Le Lancelot comme roman d’apprentissage
Enfance, démesure et chevalerie*
p. 77-103
Texte intégral
1Le peu d’intérêt du Moyen Age pour l’enfant est un lieu commun qui, comme tous ses semblables, souffre un certain nombre d’exceptions qui le confirment1. La plus notable d’entre elles, dans le domaine de la littérature romanesque, pourrait bien être le cycle du Lancelot-Gmal. Contrairement à certains de ses devanciers qui se contentent de schématiser à grands traits une enfance idéale2 ou à un Chrétien de Troyes qui, de façon plus subtile, contourne le problème dans son Perceval3, l’auteur4 du Lancelot raconte plusieurs « vraies » enfances, celles de Bohort, Lionel et Lancelot. Par « vraies » nous entendons que les jeunes héros n’y apparaissent pas comme les fils des adultes qu’ils deviendront dans la suite du roman – ce qui est le cas, généralement, des « enfances » épiques5 –, ou, si l’on préfère, qu’ils sont présentés comme riches de possibilités diverses, destinées, pour quelques-unes, à être développées par les personnages adultes, pour d’autres, à dépérir : le meilleur exemple n’en est-il pas, dès les premières lignes du Lancelot, celui de cet enfant qui reçoit en baptême le nom de Galaad – c’est-à-dire celui du futur conquérant du Graal – et qui porte le surnom de Lancelot, mais qui est élevé dans l’ignorance des deux, et ne découvrira qu’il s’appelle et est Lancelot qu’après avoir perdu la virginité du cœur en aimant la reine Guenièvre et en ayant, de ce fait, perdu aussi la possibilité de mener à bien la quête célestielle du Graal ?
2Mais encore faut-il d’abord s’entendre sur l’extension du concept d’enfant. En ancien français, le mot a une acception beaucoup plus étendue qu’en français moderne, et qui, de surcroît, varie d’un texte à l’autre6. Dans notre roman, Lancelot est appelé conjointement « vallés » et « enfes/enfant » jusqu’au moment où il est armé chevalier, à 18 ans – mais ce qui compte ici, c’est moins l’âge à proprement parler que l’entrée dans la vie adulte symbolisée par l’adoubement, qui est soulignée aussi par le retrait définitif de la « mère » (adoptive en l’occurrence) : la dame du Lac accompagne Lancelot jusqu’à la cour du roi Artus, lui expliquant comment il devra s’y comporter et l’incitant à exiger d’être fait chevalier immédiatement ; mais, dès l’arrivée à Camaalot, elle le quitte, le laissant entièrement à lui-même. L’« enfes », le « vallés », change alors de statut : on va maintenant l’appeler « chevalier ». Et le changement de vocable est souligné par un incident qui fait que la cérémonie de l’adoubement ne se déroule pas exactement dans les règles en ce qui concerne Lancelot. Celle-ci se passe, dans le roman, en deux temps : le roi donne la « colée » aux nouveaux chevaliers à l’église, puis leur remet leur épée hors de l’église. L’impatience de Lancelot de faire ses preuves en partant en aventure, le désir qu’il a de recevoir son épée non du roi, mais de la reine, peut-être aussi la volonté de l’auteur de lier l’entrée en chevalerie de son protagoniste non à l’exécution d’un rite mais à l’accomplissement d’exploits personnels, tout cela fait qu’il part avant d’avoir reçu l’épée. Il se trouve alors dans un état intermédiaire, incomplètement chevalier si l’on peut dire, état qui dure jusqu’au moment où il portera l’épée envoyée, à sa demande, par Guenièvre. Pendant cette période, celle de ses premiers hauts faits, il arrive qu’on l’appelle déjà « chevalier » (avec, souvent, la précision « li noviax chevalier »), mais on continue encore de le dire « vallés » – et l’auteur s’en explique :
… et por che l’a apelé li contes vallés dusques chi. (p. 298.)
3Quant à l’appellation « enfes », elle sert à désigner Lancelot pour la dernière fois quand la dame du Lac se sépare de lui à leur arrivée à la cour :
… si s’en est tornee teil duel faisant que on n’en puet parole traire. Et li enfes en a pitié moult grant, si l’en sont les larmes venues as iex. (p. 270.)
4Dans cette scène, il joue en effet encore le rôle d’un fils face à sa mère. Et elle le qualifie encore deux fois, mais par référence à son âge et non à son statut : le roi Artus, voulant le décourager d’être le champion de la dame de Nohaut, lui dit :
« … Vous ne savés que vous requerés, car vous estes si enfes et si jovenes que vous ne savés c’amonte grant fais de chevalerie. » (p. 282.)
5et à ce moment, il n’a pas encore l’épée. Enfin, à la Douloureuse Garde, une demoiselle, qui cherche à accréditer le bruit de sa mort, déclare :
« … il a chaiens mort le plus biax chevaliers del monde et le plus preus qui onques fust, si estoit jones enfes sans barbe. » (p. 339.)
6A ce stade du récit, il porte l’épée, et la narration ne le désigne plus que sous le terme de « chevalier » (« li blans chevaliers », « li buens chevaliers », etc.) Tout imberbe qu’il soit, Lancelot est devenu Lancelot : il a d’ores et déjà déchiffré l’inscription qui lui apprend qu’il est « Lancelos del Lac, li fiex au roi Ban de Benoyc » (p. 332).
7On a souvent remarqué que la peinture médiévale, mais aussi celle des siècles ultérieurs donne aux enfants qu’elle représente des figures d’adultes. Il est tentant de faire le rapprochement avec ces textes littéraires qui prêtent aux enfants des paroles et des actions qui ne sont pas de leur âge, et qui, seules, paraissent mériter d’être racontées, par la maturité précoce qu’elles dénotent : c’est le « topos » bien connu du « puer senex » qui a pour corollaire un mépris certain de l’enfance en tant que telle. Celle-ci se définit alors de façon négative par les manques qui l’empêchent d’atteindre à cette apogée humaine qu’est l’âge adulte. L’enfant se caractérise par son impuissance sur le plan de l’action : c’est le sens de la remarque d’Artus à Lancelot citée ci-dessus (texte de la p. 282) ; c’est aussi ce que Pharien fera remarquer à Lionel enfant lorsque celui-ci entend se venger de Claudas en le tuant :
… « mais atendés tant que Diex vous mete en grignor vertu que vous n’estes encore et que vous vous puisiés venger » (p. 112.)
8Mais surtout, c’est le « sens » qui manque à l’enfant, et qui rend son action non tant insuffisante qu’inadéquate. En particulier, appliqué à des adultes, le terme « enfes » a une valeur péjorative. On en trouve plusieurs exemples dans le volume :
A propos d’un chevalier qui donne un mauvais conseil au roi Artus, « Et bien avés fait samblant et contenance d’enfant. » (p. 98.)
9Au roi Artus lui-même qui adopte une attitude qui risque d’être mal interprétée par sa cour :
« Che seroit laide chose, se a un enfant estiés comparés, que l’en tient a. I. des plus sages hommes qui orendroit soit. » (p. 242.)
10Quant à l’indulgence que l’on a pour l’enfant, elle peut aussi être seulement fondée sur cette considération de sa non-responsabilité, parce qu’il ne comprend ni ce qui se passe, ni ce qu’il fait :
11Pharien déclare ne pas attacher beaucoup d’importance aux reproches injustifiés que lui adresse le jeune Lionel, même s’il en souffre :
« Je ne doi mie metre a pris chose que vous me dites, tant soit grans maus, car jones sires ne doit estre eslongiés de son serjant pour fole parole qu’il li die. » (Et il précise qu’il n’en serait pas de même si Lionel était plus âgé.) (p. 230.)
12On remarquera que Pharien ne cherche d’ailleurs pas à expliquer à Lionel ce qui s’est réellement passé, alors qu’il lui était pourtant assez simple de se justifier, vu les données de l’histoire qui ne semblaient pas dépasser les facultés intellectuelles même d’un jeune enfant7.
13L’enfant « normal » est donc ainsi à peu près écarté du champ de la narration, sauf à lui faire jouer le rôle de trouble-fête ; encore ce ne peut être que de façon ponctuelle, puisque, comme on vient de le voir, sa conduite échappe à toute rationalisation et d’abord à celle des mots.
14Et en revanche, l’enfant-personnage, c’est celui qui, avant le temps, pense, parle et agit en adulte. En se référant aux concepts, aux valeurs et même à la rhétorique de l’adulte, Lancelot, Lionel et Dorin, le fils de Claudas8 seront loués par des formules dénotant des qualités « au-dessus de leur âge » :
15Lancelot (il a 10 ans) :
… si estoit sages et entendans… et outre che que enfes de son eage ne doit estre (p. 70.)
… ne de sa larguece ne fu onques nus enfes veus… (p. 74.)
… ne de sa maniere ne fu onques enfes veus, car james ne li veist faire malvais samblant, se droite raison n’i eust… (p. 74.)
Ore s’en merveille moult li vallés qui chi enfes n’estoit qui iert si jones et qui si hautes paroles li avoit dites. (p. 77.)
De ceste parole furent esbahi tout li plus sage et se merveillent comment teus enfes peust si sages paroles avoir monstrees. (p. 193.)
16Lionel (à peu près au même âge) : Claudas, croyant Lionel mort, le regrette ; il rappelle son jeune âge…
… « mais de sens et de proeche estiés vous viellars quenus, s’un petit fuissiés plus amesurés de hardement… » (p. 145.)
17Dorin : mort à l’âge d’être armé chevalier. Son père, dans son « planctus », évoque le souvenir de quelques traits de son enfance ; et, après avoir rapporté une parole remarquable, commente :
« … che fu la plus haute parole que j’oïsse onques dire a nul enfant… » (p. 117.)
18Ce qui est loué, c’est le « sens » développé, beaucoup plus souvent que le courage. C’est que celui-ci, lorsqu’il n’est pas éclairé par une juste appréciation du rapport des forces en présence et par l’acceptation d’en tenir compte, est une valeur ambiguë. C’est pour cela que l’action de Lionel voulant se venger de Claudas, même si elle est moralement légitime et dénote la vaillance et le sens de l’honneur du garçon, est mal jugée par Pharien :
… « pour Dieu merchi, ensi nel ferois vous pas, car vous n’en poriés escaper vis : ne l’en doit pas tel chose emprendre a faire sans consel. » (p. 112.)
19De même, quand il surprend Lionel emportant avec lui un couteau pour mettre à exécution son rêve meurtrier :
« … vous n’estes mie sages, car se vous portés chest coutel, tous li siecles s’en aperchevra. » (p. 114.)
20C’est pour la même raison et à peu près dans les mêmes termes qu’Artus récuse la demande du chevalier « enferré » qui ne veut être délivré des armes qui le blessent que par un champion qui acceptera d’affronter tous ceux qui diront mieux aimer celui qui l’a frappé que sa victime :
… « ch’est trop greveuse chose que vous avés demandée, car tant puet avoir d’amis chil qui vous a tant navré qu’il n’a chevalier el monde ne .II. ne .III. qui chou puissent achever… »
21Il propose seulement de venger le chevalier et ajoute :
« … ne de plus ne vous oseroie je pas asseurer, car je cremeroie de faillir a mon covant, ne ja autres par mon los ne vous asseura de che… mais sachant tuit mi compaignon que s’il i avoit nul qui empreist si grant folie, jamais a nul jor n’avroit m’amor… » (pp. 263-264.)
22De même, quand Lancelot aura relevé le défi, il se l’entendra ainsi reprocher :
« Vous n’avés fait que sages et vous iert atorné a grant folie, car il a chaiens des millors chevaliers del monde qui entrmetre ne s’en voloient car nus n’en poroit a chief venir. » (p. 279.)
23Il semblerait donc que l’enfance ne soit rien qu’un temps d’imperfection – temps de « folie » et de « desmesure » – dont le roman (cier) aurait hâte de faire sortir ses êtres d’imagination qui ne pourraient d’ailleurs devenir héros qu’une fois effectué cet apprentissage de la sagesse, à la fois discernement et mesure.
24En fait, l’image de l’enfance donnée par le Lancelot est beaucoup plus complexe.
25D’abord, même si les enfants y sont précoces, comme nous l’avons déjà vu, même s’ils grandissent en taille, en savoir et en sagesse plus vite que d’autres – on le signale explicitement à propos de Lancelot :
… si fu plus creus en ches .III. ans que uns autres ne feust en .V… (p. 44.)
26ils n’entrent pas prématurément dans la vie adulte : à 15 ans, Dorin n’est pas encore chevalier9 ; Lancelot attendra ses 18 ans pour l’être ; et Lionel et Bohort, qui ne sont pas beaucoup plus jeunes que lui, passeront encore quelques années « au lac ». Sans doute d’abord par souci de réalisme « physique », si l’on peut dire : un Lancelot encore imberbe peut à la rigueur affronter et vaincre un adversaire gigantal (pp. 296-297), puis le champion à la prouesse éprouvée de la dame de Nohaut ; un adolescent à peine sorti de l’enfance ne le pourrait pas – sauf à le douer d’une taille et d’une force surhumaines, mais de surhumain, on le sait, Lancelot n’a que le « cuer » (p. 73)10. D’autre part la maturation du jugement n’est pas un savoir précisément transmissible, comme la lecture, le tir à l’arc ou les échecs, toutes disciplines qui font partie de l’ »institution » du jeune héros. Dans son cas, elle est acquise très tôt : à 10 ans, Lancelot pense qu’il peut se passer de « maistre » et la dame du Lac, sage fée, le pense aussi. Mais cela ne suffit pas. Il faut un désir d’autonomie décidé, le projet et pas seulement le rêve d’être chevalier ; ils viendront à Lancelot à 18 ans, pas avant : Niniène – contrairement à la mère de Perceval dans le roman de Chrétien de Troyes – loin de s’opposer à son départ, fera tout ce qui dépend d’elle pour faciliter son entrée dans la vie adulte – et elle lui a préparé de longue date tout un équipement de chevalier.
27Enfin, et ce n’est pas le moins important, l’auteur du Lancelot, en dépit de l’image stéréotypée plutôt négative de l’enfance qu’il véhicule, comme nous l’avons vu, s’intéresse à cet âge. Il détaille ainsi des scènes qui pourraient être soit abrégées, soit présentées sur un mode narratif différent : rien n’empêcherait que l’histoire commençât avec l’arrivée de Lancelot à la cour d’Artus, sauf à résumer sous forme d’un rapide retour en arrière les épisodes précédents, ni qu’il n’y eût point de différence entre les enfances de Lancelot d’une part, de Lionel et de Bohort de l’autre, etc. Il y a donc bien ici volonté délibérée.
28Pour le Lancelot, l’enfance participe de deux principes contraires : faiblesse et violence.
29Sa faiblesse fait de l’enfant une victime toute désignée pour les « orguillox », tous ceux qui, oubliant que les hommes descendent également d’Adam et Eve et sont donc à la fois parents et égaux, s’efforcent de s’imposer aux autres par la violence :
… mais quant envie et covoitise commencha a croistre el monde et forche commencha a vaintre droiture, a chele eure estoient encore pareil, et un et autre, de lignage et de gentilleche. Et quant li foible ne porent plus souffrir ne endurer encontre les fors, si establirent desor aus garans et desfendeors por garandir les foibles et les paisibles… (p. 249.)
30Claudas sera un représentant de ces « convoîteux », lui qui, non content d’avoir éliminé les rois Ban et Bohort, garde en prison, même s’il ne les maltraite pas, les fils de Bohort, avec l’idée bien arrêtée de ne jamais leur rendre leurs terres patrimoniales. Mais cette attitude le qualifie, du même coup, comme héros négatif – et la messagère de la dame du Lac, Saraïde, soulignera combien plus gravement il se met dans son tort de s’en être pris à ces ennemis-là. Il n’a, lui explique-t-elle, « ne sens, ne deboinareté, ne cortoisie » (p. 105). Ni sens, car on comprend bien qu’il les détient dans l’intention de les faire mourir un jour ou l’autre ; et, ce faisant, il s’attire la haine de tous, ou au moins de tous ceux qui n’ignorent pas entièrement la pitié ; et il n’y a pas de « grignour folie » que de se faire haïr ainsi (p. 106). Ni « deboinareté », parce qu’il s’en prend à des enfants qui ne lui ont rien fait ; il se montre donc « fel et envieus a enfant », alors que « nul riens n’a si grant mestier de douchour ne de pitié com enfes a » (p. 106). Ni « cortoisie », car il aurait dû traiter les enfants en fils de roi qu’ils sont et se préparer à leur rendre leurs terres quand ils en auraient eu l’âge ; « et par che eusiés gaaignié les cuers et les ames a toutes gens, ne ne vous en peust l’en tenir pour felon, mais por sage et por courtois » (p. 107). Comme il ne saurait non plus être question de courage en la matière, on constate que Claudas manque à toutes les « boines teches » qui définissent le vrai chevalier selon le portrait idéal que Lancelot en trace – idéal qui, à plus forte raison, est d’obligation pour un roi : « estre cortois et sages, deboinaires et loiaus, preus et larges et hardis » (pp. 247-248).
31A contrario, une conduite inverse définit un héros positif. C’est-à-dire une conduite empreinte de « douchor et de pitié ». Ce qui implique qu’on ne fasse pas de mal aux enfants, qu’on respecte et fasse respecter leurs droits : le roi Ban, en guerre avec Claudas, et voulant en appeler personnellement à son seigneur, le roi Artus, emmène avec lui sa femme et son fils pour mieux émouvoir sa pitié :
… « car je veul que grans pitiés prenge mon signour le roi de ma grant dolor… » (p. 8.)
32Pharien, après un temps d’hésitation dû à la considération de son intérêt immédiat, protégera Bohort et Lionel et exposera sa vie pour eux, imité en cela par son neveu Lambègue11. Claudas, morigéné par Saraïde, conviendra du bien-fondé de ses reproches et promettra de cesser de traiter les enfants en prisonniers, et de leur rendre leurs terres.
33Mais cela inclut aussi, sur le plan affectif, la tendresse. C’est un leitmotiv, dans le roman, que l’amour porté aux enfants par ceux qui les élèvent, et l’importance fondamentale pour leur bonheur que ce sentiment dont ils sont l’objet. Cela ne s’entend pas seulement, ni même peut-être surtout, de leurs parents. Certes, le roi Ban, voyant brûler son dernier château, pense avec tristesse au sort qui attend son fils :
… si a pitié de che qu’il convendra son fil issir de France en povreté et en dolor… (p. 23.)
34Mais le roi Bohort meurt, dit-on, de la douleur que lui cause la mort de son frère. Certes, les deux reines Elaine et Evaine s’affligent d’être séparées de leurs enfants. La mère de Lancelot vient quotidiennement réciter son psautier sur le lieu de l’enlèvement de son fils, après avoir eu des mots touchants au moment de sa disparition (p. 27). Et la seule joie que les deux femmes auront au couvent où elles se sont retirées sera d’apprendre, des années plus tard, que leurs enfants sont vivants (pp. 86 sq. et pp. 232 sq.). Il reste que, par la force des données de l’intrigue, l’amour dont Lancelot enfant sera entouré sera celui de Niniène qui joue pour lui le rôle d’une mère adoptive. Quant à Lionel et Bohort, c’est leur « maistre » Pharien, et accessoirement, une suivante de Niniène qui rempliront à peu près la même fonction. La mention de l’affection portée aux enfants est particulièrement insistante en ce qui concerne la dame du Lac – sans doute pour contre-balancer la marque de cruauté dont pourrait la noter l’enlèvement de l’enfant à sa mère12 ;
… il ne fait pas a demander s’ele le tint chier, car ele le gardoit plus doucement que nule autre feme ne pooit faire, qui ne l’eust porté en son ventre. (p. 43.)
… et plus l’amoit ele asses que pitié de noureture ne requeroit, car nule feme ne peust plus amer enfant qu’ele n’eust porté en son ventre. (p. 188.)
35Et elle étendra cet amour à Lionel et Bohort quand elle les aura recueillis :
… « je aim les enfans plus que nule autre fors leur meire non mie por avoir lor terres ne lor honors, car Dieu merchi assés en ai, mais por aus qui moult font a amer… » (p. 193.)
36Et cette tendresse n’est pas exclusif apanage féminin. Même si l’image de la gestation en est, par nature, absente, l’amour de Pharien pour Lionel et Bohort n’en est pas moindre :
« Car bien sachiés », dit-il à Lionel, « que je n’eim pas tant enfant que j’aie com je fais vous. » (p. 112.)
(Cf. aussi p. 174.)
37Et celui de Lambègue pour Bohort se traduit en gestes tendres :
Bohors qui el giron son maistre gisoit… (p. 189.)
38Amour qui s’exprime en paroles et qui se prouve en actes. Saraïde se fera blesser au visage pour protéger Lionel et Bohort. Et elle sera amenée à expliquer à l’aîné des enfants la portée de son geste :
… « dont ne me doit moult amer chis qui me la fist souffrir et por qui je l’ai rechue volentiers et de boin gré et si ot sauve la vie por cheste plaie ? » (p. 184.)
39Pour Pharien, meurtrier puni par la justice de Bohort et passé au service de Claudas, l’occasion serait belle, et fructueuse sans doute, de lui livrer les deux fils de son défunt seigneur. Il y pensera d’ailleurs, mais ne le fera pas, au contraire ; d’abord par reconnaissance pour leur mère, ensuite parce qu’il pense que Claudas, loin de leur rendre leurs terres, chercherait à se débarrasser d’eux. Lorsque Claudas apprendra cependant l’existence des enfants et exigera qu’ils lui soient remis, Pharien acceptera le rôle ingrat de « maistre » et compagnon des enfants dans leur tour-prison. Bien que désapprouvant la tentative de Lionel pour tuer Claudas – mais plutôt parce qu’il la juge avec raison perdue d’avance –, il se rangera aux côtés des enfants pendant l’échauffourée qui s’ensuivra, et manquera de laisser sa vie dans les conflits ultérieurs qui mettent aux prises Claudas et ses hommes d’une part, de l’autre, les nouveaux partisans des enfants qui, de surcroît, soumettent Pharien à la douloureuse épreuve de la honte, puisqu’ils l’accusent de ne pas défendre Lionel et Bohort avec assez d’empressement. Pharien sera même, pour que la mesure soit comble sans doute, en butte à l’ingratitude enfantine de Lionel, incapable de comprendre que son « maistre » ait tant tardé à venir le rejoindre13.
40Amour donc désintéressé, et non captatif de surcroît : la dame du Lac le dit elle-même, elle aime les enfants non pour elle, mais pour eux. Et contrairement à la mère de Perceval chez Chrétien de Troyes, qui fait tout pour que son fils ne puisse même pas avoir l’idée de la quitter, c’est elle-même, malgré son chagrin de se séparer de lui, qui guidera Lancelot, le moment venu, à la cour d’Artus, pour qu’il y soit fait chevalier14.
… et ne se fust le grant desirier que ele avoit de son bien et de son amendement, ele n’out si grant duel de nule rien com de che qu’il croissoit tant et enforchoit… (car, bien sûr, c’est le signe qu’il va bientôt quitter le lac). (p. 196.)
(Elle lui dit quel crève-cœur ce sera pour elle que de le voir partir)… « Mais miex aim je a souffrir ma grant mesaise que vous perdisiés par moi si haute ordre comme de chevalerie et si grant honor. » (p. 257.)
Son au revoir : « Assés vous deisse, mais je ne puis, car trop m’est li cuers serrés et la parole me faut. Mais ore vous en alés, boins et biax, jentiex et graciex, desirés de toutes gens et amés sor tous chevaliers de toutes dames. » (p. 270.)
41Amour qui joue un rôle pédagogique : la relation avec la « mère » ou le « maistre », dans le temps où elle est jugée légitime, est une relation très forte de personne à personne. L’amour porté et rendu peut fonder certaines exigences. Pharien excipe de cette mutuelle affection pour amener Lionel à se confier à lui :
« Chertes, je ne serai jamais en vostre serviche de hui en avant, se vous ne me le faites asavoir (à quoi il songe), car dont me sambleroit il que vous vous gardidiés de moi et soupechon en eussiés, ne vous ne trouvastes onques en moi por coi vous me deusiés douter. » (p. 111.)
42Saraïde procédera de même pour faire patienter Lionel en attendant le retour de Pharien (pp. 184 sq.).
43Cela suppose donc qu’il soit partagé, et il l’est. Lionel en particulier a des mots émouvants pour dire l’affection qu’il porte à Pharien « por la pitié qu’il avoit en li trovée », et cela même au moment où il croit cet amour déçu :
… « et si l’amoie moult et creoie que, se je eusse tout le monde en mon pooir, il en fust plus sires assés que je ne le fusse. » (p. 184.)
44Le tableau des deux enfants au lac, désespérés d’être séparés de Pharien et de Lambègue, est bien touchant :
(Ils pleurent et ne mangent plus)… il ont les joes megres et abaisies, les iex rouges et enflés de plours que il avoient fait et la colors lor est empirie moult durement. Et il sont andui si amati et trespensés qu’il ne peuent faire ne bele chiere ne bel sanlant. (p. 174.)
Ils finissent par confier à Niniène la cause de leur chagri ; et, sur sa promesse de tout faire pour ramener aussi au lac les deux hommes, Lionel dit « qu’il ne poroient des lor en avant nul mal avoir » (p. 175.)
Il ajoute que ce qu’ils craignent, c’est surtout la violence dont Claudas pourrait faire preuve à l’égard des deux hommes. Incident de jolie enfance : la dame du lac insiste pour qu’ils mangent en attendant la venue des deux hommes, sous prétexte que, sans cela, ils croiraient qu’on a laissé souffrir de la faim les deux enfants ; Lionel accepte, bien que déclarant que leurs deux « maîtres » ne s’y seraient pas trompés, et auraient attribué sans erreur la mauvaise mine de Bohort et de lui-même au chagrin et à l’inquiétude, et non à de mauvais traitements. (p. 175.)
45Et les paroles de Lionel, lors même qu’il doute de Pharien, montrent bien le lien qu’il établit entre l’amour de son « maistre » et le crédit qu’il lui fait en tant qu’éducateur :
« Mes maistres n’est il mie voir, mais vous (Lambègue) estes maistres Bohort car vous l’estes venus solacier de sa mesaise. » (p. 185.)
46De même, il choisit pour nouveau « maistre » – si l’on peut dire –Saraïde, car :
… « vous vous meistes en aventure de mort por moi et si ne me connoissies ; ne ja Diex au jor m’aït quant jamais avrai maistre se vous non, tant com vous me voldrois enseigner, car millor miastre ne poroie je avoir de vous, car nus ne se doit tant fier en autrui comme en chelui qui plus l’aime que tout li autre. »
(pp. 184-185.)
(Cf. aussi p. 187.)
47Et lorsque Lancelot dénonce la conduite de son « maistre », c’est, certes, parce qu’elle lui paraît non légitime, mais en même temps parce que cet homme a montré, par sa réaction, qu’il ne l’aimait pas : il a cherché non tant à le reprendre pour une action qu’il aurait, quant à lui, jugé mauvaise, qu’à le blesser :
« Mes il feri mon levrier moult durement. Por che qu’il savoit que je l’amoie. » (p. 84.)
48On voit, d’après ces dernières remarques, comment faiblesse et violence coexistent en fait dans la personnalité de l’enfant. Faiblesse parce qu’il manque de force, et aussi de discernement : Lionel ne pourra pas tuer Claudas et il se trompe sur Pharien. Si Lancelot n’en fait pas autant, c’est sans doute qu’il n’est pas confronté à des expériences aussi disproportionnées avec ses forces et son intelligence : donner une correction à son « maistre » demande moins de force que de tuer Claudas. Et lui aussi se trompe sur l’attitude de Niniène : il croit voir colère contre lui là où il y a chagrin (pp. 246-247), et s’apprête à partir, croyant qu’elle le chasse, alors qu’elle pleure précisément parce qu’elle sait son départ proche ! Violence qui apparaît d’autant plus grande que le discernement manque à l’enfant. Violence des sentiments, de l’amour comme de la haine, et des mots et des actions qui, inséparables, les expriment.
49Lancelot, furieux d’avoir vu son « maistre » frapper son lévrier, se retourne contre lui : il le frappe avec son arc, qui se brise, ce qui a pour effet de redoubler la fureur de l’enfant qui achève de mettre l’arme en pièces sur le dos du coupable ; on essaie de s’interposer, mais Lancelot s’en prend à ces outrecuidants et lance à mains nues ses flèches contre eux : effrayés, ils préfèrent s’enfuir, malgré l’inadéquation du geste d’hostilité qui les prend pour cible, le « maistre » en tête. Dans sa chevauchée, Lancelot tombe ensuite sur une harde de biches dont la perte de son arc fait pour lui des proies hors d’atteinte :
Lors est si iriés que pour un poi qu’il s’esrage et jure a soi meïme que s’il le puet trover, il li vendera moult chier che que il a perdu une de ses bisses. (p. 83.)
50Et sa colère est longue à retomber puisqu’après avoir fait à la dame du Lac un récit complet de ce qui s’est passé, il affirme qu’il tuera celui qu’il ne considère plus comme son « maistre » s’il le rencontre ailleurs que chez elle ; et voyant que cette parole semble avoir irrité Niniène, il redouble d’insultes contre celui qui est à l’origine de cette colère (p. 84).
51Dans une situation comparable, même si les circonstances en sont de plus de portée, Lionel apprenant que le roi Claudas l’a déshérité, n’a plus, aussitôt, qu’une idée en tête : tuer le spoliateur. La violence de son émotion se traduit dans ses attitudes :
… si li engrose li cuers et boute des piés la table jus et puis saut en mi la maison tous courechiés, et li œil li rougisent de mautalent et li vis li escauffe ; si est avis a chaus qui l’esgardent que par tout le vis li doie li sans salir. (Et il se retire dans une embrasure de fenêtre, songeant sombrement et refusant de venir manger.) (p. 110.)
52Il fait quand même part de son intention meurtrière à Pharien à qui il a même la naïveté de demander son aide, récusant d’avance, par sa formulation, l’objection qu’on pourrait lui faire, mais n’y répondant rien :
… « me vengerai de lui car je l’oserai moult bien emprendre a ochire s’il estoit encore plus poisans qu’il n’est ore. » (p. 111.)
53Elle lui sera donc faite, cette objection, et Lionel commence par céder contre la promesse d’une aide de Pharien, plus tard, quand il aura « grignor vertu ». Encore ajoute-t-il cette restriction :
« Mais dont me gardés que je ne voie Claudas ne son fil, car puis ne me poroie je tenir de moi vengier, por que je veisse ne l’un ne l’autre. » (p. 112.)
54Encore n’a-t-il pas vraiment renoncé et Pharien s’en rend compte, car l’enfant, même s’il sait se taire, ne sait pas dissimuler : à voir son air absorbé, son quasi-refus de s’alimenter, « si sot bien Phariens que a paines sera jetés de son pensé » (p. 112). Et la première occasion sera mise à profit. Convoqué par Claudas, Lionel s’arme d’un couteau ; mais Pharien s’en aperçoit et le lui retire des mains ; l’enfant s’emporte :
« Si voi bien que vous me haés de mort, quant vous me tolés tant de deduit com je avoie. » (p. 113.)
55Mis en présence du roi, qui pourtant lui fait fête, il n’est nullement capable d’apprécier la sincérité de son revirement ; il n’a d’yeux que pour l’épée qui est là, sous ses yeux et comme à sa portée, insigne du pouvoir royal :
… si li est avis que buer fust neis qui en eust une autreteile come il quide que chele soit, por qu’il eust la forche et la vertu qu’il en peust grans caus douner.
(p. 116.)
56Il n’a pas non plus de cesse qu’il ait frappé – symbole en effet de sa « folie » – avec la coupe que le roi lui tend, le blessant sérieusement (p. 118) ; enfin, il se saisit de l’épée et l’abat sur Dorin, le fils du roi : la force de ce dernier, le jeune âge de Lionel font que ce ne sera qu’un demi « coup épique », mais cependant mortel :
… l’espee… li deschent desus la joe senestre, si li trenche toute selonc l’orelle et le col autresi jusqu’en mi lieu, et tout l’eust il trenchié, se l’espee n’arestast as os qui trop estoient dur ; ne li enfes n’estoit pas de la vigor qu’il les peust trenchier tout autre. (p. 118.)
57Cette fois, si Lionel (et Bohort) ne sont pas tués, c’est qu’ils sont protégés par des enchantements qui, d’abord, les empêchent d’être blessés, puis leur permettent de fuir sous l’apparence de deux lévriers. Demi-échec donc : Claudas est toujours vivant et les frères doivent quitter la place, mais le fils unique du roi est mort.
58Si Lionel avait attendu d’avoir « grignor vertu », sans doute aurait-il réussi et sans enchantement. Ainsi, de la « folie » de l’enfance, on passerait à la « sagesse », à la « mesure » de l’adulte. L’éducation ne serait-ce donc que cet apprentissage d’une culture du possible qui douerait de discernement la violence de la nature ?
59L’« institution » de Lancelot, seule à être présentée de façon précise et en quelque sorte exemplaire, fournit des éléments de réponse.
60On lui apprend des techniques. Techniques du corps et des armes qui, « mutatis mutandis » lui seront utiles dans sa vie d’adulte. Il apprend à monter à cheval, à tirer à l’arc (pp. 70-71), et avec des arcs de plus en plus « durs » au fur et à mesure que ses forces augmentent. Savoirs qui trouvent immédiatement leur application puisque Lancelot chasse en forêt : deux épisodes nous le montrent tuant un chevreuil, puis un cerf. Comme il est aussi question d’une « espee a sa mesure » (p. 190), on peut former l’hypothèse qu’on lui apprend également de l’escrime, même s’il doit attendre d’être chevalier pour passer à ce qu’on peut appeler la pratique. Techniques aussi de l’esprit, et de sociabilité à la fois. Ce sont les jeux de société (tric-trac…) au premier rang desquels, jeu de réflexion et de stratégie par excellence, les échecs où il devient passé maître :
… aprist si legierement que quant il vint en l’eage de bachelerie, nus ne l’en peust ensengnier, (p. 71.)
61Il chante très bien (p. 74) ; là encore, l’apprentissage a dû s’ajouter au don. Il sait lire, nous ne l’apprendrons que plus tard dans le récit, quand il aura l’occasion de déchiffrer l’inscription qui lui révèle son nom, et que le texte précise :
… et li monstrent les lettres qu’il seit bien lire, car maint jor avoit apris15.
(p. 332.)
62La dame du Lac lui fait aussi assurer à table la tâche d’écuyer tranchant et d’échanson (ce qu’il aurait à faire s’il était élevé à la cour de quelque seigneur) :
… car puis chele eure que il se sot ne pot entremetre de servir, ne menjast ele devant qu’il eust devant li trenchié un poi et mis del vin dedens sa coupe…
(pp. 187-188.)
63Et, juste à temps aussi, sur le chemin de Camaalot, elle lui apprend comment il devra se comporter à la cour (p. 265). Enfin, il vit dans un monde assez nombreux qui comprend aussi bien des adultes des deux sexes (la dame et ses suivantes, son « maistre », un certain nombre de chevaliers qui sont les hommes de Niniène) que d’enfants de son âge : Lionel et Bohort seront ses compagnons préférés, mais ni les seuls ni les premiers :
… plus li traioit li cuers a eus c’a nul des autres, si en avoit il laiens assés et de moult biax… (p. 123.)
Et quant il sot que sa dame estoit en la chambre as loges, qui ensi fu apelée, si voit la grand compaignie de vallés dont il i avoit tous jors assés. Et lors salent tot encontre li et la dame et un moult biax chevaliers qui ses amis estoit et doi autre, qui avoec lui estoient, et tout aprés et un et autre… (p. 189.)
64Si donc Lancelot est élevé à l’écart du monde, dans ce lac d’enchantement, le domaine de Niniène est un lieu utopique pour une éducation idéale, non, comme celui de la mère de Perceval, un lieu-prison d’où son fils serait destiné à ne jamais sortir et où il serait supposé à peine grandir. On a noté, ici, au contraire le souci de familiariser Lancelot avec les outils et les pratiques, c’est-à-dire avec la culture de l’univers chevaleresque ; et le caractère progressif de cette éducation qui, tenant compte de l’âge, inculque aussi à l’enfant les notions de possible et de progrès.
65Education, écrivons-nous. Assurée par qui ? Deux personnes y président plus particulièrement : le « maistre » de Lancelot, normalement associé aux apprentissages de la vie virile – on le voit par exemple accompagner l’enfant à la chasse ; mais sa fonction est plus large, selon Niniène qui dit l’avoir placé auprès de Lancelot « pour vous garder de folie et enseigner les boines oevres » (p. 85). Une fois celui-ci écarté –et Lancelot n’a pas alors plus de 10 ans –, il n’est pas remplacé. L’enfant, tout en récusant tout enseignement qui pourrait désormais lui être donné par celui qu’il considère comme un mauvais maître, se prononce, de façon beaucoup plus générale, contre une présence trop prolongée d’un guide, en soi obstacle à la prise d’autonomie de l’élève :
… « cuers d’omme ne puet a grand honour venir qui trop longuement est sous maistre ne sous maistresse. » (p. 85.)
66Niniène approuve sa façon de voir :
« Vous saveis bien par vous che qui apartient a boine enfance. » (p. 86.)
67Elle ne pense pas pour autant que Lancelot n’ait plus rien à apprendre de quiconque :
… bien voit qu’il ne puet faillir a estre preudons… et a l’aide de Dieu et de la soie… (p. 84.)
68non plus que Lancelot d’ailleurs qui, refusant d’être plus longtemps soumis à un « maistre » ou à une « maistresse », précise qu’il ne l’entend pas de même pour un « seigneur » ou une « dame » (p. 85). Le chevalier Lancelot aura Artus et Guenièvre16, le « vallés » a Niniène pour « dame » – c’est le titre qu’il lui donne ; et elle remplacera dans une certaine mesure le « maistre », lorsqu’elle expliquera au jeune homme ce que c’est que la chevalerie, consciente d’ailleurs qu’en tant que femme elle ne peut remplir parfaitement ce rôle (p. 248). Mais, par la suite, notons-le, si Lancelot rencontre bien des donneurs de conseils, aucun d’eux ne sera présenté comme un maître autorisé. Lancelot tracera seul son chemin et n’en sera pas critiqué par l’auteur. Le succès de ses premières tentatives – au premier rang desquelles le « déferrement » du chevalier et la délivrance de la Douloureuse Garde, jugés cependant impossibles par les « sages » – viendront donner raison à l’esprit d’entreprise du nouveau chevalier17.
69Ce qui amène à poser la question des valeurs sur lesquelles repose l’éducation donnée à Lancelot. Le terme de « donnée » est d’ailleurs, ici, sujet à caution. Il n’est rien dit de ce que le « maistre » enseigne en la matière à l’enfant – sauf par le biais du récit de la chasse où il critique le garçon pour son excessive et imprudente largesse18, maxime récusée à la fois par Lancelot, par Niniène qui approuve la conduite de Lancelot (p. 86) et par l’auteur qui inscrit par ailleurs la largesse au premier rang des qualités chevaleresques point de vue fort traditionnel au demeurant :
« Largueche » qui est une des trois qualités par lesquelles l’homme « puisse toute terrienne chose mettre au dessous (…) si est de douner douchement et a lie chiere a tous chaus en qui li don peuent estre bien emplié por la valor qui est en eus et al malvais por la valor qui est el douner »… (p. 126.)
70Niniène, expliquant à Lancelot ce qu’est la chevalerie, lui én-mère les qualités qui définissent le chevalier : il doit être « cortois », « debonaire », « larges envers les besoigneus », « piteus envers les souffretex », « drois jugieres sans amour et sans haine », il doit craindre plus la honte que la mort, servir l’Eglise, etc. (p. 250) ; mais il serait un peu tard pour le faire s’il s’agissait vraiment de former l’adolescent qui s’apprête alors à être armé chevalier. En fait. Lancelot sait déjà tout cela et l’a déjà partiellement mis en pratique : témoin l’aide apportée au chevalier blessé au cours de la chasse, témoin les paroles d’adulte proférées avant l’âge par l’enfant19.
71Mais qui alors a enseigné Lancelot ? Qui l’a fait ce qu’il est ? Et les mêmes questions pourraient évidemment être posées pour Bohort et Lionel, pour Dorin, et aussi pour tous les héros qui ne sont plus enfants.
72C’est Dieu, cela est sûr. Les qualités du corps dont Lancelot est doué, en particulier cette beauté prééminente qui prend certes des formes différentes, du nourrisson à l’enfant, à l’adolescent, à l’adulte, mais qui ne l’abandonne jamais au point d’être un leitmotiv de tout ce début de roman, c’est Dieu qui lui en a fait présent20 de naissance… comme Il aurait pu ne pas le faire, sans que Lancelot y puisse rien. En revanche, il en va tout autrement des « vertus del cuer », c’est-à-dire « estre cortois et sages, deboinaires et loiaus, preus et large et hardis » (pp. 247-248). Ce n’est pas que, là encore, Dieu n’intervienne pas, car « Dame Diex a fait les uns plus vaillans que les autres et plus preus et plus gratieus » (p. 247) ; mais il dépend de l’homme d’exploiter en quelque sorte les « boines teches » dont il a été doué. Seul son effort peut d’ailleurs les découvrir toutes car, sans cela, elles demeurent moins que des virtualités, puisque tout le monde, à commencer par celui qui en est le porteur, les ignore. L’ennemi de cet accomplissement, c’est donc la « pareche » :
… « car chascuns doit baer tous jors a enforchier et a amender de boines teches, et moult se doit haïr qui par sa pareche pert che que chascuns poroit avoir, che sont les vertus del cuer qui a chent double sont plus legieres a avoir que cheles del cors ne sont… »
En effet, les « bontés del cors (…) li hons les aporte avoeques li hors del ventre sa meire, des chele eure que il naist. Mais les teches del cuer m’est il avis que chascuns les poroit avoir, se pereche ne li toloit, car chascuns puet avoir cortoisie et deboinareté et les autres biens qui del cuer muevent, che m’est avis ; proche quit je que l’en nel pert se par pereche non a estre preus. » (pp. 247 et 248.)
73L’usage fréquent d’expressions comme « che m’est avis » ou « quit je » souligne qu’il s’agit bien là d’idées que Lancelot s’est faites par sa propre réflexion : il ne récite pas une leçon apprise.
74La « mesure » d’Artus et de ses chevaliers se refusant à affronter l’épreuve du chevalier « enferré » n’est donc pas le fin mot de l’apprentissage humain. Elle est bonne en ce qu’elle évite de se croire plus fort que n’importe qui, image antagoniste de celle de Claudas se rêvant, par lui-même ou par Dorin interposé, maître du monde. Elle n’est pas un idéal suffisant en ce qu’elle ne tient guère compte de cet appel à se dépasser qui définit le chevalier. Et sans doute Gauvain le sent-il bien puisqu’il ne perçoit pas comme totalement satisfaisante l’attitude du roi et de la cour :
Et toutes fois dist mes sires Gauvains que ja, se Dieu plaist, de l’ostel le roi ne s’en ira desconseilliés. (p. 263.)
75Le seul discernement qui s’impose, c’est celui du droit et du tort, de la violence orgueilleuse exercée, et de la faiblesse victime. D’où les deux « cuers » que doit avoir idéalement le chevalier selon Niniène :
… « Chil qui est durs com aymans doit estre encontre les desloiaus et les felons… et autresi com la cyre mole et caude puet estre flequie… autresi doivent les bones gens et les pitex amener le chevalier a tous les points qui apartienent a deboinareté et a douchor. »
Le texte poursuit en exposant comment le chevalier s’expose à rien moins que la damnation s’il intervertit ces deux types de conduite. (pp. 253-254.)
76Le schéma n’est donc plus exactement celui d’une violence de nature tempérée par une sagesse de culture, mais celui d’un vécu des contraires : violence et douceur. C’est déjà ce que traduit, par ses qualités physiques même, Lancelot dont le portrait, enfant, est, pour le coup, une anticipation de l’adulte :
Il fu de moult bele charneure, ne bien blans, ne bien bruns, mais entremellés d’un et d’autre… il ot le viaire enluminé de naturel color vermelle, si par mesure que visaument i avoit Diex assise le compaignie de la blanchor et de la brunor et del vermel, que la blancor n’estoit estainte ne enpirie pour la brunor, ne la brunor por la blanchor, ains estoit atemprés l’une de l’autre, et la vermelle color qui par desus estoit enluminoit et soi et les autres colors melees, si que rien n’i avoit trop blanc ne trop brun, ne trop vermel, mais igal melleure de. III. ensamble.
(pp. 71-72.)
77La construction même – et c’est pour cela que nous avons tenu à citer tout au long ce passage – donne l’idée non d’une moyenne, mais d’une double participation aux contraires, impliquant même parfois la médiation d’un tiers élément. La portée de ces énoncés se précise avec l’introduction d’une double série de traits, certains masculins, d’autres féminins :
De son col ne fait il mie a demander, car s’il fust en une tres bele dame, si fust il assés couvenables et bien seant et bien tailliés a la mesure del cors… les mains furent de dame tout droitement, se li doit fussent un poi plus menu…
… et le pis teil que en nul cors ne trovast on ne si large, ne si gros ne si espés… Et des rains et des hanches ne vous poroit nus dire que l’en les peust miex deviser en nul chevalier. (pp. 73-74.)
78Et il en est de même avec la mention de traits de caractère qui définissent une personnalité certes harmonieuse, mais tout en contrastes ; lesquels sont d’ailleurs parfois rendus visibles par le changement de la figure :
… les iex vairs et rians et plains de joie tant com il estoit liés ; mais quant il fu iriés a chertes, che sambloit carbon espris et estoit avis que par mi le pomel des joes li sailloient goutes de sanc toutes vermeilles… (p. 72.)
… che fu li plus dous enfes et li plus deboinaires de tous… mais contre felonnie le trevoit on passe feilon. (p. 74.)
79Le motif est repris dans le « planctus » de Claudas sur son fils Dorin qui, selon les stéréotypes du morceau, décrit moins le mort qu’un individu idéal :
« Vous estiés de si grant felonnie contre felon que vous nel poiés nis regarder… »
(p. 128.)
80Ainsi, la violence de Lancelot, telle qu’elle est décrite dans ses manifestations les plus primitives :
(Il se jette sur l’objet de sa colère) « et quanqu’il tenoit as dens et as mains tout depechoit… au daarain, ne li membroit en sa grant ire fors de che dont il iert ireus… » (p. 72.)
81aura sans doute à passer par le biais d’ »armes » moins « sauvages21 » : dès son enfance, c’est de l’arc qu’il manie habituellement qu’il frappera son « maistre » et, chevalier, il se servira, comme ses semblables, de la lance et de l’épée. D’autre part, cette « ire » qui l’absorbe entièrement sur le moment, nous n’en verrons pas autant d’exemples, dans le cours de l’histoire, que le texte le laisse entendre ici, mise à part, encore une fois, celle de l’enfant contre son « maistre ». Mais, ce qu’on verra, c’est, d’une part, un Lancelot complètement absorbé dans son amour pour Guenièvre, en de ponctuelles scènes d’extase, et en un courant continu de sentiment qui fera de lui l’amoureux d’une seule femme pour toute sa vie. C’est, d’autre part, un chevalier qui, comme il le dira lui-même plus tard, ne renoncera jamais à tenter une aventure qu’il aura vue essayer par un autre – ni d’ailleurs celles qui les font tous reculer : dès ce premier volume, avant même d’être vraiment fait chevalier, il se charge du « déferrement » du chevalier auquel ont renoncé tous les plus éprouvés des hommes d’Artus, et alors qu’ils le mettent en garde là contre ; et comme si cela ne suffisait pas, c’est dans le même temps qu’il se charge d’être le champion de la dame de Nohaut, sans compter les aventures qui se présenteront sur sa route, qu’il les suscite (quête d’une jeune fille, pp. 291 sq.) ou les accepte (délivrance de la Douloureuse Garde). Il y trouve son nom, c’est-à-dire son être. Conjointement, dans cette double passion, celle de l’aventure et celle de l’amour, terrienne et non célestielle, il renonce en même temps à s’appeler Galaad et à être le héros du Graal.
82Mais il ne faut pas oublier l’autre face de Lancelot, celle de la mesure sur laquelle insiste aussi le même portrait :
… le bouche petite par mesure… les cavex… crespés et cleirs par mesure…
(pp. 72-73.)
83Celle de la sagesse, c’est-à-dire du jugement droit et de la maîtrise de soi :
… ne de sa maniere ne fu onques enfes veus car ja nus ne le veïst faire malvais samblant, se droite raison n’i eust… Et il estoit de si cleir sens et de si droite entention que, puisqu’il ot. X. ans passés, ne faisoit il gaires choses qui n’apartenist a boines enfanches. Et s’il avoit en talent a faire aucune chose qui li samblast en son cuer estre boine et raisonnable, n’en estoit pas legiers a remuer.
(pp. 74-75.)
84Lorsqu’il se déchaîne contre son « maistre », ce n’est pas tant réaction d’instinct que de réflexion, même si le terme peut surprendre. Frappé, l’enfant ne riposte pas, bien qu’il estime le châtiment immérité ; il ne le fera que mis en fureur par l’attitude de l’homme qu’il explique fort bien : il ne s’agit pas d’une erreur chez celui-ci, ni d’une divergence d’opinions entre eux, mais de la volonté délibérée de le toucher dans ce qu’il aime… et qui est innocent de la querelle. C’est cette injustice et cette malignité que Lancelot ne tolère pas. Déjà donc, sa violence ne s’exerce pas sans discernement, de même que la passion pour Guenièvre sera fondée – légitimement dans son domaine – sur la beauté et la « valor » de la reine.
85Sans doute est-ce cette alliance de « folie » et de « mesure » qui fait la richesse et l’intérêt du personnage de Lancelot. Car lui maintiendra les deux. Les autres jeunes héros qui l’entourent choisiront plus nettement – ou le romancier pour eux. On ne peut dire ce qu’il serait advenu de Dorin, à la fois « preus a desmesure » et dont le « cuer » ne peut supporter la « puor » des « orguillox ». Aurait-il retourné sa force contre son père, comme celui-ci le craignait de son vivant ? Ou l’aurait-il mise à son service pour faire de lui le premier roi du monde comme Claudas se prend nostalgiquement à l’envisager après sa mort ? Ou aurait-il fait un meilleur choix, le sien propre en tout cas, non celui de son père ? On l’ignore car celui qui serait, à coup sûr, devenu « preudons » s’il avait eu le temps de vivre (selon la réserve inquiète fréquemment utilisée pour parler des jeunes gens22), meurt avant même d’être fait chevalier. Lionel a les mêmes impulsions violentes que Lancelot, on l’a vu, ordonnées, dans ce début du roman, à des fins légitimes, sinon proportionnées à ses forces, et qui ne l’empêchent pas entièrement de prêter l’oreille aux conseils d’autrui : Pharien, puis Saraïde, parviennent, dans une certaine mesure, à se faire écouter de lui. Mais la violence l’emportera chez lui par la suite : l’auteur y fait déjà allusion, anticipant de quelques années :
Et che fu li plus deffernés cuers d’enfant qui onques fust que Lyonel… et Galehos l’apela une fois cuers sans fraim por che qu’il ne pooit vaintre par chastoier… (p. 108.)
86C’est ce « cœur sans frein » qui fera, dans la Queste del Saint Graal, de Lionel ce réprouvé qui irait jusqu’au fratricide sans une intervention divine23.
87A ce stade, existentiel diraient les modernes, ce n’est plus exactement d’éducation qu’il peut s’agir. C’est entre l’Histoire et la personne que tout se joue. Ou, pour employer les termes du roman, entre la notion de « filz de roi » et celle de « cuers ». Entre les deux, celle de « gentilleche » et les rapports qu’elle entretient avec les deux autres.
88Enfant trouvé, Lancelot est maintenu dans l’ignorance de son nom et de sa famille par la dame du Lac qui, cependant, ne les ignore pas ; mais si l’un de ses surnoms, parmi les gens du lac, est « Biau Trové », un autre est justement « fil de roi ». Et Lancelot l’est en effet, façon facile de s’en tirer : l’enfant chasse de race ; avec des dons et une volonté qui, certes, le placent à part ; mais enfin, il est quand même le digne fils du roi Ban. « Bien retret a ma geste », comme dit l’Aymeri épique d’un de ses turbulents rejetons. Lancelot, quant à lui, développe à ce sujet un discours non sans ambivalence, et la dame du Lac encore plus, l’un et l’autre traduisant en l’occurrence celles de la pensée de l’auteur. Noblesse de cœur et noblesse de famille peuvent-elles être dissociées ?
89La première fois que Lancelot se réclame du concept de « fils de roi », c’est pour justifier sa largesse à l’égard du chevalier blessé à qui il a donné cheval et venaison24. La réponse de Niniène n’est pas nette puisque, si elle déclare à Lancelot qu’il n’est pas fils de roi, elle lui laisse cependant entendre qu’il est de haute naissance (p. 86), tout en convenant qu’en effet son action a bien été celle d’un fils de roi, digne de ce nom, mais peut-on être fils de roi si on agit de façon qui ne soit pas digne de ce titre ? Peut-on agir en fils de roi sans l’être ?
« Voirement n’aveis vous failli a cuer de fil de roi. » (p. 86.)
90Et Lancelot pose implicitement ces questions lorsqu’il dit à la fois sa déception et son aspiration :
« Che poise moi (de ne pas être fils de roi) car mes cuers l’osast bien estre. » (p. 85.)
91C’est ce qu’il redira quand, au cours d’un épisode ultérieur, Niniène lui reprochera d’avoir appelé « cousins » Bohort et Lionel, fils du roi Bohort : pour lui, la « gentilleche » ne peut venir que d’une « proeche » individuelle. Et il usera d’un argument que retrouvera, un siècle plus tard, un sermon anglais bien connu : « Quand Adam labourait et qu’Eve filait, où était le gentilhomme, où était le vilain ? » en rappelant plus simplement que tous les hommes descendent d’un seul homme et d’une seule femme (p. 195). Mais se heurtant par ailleurs à un état de fait social qu’il ne peut éliminer :
« Mais tant sachiés vous bien de voir que se li grant cuer faisoient les gentiex hommes, je quideroie encore estre des plus gentiex. » (p. 195.)
92tout en maintenant :
… « a vous meisme ai-je oï dire que riens ne fait le preudons se li cuers non. » (p. 248.)
93… mais le « preudons » n’est pas exactement le « fil de roi » : il s’agit ici d’être ou de ne pas être chevalier. Là encore, la dame interviendra :
« Vous n’avriés pas paor d’estre preudomme… car nus qui de tel lignage fust ne devroit avoir corage de malvaistié. » (p. 258.)
94Elle fait en sorte qu’il soit, plus que s’il était reconnu comme le fils du roi Ban, obligé de faire ses preuves et elle se réjouit chaque fois que, par ses paroles, en attendant les actes, il témoigne de ce « grant cuer » qui lui gonfle la poitrine (p. 73) :
… ches paroles qui sont de si grant cuer et de haut sens emble si Lancelot le cuer sa dame que plus l’aime qu’ele ne seut. (p. 196.)
95… mais elle le peut bien puisqu’elle sait qui il est. Lui affirme sa vocation à être fils de roi, disant qu’il oserait bien l’être… et se réjouit chaque fois qu’il entend parler de la « gentilleche » de son lignage. L’enfant trouvé a le cœur d’un roi, mais il est fils de roi, comme l’était déjà Artus adolescent, comme le sera, dans son ordre, le bâtard Galaad25.
96L’ordre dans lequel entre le nouveau chevalier est donc à la fois fondé sur la mise en valeur de l’individu, préoccupation fondamentale du roman occidental26, et sur le maintien de valeurs traditionnelles. Théoriquement, il n’y a pas là une perspective sensiblement différente de celle du cycle épique de Guillaume ou de Garin le Lorrain où « le cœur d’un homme vaut tout l’or d’un pays », et où, déjà, c’est « li cuers el ventre » qui fait le « preudomme ». Pratiquement cependant, l’accent se déplace : Guillaume ne cesse de se réclamer de son père Aymeri et de tous ses frères, Garin est perçu comme fils et frère, alors que Lancelot, même s’il est heureux quand il se découvre fils du roi Ban, commence par longtemps le dissimuler ; et même lorsqu’il aura reconquis, avec l’aide d’Artus, les terres patrimoniales, il ne cessera de se donner et d’être perçu comme Lancelot du Lac, ce terme qui le rend à son passé d’enfant trouvé et le met en marge du lignage de Ban. Et le lecteur, après l’auteur, ne s’intéresse guère à Lancelot fils de roi, c’est-à-dire à cette reconquête (il ne sera jamais pour nous l’homme d’un royaume, ni d’une terre ou d’un lignage) ; mais c’est à son aventure singulière qu’il prend plaisir, car si, dans la Queste del Saint Graal, le salut est chemin individuel, dans l’ensemble du Lancelot, il en est de même de toute aventure.
97Les références renvoient à l’édition d’A. Micha, Lancelot, roman en prose du xiiie siècle, t. VII, Genève, Droz, 1980.
Notes de bas de page
1 Cette idée est revenue dans la bouche de plusieurs intervenants au colloque du cuer-ma, 1979, sur L’Enfant au Moyen Age, cf. actes du colloque, Senefiance, 9, Aix, 1980, Passim. C’est aussi ce que constatait déjà, dans le domaine littéraire, J. Frappier dans son article : « L"‘institution" de Lancelot », dans les Mélanges Hoepffner, Paris, 1949, pp. 269-271.
2 Cf. J. Frappier, art. cit., p. 270.
3 Le Lancelot, en fait, reprend certaines données du Perceval, à commencer par l’idée de l’enfance vécue dans un milieu clos à l’écart du reste du monde, mais dans un traitement tout différent qui souligne ses points de rupture avec Chrétien de Troyes. Nous y reviendrons à plusieurs reprises au cours de cette étude.
4 En employant ce terme commode, nous n’entendons nullement prendre position sur le caractère singulier ou pluriel de cet « auteur ».
5 Comme les Enfances Guillaume, les Enfances Vivien, etc. Avec cette circonstance aggravante que ces pseudo-Enfances sont toujours produites après les poèmes dont leurs protagonistes sont les héros adultes.
6 cf. M. de Combarieu, « Enfance et démesure dans l’épopée médiévale française », dans Senefiance 9, pp. 405-456.
7 Ces données factuelles sont cependant trop longues à rappeler ici. Nous renvoyons le lecteur au livre.
8 Tué avant d’avoir été chevalier.
9 Il pourrait l’être, et l’auteur éprouve le besoin d’expliquer pourquoi il ne l’est pas (pp. 54-55). Galaad, au même âge, sera le plus jeune chevalier du cycle.
10 C’est ce même souci de réalisme qui, paradoxalement, amène l’auteur à faire appel au merveilleux : les pierreries qui protègent de toute blessure Lionel et Bohort quand le premier tue Dorin et blesse Claudas, et que tous deux combattent dans la mêlée qui s’ensuit (pp. 117-119) ; les trois boucliers à une, deux et trois bandes portés par Lancelot lors des combats pour pénétrer dans la Douloureuse Garde au cours desquels il doit affronter successivement plusieurs dizaines d’adversaires, qui ajoutent à ses propres forces celles d’un, deux ou trois chevaliers selon le cas.
11 Au-delà d’un déroulement paradoxal de l’action qui amènera les deux hommes à s’affronter et fera soupçonner, injustement, Pharien de connivence ou de complaisance à l’égard de Claudas.
12 … qui ne sera d’ailleurs jamais expliqué, sans doute parce que, psychologiquement, il ne peut l’être. Il peut seulement être compris en termes de structure romanesque : l’enfant Lancelot, héros manqué du Graal, sera élevé, comme Galaad, à l’écart du monde, mais par une fée, alors que son fils le sera par des religieuses. Il y a, dès le début du Lancelot, un réseau de correspondances (parallèles et oppositions). Le texte est aussi construit par remémoration et différenciation de l’enfance de Perceval dans le roman de Chrétien de Troyes.
13 Cf. ci-dessus p. 106.
14 Cf. pp. 243 sq.
15 La précision n’est pas que d’utilité romanesque : la demoiselle du Lac qui accompagne alors Lancelot et lit, elle aussi, le nom par dessus l’épaule de Lancelot aurait pu lire pour lui. D’autre part, on constate que Gauvain, lui, ne sait pas lire et que, placé dans une situation comparable, il doit avoir recours à plus savant que lui (p. 338). Lancelot est donc ainsi doué d’un prestige certain, ou plutôt, seulement, d’un certain prestige, car le fait n’a pas paru assez important à l’auteur pour qu’il le mentionne au cours même du récit de l’enfance.
16 Avec une répartition des rôles non tout à fait normale : en tant qu’héritier royal des terres de Benoïc, Lancelot aura une certaine autonomie, tout en reconnaissant, à l’instar de son père, le roi Artus comme seigneur (Artus est présenté comme fautif d’avoir laissé déshériter sans intervenir les fils de Ban et de Bohort) ; d’autre part, il aura été fait chevalier à la fois par Artus et par Guenièvre : celle-ci lui ayant remis son épée, Lancelot se considère comme son chevalier ; elle sera aussi sa « dame » en tant qu’épouse de son seigneur, et en tant qu’il l’aime et est aimé d’elle. Toutes ces relations impliquent des formes de dépendance ; certaines d’entre elles, en particulier l’amour qui lie Lancelot à Guenièvre, est un élément qui intervient de surcroît dans la maturation et l’enrichissement de la personnalité du héros.
17 J’emploie cette expression par référence à l’article d’A. Adler « The education of Lancelot : "Grammar" – "Gramarye"« , dans bbs1a, n° 9, 1957, pp. 101-107, mais sans adhérer à l’ensemble de l’analyse qui verrait dans l’esprit de Lancelot, opposé à celui du « maistre », sorte d’adepte du « juste prix » des choses, le reflet d’un univers économique en expansion réclamant la « liberté d’entreprendre ». Lancelot ne recherche nullement un plus grand profit, fût-ce au prix de plus grands risques.
18 Il donne ce qui ne lui appartient pas sans l’aveu du possesseur : le gibier pris sur les terres de Niniène et le cheval qu’il tient d’elle ; il fait un échange à perte : un excellent cheval contre une rosse et un lévrier.
19 Cf. le début de cette étude.
20 Cf. pp. 27, 44, 71, 243, etc.
21 Mais il faut noter que Lancelot gardera toujours, au moins à l’état virtuel, quelques traits de l’ »homo rusticus » : ceux-ci seront actualisés en particulier dans les périodes où, ayant perdu la raison, il vivra, solitaire, dans les bois.
22 Voir, par exemple, p. 197.
23 Il voudra y tuer Bohort coupable, à ses yeux, d’avoir choisi de protéger une jeune fille plutôt que lui. Quant à ce même Bohort, son personnage, assez en retrait en ce début du Lancelot, son personnage est difficile à apprécier. Le choix entre les divers possibles s’effectuera, en ce qui le concerne, me semble-t-il, plus tard : du héros chevaleresque de la première partie de sa vie (littéraire) d’adulte au saint appliqué de la Queste.
24 L’occasion en est peut-être que l’homme a cru reconnaître en Lancelot le fils de Ban et l’a interrogé sur cette éventuelle ascendance.
25 On notera qu’avec l’enfant trouvé Lancelot et le bâtard Galaad, le Lancelot a recours aux deux types fondamentaux de héros romanesques selon les analyses de M. Robert, Roman des origines et origines du roman, Paris, 1972 (en particulier I, 2, pp. 41 sq.).
26 Voir G. Lukacs, La théorie du roman, 1920 (trad. Paris, 1963).
Notes de fin
* Paru in Approches du Lancelot en prose, Unichamp, Champion, 1984.
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