del Saint Graal5. On comprend que ni aventures ni « avisions » merveilleuses n’auraient pu constituer pour lui des indices utiles.
23Tout commence vraiment avec la reconnaissance de la « merveille ». Les images en sont parfois si évidentes qu’on peut à peine en faire un mérite au quêteur. Comment un chevalier pourrait-il ne pas taxer d’« aventure… trop merveilleuse » (Baudemagus et Yvain, p. 27) un écu qui, d’arme de défense et de protection qu’il est par définition pour son porteur, se mue en « porte-malheur » pour celui-ci, à tel point qu’au bout de deux jours on n’échappe pas à la mort ou à une blessure grave ? Comment ne pas trouver « merveilleuse », (conformément à la présentation de l’auteur, p. 149), des visions (Gauvain, p. 150 et 153 ; Hector, p. 150) dans lesquelles on voit un troupeau de taureaux qui parlent et rentrent amaigris du pâturage pour se disputer une nourriture trop maigre (p. 145) ? un Lancelot ayant renoncé à son destrier pour un âne et tentant en vain de boire à une source qui se dérobe à ses lèvres (p. 150), un Hector se faisant refuser l’entrée d’un château (p. 150) parce qu’il est trop « haut montez » ? Il y a là des représentations si éloignées de la réalité quotidienne ou chevaleresque que les rêveurs, Gauvain et Hector, ne peuvent que les identifier comme « merveilleuses » (Gauvain, p. 150 et 153 ; Hector, p. 150). De même, l’absence d’aventures, contradictoire avec la notion de quête, amène chez Gauvain une constatation qui s’impose :
… si s’en merveilla. (La Queste del Saint Graal, p. 147.)
24Après cela, plusieurs attitudes sont possibles.
25Nier la « merveille » en faisant comme si elle n’existait pas. Baudemagus emporte l’écu (« que qui m’en doie avenir, je l’emporterai de ceanz », p. 28) et subit immédiatement (p. 29) son châtiment : il est grièvement blessé par un chevalier blanc et perd l’objet de sa convoitise.
26S’abstenir de se confronter à elle. C’est ce que choisit de faire Yvain :
« … veez ci l’escu que nus ne doit pendre a son col s’il n’est mieldres chevaliers que autres. Et ce est cil qui ja a mon col ne pendra car certes je ne suiz mie si vaillans ne si preudons que je le doie pendre a mon col. »
(La Queste del Saint Graal, p. 28.)
27Cela est prudent, mais Yvain se contente d’une vérité d’évidence sans chercher à comprendre plus loin. Ce n’est pas une façon d’avancer dans la quête. Finalement, il trouvera la mort de la main de Gauvain (pp. 152-153) pour l’avoir défié à la joute. Tous les deux montrent en l’occurrence que les « merveilles » de la quête du Graal leur demeurent étrangères. Du coup, loin de progresser dans leurs découvertes, il régressent en deçà du code terrien qui interdisait à deux compagnons de la Table Ronde de se combattre.
28C’est déjà de cette incompréhension dont Gauvain faisait preuve lorsque, racontant à Hector tous les meurtres qu’il avait commis, il ne considérait pas cela comme « merveille », contrairement à son auditeur qui « se commence a seignier de la merveille qu’il en a » (p. 147). Le signe de croix protège contre le diable. Le geste d’Hector montre à la fois qu’il considère les meurtres commis par Gauvain comme signifiant quelque chose et qu’il en propose une explication par l’action du diable.
29Avec cet exemple d’Hector, se dessine la seule attitude possiblement fructueuse : s’interroger sur la raison d’être de la merveille, sur sa « senefiance ». C’est ce que fait Mélyant :
« Et quant tu veis le brief, tu t’esmerveillas que ce pooit estre »
(La Queste del Saint Graal, p. 45.)
30C’est ce que font Hector et Gauvain après leurs « avisions » :
… ne onques puis qu’il se furent esveillié ne s’endormirent, ainz pensoit chascuns durement a ce qu’il avoit veu en son dormant.
(La Queste del Saint Graal, p. 151.)
31Mais l’outillage mental de qui s’interroge n’est pas forcément capable de lui fournir la réponse. Il arrive donc au quêteur de passer outre et d’agir comme s’il ne s’était pas rendu compte qu’il y avait lieu de s’interroger. C’est ce qu’a fait Mélyant (p. 41). On est ramené au cas de Baudemagus et, comme lui, Mélyant va être aussitôt châtié (pp. 43-44). Ce n’est qu’a posteriori qu’un moine se proposera de lui expliquer les raisons et le sens de son aventure (pp. 44-45). C’est avant de s’y risquer qu’il aurait dû chercher auprès d’un homme compétent le sens qu’il était, de lui-même, incapable de dégager.
32Gauvain et Hector, eux, après être restés un temps « tuit esbahi » (p. 151) devant une autre « merveille », décident d’aller « quierre aucun hermite, aucun preudome qui nos die la senefiance de nos songes et la senefiance de ce que nos avons oï » (p. 151). L’ermite leur délivre en effet ce sens qu’ils sont venus lui demander (pp. 155-160). De façon logique, le vocabulaire de la « merveille » n’a plus de place dans ce décodage : les images surprenantes expriment en effet une vision cohérente et vraie qui réordonne un monde où il redevient possible d’agir de façon adaptée. Telle était bien l’intention des deux héros :
« Et selonc ce qu’il nos conseillera si ferons : car autrement m’est il avis que nos irions por noiant nos pas gastant, ausi com nos avons fet jusque ci. »
(La Queste del Saint Graal, p. 151.)
33Cependant, ils n’en feront rien. Avertis en clair que des pécheurs mortels ne peuvent arriver à rien dans la quête du Graal, ils décideront de retourner à Kamaalot (p. 161). A partir de là, ils s’enferment dans un aveuglement volontaire et il n’y aura plus pour l’un et l’autre d’aventures et de visions « merveilleuses ».
34On les retrouve (p. 197) dans ce tournoi où, comme l’avait prédit Lancelot, Gauvain se fait grièvement blesser par Galaad ; il continuera d’accumuler les meurtres – celui de Baudemagus est explicitement mentionné (p. 201) et, au début de la Mort Artu (p. 2), il en avouera pas moins de 18. Hector se fera refuser l’entrée de Corbenyc pour être resté sur sa « monture d’orgueil » (p. 260). Tous deux rentreront bredouilles à la cour d’Artur pour avoir reculé devant la conversion de vie à laquelle la « merveille » les appelait.
35Les autres quêteurs commenceront comme Gauvain et Hector, mais iront plus loin qu’eux. Surtout, leur attitude face à la « merveille » et la nature de celles qui leur seront destinées varieront pour chacun d’entre eux.
Lancelot
36Une recluse (porte-parole commode du jugement de l’auteur) déclare à Lancelot :
« Tant com vos fustes chevaliers de chevalerie terriane, fustes vos li plus merveillex hons dou monde et li plus aventureus. Or premierement quant vos vos estes entremis de chevalerie celestiel, se aventures merveilleuses vos avienent, ne vos en merveilliez mie. » (La Queste del Saint Graal, p. 143.)
(Cf. déjà p. 67.)
37La première de ces aventures est une apparition du Graal, alors que Lancelot, égaré dans la « forest Gaste », y passe la nuit à côté d’une chapelle dont l’état de délabrement contraste avec le candélabre d’argent portant six cierges allumés que l’on voit de l’extérieur. Cela a donné au héros « talent » (p. 58) d’entrer « por savoir qui i repere » car :
… il ne cuidoit mie qu’en si estrange leu eust si beles choses come il voit ci.
(La Queste del Saint Graal, p. 58.)
38L’auteur dépeint à l’évidence un spectacle surprenant et la démarche de Lancelot montre bien à la fois l’étonnement qu’il éprouve et sa volonté d’en savoir plus. Mais il est notable que le vocabulaire précis de la « merveille » n’est pas employé ; il n’est pas dit que Lancelot « se merveille » à cette vue. Le mot est réservé pour l’étape suivante quand, en pleine nuit, le candélabre « sort » de la chapelle, sans porteur visible. Alors seulement, Lancelot « s’en merveille trop » (p. 59), mais le terme n’est pas réitéré pour l’apparition du Graal (que le candélabre précède immédiatement). C’est que, là, le héros est en pays de connaissance :
… le Saint Vessel que il ot jadis veu chiés le Roi Pescheor…
(La Queste del Saint Graal, p. 59.)
39(Re)connaissant l’objet pour ce qu’il est (« le Saint Graal »), il n’a pas lieu de s’étonner et il n’a pas lieu non plus de le faire, après coup, à propos du candélabre sans porteur : certes, à Corbenyc, il y avait des porteurs visibles pendant le dîner (Lancelot, t. 4, pp. 205-206), mais, à la cour d’Arthur, l’apparition du Saint Vessel s’est faite dans des conditions telles qu’il n’a pas lieu d’être surpris d’en retrouver, ici, de comparables. Il assiste ensuite à la guérison d’un chevalier blessé par le Graal – là non plus, il n’a pas lieu de « se merveiller » : n’a-t-il pas été lui-même guéri de sa « frenesie » par une apparition nocturne du Graal à Corbenyc (Lancelot, t. 6, pp. 223-224) ? Enfin, si, « entransé », il s’avère incapable de se lever pour manifester son respect au saint Vase, sa réaction est de s’en affliger :
Et lors comence un duel grant et merveilleux.
(La Queste del Saint Graal, p. 61.)
40mais pas de s’en étonner. Il sait en effet à la fois la portée de son immobilité :
… il a failli a savoir la verité del Saint Graal.
(La Queste del Saint Graal, p. 61.)
41et la raison de cette immobilité :
Et ce n’est mie de merveille se je ne puis veoir cler ; car des lors que je fui primes chevaliers, ne fu il hore que je ne fusse coverz de teniebres de pechié mortel.
(La Queste del Saint Graal, p. 62.)
42Il sait encore quelle est la première démarche à entreprendre s’il veut avancer dans la quête du Graal et il l’accomplit aussitôt : au premier ermitage rencontré :
« il entre en la chapele mornes et pensis et tant dolenz que nus plus. Si s’agenoille en mi le chancel et bat sa corpe et crie merci a Nostre Seignor des males oevres que il a fetes en cest siecle. » (La Queste del Saint Graal, p. 62.)
43Puis il demande à l’ermite de l’entendre en confession (p. 63). Pendant la scène de la chapelle, Lancelot a également entendu une voix qui lui a adressé des paroles de reproches (« Lancelot, plus durs que pierre »… p. 61) : s’il en a identifié le sens général (elles précèdent l’expression de son chagrin), la « senefiance » exacte lui en échappe. L’auteur lui-même les qualifie de « merveilleuses » (p. 61), mais s’il ne précise pas que le héros les perçoit comme telles, c’est toutefois bien le cas puisqu’après sa confession il demande à l’ermite de lui en expliquer la « senefiance » (p. 67). Selon le schéma précédemment étudié, le déchiffrage du religieux dissout la merveille en révélant le sens qu’elle recèle.
44Ainsi mis sur la voie de la quête par le repentir et la pénitence, sachant comment aller là où il veut, Lancelot ne peut plus guère rencontrer de sujet d’étonnement, ni de raison de « se merveillier ». Aussi, dans la suite du récit le concernant (pp. 116-146), si le vocabulaire de la « merveille » ne disparaît pas, il ne concerne plus ses aventures et la façon dont il y réagit6. Les seules occurrences à jouer ce rôle constituent des redites par rapport à ce qui précède7. Sa quête le mène d’ermite en recluse et repose sur une vie de repentir et de pénitence inscrite dans une durée dont les aventures s’effacent. La seule qui lui arrive cependant (arrêté à l’« Eve marcoise », il voit son cheval tué par un chevalier noir), et que l’auteur qualifie de « merveilleuse » (p. 146) ne le jette nullement dans l’émerveillement : il voit là une intervention de Dieu et s’en remet paisiblement à lui. C’est alors qu’une « voiz devine » (p. 247) l’invitera à monter sur une nef où il sera rejoint par Galaad.
45Cependant, comme Lancelot reste marqué par une vie antérieure de péché, quand il arrive au lieu des révélations, Corbenyc (pp. 253 sq.), il fera preuve d’incompréhension. Pour affronter les lions-gardiens du seuil, il tire l’épée et se fait frapper en retour par une main de feu, tandis qu’une voix lui reproche son peu de foi (p. 253). Lancelot commence par être « esbahiz » (p. 253) de ce traitement –c’est, à nouveau l’adjectif qui traduit la surprise de qui est confronté à l’incompréhensible de la merveille. Ce n’est que plus tard qu’il déchiffre :
« Ha ! biaux peres Jhesucrist, vos merci je et aor de ce que vos me deigniez reprendre de mes meffez. Or voi je bien que vos me tenez a vostre serjant, quant vos me mostrez signe de ma mescreance. »
(La Queste del Saint Graal, p. 253.)
46De même, devant ce qui fait de Corbenyc, en tant que palais du Graal, un lieu à part, il réagit en « se merveillant molt » (p. 254) ou « pas petit » (p. 255) devant les salles vides d’occupants comme devant la messe où il assiste à une « visualisation » du mystère de la Trinité. Ici, au lieu de l’ébahissement qui fige sur place, on a l’action inconsidérée (Lancelot se précipite pour aider le vieux prêtre qui, pense-t-il, doit avoir grand mal à soutenir de ses mains le corps de cet « home » que deux autres lui remettent).
47Enfin, le vocabulaire de la « merveille » (p. 258, deux occurrences de « granz merveilles ») est utilisé par Lancelot, revenu à la vie après 24 jours de paralysie et d’apparente perte de conscience : c’est le mot qu’il utilise, faute de mieux, pour rendre compte de ce qu’il a vu mais qui est incommunicable et indicible par un « ome mortel » :
« je ai veu si granz merveilles et si granz beneurtez que ma langue nel vos porroit mie descovrir, ne mes cuers meïsmes nel porroit mie penser »…
(La Queste del Saint Graal, p. 258.)
48L’emploi du mot traduit bien ici l’écart irréductible entre ce que Lancelot a expérimenté et ce qu’il peut en rapporter.
49Quant au retour à Kamaalot, dans l’usuel monde chevaleresque et terrien (p. 259), il ne peut évidemment plus rien réserver qui mérite le nom de « merveille ».
Bohort
50Bohort est, on le sait, le héros sage, et même raisonneur de la Queste del Saint Graal, celui qui, tout en allant consulter les ermites, discute avec eux et, parfois, est bien près de leur en remontrer8. Mieux encore que Lancelot, il perçoit la présence et pressent le sens des « merveilles » ; il y en a donc relativement peu pour lui, contrairement à ce que l’on verra pour Perceval9.
51Surtout, son regard ne s’attarde pas sur des détails, mais se concentre sur l’essentiel ; il n’est jamais « esbahiz » devant la « merveille », mais s’interroge immédiatement sur ce qu’elle signifie ; et quand il ne la comprend pas par lui-même, il se la fait expliquer et oriente ses actes en fonction de ce sens. Le schéma est répété deux fois à l’identique pendant la séquence qui lui est consacrée (pp. 162-194). La formulation en est particulièrement nette lors de l’apparition de l’oiseau qui se tue pour nourrir ses petits10 :
Quant Bohort voit ceste aventure, si se merveille trop que ce puet estre car il ne set quele chose puisse avenir de ceste semblance. Mes tant conoist il bien que ce est senefiance merveilleuse.
(La Queste del Saint Graal, p. 168.)
52Le songe où il voit deux pieds de lys s’inclinant l’un vers l’autre suscite chez lui le même type de réflexion :
« Ces flors sont assez plus merveilleuses que je ne cuidoie. »
(La Queste del Saint Graal, p. 171.)
53et l’auteur précisera :
… ces deus visions… mout le firent merveillier, car il ne pooit penser que ce pooit estre. (La Queste del Saint Graal, p. 171.)
54Au premier ermite rencontré, racontant à la fois ses rêves et ses aventures, il dira :
« Hui m’est avenue une trop merveilleuse aventure. »
(La Queste del Saint Graal, p. 182.)
55et il lui demandera « qu’il li die la senefiance de toutes ces choses » (p. 183).
56Cette lucidité de Bohort amènera le démon à compliquer le schéma des tentations pour essayer de le faire succomber : faux religieux présentant une mensongère explication des visions passées et des aventures à venir, recours à une possible double lecture d’un acte (Bohort est-il chaste par vertu ou par vaine gloire ?), tentation du désespoir, etc.11
57Un jeu beaucoup plus simple suffira pour Perceval.
Perceval
58Contrairement à la vision qu’en a donnée Chrétien de Troyes dans son Conte du Graal, le Lancelot-Graal ne fait pas de Perceval un personnage que son manque d’éducation a rendu « nice » et il n’est qualifié ainsi ni dans le Lancelot, ni dans la Queste del Saint Graal12. Si, dans le Lancelot, la mère de l’adolescent se refuse à le laisser partir à la cour d’Arthur pour qu’il y soit adoubé et s’il doit le faire en cachette, en suivant son frère aîné Agloval (Lancelot, t. 6, pp. 183-187) il n’en a pas moins reçu l’instruction nécessaire à un jeune homme de son âge et de son milieu. Le récit de son adoubement prend place peu avant la fin du Lancelot (t. 6, pp. 190-191, et le volume en comprend 244), mais ses aventures le montrent aussitôt en contact avec le rare13 (dans le roman) lexique du miracle – deux occurrences mentionnent les miracles du Graal (t. 6, p. 205) quand Hector explique à Perceval qui l’ignore encore ce qu’est le Vessel. Il n’est pas indifférent de signaler que sa quête du Graal s’ouvre sur le même lexique – et ses occurrences, pour être plus nombreuses dans la Queste del Saint Graal que dans le Lancelot ne le sont cependant pas très14. Le mot est quatre fois employé par la tante du héros, quand elle lui raconte l’histoire des trois Tables (pp. 75-76).
59En opposition à ce Perceval, placé dans un environnement linguistique capable de faire apparaître en lui un des trois élus de la quête, sa présentation lors de la « Pentecôte du Graal » l’éclaire d’un jour différent. Dans la Queste del Saint Graal, Perceval pourrait bien avoir gardé trace de la « niceté » de son émule « troyen », mais une naïveté inscrite dans son tempérament, et qui permettrait de l’opposer au passionné Lancelot, au raisonneur Bohort… et au parfait Galaad.
60Sa quête sera (contrairement à celle de Lancelot, et différemment de celle de Bohort) fertile en aventures qui mettront en œuvre des éléments (personnages, décors, péripéties) bien faits pour susciter l’étonnement de qui est frappé par l’événement dans sa littéralité, par les impressions sensibles15 – et qui a du mal à dépasser ce stade.
61Aussi va-t-il passer son temps à « se merveillier » de ce qui lui arrive : neuf occurrences du mot jalonnent le récit de ses aventures (pp. 75-115) et il faut en ajouter quatre (p. 194, 228, 234 et 274) pendant les dernières étapes, au moment où les héros sont pourtant entrés dans la voie de la connaissance.
62Ses étonnements ont des points d’application variés et pas réservés aux « merveilles » de la quête. « Ci a merveilleuse aventure » (p. 81), dit-il pour commenter le récit de la vie de sa tante. Puis, regardant le vieux roi Mordrain, blessé, implorant Dieu pendant la messe, « il tient ceste chose a trop grant merveille » (p. 82) ; en songe, « il resgarde les deus dames a grant merveille de ce que eles pooient justicier les deus bestes16 » (p. 96). Dans l’île où il a été mystérieusement transporté et où il assiste au combat d’un lion contre un serpent, constatant leur disparition ultérieure, « si se merveille molt que il sont devenu » (p. 98). Après quoi, il « se merveille molt » (p. 99) de l’arrivée, à bord d’une nef blanche, d’un prêtre, et tout autant que celui-ci soit venu pour le conseiller (p. 100) et qu’il soit aussi sage (p. 100) ; de l’arrivée d’une nef noire (p. 104)… et de la qualité du vin que lui offre la demoiselle venue à son bord (p. 109). A ces étonnements pendant la séquence de la tentation, s’ajouteront ceux manifestés quand il retrouve Bohort (p. 194), quand il voit Galaad ceindre l’épée à bord de la nef de Salomon (p. 228), à la vue des quatre cerfs escortant le lion (p. 234, il s’agit de l’apparition des quatre lions et du Blanc Cerf, symbole du tétramorphe évangélique entourant le Christ), et, enfin, de la prière de Galaad avant d’atteindre Sarraz (p. 274).
63Ces « étonnements » ne sont pas exactement mal venus ; plusieurs interviennent au cours d’aventures dont l’auteur, ou l’un de ses interprètes autorisés, souligne lui-même le caractère merveilleux (p. 92,96, 101, 102, 109). Mais ils en touchent des éléments partiels et, souvent, secondaires et « matériels » : ce n’est pas tant la vision des deux dames (figures de l’Ancienne et de la Nouvelle Loi) qui le font s’interroger, mais la façon dont elles dirigent leurs montures, en effet inhabituelles ! Et cela ne lui inspire aucune réflexion ; mieux (ou pire), quand l’une d’elles lui adresse la parole, il se retrouve « toz esbahiz » (p. 96). Il intervient sans hésiter, et pour une fois en réfléchissant17, dans le combat entre le lion et le serpent mais ne songe pas à s’interroger sur la signification de cet affrontement. Il s’interroge non sur la venue du « preudome » sur une nef sans équipage, mais sur le fait que celui-ci soit venu le conseiller et il est à nouveau « esbahiz » de ce que l’homme connaisse son nom ; en revanche, il ne se demande pas qui il est, qui l’envoie – à plus forte raison ne se pose-t-il pas la question de savoir s’il doit avoir ou non confiance en lui (p. 100). Enfin, s’il se demande « que ce est » (p. 104) à propos de la nef noire, c’est parce que les tourbillons de l’eau ne lui permettent pas de bien la distinguer ; et la seule chose qui le préoccupe, dans la venue de ce mystérieux esquif avec sa non moins mystérieuse passagère, c’est la provenance du vin qu’elle lui offre (« se merveille trop dont il puet estre venuz », p. 109).
64La plupart du temps, il s’en tient à ces constatations de surprise : non seulement il ne comprend pas ce qui lui arrive, mais il ne voit pas qu’il y a matière à interpréter. Contrairement à Lancelot (par exemple), Perceval ne sollicite nullement la venue d’un exégète : le prud’homme sur la nef blanche lui sera envoyé. Et malgré les mises en garde reçues, c’est seulement à un regard jeté sur le pommeau crucifère de son épée qu’il devra de ne pas succomber.
65Quand il se risque à une explication, celle-ci n’est pas toujours pertinente : pour lui, ce sont les lions qui gardent le cerf (p. 234), ce qui est pour le moins voir le monde des symboles à l’envers et s’en tenir à une appréhension littérale des choses.
66Cependant, ses vues sont parfois aussi plus exactes. Quand il retrouve Bohort, il déclare :
« Me merveil molt cornent vos estes ceenz venuz, se Nostre Sire meismes ne vos i aporta. » (La Queste del Saint Graal, p. 194.)
67et il commente ainsi le moment où Galaad ceint l’épée « as est ranges renges » :
« … il ne sera ja mes jor que je ne mercie Nostre Seignor de ce qu’il li plot que j’ai esté a si haute aventure achever comme ceste est, car ele a esté la plus merveilleuse que je onques veïsses. » (La Queste del Saint Graal, p. 228.)
68Dans les deux cas, c’est pertinent ; et dans les deux cas, c’est Perceval, et non le sage Bohort, présent lui aussi, qui est le diseur de vérité. Ses aventures l’auraient-elles définitivement mûri ? L’interprétation qu’il donne de la scène des lions et du cerf, plus tardive, empêche de l’affirmer absolument.
69Le vocabulaire de la « merveille » appliqué à Perceval fait apparaître la naïveté d’un regard qui ne s’étonne que des « samblances » des choses et des êtres et demeure, le plus souvent, inapte à s’interroger sur leur « senefiance », et, à plus forte raison, à la découvrir par lui-même. Son salut passe par d’autres voies : sa foi, son repentir. Paradoxalement peut-être, son incapacité à déchiffrer les « merveilles » à la fois l’expose sans cesse au péché et l’empêche de s’y adonner.
Galaad
70La séquence consacrée au (déjà) parfait Galaad est brève18 (pp. 27-51) : quelle raison aurait-elle à se prolonger puisque le héros du Graal est d’ores et déjà constitué et institué en tant que tel ? Elle permet seulement de voir fonctionner sans à-coups le schéma précédemment étudié : découverte de la « merveille », perception d’une « senefiance » que l’on trouve soi-même ou grâce à l’aide d’interprètes – et la valeur de Galaad ne le dispensera pas d’avoir recours à eux.
71L’aventure de l’écu met cela en œuvre. Galaad commente ainsi les récits des moines :
« Vos me contez merveilles se cist escuz est tiex come vos me dites. »
(La Queste del Saint Graal, p. 27.)
72c’est-à-dire si on ne peut en effet s’en charger sans être tué ou blessé dans un bref délai. Bien qu’il ajoute que lui en sera capable, il ne s’arrête pas à l’action, mais cherche la signification de tout cela ; aussi s’en enquiert-il auprès des moines :
« Si vos vodrai prier… que vos m’en disiez la vérité… »
(La Queste del Saint Graal, p. 31.)
73Même schéma pour l’aventure de la tombe. Un moine l’avertit :
« Vos troveroiz desoz aucune grant merveille. »
(La Queste del Saint Graal, p. 36.)
74Quand le héros entend le cri qui en sort, « si dolereus que ce fu merveille » (p. 36), « si n’est point esbahiz… ainz vet a la tombe » (p. 36) ; là encore, après avoir accompli l’aventure, il va en demander le sens :
« Savez vos… por quoi tantes merveilles en sont avenues ? »
(La Queste del Saint Graal, p. 37.)
75L’aventure du château des Pucelles (pp. 46-51) est menée à bien par lui sans étonnement ; sa seule surprise (« et il se merveille de ceste aventure », p. 51) est d’apprendre que Gauvain et Gaheriet ont tué les sept frères qui tenaient le château alors que lui les avait épargnés : étonnement devant une conduite « terrienne » normale, ce qui indique que Galaad, d’entrée de quête, se situe dans le système du « célestiel ».
La fin de la quête
76Après cela, on ne retrouve plus guère Galaad qu’en compagnie, soit de Lancelot, soit de Bohort et Perceval à bord de la nef de Salomon (pp. 200-235) puis dans leurs dernières aventures et pour la révélation des mystères du Graal, jusqu’à la fin du roman.
77Les trois sont souvent réunis dans une commune appréhension des choses. Si avancés qu’ils soient dans la quête, ils sont loin d’en comprendre tous les arcanes. Leur imperfection à cette aune se marque dans leur étonnement à bord de la nef :
… il se merveillent mout de ce qu’il ne voient home ne fame dedenz…
(La Queste del Saint Graal, p. 201.)
78à voir l’épée « as estranges renges » et les inscriptions qu’elle porte :
Mes quant ce vint au regarder les ranges de l’espee, si n’i ot nus qui ne s’en merveillast plus que onques nus. (La Queste del Saint Graal, p. 205.)
(Cf. aussi p. 206.)
79ou les fuseaux aux quatre coins du lit (p. 226), à la messe où le cerf se mue en homme (p. 235) et à celle de Josephé :
… mes il se merveillent molt que ce puet estre… car cil Josephes… estoit trespassez de cest siecle plus avoit de trois cenz anz.
(La Queste del Saint Graal, p. 268.)
80Tous trois sont « esbahi » devant la longue survie de la lépreuse (p. 240), devant la tempête « si merveilleuse » qui ravage son château (p. 243) et devant la disparition des occupants (p. 244), et trouvent la même saveur « douce et merveilleuse » (p. 270) à la « haute viande » qui les fait communier au corps du Christ.
81Cependant, ces ultimes aventures mettent particulièrement en valeur Galaad qui est leur « mestre ». Non pour le montrer comme au dessus des « merveilles » : dans la mesure où celles-ci vont toucher de plus en plus près aux « secrez dou Graal », ce serait contradictoire avec l’humanité de l’élu19. Mais pour le montrer lucide plus que les autres, vis à vis d’elles.
82C’est ainsi qu’il se refuse d’abord à toucher à l’épée découverte dans la nef – la « merveille » peut être dangereuse et justement effrayante :
« Car je voi assez greignors merveilles que je ne vi onques mes. »
(La Queste del Saint Graal, p. 203.)
(Cf. aussi p. 205.)
83Au château Carcelois où règne « la plus desloial gent » (p. 232) du monde, un « preudons » s’étonne :
« (Il) ont tant fet de desloiauté des lors en ça que ce est merveilles qu’il ne soient fondu pieça » (par une intervention de Dieu).
(La Queste del Saint Graal, p. 232.)
84Aussi, quand Galaad, aidé de Perceval et de Bohort, aura réussi à les anéantir, il renverra à Dieu ce qui Lui appartient :
« Certes, se a Nostre Seignor ne plesoit, ja tant d’omes n’eussons ocis entre nos trois en si poi d’eure ». (La Queste del Saint Graal, p. 234.)
85Mais on notera la raréfaction, puis la disparition de ces « émerveillements » du héros. Ils ne reparaîtront qu’au moment où, entre vie charnelle et éternelle, il tentera de rendre compte de ce que la contemplation « a descovert » du Graal lui révèle :
« Ici voi ge les merveilles de totes autres merveilles »
(La Queste del Saint Graal, p. 278.)
86La formulation superlative échoue autant que le simple substantif – réitérant l’échec verbal de Lancelot – à exprimer l’impensable et l’indicible.
87Tout au long de cette dernière partie du texte, les interprètes jusque là patentés des « merveilles », ermites et recluses, sont progressivement remplacés par d’autres, d’un statut plus élevé. On pense d’abord à la sœur de Perceval20 :
« De ceste chose nos avez vos bien fait sages. »
(La Queste del Saint Graal, p. 209.)
88la remercie Galaad ; mais surtout à Josephé, le (supposé) fils de Joseph d’Arimathie mort depuis plus de 300 ans mais reparaissant (p. 268) pour célébrer la messe sur le Graal-ciboire (p. 269), et, mieux, au Christ lui-même (pp. 270 sq.). Si, dans le discours du premier, le vocabulaire de la « merveille » s’applique encore au Graal :
« Serjant Jhesucrist qui vos estes travaillié por veoir partie des merveilles dou Saint Graal »… (La Queste del Saint Graal, p. 269.)
89– en un discours d’homme à homme –, il disparaît de celui du Messie : il n’y a pas de « merveille » pour Dieu. Comment celui qui a créé le « devisement » du monde pourrait-il s’en « esmerveillier » ?
90Enfin, on remarquera que Galaad lui-même devient auteur de « merveilles » et qu’il est apprécié en tant que tel. Les premières, qui sont des « merveilles d’armes » (p. 196, 230 et 238) maintiennent le lien avec la chevalerie terrienne : un « tornoiemenz merveillex » (p. 195) n’est rien d’autre qu’un tournoi où les participants accumulent les prouesses. Cependant, l’assimilation, en la matière, de Galaad à un « monstres », à quelqu’un qui ne serait pas « uns hons terriens » (p. 238) nous fait franchir un premier degré. Mais ce n’est pas là l’essentiel. On passe ensuite à des opérations d’un ordre différent : quand Galaad guérit le roi Mordrain, les assistants « le tindrent a grant merveille » (p. 263) et il en est de même quand il refroidit la fontaine bouillante (p. 263). Même considération encore quand il éteint la tombe ardente, délivrant ainsi Symeu :
… si le tindrent a grant merveille et miracle.
(La Queste del Saint Graal, p. 265.)
91C’est la première fois que le terme de « miracle » est associé à l’action du quêteur. La seconde et dernière sera pour la guérison de l’infirme de Sarraz, toujours par Galaad :
… si va disant a toz çax qu’il encontre le miracle que Dex li avoit fet.
(La Queste del Saint Graal, p. 276.)
92Ainsi, les « merveilles » s’absentent aux yeux des quêteurs aveuglés et se résolvent à ceux des illuminés. Celle qui subsiste à la fin est liée à la situation de créature dont le trouvère ne s’est pas cru fondé à s’affranchir, fût-ce à l’intérieur de sa révélation/création romanesque : il ne s’autorise pas, face au Graal qui est Dieu, un autre vocabulaire que celui dont il doue ses personnages et délègue à son héros des révélations dont il n’est pas l’auteur. Mais cet effacement est aussi une marque de son art d’écrire – autre « merveille » : laisse-t-elle le lecteur « esbahiz », l’incite-t-elle à s’interroger sur l’écriture de l’autre, ou à prendre la plume pour son compte ?
93Citations et références renvoient aux éditions suivantes :
Lancelot, roman en prose du xiiie siècle, éd. par A. Micha, 9 vol. , Paris-Genève, 1978-1983.
La Queste del Saint Graal, roman du xiiie siècle, éd. par A. Pauphilet, Paris, 1967.
La Mort le roi Artu, roman du xiiie siècle, éd. par J. Frappier, Paris-Genève, 1964.
Notes de bas de page
1 Le point de départ de cet article doit beaucoup à la thèse (non encore publiée) de J.-R. Valette, La Poétique du merveilleux dans le Lancelot propre (soutenue à Lyon en 1993). Je remercie vivement son auteur d’avoir bien voulu me la communiquer. Comme il n’y aurait pas grand intérêt à renvoyer plusieurs fois à un ouvrage dont la pagination définitive n’est pas acquise, je précise ici ma dette. Des formules comme « c’est un sujet qui "se merveille"« , « la merveille est une réalité sensible en attente d’interprétation », ou, face à la « merveille » la double attitude possible, celle de l’« esbahiz » et celle du questionneur, présentées par J.-R. Valette dans le premier chapitre de son étude (« Du mot à la chose »), m’ont fourni un schéma qui m’a semblé pertinent pour l’appliquer aux différents personnages de la Queste del Saint Graal – perspective, pour le coup, différente de la sienne. Il aurait été intéressant de tenter une comparaison à cet égard entre Lancelot et Queste del Saint Graal. L’espace d’un article ne le permet pas. Sous réserve d’une étude précise, je pense cependant qu’une telle analyse montrerait comment la Queste del Saint Graal accomplit le Lancelot sans l’abolir.
2 Cf. F. Dubost, L’Autre, l’Ailleurs et l’Autrefois. Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale, 2 vol. , Paris, 1991, ch. 22 (Fantastique et « Senefîance », en particulier pp. 758-759, pp. 761-771, Le « chastoiement » fantastique dans la Queste del Saint Graal).
3 Faut-il rappeler que Bohort en sera un des trois élus et qu’il faudra une intervention divine pour que Lionel ne devienne pas le meurtrier de son frère ?
4 Lancelot s’y refuse absolument (pp. 5-6) et son discours met cette aventure en relation avec « les granz aventures et les granz merveilles dou Saint Graal » (p. 6) qui, selon lui, seront accomplies par le même chevalier, qui ne s’est pas encore présenté ; Gauvain acceptera finalement de tenter l’épreuve, à son corps défendant, par obéissance au roi Artus.
5 On le retrouve, de retour à Kamaalot, dans La Mort le roi Artu.
6 25 occurrences (pp. 116-146). Sauf les cas mentionnés dans le corps de l’article, elles concernent des perspectives étrangères à notre sujet.
7 Le rappel par le valet (p. 117) que « ce n ‘est pas merveille » s’il s’afflige d’être resté immobile devant le Graal, car cela signifie son péché… ce que Lancelot lui-même avait dit ; la formule de la recluse (p. 143) citée en début de mes considérations sur le personnage.
8 Cf. pp. 164-165 où il discute avec un ermite sur la part de responsabilité qu’il convient d’attribuer, dans les actions humaines, à l’hérédité, à l’individu, au diable et à Dieu.
9 Dans la trentaine de pages consacrées à la quête de Bohort (pp. 162-195), 17 occurrences, c’est-à-dire deux fois moins que dans la séquence, un peu plus longue (pp. 72-115) qui concerne Perceval.
10 Un pélican non nommé, figure du Christ mourant pour le salut des hommes.
11 Sur Bohort et le démon, cf. F. Dubost, op. cit., p. 769.
12 On peut même dire que, dans le Lancelot, il fait preuve, dès le début de sa carrière chevaleresque, d’un discernement spirituel qui dénote en lui un des futurs élus de la quête du Graal. Quand, à la suite d’un combat contre Hector (Lancelot, t. 6, pp. 199-205), ils sont tous deux mortellement blessés, avant d’être guéris par une apparition du Graal, Perceval qui ignore tout du « Saint Vessel » se fait exposer par son aîné qui, lui, en est informé, ce qu’il en est de la matérialité du Vase ; mais c’est Perceval qui appréhende le mieux la portée de la scène ; c’est lui qui parle de la grâce de Dieu qui les a secourus et qui prononce ce qui est, en fait, avant même la Queste del Saint Graal, le premier vœu de quête :
… « jamés ne serai gramment a aise devant que je le voie apertement, s’il est otroié a home mortel qu’il le voie. »
Lancelot, t. 6, p. 206
13 J.-R. Valette en recense quatre dans tout le Lancelot.
14 Le mot apparaît formellement dans 10 occurrences.
15 F. Dubost le désigne comme « Perceval le sensible », op. cit., p. 767. Le héros sensuel de la Queste del Saint Graal, c’est lui, pas Lancelot.
16 Un lion et un serpent.
17 Il prend parti pour le lion parce que celui-ci est « de plus gentil nature que li serpenz » (p. 98).
18 Encore Baudemagus, Yvain et Mélyant y jouent-ils un rôle.
19 Cette simple humanité sera soulignée par l’étonnement de Galaad à trouver Lancelot dans la nef :
Et cil ( = Galaad) s’esmerveille quant il Pot parler, come cil qui ne cuidoit qu’il eust ome laienz ; si li respont toz esbahiz… (Queste del Saint Graal, p. 250.)
« Emerveillement » qui ne surprenait pas chez Perceval mais que l’on n’attendait pas d’un Galaad plus au fait des voies imprévisibles de Dieu. Mais précisément, celles-ci le demeurent toujours, même au « Saint » (c’est ainsi que F. Dubost désigne Galaad, op. cit., p. 762).
20 De ce point de vue, le personnage pose beaucoup de problèmes qui mériteraient, à eux seuls, une considération qui ne peut trouver sa place ici.
Notes de fin
1 Paru in Revue des langues romanes, L. C, n° 2 – Merveilleux et fantastique au Moyen Age, 1996.
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