Les « apprentissages » de Perceval dans le Conte du Graal et de Lancelot dans le Lancelot en prose*
p. 51-75
Texte intégral
1Le Moyen Age s’intéresse plus au jeune enfant qu’on l’a parfois écrit1, mais il est certain qu’auteurs d’épopées et même de romans nous disent peu de choses sur l’enfance de leurs héros2. Sauf exception, ceux-ci attendent, dans le silence du texte, la disparition de leurs pères et de leurs oncles pour devenir des personnages importants… entrant dans la carrière quand leurs aînés n’y sont plus. Dans Garin le Lorrain, après la mort du héros-titre, la deuxième génération est déjà mûre pour prendre la relève. Dans Raoul de Cambrai, où ce n’est pas le cas, quelques vers suffisent pour amener son neveu Gautier à l’âge requis. On peut aussi expliquer par cette attitude l’utilisation du « topos » du « puer senex » dans ses variantes multiples : Rolandin dans Aspremont, Guiot dans le cycle de Guillaume, devancent le temps normal de l’adoubement qui feraient d’eux des chevaliers, et alors même qu’ils portent – duvet d’enfance – en guise de nom ces diminutifs qui font encore d’eux des « petits », imposent leur présence dans la cour des grands, c’est-à-dire sur le champ de bataille. Si on considère les romans de Chrétien de Troyes, on constatera qu’ils mettent en scène des héros qui, parfois, ne sont pas encore parvenus à une maturité complète (Erec, par exemple), mais pour lesquels ne se pose évidemment plus la question des premiers apprentissages chevaleresques. Filons la métaphore scolaire : ils sont en cours de perfectionnement.
2En somme, il faut des circonstances exceptionnelles pour que, entre la fin du xiie et le début du xiiie siècle, l’enfance des chefs devienne matière romanesque. Nous ne pourrons donc guère appréhender des normes, mais plus souvent l’écart par rapport à ces normes. Et cela à partir de l’exemple de Perceval dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes et de Lancelot dans le Lancelot en prose : l’auteur du second connaît le premier3 et certains éléments de son récit donnent l’impression d’en avoir été inspirés… mais pour mieux, parfois, s’en démarquer.
3Leur technique de narration est différente. Chrétien de Troyes fait commencer son histoire quand son personnage est en âge d’être armé chevalier, âge que l’on peut estimer entre 15 et 18 ans : si, dans la réalité, cet événement qui fait entrer le jeune homme dans la vie adulte, peut se situer plus tard, en règle générale4, la valeur n’attend pas le nombre des années dans les textes.
4Un retour en arrière, placé dans la bouche de la mère, remontera jusqu’à la petite enfance de son fils :
« Petis estiez et alaitans,
Peu aviiez plus de deus ans. »
(vv. 457-4585.)
5Notons l’âge, qui nous paraît tardif auquel l’enfant n’était pas encore sevré, mais il était d’usage : le lait maternel (ou d’une nourrice) protégeait sans doute mieux le bébé contre les maladies que toute autre nourriture. L’auteur du Lancelot, lui, suit l’ordre chronologique de la vie de son héros. Il ne précise pas exactement son âge6 (« valés estoit », Lancelot, t. 7, Ia, 1) ; l’enfant, pendant la fuite de ses parents, qui prend place très peu de temps après ce début, les accompagne couché dans un « bercheul » (Ia, 16), et quand la dame du lac l’aura enlevé, elle lui donnera une « noriche » (VIa, 11) ; d’autre part, Lancelot a deux cousins, qui sont deux frères et déjà nés, avec environ un an d’écart. Tous ces éléments convergent donc pour lui donner en ce début de roman, un peu plus de deux ans.
6Les malheurs qui entourent leur petite enfance, et qui vont leur valoir des conditions d’éducation exceptionnelle, se ressemblent aussi. Enfances troublées par les malheurs des temps et l’anarchie que le pouvoir royal se montre encore impuissant à juguler. Entre le règne d’Uterpendragon et celui du « bon roi Artu » (Perceval, v. 446), « tempus senescit », la mère de Perceval dit de son époux :
« N’ot chevalier de si haut pris ;
Tant redouté ne tant cremu. »
(vv. 416-417.)
7mais c’est pour ajouter aussitôt :
« Mais li meillor sont decheü,
S’est bien en pluisors lius veü
Que les mescheances avienent
As preudomes qui se mai(n)tienent
En grant honor et en proëce.
Malvestiez, honte ne pereche
Ne dechiet pas, qu’ele ne puet,
Mais les buens dechaoir estuet. »
(vv. 427-434.)
8Pour sa part, il se retrouve blessé « apovri et desherité » (v. 442). Il se réfugie dans ce « manoir » « ichi en ceste forest gaste » (vv. 450-451), endroit assez isolé et désolé pour constituer un asile qui n’excite ni la cupidité, ni l’envie. C’est alors que Perceval a un peu plus de deux ans… et aussi deux frères aînés en âge de quitter la maison paternelle pour aller achever en cour royale leur apprentissage de futurs chevaliers. Ce qu’ils font. Adoubés, ils veulent rentrer en avertir leurs parents mais sont tous deux tués en chemin :
A armes furent mort andui.
(v. 475.)
9Le père meurt de chagrin, la mère décide l’élever son troisième fils dans une ignorance totale de l’univers chevaleresque et de cette vie à laquelle il semble destiné par son lignage (sa mère aussi est « de chevaliers nee », v. 423) (vv. 407-411), mais qui, pour elle, ne signifie plus que mort : elle désigne les chevaliers comme :
« Les angles dont la gent se plaignent,
Qui ocïent quanqu’il ataignent. »
(vv. 399-400.)
10La mère ne vit pas seule avec son fils, mais à la tête d’un grand domaine agricole (vv. 80 sq. et vv. 300-309) ; ceux qui le font valoir connaissent les intentions de la « veve dame » (vv. 312-322) et ont ordre de suivre le même parti, et s’y conforment volontiers (vv. 311-312 sq.).
11Cela étant, Perceval n’est pas un enfant sauvage ; il vit au milieu d’hommes et de femmes – surtout de femmes – avec lesquels il communique par le langage. Mais il est incomplètement éduqué, d’où incomplètement développé. Le manque dans l’ordre de la chevalerie est l’élément central mais pas le seul.
12Il ne vit pas dans un monde de privation sensorielle : ses sens se sont donc normalement développés, ainsi que le jugement critique (au sens étymologique du mot) qui accompagne les sensations, mais jugement lié au sentiment de plaisir/déplaisir ressenti, plus qu’à une éducation reçue en la matière – encore qu’il faille nuancer. Il distingue ce qu’il trouve « beau à voir » : les chevaliers qu’il rencontre :
Et quant il les vit en apert,
Que du bois furent descovert,
Et vit les haubers fremïans,
Et les elmes clers et luisans,
Et vit le blanc et le vermeil
Reluire contre le soleil,
Et l’or et l’azur et l’argent,
Si li fu molt bel et molt gent.
(vv. 127-136.)
13fait des nuances à l’intérieur de la catégorie :
« Ne me dist pas ma mere fable,
Qui me dist que li angle estoient
Les plus beles choses qui soient,
Fors Diex qui est plus biax que tuit. »
(vv. 143-149.)
14L’opposition beau/laid a été employée par la mère de Perceval lorsqu’elle lui a parlé de Dieu, des anges et des démons :
« Voir se dist ma mere, ma dame,
Qui me dist que deables sont
Les plus laides choses del mont… »
(vv. 114-116.)
(Cf. aussi vv. 143 sq. cités ci-dessus.)
15On notera aussi l’association « bel » et « gent » et la formulation utilisée :
Si li fu molt bel et gent
(v. 136.)
16ou :
Toutes ces choses li plaisoient.
(v. 87.)
17Le beau est donc moins considéré comme une catégorie en soi que rapportée à l’effet qu’il produit sur celui qui le contemple. De la même façon, il y a des bruits « laids » – la cacophonie des chevaliers se frayant un passage à travers la forêt :
Et molt grant noise demenoient
Les armes de ciax qui venoient,
Que sovent hurtelent as armes
Li rain des chaines et des carmes.
Les lances as escus hurtoient
Et tout li hauberc fresteloient ;
Sonent li fust, sone li fers
Et des escus et des haubers.
Li vallés oit et ne voit pas
Ciax qui vers lui vienent le pas ;
Molt se merveille et dist : « Par m’ame,
Voir se dist ma mere, ma dame,
Qui me dist que deables sont
Les plus laides choses del mont. »
(vv. 103-116.)
18et d’autres qui sont perçus comme beaux, comme le chant des oiseaux :
Et maintenant li cuers del ventre
Por le dolç tans li resjoï,
Et por le chant que il oï
Des oisiax qui joie faisoient.
(vv. 86-89.)
19Il y a aussi, entre odeur et saveur, les mêmes écarts possibles. Quand Perceval embrasse la première jeune fille qu’il rencontre, il commente :
« Et molt meillor baisier vos fait
Que chamberière que il ait
En toute la maison ma mere,
Car n’avez pas la bouche amere. »
(vv. 725-728.)
20On peut ajouter que, à cette aune, on passe assez bien de la sensation au sentiment : c’est de la joie que lui procurent le chant des oiseaux et la douceur du temps, c’est son « cuer » qui est en cause :
Et maintenant li cuers del ventre …
li resjoï…
(vv. 85-86.)
21et pas seulement son oreille7. Début d’éducation sensuelle (les baisers aux « chamberieres ») et sentimentale : il est assuré à Perceval non par sa mère mais par la Nature – celle du monde et la sienne propre.
22Qu’est-ce que sa mère a appris à Perceval ? Elle lui a donné des bribes d’instruction religieuse8 : elle lui a parlé de Dieu, des anges et des démons, mais seulement par images très concrètes : les diables sont « les plus laides choses del mont » (v. 116) et c’est la raison pour laquelle « por aus se doit on seingnier » (v. 118) ; au contraire, les anges sont « les plus beles choses qui soient » (v. 144) et Dieu l’est encore plus qu’eux et pour cela même :
« … on doit Dieu sor toz aorer
Et suppliier et honorer. »
(vv. 151-152.)
23elle lui a aussi appris à réciter des prières (vv. 157-158) ; mais n’apparaît aucune figure de chapelain au « gaste manoir », ni de communauté chrétienne : Perceval ignore ce qu’est une « eglise », un « mostier » – elle le lui expliquera lorsqu’il sera sur le point de partir (vv. 567-579). Le vers 156 (« Et dist toute sa creance »), quand on le rapproche des « oroisons » (vv. 157-158) enseignées, pourrait faire penser au credo (par ailleurs, Perceval parlera du « Salveor en cuije croi », vv. 172-173), mais ce ne peut en être qu’une version très simplifiée si on considère que, toujours au moment de leur séparation, elle juge utile en lui expliquant ce qu’est un « mostier », de préciser :
« Si i sacrefion le cors
Jhesucrist, le prophete sainte,
Cui juïf fisent honte mainte.
Traïs fu et jugiez a tort,
Et soffri angoisse de mort
Por les homes et por les fames,
Qu’en infer aloient les ames
Quant eles partoient des cors,
Et il les en regeta fors.
Si fu a l’estache liiez,
Batus et puis crucefiiez,
Et porta corones d’espines. »
(vv. 580-591.)
24Certains de ces vers apportent des précisions qui ne se trouvent pas dans le credo, mais les plus importantes (crucifixion, descente aux enfers, mort pour le salut des hommes) y figurent.
25D’autre part, elle l’a tenu totalement à l’écart du monde chevaleresque, de ceux qui le constituent et du vocabulaire utilisé par et pour eux. C’est pourquoi Perceval prendra ses premiers chevaliers de rencontre successivement pour des diables et pour des anges ayant Dieu à leur tête (alors qu’ils ne méritent bien évidemment ni cette indignité, ni cet honneur), et les interrogera curieusement sur ce qu’ils sont :
« N’iestes vos Diex ? — Naie, par foi.
Qui estes dont ? — Chevaliers sui.
— Ainc mais chevalier ne conui,
N’onques mais parler n’en oï. »
(vv. 174-177.)
26et sur tous ces objets qu’ils portent et qu’il ne connaît ni n’a vu davantage : la lance (vv. 187 sq.), l’écu (vv. 212 sq.), le haubert (vv. 257 sq.), finissant par s’enquérir :
« Fustes vos ensi nez ? »
(v. 283.)
27Alors, quels sont les savoirs et les savoir-faire de Perceval ? Il sait se servir de javelots qui sont pour lui à la fois des jouets (vv. 95-99) et des armes de chasse (vv. 202 sq.). Il s’est, avec eux, on l’apprendra plus tard, entraîné au tir à la cible (vv. 1529 sq.). Quels sont ses passe-temps ? C’est lui qui parle de chasse dans les vers cités en référence. Le texte nous le montre mettant à profit le beau temps pour aller se promener dans la « gaste forest soutaine » (v. 76), monté sur son « chacheor » qu’il a sellé lui-même (vv. 77-78) – il sait donc monter à cheval –, s’amusant à lancer ses javelots, avec l’intention d’aller voir les paysans du domaine occupés à passer la herse dans les champs après les semailles de printemps (vv. 81 sq.). Il est aussi fait allusion9 à sa façon de lutiner les « chamberieres » de sa mère. Nous ne savons à quoi il passe toute la mauvaise saison.
28A aucun moment, il n’est question d’instruction au sens intellectuel du terme : a-t-il appris à lire, à écrire ? Les jeux de société couramment pratiqués dans les milieux aristocratiques (les échecs en particulier) ont sans doute été bannis à cause même de leur connotation chevaleresque et courtoise. De même, s’il apprécie le chant des oiseaux, on ne le voit pas apprendre à chanter ni à jouer d’un instrument – contrairement à Lancelot.
29Les manques dans le domaine de la chevalerie ne sont donc pas les seuls : il faut leur ajouter les éléments touchant au développement de la socialisation et de l’intelligence abstraite. C’est là qu’il y a eu privation pour Perceval. Aussi les chevaliers sont-ils fondés – même s’ils se trompent – à voir en lui un rustre un peu simplet comme il en est beaucoup d’après eux dans ce tréfonds du pays de Galles :
« Sire, sachiez tot entresait
Que Galois sont tot par nature
Plus fols que bestes en pasture ;
Cis est ausi corne une beste. »
(vv. 242-245.)
30Le monde du « gaste manoir » est privé de présences masculines, sauf celle des paysans qui ne peuvent guère jouer de rôle « éducateur » ou « socialisant » pour Perceval : il va les voir travailler mais ne vit pas avec eux. Il est orphelin de père, ses deux frères aînés sont morts et la mère n’évoque bien sûr jamais leur souvenir : ce serait parler de chevalerie. Il n’a aucun « maistre » pour l’éduquer, c’est sa (seule) mère qui joue ce rôle : c’est elle qui lui a donné l’embryon d’instruction religieuse qu’il a reçue :
« Voir se dist ma mere, ma dame,
Qui me dist que deable sont
Les plus laides choses del mont ;
Et si dist por moi enseingnier
Que por aus se doit on seingnier. »
(vv. 114-117.)
(Cf. aussi vv. 142 sq.)
31Lors de ses premières aventures, il continuera de répéter « ce me dist ma mere » sans jamais se référer à une autre autorité. Il n’a pas connu d’enfants puis de jeunes gens de son âge.
32La conséquence – qui n’entrait pas sans doute dans les intentions de la « veve dame » – est que, dans les premières séquences, Perceval apparaît surtout comme un jeune sauvageon mal élevé, incapable de porter attention à autrui, sauf s’il y a intérêt. Il ramène tout à lui et à ce qui lui fait plaisir ou l’intéresse. Il donne l’impression de ne même pas entendre la question que lui pose le chevalier, tout occupé à obtenir une réponse à ses propres interrogations :
Et li chevaliers li demande :
« Veïs tu hui par ceste lande
Cinc chevaliers et trois puceles ? »
Li vallés a autres noveles
Enquerre et demander entent ;
A sa lance sa main li tent,
Sel prent et dist : « Biax sire chiers,
Vos qui avez non chevaliers,
Que est or che que vos tenez ? »
(vv. 183-191.)
(Cf. aussi vv. 208 sq. et vv. 254 sq.)
33Le ton employé avec sa mère est aussi rien moins qu’irrespectueux : « Taisiez, mere » (v. 390), lui dit-il lorsqu’elle persiste à affirmer qu’il n’y a pas plus beau au monde que Dieu et ses anges. Lorsqu’elle en vient à lui raconter l’histoire de son père et de ses frères, pour lui expliquer comment elle l’a élevé, cela ne l’intéresse nullement et il le lui dit tout crûment, même pas sensible à sa douleur :
Li vallés entent molt petit
A che que sa mere li dist :
« A mengier, fait il, me donez ;
Ne sai de coi m’araisonnez.
Molt m’en iroie volentiers
Au roi qui fait les chevaliers,
Et je irai, cui qu’il em poist. »
(vv. 489-495.)
34De même, lorsqu’il la voit évanouie de douleur au moment de leur séparation, au lieu de se soucier d’elle, il fait partir son cheval au galop (vv. 620-629). Il peut donc bien aller trouver « le roi qui fait les chevaliers », il n’a même pas l’idée de ce qu’il faut faire et être non pour en revêtir les signes extérieurs (à quoi se ramène d’ailleurs pour lui l’état de chevalier : « Mais vos estes plus biax que Diex. / Cor fuisse ore autretiex, / Ausi luisanz et ausifais ».), mais pour le devenir réellement.
35Paradoxalement à première vue, l’enfance de Lancelot (élevé par une magicienne, Niniène, sous les eaux d’un lac d’ »enchantemenz », le lac de Diane) sera beaucoup plus « normale ». Alors que la mère de Perceval fait tout pour garder son fils auprès d’elle, Niniène prépare Lancelot à la quitter : elle l’éduque donc au sens étymologique du mot : e-ducere = « conduire hors de ».
36Ce n’est pas qu’elle ait moins d’affection pour Lancelot dont elle n’est que la mère adoptive :
Il ne faut pas a demander s’ele le tint chier, car ele le gardoit plus doucement que nule autre feme ne pooit faire qui porté ne l’eust en son ventre.
(Lancelot, t. 7, p. 43.)
(Cf. aussi p. 188.)
37Notons au passage que ce texte nous montre que le Moyen Age est sensible au lien singulièrement intime que créent les neuf mois d’une grossesse entre sa mère et l’enfant et en particulier à l’amour qu’elle éprouve pour lui. Lorsque Lancelot sera en âge d’être armé chevalier, ce n’est pas sans douleur ni larmes qu’elle l’acceptera :
Et s’ele le peust encore delaier de prendre chevalerie, ele le feist moult volentiers, car a moult grant paine se porra consivrer de lui, car toutes amors de pitié et de noureture i avoit mise.
(t. 7, p. 244.)
(Cf. aussi pp. 245-246 et p. 270.)
38Aucune réticence de l’auteur devant la force de l’amour maternel, ni devant les tendresses manifestées au petit enfant. Quand Niniène enlève Lancelot âgé d’environ deux ans :
… l’estraint et serre moult durement entre ses mameles et li baise les iex et la bouce menuement ; et ele n’avoit tort car che estoit li plus biaus enfes de tout le monde. (t. 7, p. 27.)
39Mais le domaine sous le lac est bien différent du « manoir » dans la « gaste forest ». La première chose que l’auteur tient à préciser c’est, sous cette illusion d’enchantement, qui fait du domaine du lac un abri contre le monde extérieur qui va permettre à Lancelot, puis, quelques années plus tard, à ses cousins Lionel et Bohort venus l’y rejoindre, d’être protégés des menaces que Claudas, ennemi de leurs pères, ferait maintenant peser sur eux, la normalité chevaleresque et féodale du lieu :
Ele n’estoit mie seule, anchois avoit avoeques lui chevaliers et dames et demoiseles. (p. 43.)
40Dans ce lieu, Lancelot pourra recevoir l’éducation qui convient à un « fiex de roi ». On voit que, d’une part, la situation des deux enfants est, au départ quasiment semblable : ils se retrouvent orphelins de père dès leur plus jeune âge et plongés dans un contexte de violence qui met leur vie en danger. Il faut donc les protéger. Solution de Chrétien de Troyes : le manoir isolé ; solution du Lancelot : le domaine sous le lac, ce qui suppose l’élimination de la mère selon le sang (elle entre au couvent) et la prise en charge du jeune héros par une mère de substitution, la dame du lac. Autre point de ressemblance : aucune figure paternelle ne remplacera exactement le roi Ban auprès de Lancelot. Niniène a bien un « ami » – qui, au demeurant, est plus que discrètement mentionné –, mais il ne jouera aucun rôle spécial vis à vis de l’enfant, et en particulier pas un rôle paternel. L’enfant est tenu dans l’ignorance de son lignage, comme, d’ailleurs, nous l’avons vu, Perceval. L’un et l’autre auront à faire la quête de leur identité, à trouver qui ils sont, à se faire – c’est ainsi que Lancelot nommé Galaad à son baptême, sera appelé Lancelot. Mais cela définit précisément l’aboutissement de toute éducation, la « sortie » sur la responsabilité et sur l’autonomie.
41Les quelques lignes citées ci-dessus montrent donc combien l’environnement dans lequel vivra Lancelot est différent de celui que connaîtra Perceval : chevaliers, dames et demoiselles – on est dans une cour seigneuriale, et Niniène se présentera à Artus comme la « dame du lac » – il y a autour de lui de nombreuses présences masculines et féminines et qui constituent un milieu humain semblable à celui qu’il aurait connu si son père avait vécu. Quand il aura été sevré, un « mestre » remplacera auprès de lui la « noriche ». Il y aura aussi de nombreux jeunes « valets » de son âge :
… ne n’estoit pas seuls, anchois avoit moult bele compaignie de valés grans et petis et gentiex hommes tout le plus… (p. 71.)
42et, parmi ces jeunes gens, Lionel et Bohort avec qui il nouera des rapports amicaux.
43Il acquerra donc des savoirs, sous la direction de ce « mestre » qui « li ensegna et monstra comment il se devoit contenir a guise de gentil homme » (p. 70). Le propos dépasse d’ailleurs celui de tel et tel apprentissage ; il s’agit d’éducation plus que d’instruction, façons de se comporter et d’être plus que façons de faire. Les deux verbes « ensegner » I « monstrer » soulignent deux approches différentes et complémentaires, la première plus abstraite, qui peut passer par des paroles, des discours, l’autre plus concrète, par l’exemple donné. Le troisième terme, sans lequel l’assimilation ne peut être complète, c’est la mise en application habituelle. Un exemple de ces apprentissages est détaillé, celui du tir à l’arc. On notera (ce n’est pas fréquent dans la littérature de divertissement) comment l’auteur souligne le caractère progressif de l’apprentissage :
Si tost com il se pot aidier, li fist ses maistres un arc a sa maniere et boujons legiers et le fist traire avant au bersant. Et quant il s’en sot entremette, si le fist archoier as menus oisiax de la forest. Ensi com il aloit croisant et enforchant de cors et de menbres, si li enforcha son arc et ses saietes et commencha a archoier as lievres et as menues bestes et as grans oisiax la ou il le pooit trover.
(p. 70, IXa, 2.)
44L’apprentissage est adapté aux forces de l’enfant : on ne lui demande pas l’impossible mais on s’efforce de développer ses facultés. Il y a un entraînement préalable (« traire avant au bersant » = tirer à la cible), mais on passe rapidement à la pratique réelle : la chasse où on lui propose des proies à sa portée, et qui grandissent avec ses forces et son habileté. Plus loin, on mentionnera qu’il porte une « petite espée ». On a également le souci de ne pas laisser inexploitée une seule de ses possibilités : dès que cela est à sa portée, commence, avec un équipement adéquat, l’apprentissage d’un nouveau savoir :
Et si tost com il pooit sour cheval monter, si li fu aparelliés moult bel et moult boin et moult bien atournés de frein et de sele et d’autres choses ; si chevaucha entour le lac amont et aval… (p. 71, 11, 1-5.)
45Cette vie, nous l’avons déjà signalé, n’est pas solitaire : les chevauchées et les chasses de Lancelot sont accompagnées :
Il avint un jour que il cachoit un chervecel et ses maistres après li et si autre compaignon…
46De même, on lui apprend les passe-temps qui réunissent dames et chevaliers :
Des eschés, des tables et de tous les jeus qu’il pooit veoir aprist si legierement que quant il vint en l’eage de bachelerie, nus ne l’en peust ensengnier…
(p. 71, 3.)
47Et, là encore, dès qu’il en est capable, on lui fait assurer le service de table qui, en toute cour seigneuriale ou royale, fait partie des fonctions des jeunes gens :
… car puis chele eure que il se sot ne pot entremette de servir, ne me, jast ele devant qu’il eust devant li trenchié un poi et mis del vin dedens sa coupe…
(pp. 187-188.)
48Education idéale d’un futur chevalier courtois doué et précoce :
… quant Lanselos ot esté en la garde a la damoisele les .III. ans que vous avés oï, si fu tant biax qu’il ne fu nus qui le veist qu’il ne quidast qu’il fust de grignour eage la tierche part que il n’estoit… (p. 70, IXa, 1.)
49dont on a soin de cultiver les qualités naturelles.
50Rien d’étonnant, habitué qu’il est aux autres, à ce qu’il sache leur prêter attention et leur venir en aide dans la mesure de ses moyens. Il s’enquiert du malheur visible de ceux qu’il rencontre et passe aussitôt à l’action. Deux variations sur la largesse : il donne son cheval à un gentilhomme qui, sans cela, ne pourrait arriver à temps à la cour du roi Claudas pour faire la preuve de la culpabilité d’un homme qui a tué un de ses parents (pp. 76-77) et le produit de sa chasse à un vavasseur bredouille qui marie sa fille (pp. 78-79).
51Préparation à la chevauchée, au maniement des armes à sa portée, à la vie de cour, on comprend qu’à l’âge de 18 ans (p. 243) Lancelot soit prêt pour être fait chevalier. Et sa « mère », se reprocherait comme un « pechiés » de le garder plus longtemps par devers elle (p. 244, 1. 5). C’est elle-même qui l’amènera à la cour d’Artus pour que d’autres – le roi et la reine – jouent pour lui les rôles qu’elle ne peut endosser : lui donner ses armes, lui révéler un amour non filial. Lancelot pourra aussitôt entamer sa « carrière » de chevalier et y accomplir des exploits. Perceval, lui, devra d’abord apprendre le maniement des armes chevaleresques auprès de Gornemanz – qui s’y prendra comme le « maistre » de Lancelot : montrer, puis faire faire.
52Cependant, si la mère de Perceval est coupable de l’avoir laissé inculte, la présence d’un « maistre », nécessaire, peut-elle être suffisante ? Le maître, humain, n’a-t-il pas qu’un rôle limité et ne peut-il même pas devenir un obstacle à l’éducation de l’enfant ? Le maître/la maîtresse, ou toute personne qui exerce une autorité de cette sorte sur l’enfant, a tendance à vouloir le garder auprès de lui/d’elle, et la double tentation de tout/plus savoir et d’estimer donc que sa tâche n’est jamais finie. La mère de Perceval est une figure caricaturale du premier abus ; Niniène connaît la tentation mais n’y succombe pas. Gornemanz, lui aussi, le maître ès armes de Perceval, voudrait bien, une fois transmis son savoir, garder Perceval auprès de lui : il fait des projets d’avenir pour le jeune homme, l’imaginant déjà marié à sa fille. Le roi Artus, à son tour, s’étonne de la hâte de Perceval à quitter sa cour. L’initiative du départ viendra du jeune héros, une fois qu’il aura reçu, de l’un comme de l’autre, ce dont il avait besoin pour tracer et suivre son propre chemin.
53Un exemple présenté de façon plus détaillée, se trouve dans le Lancelot. Il s’agit de cette partie de chasse au cours de laquelle, livré à lui-même pour un temps, Lancelot fait personnellement preuve de largesse à l’égard de deux chevaliers de rencontre. A ce moment-là, il est livré à sa propre initiative, puisqu’il a distancé tous les autres chasseurs, y compris, en dernier lieu, son maître. Après quoi, il fait demi-tour et retrouve les siens, à commencer par son maître qui lui demande des explications : d’où vient cette rosse sur laquelle il est monté et qu’a-t-il fait de son cheval ? Lancelot répond qu’il l’a donné. Il essuie en retour toute une mercuriale de l’homme qui veut le « maistroier » (p. 81), c’est-à-dire à la fois affirmer son autorité sur lui et lui donner une leçon. Il lui reproche deux choses : l’une plus « matérielle » (l’échange des chevaux est par trop à son désavantage), l’autre plus « morale » (il a donné une venaison qui ne lui appartenait pas, mais à la dame du lac, puisque le chevreuil a été pris dans une forêt qui lui appartient). Et il a des gestes de menace comme s’il voulait corriger Lancelot. L’enfant se justifie sur le premier point : en échange de son bon cheval, il n’en ramène pas seulement un mauvais, il a reçu un lévrier :
« Maistre, ore ne vous courechiés, que encore vaut chis levriers que j’ai de gaing teus .II. ronchis com il estoit. » (t. 7, p. 81.)
54En retour, l’homme frappe brutalement l’enfant (il le fait tomber de cheval, p. 82), déclarant :
« Par sainte Crois, mar le pensastes ! Jamais tel folie ne ferois, quant vous esca-perés de ceste, que il ne vos en sovingne. » (p. 81.)
55Sans se plaindre ni verser une larme, Lancelot continue d’affirmer fermement que ce lévrier vaut bien non seulement un mais deux chevaux. En fait, on n’a plus là un rapport de maître à élève, mais une confrontation entre deux hommes :
Quant ses maistres ot qu’il parole encore contre sa volenté, si hauche un baston qu’il tenoir et fiert le levrier par mi les flans ; et li bastons fu menus et cinglans et li levriers tendre, si commencha a crier moult durement… (p. 82.)
56Lancelot, dans sa fureur (« moult courechiés ») brise son arc sur la tête de l’autre et s’acharne sur lui, même après qu’il est tombé à terre. Puis il repart à cheval, sans se rendre compte qu’il n’a plus d’arme, ce qui renouvellera sa fureur quand cette circonstance l’empêchera de tirer un biche (pp. 82-83). Puis, il rentre auprès de la dame du lac… qui, mise au courant de l’incident par le précepteur, lui adresse à son tour des reproches : il a renversé les rapports normaux de maître à élève en frappant « cil que je vous avoie baillié a maistre et pour enseignier » (p. 84). Lancelot se justifie : il est convaincu en conscience d’avoir bien agi avec les deux chevaliers, et son « maistre » ne méritait donc plus ce titre en le frappant, puisque sa fonction est d’enseigner ce qui est bien :
« Chertes, dame, fait il mes maistres ne mes enseignieres n’estoit il pas la ou il me batoit, pour che que je n’avoie fait se bien non… » (p. 84.)
57Il précise qu’il ne l’a pas frappé pour les coups reçus, mais parce que celui-ci avait frappé son lévrier pour lui causer sciemment de la peine :
« … que par un poi qu’il ne le tua voiant mes iex, por che qu’il savoit que je l’amoie. » (p. 84.)
58Et il ajoute des menaces. La dame se réjouit de cette fierté, mais, pour qu’il prenne une conscience critique de ce qu’il fait, elle feint de reprendre à son compte les objection du maître (p. 85). Il réplique en revendiquant sa volonté comme critère de jugement :
« … mais anchois que je m’en aille, voel je bien que vous sachiés que cuers d’omme ne puet a grant honour venir qui trop longuement est sous maistre ne sous maistresse, car il le covient souvent trambler, ne endroit de moi n’ai je plus cure de maistre, de signour ne de dame ne di jou mie. » (p. 85, 21.)
59Vient un moment où l’enfant doit décider par lui-même, éventuellement contre ce qui lui est imposé ou proposé : à se montrer trop fidèles aux enseignements de Gornemanz sur la discrétion de parole, Perceval manquera l’aventure du Graal – alors que, livré à lui-même, il commençait par interroger les chevaliers en leur demandant qui ils étaient et à quoi servaient les objets inconnus de lui qu’ils portaient. C’est à peu près la question qu’il aurait dû poser pour guérir le roi Pêcheur. Et il retrouvera cette autonomie lorsqu’à la cour d’Artus, il choisira « tot el » en matière d’aventure, tout autrement que les autres et la voie même qui semblait devoir lui être fermée. C’est ainsi qu’à la même cour Lancelot « déferrera » le chevalier, ce que personne d’autre n’ose faire, ce que tous lui recommandent d’éviter, et alors qu’il n’est pas encore adoubé. On voit donc que le maître, tant pis s’il est imparfait, tant mieux s’il est bon, doit, de toute façon, s’effacer et la preuve qu’il a fini de jouer son rôle est le départ même de celui dont il était en charge – si celui-ci a une bonne nature10.
60On a vu, à propos de Perceval que le livre n’intervenait pas dans son éducation : on pouvait se demander si cela était dû à l’insuffisance même de cette éducation. Il n’en est pas davantage question à propos de Lancelot11. Un point qui les rapproche aussi, c’est le fait que l’éducation est toujours représentée comme reposant sur la relation d’une personne à une autre personne. La mère de Perceval lui en tient lieu, et Lancelot a un « maistre » qui se consacre à lui seul, comme Lionel et Bohort ont chacun le leur. Il n’est jamais question de ce que nous appelons « classe » ou « école » et qui, pourtant existait au Moyen Age. C’est le préceptorat qui est le seul mode d’éducation envisagé. La parole et l’exemple du maître en sont les véhicules.
61La parole, on la voit surtout intervenir sous forme de « chastoiemens » qui prennent place lors de moments exceptionnels, de façon privilégiée, au moment où se font la rupture et le départ. La mère de Perceval, puis Gornemanz procéderont ainsi dans le Conte du Graal ; Niniène s’en chargera dans le Lancelot. Les contenus seront très différents. Une des raisons obvies est l’écart dans les apprentissages effectués jusque là : Perceval a besoin qu’on lui explique ce qu’est une église, Lancelot sait ce qu’est l’Eglise12.
62La mère de Perceval lui donne des conseils concrets sur sa conduite avec les dames et les pucelles, sur l’utilité de la compagnie des « preudomes », des conseils de piété aussi ; Gornemanz lui recommande de recevoir à merci son adversaire vaincu, de ne pas parler à tort et à travers, d’aider de ses conseils ceux qui en ont besoin… et de cesser de répéter que sa mère lui a enseigné ceci ou cela : un chevalier est éduqué par un homme, non par une femme (Conte du Graal, pp. 47-49). Simples avis de comportement quotidien et individuel donnés à un jeune homme encore bien novice13.
63Les conseils de Niniène comporteront bien quelques recommandations comparables qui touchent à la recherche de la prouesse personnelle (p. 269, 11. 1-10), mais elles ont été précédées de développements plus longs et surtout d’une tout autre portée. C’est toute une morale et une histoire de la chevalerie au service des plus faibles et de l’Eglise, conformément au plan de Dieu, qu’elle lui révèle.
64Morale exigeante, puisque, selon Niniène, la perspective d’être chevalier doit provoquer la crainte d’être incapable de le devenir :
« … mais il convient tel chose en chevalier que il ne covient en autres homes ; et se vous les oies noumer ja, ja m’avriés si hardi le cuer que tout ne vous en tramblast. » (t. 7, p. 247.)
65Etre chevalier suppose, des qualités dont tous ne sont pas doués :
« … car Dame Diex a fait les uns plus vaillans que les autres et plus preus et plus gratieus. » (t. 7, p. 247.)
66Mais Lancelot distingue, lui, ce qui touche à la Nature, autre nom de Dieu, ce sont les qualités du corps : taille, force, beauté :
« … si quit que li hons les aporte avoeques li hors del ventre sa meire, des chele eure que il naist. » (t. 7, p. 248.)
67Quant aux qualités du cœur, on peut, au contraire, les acquérir, sauf à tomber dans la « pereche » : on ne naît pas « cortois », « deboinaires », « preus », on le devient à force de travail sur soi :
« Mais les teches del cuer m’est il avis que chascuns les poroit avoir, se pereche ne li toloit, car chacuns puet avoir cortoisie, et deboinareté et les autres biens qui del cuer muevent, che m’est avis ; por che cuit je que l’en nel pert se per pereche non car a vous meismes ai je oï dire pluseurs fois que riens ne fait le preudome se li cuers non. » (p. 248, 9.)
68Histoire qui remonte à l’origine des temps : nous descendons tous d’Adam et Eve (p. 249), mais une fois le péché originel commis et les générations se succédant, « envie et convoitise conmencha a croistre el monde » (p. 249) « et forche commencha a vaintre droiture » (p. 249). A l’origine, la chevalerie procède d’une vocation et d’une élection :
« Et quant li foible ne porent plus souffrir ne endurer encontre les fors, si establirent desor aus garans et desfendeors por garandir les foibles et les paisibles et tenir selonc droiture et por les fors bouter arriere des tors qu’il faisoient et des outrages. A cheste garantie porter furent establi chil qui plus valoient a l’esgart commun des gens. Che furent li grant, et li fors et li bel et li legier et li loial et li preu et li hardi, chil qui des bontés del cuer et del cors estoient plain. »
(p. 249, 10 et 11.)
69Le chevalier doit être :
« cortois sans vilonie, deboinaire sans felonie, piteus envers les souffratex, et larges et appareilliés de secoure les besoigneus, et apparelliés de confondre les robeors et les ochians, sans amour et sans haine, et sans amour d’aidier au tort por le droit grever et sans haine de nuire au droit por traire le tort avant. » (p. 259.)
70et « Sainte Eglize garandir » (p. 250). A partir de là, Niniène développe toute une symbolique de l’armement du chevalier (écu, haubert, heaume, glaive, épée et cheval qui doit lui rappeler ses devoirs – et son droit, en retour, d’être nourri par ceux qu’il protège14 (pp. 251-253). Le chevalier doit concilier en sa personne des contraires, d’où la difficulté de suivre ce droit fil de l’épée. Il doit avoir deux cœurs, l’un dur comme aimant à l’égard de ceux « qui depiechent droiture et empirent a lor pooir » (p. 254) et cœur de cire envers « les boines gens » (p. 254). Tâches d’autant plus « aventureuses » qu’à y manquer le chevalier risque de trouver la honte dans le monde mais aussi d’y perdre le salut de son âme car tout manquement à l’ »ordre de chevalerie » (p. 254) est un péché contre Dieu qui l’a institué :
« et qui enschi ne veut ouvrer com je vous ai chi devisé bien se gart d’estre chevaliers, car la ou il ist de la droite voie hors, il doit estre tout premierement hounis au siecle et après a Dame Dieu… » (p. 254, 18.)
(Cf. aussi p. 254, fin du 1er paragr.)
71Mais tâches non impossibles : Niniène énumère à Lancelot ceux qui, du temps de l’Ancien Testament ont mené dignement cette vie. Une articulation temporelle importante est « l’avènement Nostre Signor » ; de son temps, le chevalier exemplaire est Joseph d’Arimathie, puis son fils Galaad. Avec ces deux-là est établi le lien avec le Graal (même s’il n’est pas nommé) et avec le temps du roman : la dame en nomme d’autres qui, ensuite, appartinrent au même lignage avant de conclure :
« … tout chi en furent, des vrais chevaliers cortois, et des vrais preudomes qui maintindrent honerablement chevalerie au siecle et a Dame Dieu. » (p. 256.)
72On voit donc se mêler les notions d’hérédité, de dons, et d’application et de mérite personnels. La question est déjà posée dans le Perceval, mais elle n’est pas envisagée de façon aussi systématique. Perceval, fils de chevalier, a de qui tenir, et l’éducation apotropaïque que lui a donné sa mère n’a pas étouffé en lui la voix du sang : quand il entend la cacophonie que font les chevaliers dans le bois et qu’il croit avoir affaire à des diables, au lieu de suivre le conseil de sa mère (se signer pour s’en protéger), il entend se battre avec eux :
« Mais cest ensaing desdaignerai,
Que je voir ne m’en seignerai,
Ains ferrai si tot le plus fort
D’un des gavelos que je port,
Que ja n’aprochera vers moi
Nus des autres si com je croi. »
(Conte du Graal, vv. 119-124.)
73Elle-même insistera sur le fait que, tant par son père que par elle-même, il est « bien » né :
« Biax fix, bien vos poèz vanter
Que vos ne dechaez de rien
De son lignage ne del mien. »
(vv. 420-422.)
74Mais il lui manque la pratique :
« Mais quant ce venra a l’essai
D’armes porter, coment ert donques ?
Ce que vos ne feïstes onques,
Ne autrui nel veïstes faire,
Coment en sarez a chief traire ?
Malvaisement, voire, ce dout. »
(vv. 516-521.)
75Cette expérience s’acquiert quand on veut s’en donner la peine, et c’est ce que dira Gornemanz :
« Ce qu’en ne set puet on aprendre,
Qui i velt pener et entendre…
Il covient a toz les mestiers
Et cuer et paine et us avoir. »
(vv. 1463-1468.)
76L’apprentissage est d’ailleurs facilité par les dons personnels :
« Et il (= Perceval) comencha a porter
Si a droit la lance et l’escu
Com s’il eüst toz jors veschu
En tornoiemens et en guerres
Et alé par toutes les terres
Querent bataille et aventure ;
Car li venoit de nature,
Et quant Nature li aprent,
Et li cuers del tot i entent,
Ne li puet estre rien grevaine
La ou nature et cuers se paine.
(vv. 1474-1484.)
77La notion de « cuer » est essentielle et elle est centrale et récurrente dans les entretiens que Niniène a avec Lancelot sur la chevalerie : Lancelot y dit par exemple :
« Chascuns doit anprandre, che m’est avis, selonc che qu’il troeve en son cuer ou de malvaistié ou de proeche. » (p. 256, 20.)
78Nous avons aussi déjà cité des textes où Lancelot fait état de son idée selon laquelle chacun doit s’efforcer de progresser, de ne pas laisser un de ses talents inexploités. En voici encore un :
« … Chascuns doit baer tous jors a enforchier et a amender de boines teches, et moult se doit haïr qui par sa pareche pert che que chascuns poroit avoir, che sont les vertus del cuer… » (p. 247.)
79et terminons sur la formule que Niniène emploie souvent, d’après ce que rapporte Lancelot :
« … riens ne fait le preudome se li cuers non. » (p. 248.)
80Cependant, les choses sont moins simples que cela. On nous dit que Lancelot honore plus volontiers que d’autres les gentilshommes, entendons ceux qui sont de hauts lignages (p/74, 7), et lui-même s’interroge sur l’identité de son père. Un des surnoms par lesquels on le désigne dans le domaine du lac est « fiex de roi » (p. 85), mais Niniène le « détrompe » : il ne l’est pas. Accablement de l’enfant :
« Dame, fait il en sospirant, che poise moi, car mes cuers l’osast bien estre. » Et lors s’en tourne tous iriés, qu’il ne puet un suel mot de la bouche dire ne souner. (p. 85.)
81Niniène, sans retirer ce qu’elle vient de dire, ne veut pas le décourager :
« Et de qui que vous soiés fiex, voirement n’aveis vous failli a cuer de fil de roi, et si fustes vous fiex de teil qui osast bien assaillir le plus haut roi qui fust el monde par proeche de cuer et de cors. » (p. 86, 22.)
82L’auteur a trouvé une façon facile de résoudre le problème, ou plutôt de l’éviter : Lancelot est en fait fils du roi Ban de Benoÿc. Le sang et le cœur n’auront donc pas sujet de se contredire. La question des « teches » qui permettent de devenir chevalier est, elle aussi moins simple que dans la distinction établie par Lancelot selon laquelle celles du corps viennent de Dieu et on n’est pas responsable d’être boiteux ou aveugle ; mais les « teches » du cœur, il dépend de nous et de nous seuls de les acquérir, en y mettant « paine, cuer et us », comme le disait Gornemanz – mais, notons-le, en parlant de savoir-faire, non de vertus. La dame du lac affirme, quant à elle, que « Diex a fait les uns plus vaillans que les autres et plus preux et plus gratieus » (p. 247). Et si Lancelot semble d’abord, dans le passage suivant, s’opposer à elle :
« … mes les teches del cuer m’est il avis que chascuns les poroit avoir se pereche ne li toloit… » (p. 248.)
83il tiendra un langage quelque peu différent ensuite :
« … Chascuns doit anprandre, che m’est avis, selonc che qu’il troeve en son cuer ou de malvaistié ou de proeche. » (p. 256.)
84D’où vient donc cette « malvaistié », ou cette « proeche » ? Et qui a donné son « cuer » à Lancelot ?
« Et se Diex i veut metre les boines teches, biau m’en sera, mais je i oserai bien metre cuer et cors et paine et travail. » (p. 257.)
85− ce cœur si grand qu’il développe au delà de la normale le torse qui doit l’abriter ? Quelle y est la part d’un Dieu « gratieus » et celle d’un homme qui s’efforce ? Quelle est la part de la « pereche » et celle d’un Dieu disgraciant dans la couardise vantarde de Kex ? Et dans la « felonie » de Mordret ?
86Cela ne veut pas dire bien sûr que l’avenir chevaleresque de Lancelot est tracé d’avance. Il est doué d’une harmonie parfaite du corps, le mot de « mesure » est celui qui revient le plus souvent pour le décrire (pp. 71-72) ; et cette beauté témoigne à la fois du degré de perfection intérieure auquel est parvenu l’enfant :
… puis qu’il ot .X. ans passés, ne faisoit il gaires choses qui n’apartenissent a boines enfanches… (t. 7, p. 75.)
87et des progrès qu’il pourra faire, l’âge venant. Cependant, cette beauté peut connaître des moments de déformation correspondant à un risque intérieur de démesure. Le sage musicien :
Et chantoit a mervelles bien quant il voloit, mais che n’estoit pas sovent, car nus ne fist onques si poi de joie sans grant raison… (p. 74.)
88dont la joie est gage de prouesse :
… et disoit maintes fois, quant il estoit en sa grant joie, que riens nule ses cuers n’oseroit emprendre que ses cors ne peust mener a fin, tant se fioit en la joie, qui de mainte grant besoigne le fist puis au desus venir… (p. 74.)
89peut devenir une sorte d’animal furieux :
… mais quant il fu iriés a chertes, che sambloit carbon espris et estoit avis que par mi le pomel des joes li sailloient goutes de sanc toutes vermeilles ; et fronchoit del neis en sa grant ire autresi com uns chevaus et estregnoit les dens ensemble si que il croissoient moult durement et iert avis que l’alaine qui de sa bouche issoit fust toute vermeille, et lors parloit si fierement que che sembloit estre une buisine, et quanqu’il tenoit as dens et as mains tout depechoit… (p. 72.)
90La façon dont il traite son maître lors de l’épisode du lévrier en est un exemple enfantin. Les crises de « frenesie » qui ponctueront sa vie d’adulte en seront d’autres, et cet amour sagement mené avec Guenièvre qui finira par la « folie » de la Mort Artu.
91Si différentes qu’elles soient, on voit que les éducations de Perceval et de Lancelot reposent en fait sur des conceptions très proches du rôle que Nature et Culture peuvent y jouer. Les deux, en particulier, insistent sur le rôle de l’effort sur soi, de l’ardeur à se conduire bien, avec sérieux. Les textes dénoncent la « pareche », la lumière mise sous le boisseau et les talents enfouis. Avec Lancelot, nous avons le portrait idéal d’un noble enfant bien doué et décidé à s’efforcer d’aller aussi loin qu’il le pourra, et à se dépasser lui-même si cela a un sens. Avec Perceval, nous avons la démonstration que volonté et application permettent de rattraper le temps perdu. Mais nos romans ne s’interrogent guère sur les « disgraciés » – un Lancelot volontariste est tout près de nier leur existence. Galaad renchérira encore sur son père dans l’ordre de la perfection atteinte. Il n’y a pas (peu ?) d’anti-héros dans le Lancelot-Graal et s’il y a des traîtres, des lâches, des malveillants, ils ne semblent pas poser problème : l’idée d’un lignage de traîtres, pourtant familière à l’épopée, avec Ganelon et ses parents, ne s’y trouve pas.
92L’adolescent qui part chasser dans les bois vêtu de « verde color », celui qui va devenir le chevalier tour à tour blanc, noir et vermeil, passant par toutes les couleurs d’un prisme fondamental archaïque, pourrait pourtant parfois porter l’écu « eschiqueté » des fous, voire « l’étoffe du diable15 ». Adam, Satan, Lancelot lui-même montreront comment se déséquilibre la perfection enfantine et/ou originelle :
Il ot le viaire enluminé de naturel color vermelle, si par mesure que visaument i avoit Diex assise le compaignie de la blanchor et de la brunor et del vermel… (p. 71.)
93La jeune tête « merveilleusement » coiffée d’une guirlande de roses quotidiennement renouvelée portera ensuite le heaume du chevalier. Devrait-on lui voir la tête rasée du fou dans La Mort Artu ? Avant, finalement, qu’il soit couronné, dans le sein d’Abraham, de l’auréole du juste.
Notes de bas de page
1 Voir les Actes du colloque du cuer-ma, L’Enfant au Moyen Age, Aix-en-Provence, 1980.
2 Sauf – et c’est parfois le cas – lorsqu’ »enfes » désigne le personnage jusqu’au moment où il acquiert un fief, ou se marie.
3 Cela est évident en particulier dans l’épisode de la Charrette : celle du Lancelot est une « variation » sur le thème de Chrétien de Troyes.
4 Cf. ci-dessus.
5 Edition utilisée pour les références et les citations : Le roman de Perceval ou le Conte du Graal par W. Roach, Genève-Paris, 1959.
6 Edition utilisée pour les références et citations : Lancelot, par A. Micha, t. 7, Genève-Paris, 1980.
7 Dans son Parzival, Wolframm von Eschenbach a très bien vu et précisé cette perspective : le chant printanier du rossignol inspire au héros une mélancolie non sans charme et quasiment amoureuse. Aussi, sa mère se dépêche de faire tuer tous les oiseaux : pour éviter une cause de tristesse à son fils ? Ou pour l’empêcher de désirer un état du cœur qui ne pourrait que l’éloigner d’elle ?
8 Parce que cela ne touche pas à la chevalerie de façon nécessaire ; sans doute aussi parce que les mentalités médiévales n’admettraient point qu’une mère, qui n’est pas présentée comme un personnage négatif, loin de là, ait laissé son enfant dans une ignorance totale en ce domaine.
9 Cf. ci-dessus.
10 Sur la complémentarité Nature/Culture, cf. ci-après.
11 Cela dit, Lancelot saura lire (à la Douloureuse Garde, il lit son nom sur la dalle d’une tombe : Lancelot, t. 7) et écrire ; quand prisonnier de Morgue, il se divertit à peindre l’histoire de ses amours, il en légende les tableaux : cf. la lecture qu’en fera le roi dans La Mort Artu, éd. par J. Frappier, p. 61.
12 Même si son instruction religieuse ne nous a pas été rapportée.
13 Et que, de surcroît, Perceval n’est pas en état d’assimiler : la preuve en est sa conduite avec la première pucelle rencontrée et son silence malencontreux au château du Graal.
14 En voici un exemple :
« Li hiaumes que li chevaliers a el chief, qui desus toutes les armes est parans, senefie que autresi doit paroir li chevaliers devant toutes autres gens encontre chels qui voldroient estre nuisant a Sainte Eglize ne faire mal et doit estre tout ausi com une boate qui est la maisons a la gaite que l’en doit veoir de toutes pars desus les autres maisons por espoanter les malfaiteurs et les larrons. » (p. 251, 13)
15 Le tissu rayé selon le dernier ouvrage de M. Pastoureau.
Notes de fin
* Paru in Education apprentissages, imitation au Moyen Age. Cahiers du crisima, n° 1, novembre 1993.
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