Le soleil et la lune dans le cycle du Lancelot-Graal*
p. 139-158
Texte intégral
1Quêtes et batailles mettent constamment les chevaliers « aventureus », comme ils s’appellent eux-mêmes, par monts et par vaux – ou par « voies » et « forests ». De là à les imaginer traversant clairières ensoleillées et couverts forestiers ombreux, ou chevauchant à la clarté de la lune en se guidant aux étoiles – le tout entre deux nuages et deux averses1 –, il n’y a qu’un pas… qu’il faut se garder de sauter. Cet imaginaire-là n’est pas celui des auteurs du Lancelot-Graal. Et le leur va limiter les occasions d’introduire, dans le récit, le triple motif, sujet de ce colloque.
2D’abord, ces chevaliers sans peur n’aiment pas coucher dehors. L’expression « dormir à la belle étoile » n’a pas de sens pour eux. Aussi, passé « vespre », dès que le soleil n’est plus loin de se coucher, au plus tard, dès que la nuit tombe, ils cherchent un « ostel » – ermitage, château, maison de forestier, ou autre – pour s’y héberger. Certes, il leur arrive de devoir faire contre mauvaise fortune bon cœur :
… et chevauchent par mi la forest tant que la nuit vint oscure et noire. Et Lanceloz demande a Boorz ce qu’il porront faire… « car je ne cuit pas, fait-il, que nos truissons meshui meson ne recet ou nos puissons herbergier, car ceste forest est gaste et soutainne. — En non Dieu, fait Boorz, je sai bien qu’il nos covendra gesir fors, si ne m’en poise mie tant por moi que por vos, car vos estes las et travilliez de la jornee d’ui, plus que je ne sui et ce n’est mie de merveille. »
(Lancelot, t. 5, XCVIII, 1, p. 2402.)
3Il est d’ailleurs à noter que les craintes de Bohort ne sont pas exactement fondées ici en ce qu’une aventure imprévue va aussitôt solliciter et séparer les deux compagnons, leur évitant le bivouac sous un chêne que seul un « vallet » – et pas un chevalier – se verra explicitement attribuer (Lancelot, t. 5, XCV, 22, p. 182). Sont-ils guidés par la crainte de la nuit et de ses possibles connotations maléfiques ? Cela s’accorderait mal avec leur courage à affronter les pires adversaires. Les motivations qu’ils donnent sont plus positives et plus terre à terre en même temps. Un ermite chez qui Lancelot arrive à la tombée du jour, les résume bien :
« Remanez huimais ceanz, por ce qu’il est pres de nuit, et c’est li mielz que g’i voie a vostre oés, car se orandroit vos metez en ceste forest qui est grant et espesse, il vos anuitera par aventure avant que vos soiéz .ii. liues alés : si vos couvendra gesir souz .i. arbre ou a la terre nue, si n’avrez que mangier ne vos chevax. Mais ceanz gerrez vos a aise et avrez a mengier et vostre cheval fain et avainne, et li valiez sera a repos. »
(Lancelot, t. 4, LXXXIX, 30, p. 232.)
4Ce n’est pas là simple souci d’homme d’église n’ayant pas l’habitude de la vie à la dure qui est celle des chevaliers : Lancelot acceptera aussitôt l’hospitalité offerte. Et on verra, dans le cours du roman, les héros eux-mêmes manifester les mêmes préoccupations. C’est le cas, par exemple, de Guerrehet :
… et chevauche tant qu’il anuite a l’entree d’une broce. Et la lune fu ja levee et resgarde por savoir s’il verroit meson ou il poist herbergier, car de gesir fors n’a il nul talent, por ce qu’il n’avoit onques celui jor mangié, ne es broces ne se velt il mestre, car il n’i cuideroit jamais trover ostel et d’autre part s’il i estoit oran-droiz entrez, il n’an cuideroit jamés issir a ce que il i a moult de voies ou il poroit bien esgarer a tele hore « (… Lancelot, t. 4, LII, p. 49.) Il aperçoit alors des « paveillons » où il va trouver « quanque est mestier a lui et a son cheval », c’est-à-dire « la table mise et grant plenté de bien desus » et « avoine a plus de .vi. chevax » (p. 503.)
5Hommes et chevaux ont besoin, après la chevauchée ou le combat, de reprendre des forces : il leur faut manger et dormir. De plus, pour se battre et se déplacer, il faut y voir clair. La « nuiz noire et oscure », comme la désignent souvent nos auteurs, est donc un obstacle infranchissable. Elle constitue normalement un arrêt dans l’action et, de ce fait, une parenthèse pour le récit qui reprend… le lendemain matin, avec le lever du soleil, si l’on peut dire. Un des premiers exploits de Lancelot est la mise à fin des enchantements qui pèsent sur la Douloureuse Garde. Il doit affronter une succession de champions. Or, la nuit tombe avant qu’il ait pu en venir à bout ; il voudrait continuer mais une « demoiselle » intervient en rappelant la norme en la matière :
« La bataille ne doit durer, puisqu’il est nuis, mais le matin l’avrés autresi com ore l’avés. » (Lancelot, t. 7, XXIVa, p. 319.)
6Le cycle normal d’une journée est donc l’activité du soleil levé au soleil couché, et le repos le reste du temps :
Cele nuiz fu Boorz moult honorez et au matin se leva et oï messe puis mangierent .i. poi. Et lors s’esmut la demoisele… (Lancelot, t. 4, LXXXI, 5, p. 266.)
7Repos qui ne veut pas dire uniquement sommeil mais aussi repas, conversations avec les hôtes de passage ou les compagnons de route, en tout cas occupations « du dedans », alors que l’aventure est d’abord « du dehors ». L’ensemble du récit est rythmé par l’énoncé des haltes pour la nuit et des levers et départs dès que le soleil « ot auques abatue la rosee » selon l’expression de la Queste del Saint Graal (p. 22, 1, 21) ou, plus simplement, comme dans le Lancelot, « a soleil luisant4 » (t. 1, II, 24, p. 14).
8Contrairement à leurs épigones tardifs, dont Cervantés dénoncera le caractère artificiellement surhumain, les héros du Lancelot-Graal ne sont pas dispensés de manger, boire et dormir, non plus que leurs montures. On peut les voir « sauter un repas », plutôt celui du milieu du jour, sollicités qu’ils sont par l’aventure ; mais ils n’en recherchent alors qu’avec plus d’ardeur le gîte d’étape nocturne qui leur permettra de se restaurer (cf. texte cité ci-dessus : Lancelot, t. 4, p. 49). Et si la journée a été particulièrement fatigante, il arrive au soleil de se lever avant eux le lendemain :
… cele nuiz fu couchiez a aise, si se reposa, car assez estoit las et travilliez, et dormi dusque vers prime. Quant il fu esvilliez, si estoit ja li soulaux granz piece avoit levez… (Lancelot, t. 4, LXXVIII, 43, p. 200.)
9Dans le cadre d’une convention climatique qui fait que les auteurs ne mentionnent à peu près pas la pluie5, et rarement le froid6, les héros trouvent cependant le moyen de souffrir des intempéries, en l’occurrence des chaleurs excessives de l’été, celles qui règnent habituellement aux alentours de la Saint-Jean (24 juin) dit le texte. Le soleil, « tapant » sur les armures rend la chevauchée si épuisante que les chevaliers les plus aguerris n’y résistent pas et mettent pied à terre surtout lorsque le lieu, image du « locus amoenus », y invite :
Si ont iluec trouvé desouz l’ombre de .ii. sicamors .i. fontainne bele et clere ou il avoit .ii. chevaliers et .ii. damoiseles qui orent fait estendre .i. blanche touaille sor l’erbe et manjoient illuec moult anvoisiement.
(Lancelot, t. 4, LXXVI, 1, p. 133.)
Et quant il orent chevauchié jusqu’à ore de midi, si lor greva et anuia car li soulauz iert chaux et ardanz et lor armes furent eschaufees del souleil ; si furent si las et si travillié qu’il les covint a reposer tant que li chauz fu trespassez. Lors mist chascuns pié a terre et osterent les seles a lor chevax et les frains et les lessierent pestre de l’erbe parmi le bois, puis osterent les heaumes et abatirent lor vantailles por recoillir le vent ; si se couchent desor l’erbe souz l’ombre d’un pomier. Et Lanceloz n’avoit onques dormi la nuit, car trop avoit eu grant chaut. Se li avint qu’il s’endormi a ce qu’il trova la froidor de l’erbe et la douçor del vent.
(Lancelot, t. 4, LXXVI, 48-9, p. 1667.)
10Ces éléments de réalisme ont un rôle plus complexe qu’il ne semble au premier abord. Considérés en eux-mêmes, ils nous présentent des personnages participant de la commune humanité. Mais, replacés dans le contexte général de l’aventure, ils me paraissent remplir une autre – et double – fonction.
11D’une part, ils tendent à rappeler que le héros aventureux, homme de la route et du « dehors », proche à ce titre de la nature avec laquelle il vit journellement en contact, n’en est pas pour autant un « homo rusticus » ; il est aussi homme de cour et de château, c’est-à-dire de culture. Il faut être fou – autrement dit ne plus se connaître soi-même et ne plus reconnaître les autres – pour fuir la société humaine et passer ses jours et ses nuits dehors. Pendant sa « frenesie », Lancelot a figure d’homme sauvage et plus de chevalier :
… si erra si nuz come il parti de Kamaalot tout a pié mainte jornee… si fu em poi d’ore tainz et noirs del souleil et del halle et fu empiriez de ce qu’il travilloit trop et mengeoit petit : si fu tex atornez, ainz que li premiers yvers passast, qu’il n’est home, qui devant l’eust veu et le veist lors, qui jamais l’entercast por Lancelot, s’il ne l’avisast mout… (Lancelot, t. 4, CVII, 1, p. 207.)
12En se gardant du grand soleil de midi comme du cœur de la nuit, les personnages qui recherchent alors la compagnie de leurs semblables dont les données de l’aventure peuvent les tenir à certains égards éloignés, réaffirment leur appartenance à un monde « civilisé » dont la cour du roi Arthur est l’image chevaleresque la plus parfaite dans le roman.
13D’autre part, ces éléments de réalisme – toujours eux ! – tendent à fonder en vraisemblance, par contiguïté, les exploits des héros et leurs qualités : comment ne pas croire à la commune humanité de Lancelot, malgré la perfection de son amour et le nombre de ses victoires, puisqu’il craint la canicule ?
14D’ailleurs, une fois ces limites posées comme une sorte de cadre définissant une norme pour le chevalier, les trouvères ont bien soin de ne pas perdre de vue l’héroïsation des personnages. Certes, les scrupules de Lancelot à la Douloureuse Garde face à la demoiselle qui l’invite à cesser le combat avec la nuit (Lancelot, t. 7, p. 320) doivent être attribués à une certaine inconscience liée à sa jeunesse et à son inexpérience ; et de même sa crainte qu’elle ne parle ainsi que pour l’épargner ou parce qu’il se serait montré inférieur à sa tâche : soupçon de démesure que la maturité fera disparaître. Il gardera simplement le souci de bien remplir ses journées, acceptant même de s’arrêter, exceptionnellement, un peu avant le coucher du soleil sur l’invitation d’un ermite lorsque la perspective d’un autre gîte ne s’offre pas à lui :
« Puis qu’il vos plaist, fait Lanceloz, que je remaingne, je remaindrai, et si est il .i. poi trop tost. » (Lancelot, t. 7, LXXIX, 30, p. 232.)
15Cependant, ces limites pourront être dépassées lorsque l’urgence de la situation l’exige et que, par ce moyen, l’auteur veut mettre en valeur son personnage ou souligner une intention particulière. On peut se lever avec le jour – donc avant que le soleil ait dépassé l’horizon :
Au matin, ainçois que soleus fust levez, se partirent de leanz qui tuit baoient a Lancelot mal faire. (La Mort le Roi Artu, CVIII, p. 139.)
(Cf. aussi, au cours du même épisode : p. 150.)
… et erra tant qu’il vint au Tertre Devée au souleil levant. Et li chevalier du Tertre estoient ja chauciez et vestuz et prenoient conseil qu’il porroient faire.
(Lancelot, t. 5, XCV, 22, pp. 182-183.)
16Dans le premier cas, c’est l’acharnement contre Lancelot qui est signifié ; dans l’autre, l’inquiétude des chevaliers du Tertre et le zèle du messager. Mais il ne s’agit que d’une marge de temps étroite8.
17En revanche, elle est beaucoup plus vaste, ou plutôt beaucoup plus utilisée dans l’autre sens, celui de la nuit, à une condition toutefois : qu’il ne s’agisse pas de la « nuiz noire et oscure », mais qu’il y ait clair de lune. L’auteur aidant, le temps est généralement favorable à l’héroïsation des personnages par la poursuite de l’action, sinon à leur satisfaction par le repos qu’ils cherchent. De nombreuses scènes nocturnes émaillent donc l’ensemble du cycle. Si, à la Douloureuse Garde, la lune avait été pleine, Lancelot aurait pu venir à bout, sans reprendre souffle, des derniers champions qui lui restaient à vaincre sans attendre le lendemain ; et il n’est pas le seul à trouver que parfois, le soir vienne trop vite :
Si furent moult dolent de la nuit qui lor estoit sorvenue, car s’il eussent eu loisir, il ne quidassent mie que des homes Claudas fust pié eschapez que tuit ne fussent pris. (Lancelot, t. 6, CIV, 41, p. 111.)
18Dans le cas de figure le plus simple, la clarté de la lune, même si elle ne vaut pas celle du soleil9, permet de poursuivre la chevauchée à la recherche d’un gîte lorsque celui-ci ne se rencontre pas à l’heure attendre10 (cf. Lancelot, t. 4, p. 49, texte cité ci-dessus).
19Il arrive aussi que, dans la hâte de l’aventure, tout ou partie de la nuit soit occupée par la chevauchée, considérée comme une sorte de temps mort entre deux moments d’une action. Au nom de la vraisemblance, cette façon de faire, qui supprime le sommeil nocturne, n’est jamais prolongée au-delà d’une mention ponctuelle. Au nom de l’héroïsation du personnage, elle est utilisée pour mieux mettre en valeur l’endurance du héros. Lancelot, en particulier, bénéficie de cette représentation11 :
Atant s’em part Lanceloz et il estoit ja grans nuis, mes la lune luisoit cler ; et il s’en vet par mi la forest qui tant estoit espesse que la voie en estoit molt obscure... (Lancelot, t. 2, XVII, p. 234.)
(Cf. aussi Lancelot, t. 5, XCI, 31, p. 116 et XCII, 1, p. 117.)
20Lorsqu’il cherche un gîte à la lumière de la lune, comme lorsqu’il cherche un lieu où se reposer de la trop forte chaleur, le héros trouve ce qu’il cherchait… mais il est rare qu’il ne trouve que cela. Exemple du premier cas cependant, le duc de Clarence en quête de Gauvain :
Or dit li contes que li dux chevalcha tant que il anuita et la lune commença a luire molt cler. Et lors escota li dux, si oï un cor soner pres d’iluec a destre partie ; et quant il ot alé un poi, si trova un sentier qui aloit cele part et il chevalcha tant qu’il est issus de la forest. Et lors regarde devant lui al rai de la lune, si voit une molt grant plaine… (Lancelot, t. 1, XI, 1, p. 180.)
21… et, au milieu, le château de sa cousine où il passera la nuit avant de reprendre sa route. Certes, la halte nocturne permettra à la jeune fille de mettre son cousin en garde contre les dangers qu’il court s’il ne renonce pas, et il aura donc ainsi l’occasion de manifester son courage en s’obstinant. Cependant, le lecteur restera un peu sur sa faim : ce clair de lune, ces appels de cor semblaient promettre autre chose. Mais, après nous avoir déçus, l’auteur va nous combler : redoublant, quelques pages plus loin, la scène nocturne avec Yvain, lui aussi en quête de Gauvain, il en fait l’occasion d’un rebondissement imprévu de l’aventure :
Et mesire Yvain chevalcha tant que il est anuitié, mais de tant li est il bien avenu que la lune raioit cler. Longuement a chevalchié le grant chemin a la clarté de la lune tant qu’il a oï un cor soner sor senestre… (Lancelot, t. l, p. 189.)
22Cette fois, les appels du cor sont ceux d’un chevalier dont le château vient d’être attaqué par des brigands contre qui il n’est pas de force. Les supputations d’Yvain sur la halte reposante et réconfortante que les sonneries lui permettent, pense-t-il, d’entrevoir, vont être controuvées : c’est dans un nouveau combat qu’il va se trouver engagé, affrontement non prévu dans son plan puisqu’il est extérieur à la quête qu’il poursuit.
23La « halte à la source » est tout aussi trompeuse pour le personnage… et pour le lecteur. Le même effet de redoublement qui déçoit puis comble est utilisé dans le tome 5 du Lancelot : la première halte de Bohort et Lancelot dans ce cadre est seulement un moment de repos, la seconde va les entraîner dans une aventure imprévue (t. 5, XCVI, 45-46, pp. 233-234 et XCVIII, 1, p. 240).
24L’étape est occasion de rencontres qui font rebondir l’action et permettent à l’auteur d’édifier une construction romanesque foisonnante qui l’affranchit de la linéarité de la quête pure et simple. Certains de ces rebondissements, nocturnes ou diurnes, font la part belle à une imagination quelque peu débridée. Telles sont les complications dans lesquelles s’engage sans l’avoir prémédité, Guerrehet : guidé par la lune jusqu’à quatre « paveillons » qui lui offrent gîte et couvert, il s’y couche à côté d’une demoiselle endormie… sans s’apercevoir que le lit a déjà un autre occupant en la personne du mari de la belle. Dans son sommeil, elle le prend pour son époux. Fureur du susdit au réveil. Guerrehet le tue. Fureur de la demoiselle abusée. Guerrehet la contraint à le suivre. Il devra encore se débarrasser des quatre frères de l’enlevée qui s’interposent… D’autres font meilleure part à la psychologie. Dans le Lancelot (t. 4, LXXVI, 1, p. 133), le héros-titre fait ainsi la rencontre, auprès d’une source, de deux chevaliers et de deux demoiselles. La chaleur, qui avive le teint de Lancelot, le fait paraître si beau qu’une des jeunes filles tombe amoureuse de lui à sa vue. Quant à lui, assoiffé par la canicule, il se désaltère avec tant d’abondance à une eau sans doute moins saine qu’elle n’en avait l’air que le voilà sur le point de succomber à une sorte d’empoisonnement : il reste à la demoiselle à le guérir et à se réjouir douloureusement d’avoir auprès d’elle, le temps de son inconscience et de sa faiblesse, son amour à qui elle rend la vie pour le voir partir, retrouver son aventure et sa reine à lui12.
25Le soleil et la lune sont donc évoqués non pour eux-mêmes mais en relation avec les héros et l’aventure. On notera en particulier la brièveté des nocturnes, limités à la notion utile du clair de lune qui permet d’y voir… et c’est sans doute la raison pour laquelle les étoiles ne sont pas mentionnées13. L’auteur de La Mort Artu, sera le seul à remarquer :
Li jorz fu biax et clers, et li soleus levez qui commença a luire seur les armes…
(La Mort le Roi Artu, CLI, p. 195.)
26Les « haltes à la source » sont un peu plus développées, sans doute parce qu’elles participent du « topos » du « locus amoenus » et peuvent donc se réclamer d’une rhétorique stéréotypée : l’auteur y énu-mère de façon plus détaillée, mais sans chercher à renouveler les données, les arbres qui donnent de l’ombre, la source fraîche :
Tant a Lanceloz alé qu’il est venu an la forest ; si li avient qu’il ot moult grant chaut et li soulax estoit lors moult ardant contre ore de none. Et il resgarde devant lui et voit une fontainne dont l’eve estoit clere et froide et la gravele reluisant, si sordoit en une valee desouz .iiii. pins qui moult randoient grant ombre entor l’erbe verdoiant. Et Lanceloz regarde la fontainne et voit le lieu si bel et si delitable que il descent de son cheval et li oste la sele et le frainc, puis oste son hiaune et abat sa ventaille por mielz coillir le vent…
(Lancelot, t. 5, XCVI, 45-46, pp. 233-23414.)
27Evocations d’ailleurs plaisantes, mêlant adroitement éléments réalistes : les chevaliers enlèvent leurs heaumes et abaissent leurs ventailles pour mieux sentir la fraîcheur de l’air sur leur visage, se précipitent sur l’eau pour boire, s’allongent pour dormir un moment – et d’autres plus stylisés : les arbres sont souvent des sycomores ou des pins, la source est toujours « clere » et « fresche » ; si les abords sont fréquentés, ce sont par des demoiselles et des chevaliers en train de manger sur l’herbe, voire sous de somptueux « paveillons ». Mais ces notations ne prennent toute leur valeur que par rapport aux chevaliers aventureux : d’abord parce que ces lieux acquièrent toute leur beauté dans l’imagination des héros assoiffés et accablés de chaleur, avec, presque, un aspect onirique – mirages d’errants épuisés et altérés ; et aussi parce qu’ils sont pièges, à l’image de la source empoisonnée à laquelle boit imprudemment Lancelot. Ils promettent le repos mais donnent l’aventure, donc, à nouveau, les épreuves, la soif, le soleil, et renvoient paisiblement Lancelot et les autres vers les armes.
28Dans ces épisodes mis en relations surtout avec l’action, ces éléments peuvent l’être ailleurs davantage avec l’état d’âme du héros. L’évocation du printemps, la « reverdie » des poèmes lyriques prend une portée particulière pour Lancelot retenu prisonnier par Morgue, et qui voit, au-delà des barreaux de sa prison, s’épanouir, sous le soleil, dans le jardin, une rose sans pareille, image-balafre de Guenièvre :
Au diemanche matin, se fu Lanceloz levez si tost com il a oï les oisillons chanter et vint a une fenestre de fer et s’asist por veoir la verdor et tant demora illuec que li soulaux se fu espanduz par mi le jardin. Lors resgarde le rosier et voit une rose novelement espannie qui estoit bien a double plus bele des autres. « Ausi vi je ma dame plus bele des autres au tornoiement de Kamaalot. »
(Lancelot, t. 5, LXXXVIII, 3, p. 6215.)
29Contemplation douloureuse au départ mais qui va déboucher sur un sursaut joyeux : la vie du monde, la force du soleil font prendre conscience à Lancelot de la vie et de l’amour qui l’animent ; il tord ces barreaux qui prétendaient l’enfermer et reprend sa liberté. Accord d’énergie entre la nature et le personnage. Ou, au contraire, contraste douloureux quand tous les héros sont morts et que la royauté arthurienne n’est plus : Girflet se lamente sous un ciel riant :
Au matin que li jorz aparut et li soleus fu levez et li oisel ont commencié leur chant, Girflet fu si dolenz et corrouciez comme nus plus…
(La Mort le Roi Artu, XCIV, p. 251.)
30On s’attendrait même à voir le roman pousser les choses plus loin puisque, sous une surface christianisée, transparaît un vieux mythe païen avec le personnage de Gauvain :
« … ne ja tant comme il vive ne sera veincuz entor eure de midi ; car de tant est il amendez de ma priere que touz jorz a eure de midi en cele eure meïmes qu’il fu bautisiez, amendera sa force et sa vertu en quel que leu qu’il soit, ne ja tant devant n’avra eü peinne ne travail qu’il ne se sente a celui point tout fres et tout legiers » (La Mort le Roi Artu, pp. 198-199.)
31Mais la portée de ce passage demeure limitée et assez énigmatique ; contrairement à ce que laisse entendre le texte (p. 197), ce don de Gauvain ne joue guère de rôle précis dans ses aventures antérieures16. Et l’explication donnée par l’ermite en diminue l’intérêt pour notre sujet, dans la mesure même où il faut un regard de mythologue plus que de simple lecteur pour déchiffrer ainsi le passage17.
32Cependant, l’épisode peut au moins nous introduire à une autre considération des textes où interviennent le soleil et la lune, celle de leur éventuelle portée symbolique.
33Pour tout ce qui ne touche pas à la quête du Graal (« quête » entendue au sens de l’aventure et non du titre donné à une partie de l’œuvre), le bilan est quasiment nul. Il n’y a pas d’aventures de jour distinctes des aventures de nuit. Brigands et demoiselles exigent respectivement d’être pourchassés et sauvées à la lumière du soleil comme à la clarté de la lune. Le soleil incite Lancelot à fuir sa prison, par le biais du souvenir de Guenièvre. C’est donc que le soleil est avec les amants ? Mais c’est lui qui permet à Artus de découvrir la signification des images peintes par Lancelot dans cette même prison :
Celui jor fist moult biau tens et li soleuz fu levez biax et clers qui se feri leanz de totes parz, si que la chambre fu plus clere que ele n’estoit devant ; si avint que li rois commença a regarder entor lui et vit les peintures et les ymages que Lancelos avoit portretes… (La Mort le Roi Artu, LI, p. 61.)
34C’est donc qu’il est contre eux ? Quant aux rencontres amoureuses de Lancelot et de Guenièvre – on pense en particulier à celle de l’épisode de la Charrette : Lancelot, t. 2, p. 75 –, la prudence et la coutume en la matière suffisent à expliquer qu’elles soient nocturnes, et que, dans l’exemple cité en référence, la mention de la lune n’intervienne pas. La fin de cette prudence, dans La Mort Artu, quand l’amour des amants se fera passion, est la vraie raison de leur découverte. Une symbolique du jour et de la nuit, de la lune et du soleil, n’a rien à y voir, pour des auteurs en l’occurrence plus préoccupés du mécanisme des sentiments que du pittoresque du paysage. Et la folie meurtrière du géant Mauduit passera sans trêve de la nuit (sans lune) au jour18 (Lancelot, t. 4, pp. 258 sq.).
35En revanche, dès qu’il s’agit du Graal, les éléments naturels, tout en gardant leur valeur liée au concret, sont toujours susceptibles d’en acquérir une autre, celle-là symbolique. Ces scènes sont donc à part et, en même temps, elles évoluent selon qu’on se trouve dans le temps de la préparation à la quête (dans la partie du roman appelée Lancelot-propre) ou dans celui de la quête elle-même (Queste del Saint Graal).
36Certaines des modalités servant de cadre aux apparitions du Graal dans le Lancelot propre ou aux scènes qui ont un rapport avec lui frappent par leur caractère constant : on est donc amené à leur prêter une signification.
37La plus évidente est que ce sont toujours des scènes de nuit, au clair de lune. Il peut s’agir de scènes d’extérieur comme les deux apparitions du Blanc Cerf guidé par les lions :
Mais quant il furent el parfont d’une valee, si fu ja la lune levee bele et clere. Lors voient par devant eux aler.1. cerf plus blanc que noif negie et avoit entor le col une chaienne d’or et tout entor lui avoit. vi. lions… Si passerent par devant Lancelot sanz faire mal a lui ne au vallet et se mistrent en la forest la ou il la virent plus espesse. (Lancelot, t. 5, XCIII, 26, p. 133.)
(Cf. aussi Lancelot, t. 5, XCVI, 1, p. 204.)
38le caractère éventuellement diabolique de cette vision nocturne est récusé officiellement par un ermite :
ce n’est mie anchantement ne oscure dyablie, ains est miracle merveilleux qui avint jadis par la volonté Nostre Signor. (p. 211.)
39Mais aussi de scènes d’intérieur : c’est alors, là encore, et de façon qui peut paraître quelque peu surprenante, la clarté de la lune qui permet au héros, dans le château même, de « voir » un certain nombre de scènes étranges et porteuses du mystère de l’avenir arthurien :
Molt grant piece demora iluec mesire Gauvains tant qu’il li fu si anuitié que l’en veïst laiens malvaisement, se ne fust la clartés de la lune qui laiens entroit par plus de. lx. fenestres qui totes estoient overtes. Lors esgarde en une chambre,… si vit un serpent… (Lancelot, t. 2, LXVI, 19, p. 380.)
(La notation se répète pour le passage de Bohort : Lancelot, t. 5, p. 263.)
40A ce stade du récit, le Graal, lorsqu’il apparaît, est décrit non directement mais par le biais d’une image, celle du soleil, mais non pas du soleil-dans-le-ciel, tel que nous le voyons, très loin de nous ; il est soleil-ici, dont on ne peut soutenir la vue :
Quant vint un poi devant la mienuit si vint Boorz devant la mestre chambre et vit si grant clarté come se li souleil eut fait son abitacle, et tant dis crut plus et plus.
(Lancelot, t. 5, XCVIII, 44, p. 270.)
Au point que li prodom osta le samit desus le Saint Graal, avint que leanz s’es-pandi si grant clarté qu’il fu avis a Boorz que an mi les eux l’eust feru .i. raiz de souleil ; si an devint si esperduz que em perdi toute nuit la veue…
(Lancelot, t. 5, XCVIII, 46, p. 271.)
41Soleil lui-même, au moins par le biais de la métaphore, il est donc normal qu’il apparaisse illuminant la nuit plutôt que faisant pâlir le soleil diurne. La lumière de la lune demeure, elle, nécessaire pour que soient vues les apparitions liées au Graal mais dans lesquelles il ne figure pas. Leur caractère nocturne paraît ici attaché d’abord à la présence du mystère et de l’inquiétude qu’il suscite même s’il n’est pas maléfique, comme en témoigne l’état d’esprit de Bohort, chevalier sans peur s’il en est, lui que les habitants du palais ont laissé « a grant poor » (Lancelot, t. 5, p. 259). D’autres interprétations pourront être envisagées, peut-être, après la lecture de la Queste del Saint Graal. D’ores et déjà, les ténèbres dans lesquelles a lieu la conception de Galaad semblent bien représenter la nuit du péché, celui de cette union non conjugale, et adultère d’intention pour Lancelot :
Quant li jorz s’aparut, si s’esveilla Lanceloz et resgarda entor lui, mes il ne vit point de clarté, car toutes les fenestres estoient estoupees si que li soulauz n’i pooit entrer poi ne grant. (Lancelot, t. 4, LXXIX, 1, p. 211.)
42En effet, aucune raison proprement romanesque ne suffit à les expliquer – puisque la fille du roi Pellès décline son identité dès que Lancelot l’interroge –, et que celui-ci s’empresse d’ouvrir les fenêtres fermées qui maintenaient la salle dans l’obscurité19. Ira-t-on jusqu’à émettre l’hypothèse que la clarté qui la remplit alors peut représenter le « Bon Chevalier » à naître, Galaad ?
43La Queste del Saint Graal se fonde sur un renversement des valeurs chevaleresques dans le cadre d’une quête déroutante puisque les qualités et les moyens qui réussaient dans les aventures précédentes, disqualifient à présent ceux qui s’appuient sur eux. Ce bouleversement spirituel s’exprime, entre autres, par des changements dans le traitement de certains motifs littéraires.
44Par exemple, la chaleur accablante du soleil qui faisait rechercher l’ombre et la source aux héros du Lancelot propre est devenue indifférente au Perceval de la Queste :
Et a l’andemain, quant li jorz fu clers et li soulauz fu levez, qui ja li raia sor le chief chauz et ardanz si ovri Perceval les elz et vit qu’il estoit jorz. Et lors se dressa il en seant et se seigna et pria Nostre Seignor qu’il li envoit conseil qui profitables li soit a l’ame : car dou cors ne li chaut il mes…
(Queste del Saint Graal, p. 98.)
45La « reverdie » employée pour faire écho à la joie du héros ou pour contraster avec sa douleur est ici utilisée de façon plus subtile :
Et quant li jorz parut biaus et clers et li oiselet comencerent a chanter parmi le bois et li solaux comença a luire parmi les arbres et il voit le biau tens et il ot le chant des oisiaus dont il s’est maintes fois esjoiz et lors se voit desgarni de toutes choses, et de ses armes et de son cheval, et bien set de voir que Nostre Sires s’est corrociez a lui, si ne cuide ja mes venir a cel point qu’il truist chose ou monde qui sa joie li poïst rendre. (Queste, p. 62.)
46Privé de ce qui constitue, à ses yeux, le moyen de son action (chevaleresque), les armes et le cheval, Lancelot ne comprend pas que ce dépouillement est l’instrument de son progrès (spirituel), dont Dieu se charge puisqu’il n’en a pas eu l’idée lui-même et qui devrait donc lui être plutôt sujet de se réjouir. Contrairement à ce qu’il pense, la vie joyeuse du monde qui l’entoure ne s’oppose pas à sa situation particulière… Et, à présent, les quêteurs dorment, parfois, dehors20.
47De même encore, maintenant que la quête du Graal est devenue l’unique aventure, l’apparition du Blanc Cerf et des lions se produit de jour, non plus de nuit (p. 234)… et seuls les trois élus, Galaad, Perceval et Bohort en seront gratifiés, car seuls dignes de cette vision directe, en pleine lumière.
48D’autre part, l’emploi du temps des héros se trouve quelque peu modifié. Certes, le rythme jour/nuit demeure le cadre auquel ils se réfèrent lorsqu’ils sont livrés à leur propre choix :
Si atent tant que la nuiz fu venue oscure et noire ; si s’endort erranment delez le lyon. (p. 96.)
(Cf. aussi texte p. 98 cité ci-dessus.)
49Mais ce qu’on peut appeler les « appels » du Graal, qui, par messagerie) s interposé(e)s, rythment la quête se produisent de nuit21. Ainsi, celui adressé à Bohort pour qu’il monte sur la nef où il retrouvera Perceval. Il se lève, s’arme, quitte l’abbaye où il était hébergé sans réveiller personne, en passant par une brèche de l’enceinte et chevauche jusqu’à la mer où il monte sur le bateau. Alors seulement, l’auteur note :
Lors resgarde par la nef, mes il ne voit rien, car la nuiz est oscure et noire, par quoi len n’i pooit pas bien veoir. (p. 194.)
50Il en sera de même pour Galaad (p. 250) et, à l’extrême fin du roman, pour les trois élus qui vont gagner Sarraz (p. 273). Le problème de la vision, pendant ces scènes, a été résolu de façon variée. Dans les exemples précédents, le mystère demeure ; et la notation concernant Bohort paraît même maladroite : si la nuit est assez noire pour qu’il distingue mal ce qui l’entoure sur le bateau, comment a-t-il vu pour arriver jusque-là ? D’autres passages résolvent la difficulté en faisant appel soit à la lune :
A cele ore que la nef ariva cele part luisoit la lune si cler que assez en poïst len veoir loign et pres. Et maintenant oï une voiz qui li dist : « Lancelos, is de cele nef et entre en cest chastel, ou tu troveras grant piece de ce que tu quierz ».
(Queste, p. 253.)
51soit à une lumière surnaturelle :
Et quant il fu endormiz, si li vint une voiz… Et quant il ot ceste parole, si tressaut toz et oevre les eulz et voit entor lui si grant clarté que il cuide bien qu’il soit grant jorz… (Queste, p. 246.)
52Le Graal sera d’ailleurs constamment associé au soleil, lui-même image du feu et symbole de Dieu, en particulier du Christ et du Saint Esprit. On peut à cet égard rapprocher les textes suivants :
Et maintenant entra laienz uns rais de soleil qui feist le palés plus clers a set doubles qu’il n’estoit devant. Si furent tantost par laienz tot autresi come s’il fussent enluminé de la grace dou Saint Esperit. (Queste, p. 15.)
… et li ypocrites de cuer ou li feux dou Saint Esperit n’entra onques. Et por ce ne puet il eschaufer de l’amor Nostre Signor ne embraser cels a qui il annonce la sainte parole… (Queste, p. 65.)
Car quant li solaux, par quoi nos entendons Jhesu Crist, eschaufe le pecheor del feu del Saint Esperit petit li puet puis forfere la froidure ne la glace de l’anemi, por qu’il ait fichié son cuer el haut soleil. (Queste, p. 114.)
Maintenant que Lanceloz ot ce dit, si resgarde devant lui et voit l’uis de la chambre overt, et a l’ovrir que ele fist, en issi une si grant clarté come si li soleuz fist laienz son estage… (Queste, p. 255.)
53Ce qui prévaudra sera donc une interprétation symbolique des éléments. A condition de tenir compte de deux facteurs essentiels. La prise en compte symbolique des divers motifs n’est jamais automatique : il y a, pour nous limiter à nos deux thèmes des soleils et des lunes qui, dans la Queste del Saint Graal, ne sont rien d’autre que des sources lumineuses dans le ciel, et cela alors même que la quête est depuis longtemps commencée :
Ensi fu Perceval jusqu’au jor en proieres et en croisons, et atendi que li solaux ot fet son tor ou firmament et qu’il aparut au monde. Et quant li solauz fu levez biaus et clers et qu’il ot auques abatue la rosee, lors resgarde Perceval tot entor soi et voit qu’il est en une montaigne… (Queste, p. 93.)
(Cf. aussi p. 96.)
54Et il faut se garder de la tentation de voir des symboles partout :
La lune estoit levee bele et clere car ja ert passee la mie nuit. (Queste, p. 60.)
55Cette notation empruntée à la quête de Lancelot, après que celui-ci a assisté à la guérison nocturne d’un chevalier par le Graal, ne me paraît pas avoir d’autre fonction que de situer la scène dans le temps – et sans doute aussi de la marquer d’un sceau de réalité, le héros s’étant demandé un moment s’il n’avait pas rêvé22.
56En revanche, la signification symbolique d’autres ténèbres ou d’autres clartés paraît évidente :
Et ce li fet mout mal que il ne voit ne loign ne pres ou il puisse prendre sa voie : car mout ert la nuiz oscure. (Queste, p. 57.)
57ici, l’obscurité est à la fois celle de la nuit qui entoure Lancelot et celle de ses ténèbres intérieures qui le rendent incapable de retrouver le Bon Chevalier à la poursuite de qui il s’est imprudemment lancé, dédaignant l’obstacle de l’heure à un premier niveau mais méconnaissant surtout son indignité. La plupart du temps d’ailleurs, l’identification des symboles et leur explication seront prises en charge par l’auteur lui-même. Le meilleur exemple, pour le motif du soleil, en est la scène de tentation à laquelle est soumis Perceval par une demoiselle en qui il n’a pas reconnu une figure du démon :
Tant parlerent ensemble que midis fu passez et l’ore de none aprochiee. Et lors fu li solaux chauz et ardanz ; si dist la demoiselle a Perceval : « Perceval, il a en ceste nef le plus riche paveillon de soie que vos onques veissiez. Se il vos plest, je le ferai trere fors et le ferai ci tendre por l’ardor dou soleil, que mal ne vos face »… « Venez vos reposer et seoir tant que la nuiz viegne, et issiez fors dou soleil, car il me semble que vos eschaufez trop »… (Queste, p. 108.)
58S’ensuivra le déchiffrement :
« Ele t’apela por ce qu’ele dotoit que li solaux ne t’eschaufast trop. Et ce n’est pas merveilles se ele en a poor. Car, quant li solaux, par qui nos entendons Jhesu Crist »… (suite du texte cité ci-dessus). (Queste, p. 114.)
59Le deuxième facteur dont il faut tenir compte, et qui rend les explications données par les ermites et autres interprètes de la Queste moins inutiles qu’on ne l’a dit, c’est que les symboles ne sont pas univoques. Le feu du soleil, c’est Jésus-Christ, et la glace, c’est le démon. Mais le démon, c’est aussi le feu de l’ivresse et de la luxure (cf. p. 109). Cependant, la lumière, lune ou soleil, ne sera jamais subvertie jusqu’à être associée aux puissances infernales dans la Queste. En revanche, la nuit sera en quelque sorte résorbée par la lumière, naturelle, de la lune, et surnaturelle, du Graal. Il n’y a plus, à la fin du roman, de « nuiz noire et oscure ».
60L’analyse fait donc apparaître à la fois points communs et différences dans le traitement du double motif de la lune et du soleil selon qu’on considère le Lancelot propre et La Mort Artu ou la Queste.
61L’ensemble de l’œuvre est étrangère au pittoresque descriptif comme à la contemplation lyrique (au sens moderne du mot). La présence de la lune et du soleil est toujours ordonnée à ce qui, seul, compte pour les auteurs : la narration de l’aventure et la mise en valeur des personnages par la prouesse et l’analyse des sentiments. Dans le Lancelot, et, accessoirement, dans la Mort Artu, le temps que le héros passe au contact de la nature ne fait pas qu’il s’y sente toujours à l’aise. La nuit noire, la canicule constituent pour lui des obstacles qui font partie des difficultés de l’aventure. Et il garde constamment le souci de ne pas rompre avec la société et la civilisation des hommes, celle-ci étant représentée au plus humble chef par l’ »ostel » où l’on dort dans un lit, mange à une table, parle avec un hôte.
62Dans la Queste, l’intériorisation de l’aventure amène à dépasser cette problématique. Le dépassement de la nature par la culture est remplacé par un dépassement de l’univers chevaleresque par l’univers chrétien. Dans la même ligne, l’aventure dans le temps et dans l’espace extérieurs, devient figure d’une aventure dans le temps et l’espace intérieurs : la lune et le soleil, sans cesser d’être astres éclairant le monde, deviennent lampes du cœur, sage ou fou.
63Enfin, une remarque au moins curieuse sur la répartition des scènes dans lesquelles est mentionnée la présence de la lune ou du soleil. On n’en trouve pas dans tout le début du Lancelot (t. 7 de l’éd. A. Micha). Encore rares dans les tomes 8 et 1 (c’est-à-dire ceux qui racontent la suite de l’histoire selon l’ordre de publication des volumes), elles se multiplient en revanche dans la deuxième partie du Lancelot (t. 2, 4, 5 et 6) ainsi que dans la Queste, avant de se raréfier à nouveau dans La Mort Artu. Tout se passe donc comme si le ciel, visible, mais aussi sans doute image de l’invisible, se révélait peu à peu aux chevaliers aventureux, et cela sans attendre la quête du Graal, dans le cours même de leurs errances chevaleresques, puis disparaissait à leurs yeux, en même temps que le Graal. On peut dire, de façon plus volontariste, que le regard des quêteurs s’élève de plus en plus souvent vers le ciel et le soleil avant de s’en détourner pour mourir : n’était-ce pas l’intuition de R. Bresson qui, dans son film Lancelot, (en fait fondé sur la Mort Artu), plaçant toujours sa caméra à mi-hauteur d’homme ou de cheval, ne photographiait jamais le ciel ?
Notes de bas de page
1 Le royaume arthurien est anglais, les trouvères vivent sous un climat d’oïl !
2 Les références renvoient à l’édition d’A. Micha, Genève, 1978-1982 pour le Lancelot propre ; à celle d’A. Pauphilet, Paris, 1967 pour la Queste del Saint Graal et à celle de J. Frappier, Genève, 1964 pour La Mort le Roi Artu.
3 Cf. aussi Lancelot, t. 1, pp. 189 sq. et t. 4, p. 272.
4 Cf. aussi Lancelot, t. 4, p. 177 ; pp. 272 et 278 ; p. 385 ; t. 5, p. 246 ; t. 6, p. 87 et 163 ; Queste pp. 21, 98 et 251.
5 Une exception : Perceval rencontre du mauvais temps avec surtout de la pluie dans sa chevauchée au secours du roi Patridès (Lancelot, t. 6, p. 194). A la rareté de cette notation, je verrais deux raisons possibles. L’une d’ordre esthétique : le temps de l’aventure, c’est le beau temps, celui de cette belle saison qui commence avec l’Ascension, encore que, même au mois de mai, il arrive aux nuits d’être froides comme notre auteur en fait une fois la remarque. L’autre toucherait à l’utilisation symbolique de l’eau comme moyen de passage dans l’Autre monde : le motif est celtique (cf. l’enfance de Lancelot en compagnie de la Dame du lac, et la pluie merveilleuse qui précède le départ du roi Artus pour Avalon… une île, à la fin de la Mort Artu). Mais il n’est pas étranger à la tradition chrétienne : on baptise dans l’eau ; il peut donc facilement être utilisé dans une perspective christianisée dans la Queste : c’est aussi par eau qu’on gagne Sarraz.
6 Le motif revient à plusieurs reprises quand la folie de Lancelot fait de lui un « homme sauvage » vivant perpétuellement dehors quel que soit le temps : cf. Lancelot, t. 6, pp. 207, 213 et 219. Cf. aussi Lancelot, t. 8, p. 344.
7 Cf. aussi Lancelot, t. 2, pp. 354-355 ; t. 5, p. 151 ; pp. 233-234 et pp. 279-281.
8 Cf. aussi Lancelot, t. 8, p. 25.
9 Cf. cette comparaison : « Car ma prouesce ne se porroit panre a la vostre ne plus que la clartez de la lune se prant a la clarté du soleil ». Lancelot, t. 5, p. 105.
10 Cf. aussi Lancelot, t. 1, pp. 181, 189 et 321.
11 La chevauchée nocturne peut aussi répondre à une préoccupation particulière du héros, mais sans qu’elle contribue à faire apparaître sa valeur : par exemple, dans La Mort Artu, Lancelot chevauche de nuit quand il veut se rendre incognito au tournoi de Wincestre (p. 11). Il reprendra aussitôt arrivé un rythme normal (p. 12).
Pour d’autres exemples de chevauchée nocturne permettant au héros de « gagner du temps » pour l’aventure, cf. Lancelot, t. 5, pp. 116 et 117.
12 Cf. aussi Lancelot, t. 2, pp. 354-345 ; t. 4, pp. 166 et 215 ; t. 5, pp. 151, 240, et 279-281-282 ; t. 8, pp. 340-341.
13 On ne les voit guère citées que dans une vision de la Queste, mais il ne s’y agit pas des étoiles-dans-le-ciel :
Quant il fu endormiz, si li fu avis que devant lui venoit uns hons toz avironnez d’estoiles. (Queste, p. 130.)
Il s’agit de Celydoine, fils de Nascien, ancêtre du lignage du Graal. Les étoiles sont une allusion à ses connaissances d’astronome.
14 Pour d’autres exemples, voir textes cités n. 12.
15 Cf. le texte où il racontera à la reine comment il s’est évadé : Lancelot, t. 6, p. 29.
16 Il y est fait allusion à deux reprises dans le Lancelot, t. 8, en des termes quelque peu différents :
Mais teus estoit sa coustume que tous jors empiroit sa force a eure de miedi et si tost que miedis tornoit, si li retornoit au double, et cuer et seurté et forche recorroit. Et lors i parut bien… (Lancelot, t. 8, LVIa, pp. 181-182.)
(Cf. aussi t. 8, pp. 426-427.)
17 On pourrait penser que l’épisode, avec l’impression de mystère qu’il fait malgré tout planer participe du ressurgissement des éléments celtiques à substrat païen donc, qui va accompagner, à la fin du roman, la disparition d’Artus : pluie merveilleuse, nef des fées, départ du roi pour Avalon… Mais ne s’agit-il pas simplement, pour l’auteur, de grandir le personnage de Gauvain face à Lancelot et de maintenir un moment entre eux les forces égales, ce qu’interdirait la comparaison de leur valeur respective sans cet ajout : Lancelot n’est-il pas, Galaad mis à part, le premier guerrier de l’univers arthurien ?
18 Le bilan est-il entièrement négatif ? Parmi les épisodes « au soleil » ou « au clair de lune » dont il n’a pas été question jusqu’ici, citons :
Lors sont entré en une lande molt grant et bele et la lune fu levee qui luisoit cler.
Et quant il ont chevalchié grant piece de la nuit, si choisirent al rai de la lune un paveillon molt bel et molt riche… si s’aperçoit Lancelos que c’est li paveillons en quoi Morgue soloit gesir el val des Faus Amans…
(Lancelot, t. 1, XXVI, 18, p. 321.)
La jeune fille qui le guide l’y soumettra à une épreuve de chasteté dont il triomphera sans peine. Mais la lune entretient avec les amours interdites un rapport peu évident dans le texte (cf. ci-dessus).
Lors les enmaine en une cambre devers destre et la sale ert si clere que la lune i ferait par plus de .xx. fenestres. Lancelot, t. 8, LXIVa, 33, p. 378.)
Ce n’est qu’un banal château-étape où le boulimique Sagremor va pouvoir se restaurer.
Lors les conmande li nains a Dieu et dist qu’il s’en ira. « Et ou porras tu meshui aler ? fait Lanceloz. Ja est il si tart ! – De ce n’aiez paor, fait li nains, car je trouverai bon ostel ». Si les conmande a Dieu et s’en vait errant parmi la forest au rai de la lune. (Lancelot, t. 5, XCXV, 8, pp. 208-209.)
Mystère si l’on veut, mais sans arrière-plan : personne ne s’intéresse à ce personnage apparu un moment pour retrouver les chevaux de Lancelot et de Mordret. Au mieux, il participe d’un merveilleux vague habituel à toutes les aventures arthuriennes ; au pire, c’est « comment s’en débarrasser ». En revanche, l’opposition Lumière-Ténèbres peut revêtir un sens moral : le duc de la Blanche Garde est ainsi puni d’avoir tué un « prud’homme » dans des circonstances particulièrement odieuses :
« Les tenebres sont conmanciees en vostre chastel si granz que nus n’i voit goute et vindrent orandroit a l’ore de midi »… (Lancelot, t. 5, XCIII, 15, p. 126.)
et les ténèbres qui régnent sur Escavalon jusqu’au moment où Lancelot y ramènera la lumière en font un lieu maléfique (Lancelot, t. 1, XX, 21, p. 264).
C’est que l’opposition L/T est sans ambiguïté. La clarté de la lune, de façon différente, fait seulement de la nuit un moindre jour. Quant à la nuit obscure, nous avons vu pour quelle raison de vraisemblance elle gêne nos auteurs.
19 Cf. le discours de l’ermite, p. 210.
20 Queste, p. 62 (Lancelot), p. 93 (Perceval).
21 Sauf l’appel initial à la quête qui se déroule dans une sorte de jour artificiel : Queste, p. 7.
22 Un autre texte concerne Perceval qui chevauche le cheval noir donné par une demoiselle- « diable » contre la promesse de lui donner ce qu’elle lui demandera :
Si s’en vet grant aleure et se fiert en la forest ; et la lune luisoit clere.
(Queste, p. 92.)
La lumière elle-même ne me paraît pas diabolique ici, mais seulement réaliste.
Notes de fin
* Paru in le Soleil, la lune et les étoiles au Moyen Age, Senefiance 13, 1983.
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