Un exemple de réécriture : le franchissement du pont de l’épée dans le Chevalier de la charrete de Chrétien de Troyes et dans le Lancelot en prose*
p. 29-47
Texte intégral
1La formule selon laquelle « écrire, c’est réécrire » s’applique de plusieurs façons évidentes au cycle du Lancelot-Graal, premier cycle romanesque (complet) de prose française, se démarquant de l’écriture en vers de Chrétien de Troyes et des continuateurs de son Perceval, qui utilise une « matière de Bretagne » maintes fois mise en œuvres et en personnages depuis plus d’un demi siècle, mais invente, avec Galaad, un nouveau héros du Graal déclassant Perceval, et qui multiplie en polyphonie les aventures, toutefois selon les schémas bien attestés antérieurement de la quête, du don contraignant, etc. De la micro à la macrostructure, de la réécriture dans le sens ou à contre sens des récits plus anciens, les exemples abondent.
2Cependant, un épisode du Lancelot revêt un statut particulier à cet égard puisqu’il suit au plus près le Chevalier de la charrete de Chrétien de Troyes1.
3La « matière » des deux œuvres est la même : on y lit la quête par Lancelot et Gauvain de la reine Guenièvre enlevée par Méléagant, le fils du roi Baudemagus, au pays de Gorre. L’issue victorieuse de l’entreprise permettra à Lancelot de délivrer, avec la reine, les gens du royaume de Logres retenus captifs depuis plus longtemps qu’elle, et, après un temps d’emprisonnement par trahison qui retarde son action, de tuer en combat singulier le ravisseur. Si on examine de plus près la suite des aventures, on constatera que le Lancelot suit l’ordre et le temps de celles des deux héros de Chrétien de Troyes Lancelot et Gauvain2 et qu’il les reprend toutes.
4Leur « san », lui aussi a beaucoup de parenté. L’amour de Lancelot pour la reine s’y affirme dans l’accomplissement de nombreux exploits chevaleresques et dans l’acceptation de l’humiliation au nom de cet amour (la charrette, le combat au pire) – laquelle ne sera d’ailleurs qu’une épreuve limitée dans le temps : dans les deux cas, l’honneur guerrier du héros n’aura pas à être longuement mis en doute.
5Il ne saurait être question ici de traiter intégralement le sujet qui est la comparaison de deux œuvres très riches l’une et l’autre3. Je prendrai donc seulement un exemple que je considère comme représentatif. Il s’agit du franchissement du pont de l’épée.
6Dans le récit de Chrétien de Troyes, pour pénétrer dans le pays de Gorre où Guenièvre est retenue prisonnière, deux ponts paradoxalement construits pour rendre le passage plus difficile s’offrent au choix des héros. Le romancier les présente tous deux au moment où divergent les voies qui y mènent (vv. 649-675) et où Gauvain et Lancelot vont donc devoir se séparer. Le dispositif du « pont evage » est décrit avec précision (une planche étroite à mi profondeur d’une rivière rapide, d’où risque évident d’être emporté par le courant). Celui qu’on appelle « pont de l’épée » est évoqué de façon plus allusive, voire énigmatique : « il est com espee tranchanz » (v. 671) ; et il est plus dangereux encore : personne, à ce jour, n’a réussi à le franchir. Lancelot laisse le choix à Gauvain qui préfère le « pont evage ». Lui prend donc le chemin qui mène au pont de l’épée. Notons qu’une des aventures qu’il accomplit en route le désigne à coup sûr comme celui qui délivrera les captifs du pays de Gorre (et, par là même, Guenièvre) : le lecteur est donc amené à conclure qu’il réussira, le premier, à passer le pont.
7La description du dispositif est offerte à notre curiosité, avec laquelle le romancier a joué le plus longtemps possible, lorsque Lancelot y arrive, pas loin de 2500 vers plus avant dans le récit, soit à partir du vers 3007. Elle est dramatiquement présentée par les yeux des compagnons de Lancelot (« voient l’eve felenesse », v. 3009) – ils font partie de ces exilés qui attendent leur délivrance de sa réussite –et « authentifiée » par le narrateur (« Einz ne fu, qui voir m’an requiert, / si maxponz ne si male planche », vv. 3019-3020). Le passage ne comprend pas moins de 30 vers (vv. 3009-3040). La description allie précision et énigme : le pont est constitué par « une espee forbie et blanche » (v. 3022) de « deus lances de lonc » (v. 3025), enfoncée de part et d’autre dans « un grant tronc » (v. 3026) ; la rivière est assez « parfonde » (v. 3013) et « roide et espesse » (v. 3010) pour noyer sans recours celui qui y tomberait (vv. 3014-3016) ; de plus, de l’autre côté du pont, deux lions (ou deux léopards ?) enchaînés à un « perron » gardent le passage (vv. 3035-3037). Le tout est imaginé pour susciter la peur : celle du héros (l’impavide Lancelot s’y héroïse de ne pas partager celle de ses compagnons, vv. 3038-3040)… et celle du lecteur. Aux adjectifs descriptifs s’en ajoutent de négativement évocateurs : l’ «eve » est « laide » et « espoantable », et Chrétien de Troyes s’arrange pour nous faire croire qu’elle pourrait bien être diabolique, tout en feignant de ne pas l’affirmer : « con se fust lifluns au deable » (v. 3012). Du coup, sa couleur (« noire »), le bruit qu’elle fait (« bruiant »), sa température (« froide ») prennent des connotations infernales. Du coup aussi, les adjectifs « perillose » et « max » achèvent d’en faire un lieu funeste où l’on se prend confusément à craindre pour plus que la vie charnelle du héros.
8Enfin, même en ce qui n’est pas un danger, le pont suscite la crainte, car si l’épée est assez « forz et roide » (v. 3024) pour ne pas se rompre sous le poids d’un homme en armes (vv. 3028-3029), elle est cependant assez étroite pour le faire redouter4 (vv. 3031-3032).
9Cette impression de danger est redoublée par le discours que tiennent à Lancelot ses deux compagnons. En 35 vers (vv. 3041-3076), ils cherchent à le détourner de l’aventure. Si la première description insistait surtout sur le danger de l’eau, c’est celui des lions qui leur suggère les visions les plus épouvantables :
« …
que il ne vos tüent et sucent
le sanc des voinnes, et manjucent
la char, et puis runjent les os ? »
(vv. 3063-3065.)
(Cf. aussi vv. 3068-3072.)
10Le passage est d’une rhétorique très soignée en particulier dans les vers où le franchissement du pont est présenté comme un adunaton développé sur dix vers dont je ne cite que les premiers :
« …
ne por rien ne puet avenir,
ne que les vanz poez tenir
ne desfandre qu’il ne vantassent,
et as oisiax qu’il ne chantassent… »
(vv. 3051-3054.)
11On a là deux « beaux » morceaux (littéraires) ; on en oublie le caractère quelque peu forcé du second (pourquoi les compagnons de Lancelot sont-ils si effrayés puisqu’une aventure préalable l’a assuré du succès ?), à moins que le romancier ait seulement voulu se jouer de nous ; en tout cas, il a ménagé un saisissant contraste entre toute cette horreur, cette terreur et le rire de Lancelot qui leur sert de réponse (v. 3078).
12Le passage du pont ne va cependant pas être facile. Lancelot affirme sa confiance en l’aide de Dieu (vv. 3084-3085) et se prépare de son mieux (v. 3095) : c’est-à-dire qu’il se met pieds et mains nus, car, comme l’explique de façon réaliste le romancier, il aime mieux se blesser superficiellement plutôt que de s’exposer à se noyer en glissant et tombant dans l’eau (vv. 3105-3109). Mais cela permet aussi à Chrétien de Troyes de développer un lexique de la douleur en insistant sur les souffrances endurées par le héros cramponné à cette épée « qui plus estoit tranchanz que fauz » (v. 3101) : « grant dolor,… grant destrece » :
mains et genolz et piez se blece.
(v. 3112.)
13S’il se recommandait à Dieu, une autre puissance l’aide à réussir ; c’est l’amour que Chrétien de Troyes présente sous la forme d’une allégorie :
mes tot le rasoage et sainne
Amors qui le conduist et mainne,
si li estoit a sofrir dolz.
(vv. 3113-3115.)
14Enfin, heureuse surprise, par delà le pont, plus de lions (vv. 3118-3123). L’anneau magique porté par Lancelot et dont la vertu permet de distinguer les enchantements de la réalité lui donne moyen de vérifier que c’est bien en croyant les voir qu’il a été abusé (vv. 3124-3129).
15La version du Lancelot en prose est à la fois très conforme à celle de Chrétien de Troyes et très différente. On y retrouve les deux ponts donnant accès au pays de Gorre, identiques par leur dispositif (pont sous l’eau, pont de l’épée) et leur enjeu. On retrouve les deux scènes successives (choix de Gauvain et Lancelot au carrefour des deux routes, franchissement du pont de l’épée qui s’effectue pareillement).
16La première différence qui frappe est la différence de longueur pour les scènes du passage du pont, et cela d’autant plus que la plus brève est celle du roman en prose (40 lignes, t. 2, pp. 58-59) au lieu des 130 vers nécessaires à Chrétien de Troyes) et que l’on considère habituellement que les mises en prose, soucieuses de tout dire/expliquer, développent, loin de schématiser. Or, ici, beaucoup d’éléments ont disparu ou ont été abrégés, qui touchent à la « conjointure » et aussi à la « matiere ».
17Le discours des compagnons de Lancelot a été remplacé par la très brève expression (1 ligne) de leur crainte pour lui. La réponse du héros supprime un rire qui pouvait paraître excessivement assuré, garde l’expression de sa confiance en Dieu, mais surtout rappelle à propos – ce qu’ »oubliait » Chrétien de Troyes – l’aventure de bon augure qui le désigne comme celui qui doit libérer les captifs.
18Le pont est vu non par les yeux craintifs des exilés mais par le regard courageux du héros. Du coup, les difficultés sont réappréciées. Si la planche est « fiere et perillose », c’est une « planche d’acier », d’où est absente l’énigme inquiétante de l’épée ; si la rivière est « molt parfont », elle n’est « gaire lee », et les suggestions diaboliques en sont absentes, ainsi que l’accumulation des adjectifs négatifs.
19Autre disparition des plus notables : celle des lions d’enchantement. Au lieu de cette vision angoissante, ce qui s’offre à la vue de Lancelot, de l’autre côté du pont, c’est celle de la tour dans laquelle on lui dit que se trouve la reine Guenièvre (alors, « il esgarde molt dolcement la tor ») qui va assister à son exploit.
20Ses préparatifs ne lui éviteront pas de souffrir mais lui faciliteront la tâche :
Si li ostent si compaignon les pans del hauberc par entre les cuisses et li lient à fors coroies de cerf et a gros filz autresi de fer et li cosent li manicles, puis li ont poiees de chaude pois por plus fermement tenir a la planche.
(Lancelot, t. 2, pp. 58-59.)
21Enfin, s’il s’en remet à Dieu et à la reine de l’aider, l’Amour allégorisé est remplacé par le regard porté à nouveau sur la tour :
Et lors esgarde vers la tor et si se seigne et li encline.
(Lancelot, t. 2, p. 59.)
22Le passage sur le pont garde les tonalités douloureuses de Chrétien de Troyes mais se montre plus précis : le texte note les diverses positions du héros (« or adens, or a chevalchons ») et la difficulté représentée par le poids de ses armes.
23Comparer les deux textes est facile. Apprécier les modifications apportées au premier par le second l’est beaucoup moins. En particulier, à considérer le bref passage du Lancelot en prose comme représentatif de la « manière » de l’auteur quand il rapporte toutes les aventures de ses héros serait une simplifications exposant à pas mal d’erreurs.
24On a en effet un récit plus court que celui de Chrétien de Troyes dans sa mise en œuvre, qui refuse les procédés rhétoriques, le merveilleux et le mystère et tend à ne pas insister sur les difficultés de l’aventure.
25La brièveté plus grande du Lancelot est une constante si on compare l’ensemble des deux versions du « conte de la charrette ». On la constate dans la relation des aventures prises isolément quelle qu’en soit la « matiere », (la nuit d’amour entre Lancelot et Guenièvre demande 235 vers à Chrétien de Troyes, 40 lignes au Lancelot ; le premier combat contre Méléagant 400 vers et 130 lignes ; la montée sur la charrette 55 vers et 15 lignes) ainsi que dans la totalité du récit (7000 vers et environ 3000 lignes). Cependant, on ne saurait dire que, de façon générale, le Lancelot-Graal pratique une esthétique de la brièveté. Certes, dans la Queste del Saint Graal, les récits de combats seront succincts et les scènes d’amour absentes, mais à cette moitié du Lancelot propre où se situe notre épisode, on n’en est pas là. L’auteur narre longuement combats (voir, par exemple, les 20 pages, t. 7, pp. 309-330, consacrées à ceux qui ouvriront la Douloureuse Garde au héros) et rencontres amoureuses (par exemple les 22 pages, t. 8, pp. 94-116, qu’occupe le premier rendez-vous de la reine et de Lancelot). Je crois donc qu’ici l’abréviation de Chrétien de Troyes ne correspond à rien d’autre qu’à une intention de ne pas rivaliser avec lui, précisément dans les scènes auxquelles son prédécesseur avait réservé un sort littéraire éclatant – sauf à les modifier de façon plus ou moins importante.
26Dans la scène étudiée, l’abréviation repose aussi sur des suppressions pures et simples.
27Disparaît la longue adresse plaintive des compagnons de Lancelot au héros. Il y a lieu de s’interroger sur les fonctions confiées au « monologue » dans les deux œuvres. Une étude systématique serait nécessaire pour être plus affirmative que je ne vais l’être. Je ne fais que proposer une piste. Le roman de Chrétien de Troyes comporte de longs passages qui sont soit, comme c’est le cas ici, un discours tenu à un interlocuteur réduit à la condition d’auditeur, soit un discours que le personnage, seul, se tient à lui-même : le locuteur y développe une analyse de son état d’esprit. Parmi les plus notables, on citera le monologue de Lancelot quand il apprend la fausse nouvelle de la mort de Guenièvre (vv. 4262-4283) symétrique de celui de Guenièvre quand elle apprend la fausse nouvelle de la mort de Lancelot (vv. 4196-4244). Ces passages sont tous purement et simplement supprimés dans le Lancelot ou remplacés par une brève indication utilisant une forme stylistique différente. Certes, le roman en prose n’ignore pas ce type de discours, mais il leur donne un contenu autre5 : on y trouve des passages de déploration d’un mourant sur sa propre mort (le roi Ban mourant de désespoir en voyant brûler son dernier château, t. 7, pp. 23-24) ; mais surtout beaucoup de discours de type didactique : exposé sur l’histoire de la chevalerie et sur les devoirs du chevalier (Niniène à Lancelot, t. 7, pp. 246-257), leçons de bon gouvernement (Saraïde à Claudas, t. 7, pp. 104-107 ; un homme de religion à Artus, t. 8, pp. 12-23), interprétation de songes (songes d’Artus, t. 7, pp. 434-437 et t. 8, pp. 23-29 ; de Galehaut, t. 8, pp. 38-71). Si les premiers, bien attestés dans la tradition épique, montrent dans le Lancelot une œuvre archaïsante, les seconds qui remplissent tous, de différentes manières, une fonction d’explication (ce qui deviendra systématique dans la Queste del Saint Graal où toute aventure sera commentée par les ermites), l’inscrivent plutôt dans la tendance – nouvelle – de la prose à ne pas se contenter de raconter mais à (tout) expliquer et théoriser. En revanche, l’analyse des sentiments, présente dans les monologues de Chrétien de Troyes, en est absente : là encore, le Lancelot met en œuvre une approche plus « romane » que « gothique », plus épique que romanesque, de ses héros : il narre des faits, rapporte des paroles (rendez-vous, séparations, dialogues des amoureux, etc).
28On voit donc comment le bilan comparatif n’est pas univoque : sur certains points, le Lancelot est plus archaïque que Chrétien, malgré le décalage chronologique ; sur d’autres, il est plus (normalement) moderne.
29Un autre procédé d’écriture diffère aussi entre les deux passages mais il est, à mon sens, encore plus complexe à analyser. Il s’agit du recours à l’allégorie. Chrétien de Troyes l’emploie quand il présente son héros en train de franchir le pont6, là où le Lancelot le montre plus concrètement inspiré par la vue de la tour où est logée Guenièvre. Chrétien de Troyes utilise plus longuement le même procédé dans la scène où Lancelot, qui doit monter dans la charrette-pilori pour avoir des nouvelles de la reine, hésite à le faire. Cette hésitation est rendue par un débat entre Amour et Raison (vv. 360-376). Autre utilisation encore lors du rendez-vous nocturne de Lancelot et Guenièvre (apparition de l’Amour allégorisé, vv. 4655-4668)7. Ces deux passages disparaissent du Lancelot. Il serait tentant de conclure que, là aussi, l’auteur du roman en prose récuse à la fois l’analyse du sentiment et un procédé d’écriture qui est pourtant en train de connaître la réussite que l’on sait avec Guillaume de Lorris et le Roman de la Rose. Ce n’est pas faux mais demande cependant à être nuancé, car, au cours d’une autre aventure (épisode d’Escalon le ténébreux, t. 1, pp. 262-266), un peu antérieure à celle de la charrette, on trouve la même association de Dieu et de l’amour comme bases de la prouesse de Lancelot, ce qui est rendu ainsi :
Et il fet la croiz sor lui et reclaime Dieu et sa mere… Mais ançois qu’il eust alé de sa voie les deux pars, le recovint a genois cheïr autre fois et il saut sus, kar Amors le releve…
(Lancelot, t. 1, pp. 262-263.)
30Cependant, la notation demeure brève. De plus, Guenièvre n’assiste pas à la scène dont le lieu est très éloigné de la cour. Il semble donc que l’auteur du Lancelot, préfère, chaque fois qu’il le peut, une approche plus concrète, moins « idéée » du sentiment de l’amour chez son héros : la vue de la reine ou d’un objet, d’un lieu qui implique sa présence, plutôt qu’un discours abstrait.
31D’autre part, d’une version à l’autre de l’aventure, la « matiere » peut changer également, en relation ou non avec les différences de procédés d’écriture8. Dans le passage qui nous occupe, il y en a une d’importance : c’est la disparition des « lions » ou plutôt de leur apparence au delà du pont, ainsi que de l’anneau enchanté qui confirme qu’ils ne sont qu’une illusion. Refus du merveilleux par l’auteur du Lancelot ? Si l’on s’en tient à l’épisode, on ne peut que répondre oui. Cependant, à lire l’ensemble de l’œuvre, cette réponse est inadéquate. Certes, tout en utilisant des fées (Morgue, Niniène), l’auteur les « rationalise » en faisant d’elles des magiciennes détentrices de techniques qui s’apprennent et des personnages qui n’ont pas d’origine surnaturelle ; mais Merlin, le maître de Niniène, est fils d’une femme et d’un démon. Surtout, si l’on s’en tient aux données du passage commenté, l’auteur n’a nullement négligé les deux éléments merveilleux de son texte-source, mais il les a utilisés autrement et ailleurs.
32Les deux lions se retrouvent me semble-t-il dans la Queste del Saint Graal (pp. 253-254) où ils gardent l’entrée du château de Corbenyc. Lancelot y fait la triste preuve de son incomplète conversion aux aventures spirituelles et de son incapacité à placer sa confiance en Dieu plus qu’en ses armes : il tire donc l’épée pour affronter les deux fauves mais une main enflammée lui fait voler l’arme des mains et une voix céleste le traite d’ »homme de peu de foi ». Rengainant son épée, il s’en remet alors à Dieu, se signe et passe entre les lions qui le regardent faire, paisiblement assis.
33Quant à l’anneau qui dissipe les enchantements, arme magique retournée contre la magie, Chrétien de Troyes dans un épisode antérieur ne mentionne que brièvement son origine. Il lui a été donné par une fée qui l’a élevé (vv. 2345-2350) – on a reconnu la « matrice » des « enfances » de Lancelot telles que les présente le roman en prose dans ses 250 premières pages. L’auteur du Lancelot en prose, lui, introduit l’objet dès le début du roman : c’est un présent de Niniène à Lancelot au moment où il va être adoubé (Lancelot, t. 7, p. 270). On voit donc que la comparaison des deux épisodes de la « charrette » ne se suffit pas à elle-même et que la réécriture qu’en fait l’auteur du Lancelot dépasse ces limites.
34Mais alors, puisque l’anneau a été gardé, pourquoi la double scène des lions et de l’objet magique disparaît-elle ? Le sens de la présence des lions comme élément d’illusion (plutôt que comme obstacle réel supplémentaire) n’est pas clair. Faut-il y voir une projection des craintes – inavouées – de Lancelot ? Ou simplement une épreuve de courage, une de plus ? Mais alors, quelle est la provenance de ces apparences de bêtes ? Ce genre de question qui n’intéresse pas Chrétien de Troyes, préoccupe l’auteur du roman en prose et j’y reviendrai à propos de l’existence du pont de l’épée. On pourrait voir la raison de la suppression de la scène dans l’incompréhension de ce lecteur que commence par être celui qui réécrit. Par conséquent, le recours à l’anneau disparaît aussi…
35Ou plutôt, il ne peut pas, de toute façon, avoir lieu car Lancelot porte alors au doigt non pas l’anneau de Niniène mais un autre, présent de Guenièvre, ou du moins, il le croit, et ce second anneau joue un rôle important dans le roman.
36Dans les deux œuvres, lorsque Lancelot a réussi à pénétrer dans le pays de Gorre pour libérer la reine, celle-ci lui réserve un très mauvais accueil, ce qui apparaît comme paradoxal.
37Chez Chrétien de Troyes, la raison qu’elle finira par donner est qu’il a marqué quelque hésitation à monter sur la charrette-pilori (« vos demorastes deus pas », lui reproche-t-elle, v. 3387), il a donc, en cela, manqué à la perfection de l’amour (à la « fine amor »). Ce schéma a sans doute peu satisfait le prosateur car il a supprimé l’hésitation de Lancelot qui monte sur la charrette dès que le nain en fait une condition pour le renseigner. La mauvaise humeur de Guenièvre tiendra, pour lui, à deux (autres) motifs : elle reproche à Lancelot d’avoir quitté Londres, lors de son dernier passage à la cour, sans son congé (t. 1, pp. 178-179 : avec plusieurs autres chevaliers, il s’était en effet lancé à la poursuite de Caradoc ravisseur de Gauvain, sans en avoir averti ni le roi ni la reine, dans l’idée de sauver leur ami rapidement avant que le bruit du rapt et de l’affront ne se répande) et surtout de s’être dessaisi de l’anneau qu’elle lui avait autrefois donné en gage d’amour : il s’en défend mais doit finalement convenir qu’elle a raison lorsqu’elle lui montre effectivement le bijou ; les deux amants ont, en fait – ils s’en expliquent l’un à l’autre – été abusés par la fée Morgue éprise de Lancelot : elle l’a enlevé, séquestré et a, pendant son sommeil, substitué à l’anneau de Guenièvre, un second anneau, semblable au premier et a fait adresser celui-ci à la reine comme preuve de la « trahison » de son amant.
38La séquence est donc équilibrée de façon différente : si Lancelot a manqué à la courtoisie en faisant passer la pensée de Gauvain avant celle de sa dame, elle-même s’est laissée abuser par l’envoyée de Morgue et n’a pas fait confiance à Lancelot. Le héros est présenté sous un autre jour : lorsque la vie de Guenièvre est en cause, il ne montre aucune hésitation, et, par là même, l’auteur se débarrasse d’une donnée dans laquelle on a soupçonné parfois l’ironie de Chrétien de Troyes de s’exercer (les « deus pas »).
39Enfin, le traitement de l’épisode fait allusion à des éléments extrinsèques au conte de la charrette lui-même : enlèvement de Gauvain, par Caradoc et quête du ravisseur par plusieurs chevaliers de la Table Ronde, enlèvement de Lancelot par Morgue et tentative de celle-ci pour abuser la reine et brouiller les amants. On rejoint par là ce qui fait une des plus grandes différences entre les deux œuvres : le roman de Chrétien de Troyes est un tout qui se suffit à lui-même ; dans le Lancelot en prose, la « charrette » n’est qu’un épisode après et avant beaucoup d’autres. A l’écriture de Chrétien de Troyes qui se contente, d’un roman à l’autre, de prendre successivement tel ou tel personnage comme héros et dont l’unité de l’action, à l’intérieur du Conte de la charrette, se définit linéairement, du défi de Méléagant à sa mort, s’oppose un récit qui met en œuvre une collectivité, celle de la Table Ronde, et, plus largement, de la cour arthurienne, dans son passage du « terrien » au « célestiel ».
40Cet élargissement du propos apparaît dans notre épisode de référence avec la présentation du pont de l’épée. Chez Chrétien de Troyes, celui-ci existe dans le présent de l’histoire, ainsi que le pont dans l’eau, et tous deux se suffisent à eux-mêmes. Le romancier affirme ici son droit et son art de poète… derrière son dû à la « matere » à lui livrée par sa « dame de Champagne ». L’art du Lancelot en prose est tout autre. Il y a non pas deux présentations des ponts, comme chez Chrétien de Troyes, mais trois. La première, située bien avant l’épisode de la « Charrette » (t. 1, pp. 82-88) est la plus longue et la plus importante, et, bien que comportant l’annonce de la « Charrette » (p. 83… en trois lignes, pas plus !) est introduite au moment où Baudemagus, le roi du pays de Gorre, est choisi pour devenir compagnon de la Table Ronde (pp. 80-82). Le Lancelot en prose ne cantonne donc pas ce personnage dans l’épisode de la « Charrette » où il n’est que le père de Méléagant, mais fait de lui un héros dont l’histoire personnelle devient un temps le sujet du roman.
41Quant aux ponts, ils ont eux aussi une histoire qui remonte loin dans le passé, et c’est cette histoire qui nous est alors racontée. On a là un procédé de composition récurrent dans tout le cycle qui oppose à l’art de Chrétien de Troyes, inscrivant son récit dans un temps restreint et soigneusement limité – celui d’une aventure –, le souci de donner à chacune de celles-ci sa préhistoire, voire son archéologie. Le présent doit être expliqué et il ne s’explique que par le passé. Chaque personnage est tributaire de ses relations avec une multitude d’autres, ses contemporains mais aussi ses aïeux ; et c’est ainsi que le cycle du Lancelot-Graal tend à devenir une Histoire universelle.
42Ici en particulier, il faut expliquer – ce dont Chrétien de Troyes ne dit mot – pourquoi le roi Baudemagus, présenté comme un personnage positif (il s’oppose à la violence déréglée de son fils Méléagant) est en même temps le souverain qui retient de force en son pays des gens du royaume de Logres. L’explication donnée par le Lancelot en prose repose sur une remontée dans le temps à la génération antérieure, celle du père d’Artus (Uterpendragon) et de l’oncle de Baudemagus (Urien). Elle resitue les relations entre les deux royaumes et leurs rois à la fois dans une perspective épico-politique (conflit de pouvoirs entre les deux rois : Urien se refuse à se reconnaître comme le vassal d’Uter qui envahit sa terre et la dévaste) et dans une perspective plus romanesque et chevaleresque (celle des temps aventureux et des mauvaises « costumes ») :
En cele terre, tant que les aventures durerent, ot une molt malvaise costume, kar onques chevaliers de la cort le roi Artu n’i entra qui puis en puist issir… Cele malvaise costume i fu mise des le premier an que les aventures commencierent, quant li pere le roi Artu guerroia le roi Urien qui fu oncles al roi Baudemagu, kar il voloit qu’il tenist de lui sa terre et cil n’en volt noient fere…
(Lancelot, t. 1, p. 83.)
43Le récit qui s’ensuit souligne les torts d’Uter : c’est lui qui attaque Urien et, significativement, il a le dessous dans le conflit ; puis il le fait prisonnier alors que celui-ci se rend en pèlerinage à Rome ; il veut le faire pendre, sauf si le captif lui abandonne la totalité de sa terre et, une fois qu’elle lui a été remise, il la ravage et la dépeuple à force de massacres. En sens inverse, il y a les mérites d’Urien : il défend sa terre, il se soucie du salut de son âme, il refuse fièrement de livrer son pays pour sa rançon (« il amoit miels morir por son droit conquerre et deffendre que vivre povres et honis », p. 84), il finira sa vie dans un ermitage. Son neveu et héritier, Baudemagus, est, lui aussi, présenté sous un jour positif : il remet à Uter le pays de Gorre car « il ne pot soffrir la mort son oncle » (p. 84) et quand Urien libéré aura reconquis son pays, son neveu méritera donc bien « por la loialté qu ‘il li ot fete » d’en être l’unique héritier. L’instauration des deux ponts est présentée comme le moyen imaginé par les conseillers de Baudemagus pour rétablir le pays dans l’état antérieur aux ravages commis par Uter : tous ceux qui les passent, venant de Bretagne, doivent s’engager à rester jusqu’à ce qu’un chevalier vienne les libérer. Mais ces deux ponts ne peuvent être le pont de l’épée et le pont sous l’eau qui sont des obstacles pour entrer en Gorre. Il y a donc d’abord seulement deux ponts fortifiés et des gardiens qui arrêtent et retiennent les passants. Quand Artus succède à Uter, il essaie d’ »amender » la situation à son profit mais s’y avère impuissant, et le pays de Gorre est assez rapidement repeuplé. Baudemagus fait alors détruire les deux ponts et les remplace par le pont de l’épée et le pont sous l’eau – que le narrateur présente en détail (pp. 85-86) et qui ont pour fonction de rendre l’accès difficile à un éventuel libérateur9. Chacun d’eux est, de plus, gardé par un chevalier ; le récit nous donne même le nom de celui qui a précédé Méléagant, gardien en titre du pont de l’épée dans le présent de l’histoire, lequel « fu mors ançois que Galehot sonjast le songe que vos avés oï » (p. 86).
44On voit donc comment, côté pays de Gorre, les deux ponts mettent en cause bien d’autres personnages que celui-là même qui les a édifiés et comment l’aventure de Lancelot, libérant la reine et les exilés, s’inscrit plus largement dans le cadre de l’instauration du pouvoir d’Artus en Bretagne et de la destruction des « mauvaises coutumes » – étapes dans l’établissement de l’harmonie dans le royaume (dont l’accession de Baudemagus à la Table Ronde est un autre élément) que raconte le Lancelot en prose.
45Côté royaume de Logres, on observe aussi un élargissement du champ de la narration dans la façon dont l’aventure de la « Charrette » est introduite et conclue.
46Ce n’est pas comme chez Chrétien de Troyes, on ne sait comment ni venant d’où, que Lancelot se trouve ce jour de l’Ascension assister à l’enlèvement de la reine. Au contraire, le Lancelot en prose dans les deux premières pages de l’épisode, revient sur son passé proche, en même temps que sur son enfance, et montre ainsi dans quels nombreux filets de liens il est pris. Le personnage est donc chargé d’une épaisseur romanesque qu’il n’a pas dans le roman de Chrétien de Troyes.
47Ces liens, ce sont d’abord ceux qui l’attachent à Galehaut. Ce sont ensuite, en remontant plus loin, ceux qui le mettent en relation avec la figure tutélaire de la dame du lac « qui le nori ».
48L’histoire de Lancelot et celle de son amour avec Guenièvre ne s’arrêtent pas non plus au rendez-vous nocturne en Gorre, ni à la mort de Méléagant ; l’auteur prolonge la fin de l’épisode en faisant de Lancelot, une deuxième fois, le défenseur de l’honneur de la reine (et du sien propre).
49De plus, la cour, dans les scènes initiales surtout, s’avère peuplée de personnages plus nombreux et qui ne sont pas que des noms. Chez Chrétien de Troyes, la cour tenue par le roi à l’occasion de l’Ascension n’est guère que le cadre commode où l’aventure va commencer. Dès le vers 44 Méléagant est introduit. L’auteur mentionne seulement le roi, la reine, le sénéchal Kex (à la fois personnages obligés de la cour et acteurs de l’aventure à venir) et une collectivité, obligée elle aussi, et anonyme de « bele(s) dame(s) cortoise(s) » (v. 39) et de « barons » (v. 49). Le seul Gauvain sort vraiment de cet anonymat (à partir du v. 224) dans la mesure où il va tenter de suivre le ravisseur de la reine. Au contraire, dans le Lancelot en prose, l’évocation de la cour tenue par le roi prend en compte divers éléments et personnages :
… mais ce n’estoit mie des hautes cors merveilloses qu’il soloit tenir a la vie del buen Galehout et tant com Lancelos del lac i estoit, dont chascuns cuidoit que mors fust, ançois fu la cors le jor triste et dolente… (p. 2.)
50On note en particulier qu’il y a là :
la dame de Malohaut que nule riens ne pooit faire esjoïr kar ele avoit perdu en la mort Galehout a estre dame de. XXX. roialmes et le devoit esposer dedens cel an. (p. 2.)
51La première aventure de la journée, c’est le retour de Lionel, « li cosins Lancelot, qui venoit de lui quere par maint pais » (p. 2). La cour passe de la tristesse à la joie pour le retour de Lionel et, parce qu’on attend des nouvelles de Lancelot, joie qui redevient chagrin « quant il lor dit que ses cosins estoit perdus, et que bien cuidoit qu ‘il fust mors » (p. 2). On fait des hypothèses sur les raisons de cette mort (« Et li rois dist que c’estoit por le duel de Galahout qui estoit mors », p. 2) ; s’esquisse un petit drame où l’approbation de Gauvain (« … il a grant droit, kar après tel home come Galehout estoit ne deust nus hom deignier qu’il vesquist », pp. 2-3) suscite la critique de l’amoureuse Guenièvre (« De ceste parole fu la roine molt corocie kar a la mort Lancelot ne s’acordast ele mie », p. 3) déguisée en défense de son époux (« Si est, vostre oncles al mains », p. 3) qui paraît bien vaine au chevalier :
Et il s’en lieve et li cuers li engroisse et les lermes li vienent as iex, et il s’en torne et dist ensint com il s’en aloit : « Certes, dame, il le deust bien estre ». (p. 3.)
52Il y a donc là la peinture d’une communauté bouleversée par la mort de deux des siens et en même temps traversée de tensions, de secrets, de dissensions. On essaie de garder la face sans trop y arriver :
Li rois asiet al mengier ne mie por talent qu’il en ait, mais por sa cort esleechier. (p. 3.)
53certains s’isolent pour essayer de se consoler (Lionel et Guenièvre).
54Le défi de Méléagant s’inscrit lui aussi dans le passé arthurien puisque le personnage se présente d’abord comme venant réclamer d’affronter Lancelot en combat singulier pour se défendre d’une supposée accusation de trahison portée contre lui (p. 4), ce qui suscite une violente réaction de Lionel prêt à défendre l’honneur de son cousin (p. 4). Ce n’est donc que parce que cette bataille est impossible, en l’absence de Lancelot, que Méléagant met en avant le motif des captifs de Gorre et combine l’enlèvement de la reine (pp. 4 sq.) pour contraindre un (autre) chevalier à l’affronter. La suite de la séquence fait encore intervenir Dodinel le sauvage (p. 6) qui critique violemment Artus pour avoir confié la reine à la seule garde du sénéchal, et Gauvain (avant qu’il ait décidé de suivre Méléagant) à qui Guenièvre se plaint de ce qu’elle perçoit comme son abandon :
Et ele esgarde mon seignor Gauvain qui fel tel duel qu’il l’ocit et ele ne se puet tenir qu’ele ne die : « Ha, mesire Gauvain, hui m’apercevrai je qu’après Galehout est tote proesce morte ». (p. 7.)
55Le récit de Chrétien de Troyes s’achève sur la mort de Méléagant et cinq vers suffisent pour dire la joie du roi et celle de la cour à nouveau présentée comme la communauté anonyme qu’elle était au début (vv. 7093-7097). Trente lignes sont nécessaires au Lancelot en prose pour traiter le même motif (p. 107). Y sont nommément désignés plusieurs chevaliers qui, l’un après l’autre, font fête à Lancelot : Kex, Yvain, Gauvain. On décrit les manifestations enthousiastes de leurs sentiments (p. 107). Si la reine se doit d’être plus discrète dans ses gestes (seulement), le roi, lui, ne se connaît plus de joie (p. 107) et on insiste sur l’honneur exceptionnel qu’il rend à Lancelot en le faisant asseoir à sa table juste à côté de lui :
… ne por nul home ne l’avoit il onques mes fet, kar il le fist aseoir a son haut dois ou il menjoit, droit devant lui, ne chevaliers n’i avoit onques mes sis nule fois fors as hautes festes au soper… (p. 107.)
(Cf. aussi, à la même page, tout le paragr. 12.)
56Sont donc associés, dans cette fin, honneurs rendus à Lancelot et joie de la cour ; les premiers apparaissent certes comme dus à l’initiative d’Artus, mais aussi, me semble-t-il, expriment la reconnaissance unanime de la cour qui voit, en lui, couronnée cette « flor de chevalerie » – selon l’expression de Gauvain, p. 107 – dont il est l’incarnation privilégiée et à laquelle tous participent.
57J’ai essayé de prendre l’épisode du « pont de l’épée » comme centre rayonnant du plus grand nombre possible de remarques sur les différences de composition entre les deux textes. Mais plusieurs autres pistes auraient pu être suivies.
58Les deux Lancelot, tout amoureux extasiés qu’ils soient l’un et l’autre, ne sont pas identiques ni les relations qu’ils entretiennent avec les deux Guenièvre.
59D’autre part, le sens de l’épreuve de la charrette est très différent dans les deux œuvres. Dans la version de Chrétien de Troyes, elle est une (é) preuve d’amour : pour l’amour de sa dame, l’amant doit accepter l’humiliation (au moins temporaire). La honte liée à cette situation est si forte que le courageux – mais non amoureux –Gauvain se refusera à l’affronter : pour avoir des nouvelles de la reine et une occasion de la sauver, il acceptera de suivre la charrette mais jamais d’y monter ; seul Lancelot, inspiré non par le respect chevaleresque dû à la reine mais par l’amour qu’il éprouve pour elle, s’y risquera. Guidé par un amour de passion et d’exception, l’acte du héros apparaîtra clairement comme ayant été le fait d’un homme qui n’a pas manqué à l’honneur de la chevalerie, mais il sera cependant impuissant à rompre l’association généralement faite entre « charrette » et déshonneur.
60Le Lancelot en prose fait de cette « charrette » un élément qui concerne non plus l’aventure amoureuse du seul Lancelot mais celle de toute la cour.
61La charrette cesse d’être une épreuve de l’amour-passion pour devenir une épreuve de l’amour au sens le plus général du mot, celui que l’homme porte (idéalement) à son ami, à son prochain : si Lancelot y monte pour l’amour de la reine, Bohort y montera pour l’amour de Lancelot et Gauvain (puis toute la cour) pour celui de Bohort.
62Enfin, l’horizon de la quête du Graal, évidemment absent du roman de Chrétien de Troyes, se dessine nettement dans le Lancelot en prose. Ce sont les deux versions de l’aventure du cimetière qui illustrent cet écart. Chez Chrétien de Troyes, elle sert uniquement à désigner Lancelot comme celui qui délivrera les captifs du pays de Gorre. Dans le Lancelot en prose, dédoublée, elle qualifie le héros comme libérateur de la reine, des captifs et même de certaines âmes captives mais elle le disqualifie aussi, d’avance, pour l’achèvement de la quête du Graal – est annoncée la venue du Bon Chevalier qui, seul, en sera capable.
63On voit donc comment, malgré une grande fidélité au texte de Chrétien de Troyes dans le récit et la présentation des personnage, le Lancelot en prose procède à une nouvelle « conjointure » du conte qui lui donne un autre « san », à moins que ce soit ce nouveau sens qui entraîne le renouvellement de l’écriture.
64La scène du « pont de l’épée » permet de faire apparaître nombre de ces modifications. Si l’on s’en tient aux procédés d’écriture et de composition, l’originalité du Lancelot en prose apparaît dans un mélange de traits archaïsants et novateurs : rejet des monologues d’analyse, peu de goût pour les allégories d’un côté ; souci d’expliquer, ambition de tout dire de l’autre malgré une plus grande brièveté dans la narration des aventures présentes. Au récit linéaire de l’aventure d’un héros inscrite dans un espace temporel d’environ 18 mois s’oppose une narration symphonique qui englobe familles, collectivités et générations – et la terre et le ciel.
65Chrétien de Troyes disait avec une modestie que l’on peut croire feinte que son livre était tout « antiers » (v. 4) le fait de sa dame, puisqu’il n’y avait mis que « sa painne et s’antancion » (v. 29). En ce cas, et cela vaut pour les deux versions du « Conte de la Charrette », on doit dire aussi que c’est bien là le plus important puisqu’à partir des mêmes données, les deux auteurs aboutissent à des œuvres dans lesquelles, si le thème est le même, la mise en œuvre des variations est tout autre.
66Editions utilisées et citées en référence :
- Le Chevalier de la charrette, éd. par M. Roques, Paris, 1970.
- Lancelot, éd. par A. Micha, t. 1 à 9, Paris-Genève, 1978-1982.
- La Queste del Saint Graal, éd. par A. Pauphilet, Paris, 1967.
67La parenté de sujet entre ces deux premiers articles explique qu’ils comportent quelques paragraphes identiques. Je n’ai cependant pas voulu les supprimer dans l’un ou l’autre, ni les réécrire : ce n’était pas le but de cette publication.
Notes de bas de page
1 Sur les rapports entre l’ensemble du Lancelot en prose et le roman de Chrétien de Troyes, voir D. Poirion, « Ecriture et réécriture au Moyen Age » (art. repris dans Ecriture poétique et composition romanesque, Caen, 1994), pp. 462-464.
2 A quelques variantes non significatives près.
3 J’ai traité certains aspects de la question dans une communication au colloque consacré à Chrétien de Troyes en cette ville (1992) : Matiere, san et conjointure : la chevalerie dans deux versions du Conte de la charette (Chrétien de Troyes et Lancelot en prose). Cf. Amour et Chevalerie dans les romans de Chrétien de Troyes, publié sous la dir. de D. Queruel, Annales littéraires de l’Université de Besançon, 1995, pp. 261-277.
4 Dans l’édition citée. L’édition de Ch. Méla, Paris, 1994, donne une version un peu différente, qui exclut cet élément de crainte supplémentaire (vv. 3028-3031).
5 Les deux œuvres ont en commun de longs discours au style direct de contenu narratif (présentation d’une aventure ou d’une situation, récit d’une aventure).
6 Vv. 3113-3115 cités au début de cette étude.
7 Ainsi que dans un monologue de Lancelot (vv. 4354 sq.).
8 Le débat amour/raison disparaît du Lancelot en prose… en même temps que l’hésitation du héros à monter sur la charrette.
9 Et non pas d’empêcher les captifs de fuir puisqu’ils ont donné leur parole de ne pas chercher à le faire.
Notes de fin
* Paru in Bien dire et bien aprandre, n° 13 – Traduction, transcription, adaptation au Moyen Age, 1996.
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