Belles et laides conduites du regard et de l’existence dans le décor sculpté de la chapelle Saint-Michel de l’église Saint-Pierre-de-Bessuejouls
p. 9-25
Texte intégral
1"La petite église de Saint-Pierre-de-Bessuéjouls, située dans l’étroite vallée encaissée de l’Astruges, affluent du Lot, se trouvait à proximité d’une des quatre grandes routes de pélerinage vers Compostelle, que décrit le Guide des pèlerins de Saint Jacques rédigé vers 1139. Cette route qui partait du Puy"1, après avoir traversé les plateaux de la Margeride et les monts d’Aubrac, descendait "vers Espalion, puis par Estaing et Entraygues parvenait à Conques. Bessuéjouls est sur ce chemin, à quatre kilomètres d’Espalion.
2"De l’église romane de Bessuéjouls, il ne reste que le clocher-porche, dont le rez-de-chaussée constitue la première travée de la nef de l’église actuelle qui fut reconstruite à la fin du xvie siècle"2. A l’étage du clocher se trouve une chapelle haute dédiée à saint Michel, selon un usage fréquent dans les églises carolingiennes et romanes3. Le décor sculpté de cette chapelle est jugé par Paul Deschamps "particulièrement intéressant et d’un caractère exceptionnel pour l’époque romane"4. S’il en est ainsi, ce n’est pas en raison de l’originalité des sujets représentés, ni de la qualité de leur traitement stylistique, mais de la cohérence sémantique et de la force démonstrative du discours tenu à l’usage des pèlerins, sans doute pour les remotiver après la dure traversée des "plateaux déserts et monotones de la Margeride" et des "hautes solitudes de l’Aubrac qui, pendant plusieurs mois, sont couvertes de neige"5.
3Quand on entre dans la chapelle Saint-Michel, la première chose qui attire le regard est "le splendide autel en grès rose /.../ massif quadrangulaire revêtu, sur les trois côtés visibles, de dalles monolithes couvertes de bas-reliefs"6. La décoration de sa face antérieure est ternaire, trinitaire, rappelant que c’est sur la table d’autel que le dieu en trois personnes vient miraculeusement s’offrir dans l’eucharistie pour sauver ses fidèles. Une triple arcature qui retombait sur des colonnettes disparues délimite trois panneaux d’égale largeur, sculptés d’entrelacs de rubans à trois brins se développant symétriquement par rapport à l’axe vertical de chaque panneau7. Sur les deux panneaux latéraux les entrelacs s’épanouissent en palmettes, sur celui du centre ils sont constitués par le recoupement de cercles et de demi-cercles adossés de même rayon. Mais, végétaux ou géométriques, les entrelacs constituent les trois fois un arbre de vie, ainsi qu’en attestent les grappes de raisins8 (arbor vitis, arbor vitae) qui, sur leur axe médian, naissent de la rencontre de rameaux ou de feuillages symétriquement orientés.
4L’arbre de vie du panneau central qui paraît, à première vue, constitué par l’enchaînement de deux quatre-feuilles dessinés par les recoupements de demi-cercles, est, à mieux le considérer, composé de trois cercles égaux entrelacés. Son fruit, une grappe de raisin, paraît au plus haut de l’arbre, au plus près de la table d’autel, dans le lobe supérieur de l’arc supérieur, trinitaire aussi puisque trilobé, qui semble s’exhausser sous la poussée de l’arbre salvifique.
5Les deux autres représentations d’un arbre de vie ne sont pas régies par cette admirable épuration symbolique qui se résoud en géométrie. Elles sont cependant également ternaires dans leur élévation et celle de droite s’arrondit bellement en son milieu en cercle parfait. Mais il n’en va pas de même de celle de gauche, et la symétrie que, sur un devant d’autel, l’on attendrait de part et d’autre de l’arbre spiritualisé central fait, de façon curieuse, défaut.
6Pour comprendre la raison de cette différence il faut considérer le décor sculpté sur les côtés de l’autel et sur les chapiteaux des deux rangées de trois colonnes qui séparent la nef des bas côtés de la chapelle.
7Sur le côté gauche de l’autel, saint Michel, portant un bouclier ovoïde, transperce de sa lance tenue verticalement la gueule d’un horrible dragon qu’il piétine et qui se tord en deux boucles inégales sur un fond adéquatement écailleux ; à droite, par contre, c’est sur un fond lisse, debout sur un rameau feuillu parfaitement symétrique (ces oppositions caractérisent contrastivement les mondes du bien et du mal, de la beauté et de la laideur morales) qu’un ange tient un phylactère devant lui9 : c’est saint Gabriel, l’ange de l’annonciation, fréquemment associé à saint Michel, car tous deux illustrent complémentairement la doctrine du salut. Avec l’annonce faite par Gabriel commence l’âge de la grâce, qui apporte aux hommes l’espérance d’être sauvés. A condition évidemment de le mériter, d’avoir résisté à la tentation du mal, d’avoir triomphé du démon à l’exemple de saint Michel qui appréciera les mérites de chacun à la fin des temps. L’espérance ne saurait se réaliser qu’à condition de vigilance. Ce sont l’une et l’autre que veut stimuler le programme iconographique de la chapelle.
8Du côté de l’espérance, du côté méridional de la chapelle, tous les chapiteaux évoquent, directement ou indirectement, l’accession au paradis, la découverte de sa beauté. Au droit de saint Gabriel, deux anges, tenant d’une main un phylactère, élèvent de l’autre une figure ailée et nimbée, image de l’âme admise au paradis10. Le troisième chapiteau, proche de l’entrée sud, représente les élus dans les vignes du Seigneur, saisissant les branches des arbres de vie "dont les feuilles servent à la guérison des nations" (Apc 22, 2). Les deux troncs d’arbres ainsi que toutes leurs branches ne sont qu’un seul entrelacs harmonieux, car le paradis ne saurait avoir de solution de continuité ; les branches dessinent sur la face du chapiteau la forme d’un cœur et les feuilles, à cet endroit, sont trilobées ; sur les côtés elles sont à cinq lobes ; les arbres portent cinq fruits : en remémoration peut-être des cinq plaies du Christ, par les souffrances de qui le Paradis a été rouvert, ou parce que ce chiffre circulaire, ainsi qu’on disait au moyen-âge (indéfiniment multiplié par lui-même, il redonne toujours cinq), est symbole d’éternité ?11
9Entre ces deux chapiteaux historiés, décrivant la beauté du sort ultime du croyant méritant, un chapiteau à motif abstrait confirme leur promesse de tout son décor : son astragale est en forme de corde, symbole de la concordia qui unit le fidèle et Dieu ; sa corbeille est ornée d’un tressage serré de triples brins, symbole indéfiniment renouvelé d’entente étroite avec Dieu ; et son tailloir reprend les motifs des cercles entrelacés et des quatre-feuilles formés par recoupements de demi-cercles. Les cercles s’enchaînent sans fin sur les quatre côtés du tailloir ; la corde et le tressage sont aussi sans commencement ni fin : symboles d’éternité.
10Du côté opposé, septentrional, au plus près de saint Michel aux prises avec le démon, un personnage vu de face, jambes laidement écartées, écartelé, s’agrippe à deux tiges végétales dont il semble vouloir en vain se dégager (elles l’empêchent d’aller de l’avant) ; partant toutes deux du milieu de l’astragale, ces tiges divergent fortement — symbole de désunion, de discorde (les deux tiges sont différentes) —, chacune allant finalement s’arrondir en volute à un angle différent du haut du tailloir. C’est là une variante particulièrement expressive de ce sujet partout représenté dans l’art roman de l’homme pris dans des feuillages (parfois dans les rinceaux feuillus terminant la queue d’une sirène luxurieuse, à Chanteuges par exemple), symbole de l’homme prisonnier du péché.
11Le décor sculpté du chapiteau nord qui fait face à celui des vendanges paradisiaques précise quel est le péché le plus redoutable : c’est évidemment celui de luxure contre lequel ne cesse de mettre en garde la sculpture romane et qui sans doute menace particulièrement ces coureurs de routes et de villes que sont les pèlerins de Saint-Jacques-de-Compostelle, puisqu’en bien de leurs haltes pareilles mises en garde se renouvellent12. Une sirène à deux queues de poisson obscènement écartées présente au spectateur de ses deux mains sa chevelure, objet de séduction érotique. Deux centaures, êtres monstrueux et malfaisants, adossés, corps allongés sous la sirène et bustes dressés de part et d’autre de celle-ci, d’une main s’agrippent à une tige feuillue dressée et de l’autre tirent la queue de la sirène, accentuant l’ostension provocatrice de la luxurieuse.
12Entre ces deux chapiteaux illustrant la laideur monstrueuse du péché et la menace qu’il fait peser sur la liberté de l’homme, le chapiteau correspondant à l’admirable chapiteau cordé et tressé du côté méridional, évocateur de l’infinie sollicitude de Dieu et de la magnificence de son alliance, est, lui, nu, sans décor aucun : absence symbolique, image forte de la stérilité du péché, équivalent figurai du "ils connurent qu’ils étaient nus" de la Genèse (Gn 3, 7) et du dénuement de ceux qui ne seront pas au dernier jour "revêtus de robes blanches" (Apc 7, 13), suggestion péremptoire de l’horreur du néant qui les attend.
13Ainsi se répondent des deux côtés de la chapelle, en un parallèle de contraste à visée didactique, les illustrations des thèmes inverses de l’élection et de la perdition, de la vie menée bellement ou laidement. La démonstration des risques encourus et des bénéfices escomptables selon la façon dont le croyant envisage de se conduire est organisée en fonction du parcours du fidèle qui entre dans la chapelle par le fond, puis s’avance vers l’autel.
14Si d’entrée il songe à la vie paradisiaque et se préoccupe de la mériter, après en avoir vu la représentation symbolique sous l’aspect de la vendange mystique, il parviendra à la figuration prophétique du transport de son âme au ciel. Si, au contraire, il rêve aux plaisirs d’ici-bas et s’abandonne, ne serait-ce qu’en pensée — en image —, à la concupiscence de la chair, il se trouvera confronté à la représentation de son assujettissement. Cependant le parallèle n’est pas seulement argumentatif par son aboutissement. Dès le départ s’opposent "les arbres de vie qui donnent douze fois leurs fruits, les rendant une fois par mois" (Apc 22, 2), promesse donc d’un bonheur indéfiniment renouvelé et la duplice sirène qui ne saurait fournir que plaisir de brève occasion. Tout le discours iconographique de la chapelle est organisé pour forcer celui qui le considère à prendre conscience de sa responsabilité : tous les personnages sculptés dévisagent le visiteur, l’obligent à se sentir directement concerné par ce qu’ils exemplifient.
15L’enjeu transcendant de l’existence humaine est finalement indiqué par la représentation des trois arbres de vie sur le devant de l’autel, à égale distance des deux séries de chapiteaux, des deux récits allégorisés des conduites possibles de la vie de celui qui les déchiffre, à l’aboutissement des deux parcours argumentatifs, au centre visuel et symbolique de cet espace de discours. Tous les arbres de vie représentés sont évidemment, par principe, également évocateurs de "la terre nouvelle" (Apc 21, 1) dont ils ont pour fonction de rappeler l’existence et de renforcer le désir que tout un chacun a d’y être admis. Toutefois dans le partage didactique de la chapelle en espace dévolu aux images de perdition et espace consacré à celles de salut, il était efficace, démonstrativement, que l’arbre situé du côté du choix malencontreux paraisse perdre de son harmonie, de sa beauté formelle (au sens où forma est le genre, l’espèce) et que celui placé du côté du bon choix ait une fructification exemplairement redoublée, beauté de ce qui est aptum13. Cependant ces variations ne sont que figures d’expression, instrumentation transitive d’une conviction à confirmer ou d’une conversion à décider. Quant à instituer une figure de sens qui tenterait l’impossible tâche de faire percevoir la beauté parfaite de l’au-delà par les moyens limités d’ici-bas, cette figure ne pouvait se fonder que sur le nombre et se configurer, à défaut de disposer du "roseau d’or" avec lequel l’ange mesure la Jérusalem céleste dont il découvre à Jean la figure (Ap 21, 15), que par le compas : c’est la figure de l’arbre de vie central, axe de la triple figuration paradisiaque, foyer de tout le programme iconographique, lieu de sublimation eschatologique du discours exhortatif et anticipation de la splendor divine.
Notes de bas de page
1 Paul Deschamps — L’autel et les chapiteaux romans de Saint-Pierre de Bessuéjouls (Aveyron) — Bulletin monumental- Paris — A. Picard 1940 — p. 69-80 — p. 69.
2 Paul Deschamps — op. cit. — p. 70.
3 Ainsi à la toute proche église de Bozouls.
4 Paul Deschamps — op. cit. — p. 77. Non pas que l’iconographie en soit originale. Jean-Claude Fau, auteur de la nouvelle édition de Rouergue roman, souligne, reprenant le jugement de Georges Gaillard, rédacteur de l’édition précédente, que "le sculpteur de Bessuéjouls n’est pas un artiste créateur. Il emprunte ses meilleures formes à Conques" (Jean-Claude Fau — Rouergue roman — La Pierre Qui Vire — Zodiaque 1990 — p. 255). Il est vrai que plusieurs chapiteaux, celui des anges porteurs de phylactères, celui des centaures et de la sirène et celui des "amours vendangeurs", aussi bien que "le ruban d’entrelacs à trois brins" sont imités de chapiteaux de Sainte-Foy de Conques (Jean-Claude Fau remarque que les deux centaures encadrant une sirène sur un chapiteau s’accrochent à Bessuéjouls à une tige végétale "lisse" —"véritable rinceau végétal", ajoute-t-il, à tort, car la tige, après une boucle au pied du centaure, s’élève droite, pourvue de feuilles disposées symétriquement — et non comme sur le chapiteau modèle conquois à un "ruban d’entrelacs à triple brin". Il voit dans cette différence "l’amorce d’une évolution stylistique" dont il ne précise pas la nature. Nous y trouvons plutôt une raison sémantique, la volonté de dissocier les centaures maléfiques d’un motif ternaire qui est celui des arbres de vie de l’autel et qui se retrouve magistralement exploité dans le "chapiteau à entrelacs, modèle du genre", comme dit Jean-Claude Fau, situé de l’autre côté de la chapelle, où le fait que le brin tressé est triple est également symboliquement pertinent.
5 Paul Deschamps — op. cit. — p. 69.
6 Jean-Claude Fau — op. cit. — p. 255.
7 La symétrie est, lorsque le contexte topologique et iconographique s’y prête — aux tympans où siège le Juge en majesté ou aux devants d’autel où se dressent, comme ici, des arbres de vie — un indice — ou un attribut, comme l’on voudra — du divin.
8 Jean-Claude Fau (op. cit. — p. 255) parle de pommes de pin. Pourtant "sur le second chapiteau, vers l’ouest" il reconnaît "deux personnages nus /qui/ cueillent des grappes de raisins", alors que, à considérer réalistement les fruits représentés, ils ont aussi l’apparence de pommes de pin, et bien plus que ceux sculptés sur l’autel. Il ne fait cependant aucun doute que ce sont bien des grappes de raisin qu’il faut reconnaître dans ce sujet, fréquent dans la sculpture romane, et en d’autres lieux — à Mozat, par exemple — reconnaissable sans équivoque comme figurant la vendange eschatologique. A fortiori les fruits ornant la table eucharistique ne sauraient être que ceux de la vigne.
9 "Sur /ce phylactère/ était peut-être /.../ peinte une inscription /ou.../ son nom comme on le voit à Conques", où il s’agit, en effet, de Gabriel (Paul Deschamp — op. cit. — p. 72).
10 Jacques Bousquet — La sculpture à Conques aux xie et xiie siècles — Lille 1973 -p. 2 -p. 736 sq.
11 G. Beaujouan — Le symbolisme des nombres à l’époque romane — Cahiers de civilisation médiévale VI — Université de Poitiers 1961.
Vincent Foster Hopper — La symbolique médiévale des nombres — Paris — Gérard Montfort 1995.
12 Cf. Jean Arrouye — "Le message d’espérance de l’église de Lacommande" — Pau — Revue de Pau et du Béarn 27 — 1997.
— "L’ours de Sainte-Engrâce et quelques autres personnages" — volume d’hommage à Xavier Ravier — à paraîtreaux éditions de L’Harmattan.
13 Cf. Umberto Eco — Art et beauté dans l’esthétique médiévale — Paris — Grasset 1997 — p. 34.
Auteur
Université de Provence
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