L'image du sang dans le roman de Perlesvaus
p. 161-169
Texte intégral
1L'image du sang est l'une des plus frappantes du sombre roman de Perlesvaus1. Elle y est associée à celle du Graal et à la conception du salut.
2Dès l'ouverture du récit, le Graal se trouve défini comme le saintisme vessel ... o quel li precieus sans au Sauveeur fu receüz au jor qu'il fu crucefiez por le pueple rachater d'enfer (p. 23).
3Si, conformément à la tradition de Robert de Boron, le premier possesseur en est Joseph d'Arimathie, d'une part ce n'est plus lui seul qui est donné comme y ayant recueilli le sang du Christ, en lavant ses blessures, mais la foule anonyme des disciples au moment de la crucifixion ; d'autre part, il n'est plus fait mention de la paropside, le Graal n'est plus le plat de la dernière cène ou Jésus mangea la pâque ni l'écuelle de l'institution de l'eucharistie, il est devenu uniquement le saintisme vessel en coi cil qui le creoient pooureusement recueillirent le sanc qui decoroit de ses plaies qant il fu mis en la croiz (p. 24).
4L'image du sang s'impose d'emblée au détriment de celle de l'agneau pascal et de la consécration du pain que l'auteur a délibérément éliminée. Le Graal est un récipient de sang étroitement associé à la lance qui saigne identifiée comme celle de Longin. Joseph a conservé la lance de coi il fu feruz o costé e le saintisme vessel (p. 24). C'est à la possession de ces reliques sanglantes que le lignage de Perlesvaus doit d'être le saintisme lignage, ce que notre texte rappellera à mainte reprise.
5A partir de là, les mystérieux objets du château du Graal vont ou bien accentuer leur caractère sanglant - c'est le cas de la lance - ou bien revêtir ce caractère qu'ils ne présentaient nulle part ailleurs auparavant : c'est le cas de l'épée.
6Nous avons vu que la lance, suivant la tradition de la Continuation Gauvain, était ici assimilée à la Sainte Lance de Longin2. Si elle ne déverse pas des flots de sang dans un orçuel comme dans ce dernier texte, du fait même qu'elle n'apparaît, comme chez Chrétien, que dans le cortège du Graal, il faut néanmoins remarquer que nous sommes bien loin de la discrète et belle image que nous offrait son Conte : la goutte de sang perlant à la pointe du fer étincelant pour couler jusqu'au poignet du porteur3.
7Dans notre récit, c'est à Gauvain qu'il est donné d'assister, dans la salle du festin, au cortège du Graal. Il voit passer devant lui, sortant d'une chapelle pour entrer dans une autre, deux demoiselles, dont l'une porte le Graal et l'autre la lance dont li sans vermaus chiet dedans, quand trois gouttes de sang tombent sur la table devant lui ; trois gouttes qui le fascinent au point qu'absorbé dans sa contemplation il oublie de poser la question salvatrice qu'il est venu au château pour poser et guérir ainsi le Roi Pêcheur. Il cherche en vain à y porter la main. Le cortège repasse et Gauvain croit discerner au-dessus du saint vase l'image du Crucifié, le glaive fichié eu costé (p. 119). Ces trois gouttes de sang qui éclaboussent la table du festin sont bel et bien du sang du Christ, le texte ne laisse planer aucun doute4.
8Le recours quasi obsessionnel à l'image sanglante se vérifie encore plus nettement en ce qui concerne cet autre objet de la légende qu'est l'épée. Chez Chrétien, c'est l'épée que la Sore Pucelle vient prier le Roi Pêcheur de remettre à Perceval5. Cette épée est aussi un objet mystérieux : destinée au héros, elle est faite à sa mesure. Mais nous apprendrons que ce présent recèle une inexplicable perfidie, puisque l'arme doit se briser au combat et ne saurait être ressoudée que par celui-là même qui la forgea6. Epée mystérieuse, certes, mais non pas sanglante7.
9Dans notre texte, l'épée appartient également au récit de la réception chez le Roi Pêcheur, mais le motif se présente de tout autre manière : l'épée, à son tour, s'est christianisée, la voici assimilée à celle qui trancha la tête de saint Jean-Baptiste8 ; elle est devenue l'épée de la décollation du Précurseur, épée sanglante et qui, comme la lance, continue à saigner : "Elle est sanglante chascun jor endroit ore de misdi, por ce que li prodom en ot a icele ore le chief coupé" (p. 103).
10Cette épée a toute une histoire et fait l'objet d'une quête imposée à Gauvain : la rapporter au Roi Pêcheur est la condition exigée pour pénétrer dans son château. Après mainte aventure, Gauvain la trouve en possession du roi païen Gurgaran qui la lui offrira en récompense pour avoir tué le géant ravisseur de son fils.
11Lorsque le roi la présente à Gauvain, il lui en fait d'abord admirer la richesse : le foerre premier qui tot estoit carchiez de pierres precieuses, et les renges estoient de soie a botons d'or, e l'enheudeüre autretele, et li pomiax estoit d'une sainte pierre sacree que Evax, uns hauz enpereres de Rome, li fit metre. Il la tire du fourreau, et l'espee en ist tote sanglante, car il estoit heure de midi (p. 103). De même, quand Gauvain, accueilli par une procession dans la terre du Roi Pêcheur, dévoile l'insigne relique qui est le prix de son passage, il estoit hore de miedi. Il trait l'espee et il la voit tote sanglante (p. 108).
12Ainsi les trois objets de la quête du Graal : le saint vase, la lance et l'épée sont réunis, on le voit, dans une vision sanglante. L'image du sang en devient, si l'on peut dire, le commun dénominateur. Au sang du Christ recueilli dans le Graal et qui coule de la lance de Longin jusqu'à gicler sur la nappe du festin, s'associe celui du Précurseur ; au sang du Sauveur, celui du premier martyr de la Nouvelle Loi instaurée dans le sang et par le sang.
13Il n'est pas étonnant que se confirme plus loin l'assimilation, déjà explicite chez Robert de Boron, du Graal à un calice9.
14Le Graal, nous dit le roman, apparaissait en cinq manières dans la chapelle du Roi Pêcheur. Le dernier de ces avatars, que ne doit nus dire en apert, étant le calice : Li rois Artu vit totes les muances. La deraainne fu eu galice (p. 304).
15Le Graal sera donc le premier calice, et c'est le roi Arthur lui-même qui en rapportera l'essemplaire de la chapelle du château (p. 327), car en tote la Grant Bretaigne, ne en totes les villes qui marchisoient, ne entre les roiaumes n'en avoit nul (p. 305). Le roi, en effet, ajoute le livre, en avait gardé en remembrance en son cuer le non e la forme (p. 305).
16C'est dans ce calice, est-il précisé, que dorénavant devrait se faire la consécration. Lors de la messe dite devant le roi au château du Graal, le célébrant - un ermite - trouve déposé sur le corporal un message divin lui enjoignant d'y consacrer l'hostie : e disoient les letres que Dex voloit qu'en itel vaisel fust sacrés ses cors, e qu'on le meïst en ramenbrance (p. 304).
17Etrange liturgie, en vérité, puisque, comme on sait, c'est sur la patène qu'est consacrée l'espèce du pain qui devient le corps du Christ et dans le ciboire que sont réservées les hosties destinées à la communion des fidèles. Dans le calice, s'opère la transsubstantiation du vin, et non celle du pain ; du vin qui devient le sang du Christ : "ceci est mon sang". Dans le nouveau rituel ici instauré, la double consécration du pain et du vin se fera donc dans le calice, vase de la consécration du vin, qui élimine la patène. Le sacrifice de la messe a lieu tout entier désormais dans le calice-graal dont le prototype avait recueilli le sang du Crucifié. L'assimilation des deux objets pouvait facilement s'imposer à l'esprit. Ce qui est surprenant ici, c'est la place que prend ce calice au détriment des autres vases sacrés dont il cumule les fonctions, faisant du sacrifice du sang l'offrande suprême où se résume la rédemption.
18Si l'innovation est aberrante du point de vue de la liturgie, elle est parfaitement cohérente du point de vue du roman qui, d'entrée de jeu, a défini le rachat comme le sacrifice du sang, de ce sang que Joseph d'Arimathie a recueilli dans le Graal. L'image envahissante du sang correspond dans ce texte à une certaine conception de la rédemption qui modifie en conséquence le rituel eucharistique10.
19Cette conception se fait jour, en effet, dans des épisodes à valeur symbolique qui apparaissent comme autant de mises en abyme. Tel est le cas par exemple, dans la première branche du roman, du combat du roi Arthur contre le Noir Chevalier.
20Laissons de côté la phase de la rencontre où il se hurtent de cors e de chevax si que li oiell leur estencelent e que li sans ist fors le roi par la boche e par le nes (p. 39). L'image du sang n'offre ici que peu d'intérêt ; nous la retrouverons dans pareil contexte comme topique du motif de la bataille ; tout au long du récit, elle se glisse quasi automatiquement sous la plume de l'auteur et ne relève pas de l'invention narrative.
21Beaucoup plus intéressante est l'image du sang extincteur d'un feu maudit : la lance ardente du Noir Chevalier transperce le bras du roi, aussitôt le feu s'éteint ; "jamés, s'écrie le chevalier, famés mes glaives ne fust estanchiez d'ardoir s'il ne fust beigniez en vostre sanc" (p. 39).
22Réciproquement, seul le sang du Noir Chevalier pourra guérir la blessure reçue de lui par le roi. A cet endroit intervient pour la première fois dans le roman l'image du démembrement d'un mort que nous retrouverons plus d'une fois11. A peine le roi Arthur a-t-il retiré sa lance du corps de son assaillant que, de la forêt, déferle sur la lande une troupe de chevaliers qui mettent en pièces le cadavre : Li rois esgarde enmi la lande e voit que cil qui la sont venu ont depecié le chevalier tot piece a piece, e que chascuns enporte o pié, o braz, o cuisse, o poing, e s'espartent aval la forest ; e voit le daerrain chevalier qui enporte seur le fer de son glaive le chief (p. 40).
23Arthur, sans plus attendre, se précipite à la suite du dernier chevalier pour réclamer la tête et la rapporter à la Demoiselle à la Mule qui la lui avait demandée. Celle-ci de s'en servir aussitôt pour guérir la plaie du roi : La demoiselle prent le sanc du chief au chevalier, qui encore decoroit toz chauz ; aprés le lie seur la plaie, puis fet le roi revestir son hauberc. "Sire, fet ele, vos ne fussiez famés gariz se par le sanc de cest chevalier ne fust" (p. 41).
24Ce n'est pas l'image d'un sang bienfaisant et guérisseur qui apparaît dans cette atroce médication, mais bien plutôt celle du sang réparateur que l'on fait verser à l'ennemi démoniaque ; car ce chevalier noir à la lance enflammée est une créature de l'enfer, au même titre que le Noir Hermite et le Chevalier au Dragon Ardent qu'il sera donné à Perlesvaus d'affronter. Si le sang versé par la vainqueur du Mauvais éteint le feu infernal, le sang que l'on fait verser à l'infidèle contribue à une œuvre salutaire par laquelle le mal est aboli. Le Perlesvaus est moins une quête du Graal qu'un roman de la vengeance, d'une vengeance exercée au nom de la loi divine conçue comme une loi du talion 12.
25Apparue dès le premier épisode, l'image du sang va revenir s'amplifier tout au long du roman. Jusqu'ici ont été évoqués le Précieux
26Sang, le sang d'une blessure, le sang qui dégoutte d'une tête fraîchement coupée ; bientôt vont surgir des visions de ruisseau de sang, de cuve de sang, de rivière de sang.
27Ces images sont liées au récit de divers supplices. En premier lieu, à l'injuste châtiment de la mère de Méliot de Logres, trahie par son nain et accusée par son époux d'adultère avec Gauvain. Le jaloux fet son naim prendre la dame par les treces e la fet amener aprés lui en la forest ; e areste desus un lac d'une fontainne, e la fet entrer la o l'iaue estoit plus froide, e descent e qelt granz verges en la forest cinglanz, e la commence a batre e a ferir parmi le dos e par les mameles si que li rus de la fontaine estoit toz sanglenz (p. 76).
28Gauvain enlèvera le corps de l'innocente victime qu'il encarche seur le col de son cheval tot sanglente (p. 77).
29La signification de l'épisode reste obscure en dépit de la révélation qui en sera faite à Gauvain au château de l'Enquête. Son aventure, lui est-il dit alors, revêt un sens allégorique : la dame senefie la Viez Loi (p. 111) et ce fu molt grant joie de la senefiance de sa mort, car Josephes nos tesmoige que la Viez Loi fu abatue par un coup de glaive sanz resociter, et por la Viez Loi abatre se sofri Diex a ferir en costé du glaive, et par ce coup fu la Viez Loi abatue et par son crucefiement (p. 110).
30Nous apprendrons plus loin que son fils Méliot, que Gauvain avait ensuite aperçu chevauchant un lion, senefie le Sauverres du monde qui nasqui en la Viez Loi e fu circoncis (p. 111).
31Si la dernière figure de l'allégorie est plus claire, le rapport entre l'Ancienne Loi et la dame injustement suppliciée ne l'est guère. On frémit d'y découvrir la justification du massacre des juifs, même innocents, par la nécessité d'abattre la Vieille Loi.
32Quoi qu'il en soit, ce qui semble important ici, c'est que l'image sanglante soit associée à la défaite de cette Ancienne Loi conçue comme l'objet principal de l'action de Perlesvaus, avec la reconquête du Graal et la vengeance de son lignage.
33C'est précisément dans le récit de la vengeance des siens qu'apparaît l'image de la cuve de sang.
34Perlesvaus vient de capturer l'ennemi de son lignage, le Seigneur des Mores, il fet aprester une grant cuve et amener emi la cort, et fet amener les .XI. chevaliers, et lor fet les chiés couper en la cuve et tant saignier com il pourent de sanc ; et puis fet les cors oster et les chiés, si que il n ‘ot que le sanc tot pur en la cuve. Aprés fet desarmer le Seignor des Morres, et amener devant la cuve ou il avoit grant plenté de sanc (p. 234). Puis, après une brève ranpogne proclamant la loi du talion, "Sire des Mores ! Sire des Mores ! s'écrie-t-il, onques ne peüstes estre saolez del sanc as chevaliers madame ma mere, mes je vos saoleré del sanc as voz". Il le fait alors pendre par les pieds au-dessus de la cuve si que la teste fu el sanc dusc'as espaules. Le seigneur des Mores périt noyé dans le sang de ses propres chevaliers.
35L'image de la cuve de sang en engendre aussitôt une autre ; voici que coule une rivière de sang : la cuve atot le sanc fist geter en la riviere, si que l'eue en fu toute sanglente (p. 235).
36De même que dans l'intrigue romanesque le thème de la vengeance s'entrelace à celui de la reconquête du Graal, au sang du Christ versé pour la rédemption du genre humain fait pendant celui des ennemis du saintisme lignage que leur fait verser son vengeur pour le triomphe de la Nouvelle Loi et le rachat des siens. Les deux grands thèmes, savamment imbriqués, du Graal et de la vengeance sont sous-tendus par l'image du sang.
37Dans le récit du châtiment - justifié à posteriori - de la dame calomniée, comme dans la conclusion de l'épisode de la cuve, on remarquera que l'image du sang est intimement associée à celle de l'eau : un ruisseau ensanglanté sort de la source glacée du supplice, la cuve de sang ensanglante la rivière où elle est déversée. L'association de ces deux images dans le récit d'un supplice retient d'autant plus l'attention que l'image de l'eau, rare dans le texte, n'y apparaît d'ordinaire qu'en relation avec le Roi Pêcheur et le château du Graal.
38C'est la paisible rivière où Lancelot voit glisser la nef du Mehaignié ; la présence de l'eau signale l'approche de son royaume.
39Au sortir de la forêt où il a longuement chevauché, Lancelot débouche sur une molt bele praerie qui tote estoit chargie de flors, et coroit une molt grant riviere qui molt estoit clere et large, et avoit forest d'une part et d'autre, mes que les praeries estoient granz et larges entre la riviere et la forest (p. 166). C'est alors qu'il aperçoit l'embarcation qui transporte le roi souffrant tandis qu'un de ses chevaliers pêche molt granz poissons ; Lanceloz esgarde devant lui en la riviere et voit .I. home nagier en une grant nef, et avoit dedenz la nef .III. chevaliers blans et chenus, et une damoisele, ce li est vis, qui tenoit en son devant le chief qui gisoit sor une coute de paile (p. 166). Il apprendra que cette rivière coule jusqu'au château du Graal qu'elle environne d'un triple tour.
40Or cette rivière constitue un élément important du site de ce château, où l'on ne pénètre qu'en franchissant trois ponts périlleux directement inspirés de l'Espurgatoire Saint Patrice et de la littérature des Visions. Mais le plus remarquable est que cette rivière soit donnée comme la source de toute fertilité, c'est le flun par coi toz li biens venoit ou chastel. Ses eaux, belles et abondantes, sortent du Paradis Terrestre, et après avoir arrosé le château s'écoulent en forêt jusqu'à un ermitage où leur cours se perd en entrant sous terre, mais tot la o il s'espandait estoit grant la plenté de toz les biens (p. 304). La terre menacée du roi Pêcheur est une terre riche et grasse. Le détenteur du Graal demeure, comme il l'était dans la Première Continuation, un maître de la fécondité, et l'opposition fertilité/stérilité est particulièrement mise en évidence tout au long du texte par la description de paysages où s'opposent les images de dévastation liées à celles du feu et les images de fertilité liées à celles de l'eau.
41Ainsi lorsque Gauvain, escortant la Demoiselle du Char et ses deux compagnes, à l'approche du château du Noir Hermite découvre avec horreur un paysage calciné : il sanbloit qu'onques verdeur n'i eüst eue, ainz erent totes les branches nues de fueille e seches, e tuit li arbre noir ausi comme brullé de feu, e la terre par desoz arsice e noire e sanz verdeur e plainne de granz crevaces (p. 54). Par contre, approchant du château du Graal, le même Gauvain trove la plus bele terre du mont et les plus beles praeries et les plus beles rivieres que nus veïst onques (p. 112). L'eau, garante de fertilité, apparaît comme un des bienfaits dispensés par la présence du Graal.
42Mais cette fertilité de la nature symbolise de toute évidence la fécondité spirituelle. Le fleuve du château du Graal coule, comme nous l'avons vu, jusqu'à la demeure d'un saint ermite avant de disparaître sous terre (p. 304), et ce n'est pas sans raison que l'auteur se plaît à mentionner la présence d'une source près d'un ermitage, par exemple celui où Lancelot ira se confesser et qu'il découvre au pied d'une montagne dejoste une fontaine (p. 167). Car cette eau apparaît aussi comme un signe de purification : le fleuve du Graal engloutira à jamais le corps de l'usurpateur, le Roi del Chastel Mortel, qui, voyant sa défaite se suicide à l'approche de Perlesvaus ; il se frappe de son épée et chai par desor les murs en l'aigue, qui rade e parfonde estoit (p. 267), où son cadavre rejoint ceux de tous ses chevaliers, les défenseurs des ponts, que Perlesvaus a tous fait trebuchier l'un après l'autre en l'aigue qui desoz les pons coroit (p. 265). La chute des cadavres dans l'eau apparaît dans le récit de la reconquête du château du Graal comme un motif récurrent qui conclut chaque combat. Le fleuve du Graal emporte le cadavre de l'ennemi du Roi Pêcheur comme la rivière avait emporté le sang des ennemis de Perlesvaus, comme le ruisseau avait emporté le sang de la dame qui personnifiait l'Ancienne Loi.
43Si, tout au long du texte, la présence de l'eau est révélatrice de celle du Graal, calice de sang, ces images de courants sanglants apparaissent comme autant de connotations du Graal. Le jeu des images et de leurs diverses combinaisons qui sous-tend l'invention narrative n'est pas arbitraire, il se rapporte sans cesse au Graal dont il multiplie les signes pour les distribuer à travers les épisodes romanesques qui en semblent les plus éloignés par le thème, y assurant la permanence du sujet principal du Haut Livre : la quête de ce calice de sang près duquel jaillissent les eaux garantes de fertilité et de purification. Autrement dit, ces visions fonctionnent comme une sorte de leitmotiv destiné à rappeler qu'en dépit des apparences les épisodes les plus variés recèlent un sens caché en rapport avec le thème du Graal, qu'ils importent à la signification de l'ensemble, et que les onze branche du Livre forment un tout cohérent sur le plan allégorique. L'image du sang y constitue une image-clé qui souligne l'unité de l'œuvre, en accord avec la conception initiale d'un graal vase du Précieux Sang13.
Notes de bas de page
1 Le Haut Livre du Graal, Perlesvaus, éd. by W.A. Nitze and T.A. Jenkins, The University of Chicago Press, Chicago ; vol. I : Text, Variants and Glossary, 1932 ; vol. II : Commentary and Notes, 1937.
2 Sur les sources du Perlesvaus, voir W.A. Nitze, op. cit., vol. II, pp. 90-156, et Thomas E. Kelly, Le Haut Livre du Graal : Perlesvaus, A Structural Study, Genève, Droz, 1974, pp. 24-36.
3 Les Romans de Chrétien de Troyes éd. d'après la copie de Guiot, V et VI, Le Conte du Graal (Perceval) publié par Félix Lecoy, Paris, Champion, 1973-1975, CFMA 100 et 103, vv. 3178-3189.
4 Vu le caractère trinitaire, d'ailleurs inhérent à la tradition de Robert de Boron, de ce roman qui s'ouvre o non du Pere e du Fill e du Saint Esperit (p. 23), la signification symbolique de ces trois gouttes ne pose aucun problème. Il est permis cependant de voir jouer ici un rapport intertextuel avec le fameux épisode des trois gouttes de sang sur la neige dans le Conte du Graal (vv. 4166 sq.). A l'extase amoureuse de Perceval répond ici l'extase mystique de Gauvain.
5 Conte du Graal, vv. 3133-3145.
6 Ibid., vv. 3640-3671.
7 Comme ne sont pas sanglantes non plus les épées aux estranges ranges ou les épées à ressouder du Lancelot ou des Continuations, qui dérivent toutes de l'épée de la Sore Pucelle.
8 Sur l'épée de la décollation de Saint Jean-Baptiste, voir en particulier H.L. Robinson, "The Sword of Saint John the Baptist in the Perlesvaus", Modern Language Notes, janvier 1936, pp. 25-27, et Jean-Guy Gouttebroze, "Saint Jean-Baptiste et Gauvain dans le Perlesvaus. Un phénomène de résurgence narrative structurale", Annales de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Nice, 38, 1979, pp. 41-49.
9 Le Roman de l'Estoire dou Graal, éd. W.A. Nitze, CFMA 57, v. 909 : "ce vaissel ou mon sanc meïs/Quant de mon cors le recueillis/Calice appelé sera".
10 L'image d'un graal-calice a supplanté celle d'un graal-ciboire, puisque contenant une hostie, que l'on trouve chez Chrétien. Dans les deux cas l'image dérive de la conception que l'on a de l'objet graal ; le passage est facile du récipient du Saint Sang au calice de la messe, de même que pouvait s'imposer à l'esprit l'assimilation du grand plat creux de précieuse orfèvrerie qu'est un graal à un de ces vastes ciboires anciens destinés à la communion de nombreux fidèles, l'effet de surprise étant produit par le fait qu'il ne contienne qu'une seule et unique hostie.
11 Notamment dans l'épisode déjà cité du roi Gurgaran qui se conclut sur une insoutenable scène de cannibalisme (pp. 102-105).
12 Voir notamment p. 234.
13 PRIS-MA, II, 2, pp. 89-96. L'ennemi héréditaire de Perlesvaus est ici le sire des Mores contrairement à l'étude précédente qui le désigne comme sire des Marés ; il s'agit bien du même personnage. On trouve cette variante tout au long du roman, nous la respectons dans les passages cités. La seconde semble supérieure : ce "seigneur des Marécages" représentant primitivement peut-être quelque figure hostile de l'Autre Monde.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003