La récurrence des motifs en symétrie inverse et la structure du Perceval de Chrétien de Troyes
p. 89-109
Texte intégral
1L'étude que nous consacrons ici au Perceval de Chrétien de Troyes se propose d'attirer l'attention sur le traitement du motif et la fonction du motif récurrent dans sa construction1. Il ne s'agit pas seulement de motifs ordinairement catalogués comme arthuriens -aventure de l'Autre Monde, quête, geis, etc.-, mais de motifs propres au roman, dont certains par la suite deviendront d'ailleurs des motifs arthuriens dans la mesure où des romans postérieurs les reprendront, et que l'on pourra par conséquent classer comme tels sans présumer de leur origine, celtique ou non2. Aussi vais-je m'attacher dans cette perspective à la lecture d'un épisode de la partie Gauvain. On sait, en effet, que ce texte pose un problème, et un problème de taille, puisqu'il concerne l'unité du roman3. Même les partisans les plus fervents de cette unité, comme M. Delbouille, F. Lecoy, E. Köhler ou J. Frappier, si sensible par ailleurs à l'étrange beauté de la partie Gauvain, y relèvent d'énigmatiques imperfections : disparates "tenant au premier jet" d'une œuvre inachevée, décousu résultant d'un "agencement provisoire et hâtif", "incertitudes de développement dues au fait que le texte n'a pas reçu de son auteur l'ultime révision qui en aurait fait disparaître les dernières taches"4.
2L'avouerais-je ? Cette indulgence même, tout ordonnée qu'elle soit à la défense de l'œuvre de Chrétien, me semble coupable à son égard : "Au lieu de condamner paresseusement à partir de critères modernes de pensée ou d'expression, mieux vaudrait se mettre à l'école du trouvère lui-même, essayer de découvrir, à partir de son dernier roman, celui où l'on peut penser qu'il a poussé jusqu'à la perfection son système d'écriture ... quel esprit l'animait, car appréhender la structure d'une œuvre, c'est en même temps en saisir la signification profonde". C'est cette réflexion faite par J. Ribard, dans un article paru en 1975, que nous prendrons pour guide5.
3Son étude, qui me paraît capitale, relevait comme caractéristiques de l'écriture du Perceval l'imbrication des thèmes opposés de la stérilité et de la fécondité, du silence et de la parole ; des effets de miroir qui font se répondre objets merveilleux, couleurs et chiffres ; enfin tout un réseau de correspondances significatives. Il mettait en lumière le "remarquable parallélisme antithétique" qui ferme sur elle-même cette "composition récurrentielle". J. Ribard s'en tenait à la partie Perceval, mais il supputait qu"‘une étude parallèle menée sur la partie consacrée à Gauvain ferait apparaître sans nul doute un autre réseau de correspondances, et, par un nouvel effet de miroir, éclairerait peut-être d'un jour différent la composition et le sens de ce fascinant roman"6.
4En 1978, dans notre contribution aux Mélanges Jean Rychner, nous avons pu nous-même démontrer point par point la symétrie inverse des épisodes de Beaurepaire dans la partie Perceval et d'Escavalon dans la partie Gauvain ; amenée enfin par les travaux d'un séminaire sur le motif arthurien à relever exhaustivement et à examiner les éléments narratifs du Perceval, nous avons été conduite à certaines constatations qui confirmaient à la fois les vues de J. Ribard sur la composition de la partie Perceval et celles de notre étude sur la symétrie inverse de Beaurepaire et d'Escavalon7.
5Aussi est-ce à sa sortie d'Escavalon que nous allons retrouver Gauvain. Je dis "retrouver" parce que, en fait, l'épisode d'Escavalon ne débouche pour lui sur rien. A ce point, comme on sait, le récit l'abandonne pour revenir à Perceval, héros de l'épisode de l'ermitage qui suit celui d'Escavalon. Mais après cet épisode de l'ermitage, dont la place dans la composition a toujours paru si singulière, abandonnant à son tour Perceval, le récit revient à Gauvain. Et où le retrouve-t-on ? Devant un chêne sous lequel une pucelle se désespère soutenant un chevalier grièvement blessé, qui dort :
Atant desoz le chasne esgarde,
et vit seoir une pucele,
qui mout ert avenanz et bele,
se ele eüst joie et leesce.
Mes ele ot ses doiz an sa tresce
fichiez por ses chevox detrere
et s'esforçoit mout de duel fere.
Por un chevalier duel feisoit
que ele mout sovant beisoit
es ialz, el front et an la boche.
Quant mes sire Gauvains l'aproche,
si voit le chevalier blechié,
qui le vis ot tot depechié,
et ot une plaie mout grief
d'une espee parmi le chief8.
6Le tableau ne nous en rappelle-t-il pas un autre ? Ne rappelle-t-il pas l'étrange "pietà" que Perceval découvre, également sous un chêne, à sa sortie du château du Graal : sa cousine en pleurs tenant sur ses genoux le corps de son ami décapité ?
Lors s'eslesse parmi le bois
tant com cele trace li dure,
tant que il vit par avanture
une pucele soz un chesne
qui se demante et se desresne
come chestive dolereuse :
"Lasse, fet el, maleüreuse,
come je fui de male ore nee,
qui si ai male destinee !"
………………………………
Ensi cele son duel menoit
d'un chevalier qu'ele tenoit
qui avoit colpee la teste. (vv. 3416-24 et 3439-41)
7Alors, répétition insipide d'un auteur à court d'imagination ? Malencontreuse inadvertance ? Il ne semble pas. Remarquons à quel point Chrétien cherche, au contraire, à nous rappeler la première "pietà", quelle insistance il met, en acheminant Gauvain vers ce nouveau couple, à déclencher le mécanisme de la mémoire par la répétition d'un mot propre à faire resurgir la première vision : Perceval voyait par avanture une pucele soz un chesne ; suivons le regard de Gauvain, c'est un chêne qui l'attire :
Mes sire Gauvains tant ala,
puis que de prison eschapa
ou la comune l'asailli,
que antre tierce et le midi
vint vers une angarde avalant,
et vit un chasne haut et grant
trop bien foillu por onbre randre.
Au chasne vit un escu pandre,
et delez une lance droite.
D'aler vers le chasne s'esploite,
et de delez le chasne vit
un palefroi norrois petit.
………………………………..
Atant desoz le chasne esgarde,
et vit seoir une pucele (vv. 6293-302 et 6312-13)
8Le mot sonne cinq fois. Laissons-nous donc guider par l'auteur lui-même et tentons le rapprochement.
9Pour comprendre l'aventure de Gauvain, il nous faut remonter à la rencontre de Perceval avec sa cousine germaine. Perceval sort alors du château du Graal, sans avoir rien compris à ce qui lui est arrivé ; c'est elle qui le renseigne, l'instruit du sens de son aventure, des conséquences tragiques de son silence et de la mort de sa mère. Elle lui reproche de ne pas avoir guéri le Roi Pêcheur mehaignié, provoque chez le jeune homme la brusque révélation de son nom et se fait reconnaître comme sa cousine germaine. Invitée par Perceval à abandonner le corps de son ami pour l'accompagner, elle refuse et lui indique le chemin pris par le meurtrier, l'Orgueilleux de la Lande, dont elle souhaite voir tirer vengeance. Enfin apercevant l'épée remise par le Roi Pêcheur à Perceval, elle lui en prédit la brisure : qu'il ne se fie pas à cette arme qui le trahira au premier combat. Elle demeure, Perceval la quitte, il va rencontrer l'Orgueilleux de la Lande (vv. 3416-3676).
10Revenons à la partie Gauvain. Le voici donc, lui aussi, devant une "pietà" : un chevalier blessé repose endormi dans le giron de son amie. Ce n'est pas la pucelle qui prend la parole cette fois, mais le chevalier. Délicatement réveillé par Gauvain qui veut le questionner, il l'adjure de ne pas passer la borne de Galvoie au-delà de laquelle l'attendrait la cruelle aventure dont il a été lui-même victime. Gauvain passe outre, c'est alors qu'il va rencontrer la male pucele, l'Orgueilleuse de Logres (vv. 6293-6416).
11Arrêtons-nous ici et comparons la succession des épisodes dans les deux séries. Nous avons :
- Partie Perceval : Beaurepaire - château du Graal - "pietà" - rencontre de l'Orgueilleux.
- Partie Gauvain : Escavalon - ermitage - "pietà" - rencontre de l'Orgueilleuse.
12Or Beaurepaire et Escavalon, ainsi que nous l'avons démontré, se répondent symétriquement, de même que les deux "pietà" (pucelle assise soutenant le chevalier frappé à la tête, victime de l'Orgueilleux/de l'Orgueilleuse). Force nous est de constater que l'ermitage se trouve serti dans le même contexte thématique que l'épisode du château du Graal, occupant ainsi dans la partie Gauvain une place privilégiée : celle-là même qu'occupait l'épisode du Graal dans la partie Perceval ; nous verrons qu'à partir de cet endroit du récit la séquence des aventures continue à présenter la même correspondance dans les deux séries.
13Quittant sa germaine cousine, Perceval rencontre le triste équipage de la demoiselle de la tente. Châtiée par son ami l'Orgueilleux, elle le suit sans repos, en loques, sur un cheval privé de soins. L'orgueilleux décapite tout chevalier qui s'approche d'elle, tel a été le cas de l'ami de la germaine cousine, le décapité de la "pietà", qui a donc payé injustement pour la faute passée de Perceval à l'égard de la demoiselle. L'Orgueilleux est en effet persuadé que son amie, lors de l'aventure de la tente, s'est laissé esforcier par lui. Sa jalousie, sa déception amoureuse dictent sa cruelle conduite. Voyant Perceval la rejoindre, il l'attaque, non sans lui raconter d'abord l'aventure à sa façon. Perceval se fait reconnaître, disculpe la demoiselle et se disculpe : "Je lui ai bien pris, malgré elle, un baiser et son anneau, déclare-t-il en substance, j'ai bien mangé vos pâtés et bu votre vin, mais je n'ai rien fait de plus". L'Orgueilleux se lance furieusement sur lui. Bataille, défaite de l'Orgueilleux réduit à merci que Perceval,fidèle à l'enseignement de Gornemant, épargne à une condition : qu'il mette fin au châtiment de la demoiselle et se rende avec elle en la merci du roi Arthur, au nom de celui qu'il fit chevalier vermeil sur le conseil du sénéchal Keu. Il lui enjoint en outre de confesser son indigne conduite devant la cour et de rappeler à la pucelle qui avait ri, sauvagement giflée par Keu, la promesse que ce chevalier lui avait faite de la venger.
14L'épisode de l'Orgueilleux de la Lande se conclut donc sur le rappel de l'entrée fracassante de Perceval à la cour d'Arthur à Carduel avec les incidents de la gifle donnée par Keu à la pucelle et de la prédiction du fou jeté dans la cheminée : le sénéchal, pour châtiment, aurait sous peu le bras cassé ; prédiction qui se réalisera, effectivement, dans l'épisode des trois gouttes de sang sur la neige (vv. 3677-4120).
15Il importe au plus haut point de se rappeler tous ces éléments pour comprendre les aventures d'apparence si confuses qui vont suivre la rencontre de Gauvain et de l'Orgueilleuse de Logres.
16Qui est l'Orgueilleuse de Logres. L'homologue féminin de l'Orgueilleux de la Lande, son pendant, sa jumelle. Elle révélera elle-même à Gauvain la raison de son acharnement contre les chevaliers, et son histoire, parallèle à celle de l'Orgueilleux, est une tragédie ; Grinomalant l'a arrachée à son ami qu'il a tué de sa main, elle a réussi à le fuir, puis, folle de douleur, s'est mise à malmener tous les chevaliers de rencontre dans le but de les exaspérer et de se faire tuer (vv. 8657-92). Si la male pucelle, pire que Sathanas, a fait trancher, comme le révélera le nautonier, maintes testes a chevalier (v. 7208), sa cruauté, comme celle de l'Orgueilleux, résulte d'un désespoir d'amour. Le parallélisme ne s'arrête pas là, nous allons voir comment elle traite Gauvain.
17Commençons par leur rencontre : Gauvain, passant la borne de Galvoie, parvient à un puissant château. Dans un pré, sous un if, il aperçoit une pucelle occupée à se contempler dans un miroir. S'approchant, il se fait accueillir par des propos discourtois : elle l'accuse de vouloir l'enlever sur son cheval, le prévient de son refus, puis se ravise : qu'il aille lui chercher son palefroi dans le verger voisin, elle le suivra. En dépit des avertissements de la foule, puis d'un chevalier de haute taille, le gardien du verger, qui tous le mettent en garde contre le risque de se voir trancher la tête, Gauvain ramène le palefroi à la pucelle. Le palefroi présente cette particularité d'avoir la tête d'une part noire et d'autre blanche (v. 6579). La jeune fille refuse insolemment l'aide de Gauvain pour monter et promet de s'attacher à ses pas pour faire son malheur. En compagnie de son bourreau, Gauvain revient au chêne sous lequel il avait laissé le chevalier et son amie. En chemin, apercevant dans la haie une herbe merveilleuse, il s'empresse de la cueillir pour guérir le blessé. Quand il arrive auprès de lui, le mal a empiré, le chevalier a perdu la vue, l'ouïe et la parole ; sa compagne le tient pour mort. Gauvain applique soigneusement l'herbe sur ses plaies à l'aide de la pucelle. Le blessé aussitôt recouvre ses forces, manifeste le désir d'aller se confesser à un chapelain des environs et, dépourvu de monture - on comprend qu'il a perdu la sienne et que le palefroi de son amie est trop petit pour lui -, réclame à Gauvain le roncin d'un écuyer qu'il voit venir au trot. Gauvain s'exécute, demande le roncin. L'écuyer est un personnage hideux et si discourtois qu'il s'attire une gifle de sa part ; il chancelle sous le coup, vide les étriers et, se relevant furieux, prédit à Gauvain un terrible châtiment : Le poing et le braz an perdroiz Don vos m'avez le cop doné (vv. 6792-3). Gauvain prend le roncin, le remet au blessé. Celui-ci a recouvré la vue, il reconnaît Gauvain et, dédaignant le roncin, saute sur le Gringalet. Gauvain croit à une plaisanterie, ce n'en est pas une ; et à Gauvain qui lui demande la raison de si monstrueuse ingratitude - on lui vole son destrier pour prix de la guérison opérée et de son obligeance - le miraculé révèle son identité : il est celui que Gauvain a jadis châtié en le faisant manger tout un mois avec les chiens, mains liées derrière le dos ; il lui en garde une haine inexpiable. Es-tu donc Gréorréas, demande Gauvain, ce Gréorréas ainsi traité pour avoir violé une pucelle ? La prise du Gringalet n'est, répond celui-ci, qu'un début de vengeance. Là-dessus il s'élance à la suite de son amie, le couple disparaît. Gauvain reste avec le roncin sous les sarcasmes de l'Orgueilleuse plus que jamais décidée à le suivre pour le persécuter :
Tantost mes sire Gauvains monte
sor le roncin trotant et sot
con cil qui mialz fere ne pot.
El roncin ot mout leide beste ;
gresle le col, grosse la teste,
larges oroilles et pandanz ;
et de vellesce ot tex les danz
que l'une levre de la boche
de .II. doie a l'autre ne toche.
Li roncins fu meigres et durs,
les ialz ot trobles et oscurs,
les piez grapeux, les costez lons,
toz depeciez as esperons,
s'ot meigre crope et longue eschine ;
les regnes et la chevecine
del frain furent d'une cordele ;
sanz coverture fu la sele,
car pieça n'avoit esté nueve ;
les estriés lons et foibles trueve
si que afichier ne s'i ose. (vv. 6912-31)
18Ce lamentable équipage n'est pas sans nous en rappeler un autre : celui de la malheureuse amie de l'Orgueilleux que rencontrait Perceval quittant sa cousine germaine :
Percevax la santele va
toz un escloz que il trova
d'un palefroi et megre et las,
qui devant lui aloit le pas.
Del palefroi li estoit vis,
tant estoit megres et cheitis,
qu'an males mains estoit cheüz.
Bien travelliez et mal peüz
sanbloit que il eüst esté,
ausi come cheval presté,
qui le jor est bien travelliez
et la nuit mal aparelliez.
Autel del palefroi sanbloit,
tant estoit megres qu'il tranbloit
ausi com s'il fust anfonduz ;
trestoz les crins avoit tonduz
et les oroilles li pandoient ;
cuiriee et past i atandoient
tuit li mastin et li gaignon,
que il n'avoit se le cuir non
tant seulement desor les os.
Une sanbue sor le dos
et un lorain ot an la teste,
tel com covint a tele beste,
et une pucle ot desus,
einz si chestive ne vit nus. (vv. 3677-702)
19C'est bien sur pareille monture, poursuivi par l'Orgueilleuse à travers bois, que Gauvain arrivera, au bord d'une rivière profonde, en vue du château des Reines (vv. 6417-6989).
20Deux remarques vont tout de suite retenir notre attention :
- Si l'Orgueilleuse de Logres est le pendant de l'Orgueilleux de la Lande, Gauvain a pris la place de la demoiselle de la tente. Il y a là -c'est très important, nous le verrons -, un jeu d'inversions : Perceval cause le malheur de la demoiselle de la tente, puis rachète sa faute comme on sait ; mais Gauvain expie pour ainsi dire cette faute en prenant la place même de la malheureuse victime de Perceval.
- Si nous complétons maintenant pour les comparer la séquence des aventures dans les deux séries, le jeu des correspondances et des inversions apparaît plus clairement encore :
- Partie Perceval : Beaurepaire - château du Graal ou château des Rois (le Roi Pêcheur et le Vieux Roi, cousin et oncle de Perceval) - "pietà" - l'Orgueilleux de la Lande - cour d'Arthur (partie de Caerléon à la recherche de Perceval).
- Partie Gauvain : Escavalon - l'ermitage - "pietà" -l'Orgueilleuse de Logres - château des Reines (la Vieille Reine et la Jeune Reine, grand-mère et mère de Gauvain) - cour d'Arthur (appelée d'Orcanie par Gauvain).
21Ce tableau met en lumière la structure de la partie Gauvain. L'ermitage, dont le héros est Perceval, apparaît comme un épisode pivot qui commande la distribution des aventures de Gauvain, rejetant en fin de récit ce qui pour lui est l'équivalent de l'aventure du château du Graal, château des Rois, celle du château des Reines, et dispose en chiasme les deux itinéraires à partir de Beaurepaire/Escavalon :
- Itinéraire de Perceval : Beaurepaire - château des Rois -"pietà" - Orgueilleux de la Lande - cour d'Arthur.
- Itinéraire de Gauvain : Escavalon - "pietà" - Orgueilleuse de Logres - château des Reines - cour d'Arthur.
22Les deux itinéraires inversement symétriques débouchent sur un épisode arthurien de même thème : déplacement de la cour d'Arthur au-devant du héros et assistance de la cour au combat singulier du héros contre un adversaire ; le combat prévu, vers la fin du texte inachevé, entre Gauvain et Grinomalant correspondant à celui de Perceval contre Sagremor et le sénéchal Keu (vv. 4121-4583 et 8560-8960).
23L'épisode de l'ermitage, sur la place duquel on s'est tant interrogé, apparaît du même coup sous un éclairage nouveau : il occupe une place d'ordre architectonique en rapport étroit avec le sen chrétien du roman9.
24Dans ce contexte, trouve également sa solution le problème des deux Pentecôtes soulevé par Martin de Riquer10 : le messager de Gauvain est envoyé pour la Pentecôte à la cour d'Arthur à Orcanie, comme l'étaient les premiers messagers de Perceval à Arthur, Anguinguerron et Clamadeu des Illes à Caerléon. Il s'agit pour l'auteur de souligner une correspondance dans une composition d'un type particulier et non d'établir un calendrier des aventures. Nous nous trouvons devant un effet d'art, non devant une négligence ou une bévue (vv. 2783 et 8622).
25La fonction de pivot qu'assume dans la partie Gauvain un épisode dont le héros est Perceval ne laisse cependant pas de poser un problème qu'on ne saurait esquiver. La présence de Perceval nous invite à postuler que la place de l'épisode importe également - et peut-être en priorité - à la distribution de ses propres aventures. Au-delà de la partie Gauvain, l'ermitage paraît commander l'équilibre d'un ensemble plus vaste.
26Si nous tenons compte du fait que logiquement Perceval devait reparaître dans son roman, nous nous apercevons qu'il n'y a pas simple bipartition des aventures - aventures de Perceval/aventures de Gauvain -comme le laisserait croire l'inachèvement du texte qui nous en fausse la perspective : Perceval-Gauvain-ermitage-Gauvain.
27Les aventures de Gauvain se trouvent en réalité enclavées entre deux séries d'aventures de Perceval : Perceval-Gauvain-ermitage-Gauvain-Perceval. Le chiasme que nous avons mis en évidence dans la construction de la partie Gauvain affecte également la partie Perceval11.
28A l'intérieur du récit consacré à Perceval, et disposées de part et d'autre du même axe (l'ermitage), s'enchâssent d'autres aventures qui en sont comme le reflet inversé dans un miroir, et dont le héros apparaît comme une sorte de double de Perceval. On ne saurait parler de deux séries d'aventures, celles de Perceval et celles de Gauvain ; il y a une seule série d'aventures, celles de Perceval, et sa réflexion au centre de la composition, exactement entre la scène arthurienne de Caerléon et la scène arthurienne en préparation au point où le récit de Chrétien s'interrompt brusquement.
29La "Haupt-Artusszene" des autres romans de Chrétien cède ici le pas à une scène de conversion12. Le centre du récit s'est déplacé de la cour à l'ermitage. Une grande scène arthurienne comme celle de Caerléon, d'où partent les aventures de Gauvain, relance Perceval vers une quête sans issue qui se soldera par l'oubli de Dieu. Quand nous le retrouvons errant dans la forêt le jour du vendredi saint, le meilleur chevalier du monde est un homme désespéré, dont le cœur est vide. Ce n'est pas Caerléon, mais l'ermitage qui fait basculer le destin du héros. L'épisode constitue la ligne de partage des aventures et pour Perceval, qui y prend un nouveau départ13, et, sur un plan différent, pour Gauvain : avant l'ermitage, les aventures d'une chevalerie courtoise triomphante, mais coupable et vouée à des exploits de portée limitée et à l'échec spirituel ; après l'ermitage, tout le laisse supposer, celles d'une chevalerie chrétienne pénitente, vouée à une œuvre de réparation et de salut. Pareille composition apparaît en parfait accord avec le thème du prologue : supériorité de la charité évangélique sur la largesse d'un Alexandre, excellence d'une chevalerie capable de la pratiquer. Tel est bien l'idéal que Perceval sortant de chez l'ermite est désormais en mesure de réaliser. C'est là que le héros du roman passe pour ainsi dire de l'ancienne loi de la chevalerie à la nouvelle qui l'accomplira sans l'abolir (vv. 6009-6287).
30La répartition des aventures de Gauvain contribue à accréditer cette interprétation. Ces aventures, en effet, n'ont pas le même caractère de part et d'autre de l'axe commun. Si celles qui précèdent l'ermitage correspondent à ce qui pour Perceval précède le château du Graal, et dans le même ordre14, celles qui suivent l'ermitage reproduisent ce qui pour Perceval se situe après le château du Graal, dans un chiasme qui les fait aboutir au château des Reines. Les premières, d'apparence futile et souvent dérisoire, ne sont pas sans ridiculiser le chevalier aux sept destriers (v. 4777), modèle de la chevalerie courtoise, quand elles ne lui infligent pas un échec aussi cuisant qu'à Escavalon. Là où Perceval avait réussi, Gauvain échoue. Après l'ermitage, honni et bafoué, il opère une guérison et le salut du château des Reines. Il réussit, cette fois, là où Perceval avait échoué, et cette réussite en senefie une autre. Opposant aux déboires d'une chevalerie triomphante la réussite d'une chevalerie souffrante, ses aventures, elles aussi biparties, reflètent comme dans un miroir à deux faces un passé et un avenir.
31A la fois rétrospective et prospective, la partie Gauvain présente le caractère spéculaire d'une aventure au sein d'une autre dont elle éclaire le sens en même temps qu'elle en annonce la suite. Le roman se développerait selon le schéma suivant :
32En comblant le vide laissé dans la partie Gauvain par l'absence du Graal, l'ermitage en réoriente l'aventure gâchée. Le chiasme de la construction a valeur prophétique.
33On ne saurait parler ici de contrepoint ni d'entrelacement, car les aventures de Gauvain ne se situent pas sur le même plan que celles de Perceval, auxquelles elles se réfèrent. Le romancier, tout en les donnant comme aussi réelles, aussi vécues du point de vue romanesque, les charge d'une signification relative à autre chose qu'elles-mêmes. Ainsi procède l'exégèse typologique de l'Ecriture sainte : le sacrifice d'Isaac, par exemple, événement de l'Ancien Testament, préfigure celui du Calvaire dans le Nouveau. L'histoire elle-même est ordonnée à l'histoire et l'économie du salut met en jeu de subtiles correspondances15.
34Vue sous cet éclairage, la partie Gauvain, si singulièrement élaborée, récapitule et préfigure non seulement la destinée de Perceval, mais aussi celle de Gauvain, et à travers eux celle d'une chevalerie appelée à s'accomplir dans le dépassement d'elle-même. C'est une romanesque allegoria in factis mise comme en abyme16. D'où la bizarrerie de ces aventures, l'impression de flou et d'inconsistance qu'elles donnent17. La partie Gauvain relève de la fantasmagorie. Nous allons en voir un exemple.
35Revenons à Gréorréas. Car, comme nous avons déjà pu nous en rendre compte, ce système de correspondances est d'une extrême complexité. Point de parallélisme rigoureux ; le jeu, beaucoup plus subtil, ménage bien des surprises. C'est pourquoi il déconcerte. Sans cesse, dans la partie Gauvain, resurgissent dans la mémoire du lecteur des lambeaux de souvenirs ; mais bientôt tout se brouille, d'autres ensembles se construisent, comme dans un kaléidoscope où les mêmes éléments produisent les combinaisons les plus diverses. D'où ce caractère onirique des aventures de Gauvain, que J. Frappier avait si bien senti18. Nous allons tenter de l'analyser à partir de l'épisode de Gréorréas.
36Les aventures de Gauvain à la borne de Galvoie avec Gréorréas et l'Orgueilleuse de Logres, particulièrement enchevêtrées, présentent une singulière apparence d'arbitraire et de décousu ; leur raison d'être, la signification qui les intégrerait au reste du roman est loin de s'imposer. On ne voit pas très bien, par exemple, ce que viennent faire la guérison de Gréorréas ni le rappel de son crime et de son châtiment par Gauvain. Il est nécessaire, pour y voir clair, de décomposer le récit en motifs, d'en examiner les récurrences et les correspondances, en tenant compte du principe d'inversion et de transfert que nous avons dégagé dans notre étude sur Beaurepaire et Escavalon et que nous venons de voir jouer précédemment.
37La séquence Gréorréas-Orgueilleuse de Logres équilibre, nous l'avons vu, la séquence germaine cousine-Orgueilleux de la Lande. Tout commence avec la "pietà". Au discours de la germaine cousine qui pose à Perceval quelques questions sur sa récente aventure dans la terre du Roi Pêcheur correspond le discours du blessé réveillé par Gauvain soucieux de le questionner sur les afaires de la région où il va chercher aventure. La même grille couvre les deux développements :
38Sort du chevalier : 1) décapité par l'Orgueilleux de la Lande ; 2) grièvement blessé à la tête par la faute de l'Orgueilleuse de Logres.
39Révélation sur une région et un château : 1) hospitaliers et menacés ; 2) inhospitaliers et menaçants.
40révélation sur une aventure récemment courue : 1) celle de Perceval au château du Graal où l'attendait un blessé ; 2) celle de Gréorréas au château de la borne de Galvoie où il a reçu une blessure.
41Silence et parole : 1) condamnation du silence de Perceval qui a perdu le Roi Pêcheur ; 2) remerciement de Gréorréas à Gauvain qui lui a rendu la parole, assurant ainsi son salut par la confession.
42Guérison : 1) Perceval n'a pas guéri le Roi Pêcheur qui ne peut pas monter à cheval ; 2) Gauvain guérit Gréorréas qui s'empresse de sauter sur le cheval de son guérisseur.
43Révélation du nom et de l'identité : 1) Perceval découvre son propre nom, la germaine cousine lui révèle son identité, le passé les avait rapprochés ; 2) Gréorréas reconnaît Gauvain et se fait reconnaître, Gauvain met un nom sur son adversaire, ils se rappellent leur rencontre dans le passé.
44Annonce d'une mort : 1) la germaine cousine annonce à Perceval la mort de sa mère ; 2) le blessé est à l'article de la mort, tenu pour mort par son amie qui l'annonce à Gauvain.
45Retour auprès d'un personnage dont on annonce la mort : 1) Perceval apprenant la mort de sa mère renonce à revenir au manoir maternel ; 2) le mourant supplie Gauvain de repasser près de lui à son retour. Gauvain revient, le retrouve et le guérit.
46Trahison à la suite d'un don : 1) Perceval sera trahi par l'épée que lui a remise en présent le Roi Pêcheur ; 2) Gauvain est trahi par Gréorréas guéri par lui, à qui il vient de remettre le roncin de l'écuyer.
47Dénouement : 1) la germaine cousine reste sous le chêne avec le décapité, Perceval se lance à la poursuite du meurtrier, l'Orgueilleux de la Lande ; 2) la pucelle part, Gréorréas la suit, laissant Gauvain en compagnie de l'auteur de ses maux, l'Orgueilleuse de Logres.
48Plusieurs remarques s'imposent :
49Tout ce qui est potentiel dans la première série se réalise dans la seconde :
50Perceval aurait dû guérir le Roi Pécheur mehaignié, il ne l'a pas fait / Gauvain guérit Gréorréas blessé.
51L'épée offerte à Perceval le trahira, lui prédit-on, se brisant à un moment critique / Gauvain, pour avoir donné le roncin au blessé guéri, se voit traîtreusement voler son destrier.
52La réalisation de la guérison et de la trahison donne lieu à une action, au récit d'une aventure. Si un discours nous révèle que Perceval n'a pas guéri le Roi Pêcheur qu'il eût pu et dû guérir par ses questions, on met en action Gauvain en train de guérir Gréorréas : cueillette de l'herbe merveilleuse, application du pansement, recouvrement des forces et des sens du blessé. De même, si la brisure de l'épée traîtresse est une prophétie, le vol du Gringalet est une péripétie.
53Par contre toute réalité implacable de la première série s'atténue dans la deuxième en simple menace : l'ami de la germaine cousine est décapité, elle annonce à Perceval la mort de sa mère qu'elle a vu mettre en terre ; Gréorréas, lui, n'est que grièvement blessé à la tête, son amie le tient pour mort, mais Gauvain la détrompe, et de fait il se relèvera.
54Ce jeu d'inversions suppose une série de transferts d'un personnage à un autre, Gréorréas correspondant à la fois à l'ami décapité de la germaine cousine et, en symétrie inverse, au Roi Mehaignié que Perceval n'a pas guéri, en même temps qu'à la mère de Perceval morte et enterrée, enfin à la germaine cousine elle-même qui discourt, puis se fait reconnaître de Perceval comme une très ancienne connaissance.
55Le plus curieux, c'est la correspondance qui s'établit entre ce personnage et le Roi Pêcheur en tant que mehaignié, mais aussi en tant que traître au héros. Ce dernier aspect confère rétrospectivement à l'obscure prédiction sur la brisure de l'épée un caractère assez angoissant. Il y a là un phénomène de fusion des personnages : les personnages dont on parle dans la première série devenant dans la deuxième le personnage qui parle et agit, protagoniste de l'aventure vécue par le héros. On est passé du discours à une action qui le traduit en actes, mais le traduit en sens contraire.
56Dans cet épisode de la guérison, un détail singulier attire l'attention : l'herbe cueillie par Gauvain a, nous dit-on, telle vertu qu'appliquée sur l'écorce d'un arbre coupé, elle peut lui faire reprendre racine et redonner feuilles et fleurs (vv. 6694-6699). Pourquoi ce renseignement superflu ? Bavardage ? Amplification arbitraire ? Sans doute pas. Si, en effet, Perceval avait guéri le Roi Pêcheur, il eût par là même assuré le salut de sa terre, qui sera essilliee - la Demoiselle Hideuse est formelle - parce que Perceval s'est tu (v. 4655). A roi mehaignié, gaste terre. La guérison du roi, c'est aussi pour son royaume une promesse de renouveau. Gauvain accomplit le geste guérisseur susceptible de faire reverdir et refleurir l'arbre massacré. C'est moins la portée du geste de Gauvain qu'on nous fait mesurer que celle de la défaillance de Perceval suggérée par la germaine cousine et précisée par la Demoiselle Hideuse. Mais si cessant de regarder vers le passé, nous nous tournons vers l'avenir, en préparation depuis la conversion de l'ermitage, le prodige en préfigure un autre : celui que Perceval est destiné à accomplir devant le Graal enfin retrouvé. On voit à quel point ce récit en apparence indépendant de la partie Perceval est en fait directement rattaché à ce qui en est le thème central ; le drame du Roi Pêcheur.
57Il faut enfin noter, encore une fois, un principe de composition qui contribue pour une large part à embrouiller le lecteur : c'est celui du chiasme.
58Dans le discours de la germaine cousine à Perceval, l'ordre est le suivant : évocation de la guérison manquée du roi (vv. 3569-78) ; annonce de la mort de la mère et décision de Perceval de ne pas retourner auprès de la morte (vv. 3601-10).
59Dans l'aventure de Gauvain, cet ordre est inversé : retour promis auprès du blessé tenu pour mort (vv. 6675-84) ; guérison effective (vv. 6685-6721).
60Le chiasme de la construction dans les épisodes correspondants de la partie Perceval et de la partie Gauvain est aussi important que l'inversion du motif. Ainsi que nous l'avons démontré dans Beaurepaire et Escavalon, la symétrie inverse s'étend à l'ordre de la composition.
61Ces constatations pourraient faire croire à un équilibre rigoureux d'épisodes inversement symétriques, cependant il n'en est rien ; le rapport entre les épisodes, le jeu des correspondances et des oppositions est beaucoup plus complexe et beaucoup plus varié. Ainsi le motif de la guérison miraculeuse se présente sous deux variantes : 1) guérison par la magie de questions posées ; 2) guérison par la vertu merveilleuse d'une herbe. Il en est de même pour le motif de l'offrande traîtresse : 1) brisure de l'épée ; 2) substitution de monture. Ces variantes entraîneront l'élaboration d'épisodes très différents en dépit de leur correspondance.
62Mais il y a plus : le parallélisme avec l'épisode de la germaine cousine n'explique pas tout. Il ne saurait expliquer ni l'intervention de l'Ecuyer Désavenant ni l'accusation de viol portée contre Gréorréas. Ces développements sont-ils des innovations de la partie Gauvain ? Sont-ils isolés, singuliers par rapport à la partie Perceval ?
63Prenons l'aventure de Gauvain avec l'Ecuyer Désavenant. Voici que surgit encore une fois l'impression de déjà vu : quelqu'un envoie demander à un personnages arrogant et mal intentionné quelque chose qui lui appartient, quelqu'un gifle un personnage dont les propos lui sont insupportables et se voit prédire en retour un châtiment prochain, voire un châtiment précis : brisure ou perte du bras droit. Nous retrouvons tout simplement dans l'aventure de Gauvain avec l'écuyer celle qui se déroule autour de Perceval à la cour d'Arthur à Carduel ; mêmes motifs, même grille, avec les inversions et les transferts auxquels nous sommes maintenant habitués : Gréorréas envoie Gauvain réclamer sa monture à l'écuyer en triste équipage comme Keu invitait ironiquement Perceval à s'emparer des armes rutilantes du Chevalier Vermeil, qu'il devait prendre d'ailleurs en même temps que le destrier19. Ici, à la place d'un brillant chevalier, un vilain écuyer monté sur un affreux roncin. Gréorréas fait demander le roncin pour son propre usage. Gauvain le lui conquiert et, comble d'infortune, perdra son destrier pour gagner le roncin, alors que Perceval échangeait son chaceor contre le destrier gagné. Et voici que Gauvain prend maintenant la place de Keu : il gifle l'écuyer comme Keu la pucelle qui avait ri et se voit prédire un châtiment analogue par l'écuyer lui-même qui prend ainsi à la fois la place du Chevalier Vermeil, de la pucelle qui a ri et du fou jeté au feu. Ce personnage, comme celui de Gréorréas, est le produit d'une synthèse.
64Comparons les deux prédictions. Voici celle du fou au sujet de
65Keu :
et la bufe ert mout chier vandue
et bien comparee et randue
que il dona a la pucele,
que antre le cote et l'eissele
le braz destre li brisera ;
un demi an le portera
au col pandu, et bien l'i port !
N'i puet faillir plus qu'a la mort. (vv. 1263-70)
66Voici maintenant celle de l'écuyer à Gauvain qui vient de le frapper :
- Or ne leirai, fet cil, nel die
quel desserte vos en avroiz.
Le poing et le braz an perdroiz
don vos m'avez le cop doné.
que ja ne vos ert pardoné. (vv. 6790-94)
67La symétrie est évidente. Gauvain joue le rôle de Keu, et la prédiction nous fait attendre un épisode parallèle à celui des trois gouttes de sang sur la neige où elle se réaliserait pour lui ; c'eût été sans doute, vu l'économie du récit, lors de son combat avec Grinomalant sous les yeux de la cour arthurienne appelée Orcanie après la Pentecôte. Le roman, comme on sait, ne va pas jusque-là, mais il n'est pas exclu, étant donné la règle du jeu et la logique de la composition, que cet épisode eût fait reparaître Perceval et marqué ses retrouvailles avec Gauvain.
68Cependant nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Voyez le portrait de l'Ecuyer Désavenant :
Les chevox ot merlez et ros,
roides et contremont dreciez
corne pors qui est hericiez,
et les sorcix ot autretés,
que tot le vis et tot le nes
li covroient jusqu'as grenons
que il avoit tortiz et lons.
Boche ot fandue et barbe lee,
forchiee et puis recercelee,
et cort le col et le piz haut. (vv. 6744-53)
69Comparons ce portrait à celui de la Demoiselle Hideuse qui à la cour d'Arthur, à Caerléon, se présente sur sa mule fauve comme l'écuyer sur son roncin :
La dameisele fu treciee
a .II. treces grosses et noires,
et, se les paroles sont voires
tex com li livres les devise,
onques riens si leide a devise
ne fu neïs dedanz anfer.
Einz ne veïstes si noir fer
com ele ot le col et les mains,
et ancores fu ce del mains
a l'autre leidure qu'ele ot.
Si oel estoient com dui crot,
petit ausi come de rat,
s'ot nes de singë ou de chat
et oroilles d'asne ou de buef.
Si dant resanblent moël d'uef
de color, si estoient ros,
et si ot barbe come bos.
En mi le piz ot une boce,
devers l'eschine sanble croce,
et ot les rains et les espaules
trop bien fetes por mener baules ;
s'ot boce el dos et james tortes
qui vont ausi com .II. reortes.
Bien fu fete por mener dance. (vv. 4590-4613)
70Notre Ecuyer Désavenant est la réplique masculine de la Demoiselle Hideuse. Si son aventure rattache notre épisode à celui de Carduel, où se donne la première gifle suivie de la prédiction du fou, son portrait suggère un rapprochement avec celui de Caerléon et les événements qui suivent le châtiment de Keu. L'aventure de Gauvain avec l'écuyer se trouve ainsi reliée aux deux épisodes arthuriens de la partie Perceval ; ceci grâce, encore une fois, à la fusion opérée par le transfert des motifs au niveau des personnages.
71A l'aventure avec l'écuyer s'enchaîne, comme on sait, la trahison de Gréorréas qui, recouvrant ses sens, reconnaît en son guérisseur l'homme dont il a reçu jadis une cuisante humiliation. Suit l'accusation de viol, au moment où Gauvain, rappelant ses souvenirs, met un nom sur le personnage :
- Es tu ce donc, Greorreas,
qui la dameisele preïs
par force et ton boen an feïs ?
Por quant mout bien savoies tu
qu'an la terre le roi Artu
sont puceles asseürees. (vv. 6872-77)
72Cette accusation n'est pas sans nous en rappeler une autre : celle que l'Orgueilleux de la Lande faisait peser sur Perceval. Reportons-nous au moment où l'Orgueilleux raconte à sa façon pour Perceval, qu'il ne connaît pas, l'aventure de la demoiselle de la tente :
Quant il la beisa maugré suen,
n'an fist il aprés tot son buen ?
Oïl, ce ne cresra ja nus
qu'il la beisast sanz fere plus,
que l'une chose l'autre atret.
…………………………….
Por ce cuit je qu'il fut a li
quant un mien anel li toli
que ele metoit an son doi. (vv. 3837-41 et 3859-61)
73Ainsi Perceval, incognito, est à tort accusé d'un viol dont on lui promet le châtiment et qu'expie sa prétendue victime ; Gauvain, reconnaissant Gréorréas, l'accuse d'un viol effectif qu'il lui a fait jadis expier. Le rappel du viol imputé à Gréorréas s'explique donc par le parallélisme avec la rencontre de Perceval et de l'Orgueilleux. Mais il y a, comme nous l'avons constaté, symétrie inverse, et aussi chiasme dans la composition du récit : dans la partie Perceval, la rencontre de la malheureuse (vv. 3677-3730) précède celle de l'Orgueilleux et l'accusation de viol (vv. 3838-80) ; dans la partie Gauvain, le rappel du châtiment de Gréorréas pour viol (vv. 6872-85) précède le départ de Gauvain poursuivi par l'Orgueilleuse de Logres (vv. 6912-53).
74Or après avoir vaincu l'Orgueilleux et disculpé la demoiselle, Perceval, qui a dévoilé son identité, les dépêche à la cour d'Arthur où leur arrivée est saluée comme la promesse de voir prochainement réalisée la prophétie relative au châtiment de la gifle ; ce qui décide le roi à se mettre en quête de Perceval et à quitter Caerléon pour n'y revenir qu'avec lui20.
75Dès que l'on décèle leur rapport avec la partie Perceval, l'aventure avec l'Ecuyer Désavenant et l'affaire du châtiment de Gréorréas pour viol n'apparaissent plus comme des amplifications arbitraires et décousues, mais comme l'écho de la partie du roman qui va de la rencontre de la malheureuse demoiselle de la tente et de son bourreau à la réunion de Carléon troublée par l'intrusion de la Demoiselle Hideuse21. Entre toutes ces scènes se tisse un subtil réseau de correspondances qui donne à l'ensemble sa cohésion.
76Dans cette perspective, tout détail curieux, de prime abord inexplicable, doit retenir l'attention. Mais - c'est un point sur lequel j'insiste - la signification doit en être cherchée à l'intérieur du roman, qui a ceci de particulier qu'il ne saurait jamais s'expliquer que par référence à lui-même, la solution des problèmes qu'il pose est toujours interne.
77En voici encore un exemple. Le palefroi de l'Orgueilleuse présente une particularité dont la mention peut paraître tout à fait superflue : sa tête bicolore, d'une part noire et d'autre blanche (v. 6579). Le contraste n'oriente-t-il pas cependant l'attention vers d'autres alliances et d'autres oppositions : l'ivoire et l'ébène de la table du Roi Pêcheur (vv. 3249-53), les portes du palais de la Merveille (vv. 7430-32), le Roi Pêcheur revêtu de zibeline noire come more (v. 3079) et la Reine Ygerne aux blanches tresses, tout de blanc vêtue (vv. 7855-58), qui va bientôt accueillir Gauvain ? Tout se passe comme si l'auteur nous faisait signe : "Attention, semble-t-il nous souffler, l'humiliante aventure où s'engage maintenant Gauvain avec la pucelle au miroir va le conduire au château des Reines pour y opérer une œuvre de salut, comme beaucoup plus loin dans mon roman la voie de la pénitence va ramener Perceval au château du Roi Pêcheur pour y accomplir enfin le prodige tant attendu. Car voici que s'annonce une chevalerie nouvelle, restauratrice de la fonction royale, et tout ici est senefiance".
78Nous ne suivrons pas Gauvain jusqu'au Lit de la Merveille, nous réservant de consacrer à cet important épisode l'étude particulière qu'il mérite. Contentons-nous pour le moment de souligner l'intérêt de l'étude thématique qui invite à substituer à une lecture linéaire une lecture attentive aux signes, allégorique au sens où l'entendait l'exégèse du Moyen Age, et peut-être la seule conforme à son esprit22.
79Pour ce qui est du Perceval, c'est l'examen des motifs, de leurs récurrences et de leurs variantes qui permet de discerner des correspondances entre les aventures de son couple dioscurique et d'appréhender, au-delà des apparences, la cohérence interne et l'unité d'un roman conçu à la façon de quelque speculum salvationis.
80Sans doute convient-il de s'interroger sur le sen de cette composition romanesque qui d'éléments dégradés d'une première aventure en combine une autre, opérant par métathèse et antithèse des métamorphoses comparables au travail du rêve sur la réalité vécue ou l'activité consciente. Mais ce qui importe avant toute question, c'est de saisir le procédé de fabrication d'un récit qui s'engendre suivant une aussi déconcertante géométrie23.
Notes de bas de page
1 Cet article développe l'essentiel de notre communication au XIIIe Congrès International Arthurien (Glasgow, 11-19 août 1981).
2 Tel est notamment le cas du motif que nous avons appelé "pietà".
3 G. Gröber (Grundriss der romanischen Philologie, II, Strasbourg, 1902, pp. 504-505) tient la partie Gauvain pour un roman inachevé de Chrétien, au même titre que la partie Perceval, qu'un éditeur, à la mort de l'auteur, y aurait raccordé. L'hypothèse a été reprise par E. Hoepffner (Romania, LVII, 1931, p. 583 et LXV, 1939, p. 412), par Martin de Riquer ("Perceval y Gauvain en Li contes del Graal", Filologia Romanza, IV, 1957, pp. 119-147 et "La composition de Li contes del Graal y el Guiromelant", Boletin de la Real Academia de Buenas Letras de Barcelona, XXVII, 1957-58, pp. 279-320) et par D.D.R. Owen qui, de plus, considère l'ermitage comme une interpolation (Evolution of the Grail Legend, St. Andrews University Publications, LVIII, Edinburgh and London, 1968). Pour Ph.-Aug. Becker ("Von den Erzählern neben und nach Chrestien de Troyes", Zeitschrift für romanische Philologie, LV, 1935, pp. 400-416) les aventures de Gauvain seraient l'œuvre d'un continuateur ; son hypothèse a été reprise par S. Hofer (Chrétien de Troyes Leben und Werk, Graz-Köln, 1954, pp. 211-214 et dans Les romans du Graal aux xiie et xiiie siècles (colloque de Strasbourg, mars 1954, pp. 20-22), et puis par Leo Pollmann (Chrétien de Troyes und der "Conte del Graal", Tübingen, Niemeyer, 1965).
4 Les précédentes hypothèses ont fait l'objet d'une sérieuse réfutation de la part de M. Delbouille ("Genèse du Conte del Graal", Les romans du Graal aux xiie et xiiie siècles, colloque de Strasbourg, Paris, Editions du C.N.R.S, 1956, pp. 83-87 et "Chrétien de Troyes et le Livre del Graal", Travaux de linguistique et de littérature, p. p. le Centre de philologie et de littératures romanes de Strasbourg, VI, 2, 1968, pp. 7-35) ; F. Lecoy dans ses comptes rendus des deux articles cités de M. de Riquer (Romania, LXXVIII, 1957, pp. 410-412 et LXXX, 1959, pp. 268-274) ; E. Köhler ("Zur Diskussion über die Einheit von Chrestiens Li Contes del Graal", Z.R.Ph., LXXV, 1959, pp. 523-539) et surtout J. Frappier ("Sur la composition du Conte du Graal", Le Moyen Age, LXIV, 1958, pp. 67-102 ; "Note complémentaire sur la composition du Conte du Graal", Rom., LXXXI, 1960, pp. 308-337 ; "Le Graal et ses feux divergents", Romance Philology, XXIV, 1971, pp. 373-440). On trouvera ces trois importantes études réunies dans 5. Frappier, Autour du Graal, Genève, Droz, 1977. Nos citations sont empruntées à J. Frappier (Le Moyen Age, p. 88) et à F. Lecoy (Rom., LXXX, 1959, pp. 249-270).
5 J. Ribard, "L'Ecriture romanesque de Chrétien de Troyes d'après le Perceval", Perspectives Médiévales, 1, 1975, p. 39.
6 Ibid., p. 46.
7 A. Saly, "Beaurepaire et Escavalon". Voir supra.
8 Nous citons le texte de l'édition F. Lecoy, Paris, Champion, CFMA 100 et 103. Mais pour cette citation nous complétons les vers 6312-21 de cette édition par les vers 6551-54 de l'édition W. Roach : Si voit le chevalier blechié... Le manuscrit de Guiot, édité par F. Lecoy, continue : Si ne set s'il est morz ou vis, Si dist : "Pucele, est vostre amis Cil chevaliers que vos tenez ? ..." Le texte du manuscrit B.N. 12576 édité par W. Roach qui maintient un parallélisme conforme au contexte semble présenter par là-même une leçon bien supérieure.
9 Sur les problèmes relatifs à l'épisode de l'ermitage, voir l'état de la question dans D. Hoggan, "Le péché de Perceval, Pour l'authenticité de l'épisode de l'ermite", Romania, 93, 1972, pp. 50-76 et 244-275. La critique est unanime, quelle que soit par ailleurs sa position sur l'authenticité de l'épisode, à en tenir la place dans le récit pour inexplicable et accidentelle.
10 "Perceval y Gauvain...", loc. cit., p. 126.
11 Il serait imprudent de nous risquer plus loin et d'envisager la totalité du roman. Nous ignorons tout des aventures que l'auteur réservait à Gauvain par la suite ; sans doute devait-il ressortir du château des Reines et retrouver la lance qui saigne comme Perceval le Graal.
12 Sur la place et la fonction de la scène arthurienne dans la structure des romans de Chrétien, voir W. Kellermann, Aufbaustil und Weltbild Chrestiens von Troyes im Percevalroman, Niemeyer, Halle, 1936 et Tübingen, 1967.
13 Une étude minutieuse de l'ermitage en ferait apparaître les correspondances avec l'épisode initial ; il s'agit bien d'un nouveau départ. Voir à ce sujet les très fines remarques de J. Ribard, ibid., p. 46.
14 Voir "Beaurepaire et Escavalon", pp. 85-86.
15 Ainsi Rahab, la prostituée de Jericho dans le Livre de Josué, devient figura Ecclesie : Rahab, qui a sauvé les espions juifs, obtient en récompense de signaler sa maison en nouant à sa fenêtre une corde rouge. Sa demeure sera épargnée lors de la destruction de la ville. De même l'Eglise, marquée par le sang de l'Agneau, sera seule, au jour du Jugement, à échapper à la colère de Dieu ; la corde rouge devenant sanguinis Christi Signum. Sur la figure de Rahab dans le Paradis de Dante (chant IX), voir E. Auerbach, "Typologische Motive in der Mittelalterlichen Literatur", Schriften und Vorträge des Petrarca-Instituts Köln, II, Krefeld, 1953. Sur l'exégèse typologique, voir P. Henri de Lubac, Exégèse médiévale, Les quatre sens de l'Ecriture, Paris, Aubier, 4 vol., 1959-1964.
16 Le terme de "mise en abyme" s'applique en fait à une "œuvre dans l'œuvre", à une "duplication intérieure", ce qui n'est pas le cas ici où il s'agit d'une aventure dans l'aventure, mais nous nous trouvons devant un procédé très voisin. Sur la mise en abyme, voir L. Dällenbach, Le récit spéculaire, Essai sur la mise en abyme, Paris, Editions du Seuil, 1977.
17 Dans cette perspective on peut penser que certains éléments de l'aventure de Gauvain ne présentent un caractère d'incompréhensible gratuité que parce qu'ils sont en correspondance avec des aventures à venir de ce récit mutilé. Si le vol du Gringalet, par exemple, fait attendre son équivalent, la brisure de l'épée, la reconquête du Gringalet (vv. 7081-7113) doit faire attendre la soudure de l'épée brisée par le forgeron Trabuchet (cf. vv. 3656-3671). Si Chrétien avait vécu, il n'eût peut-être pas corrigé son roman, il l'eût tout simplement continué.
18 J. Frappier, Chrétien de Troyes et le mythe du Graal, Paris, Sedes, 1972, p. 231.
19 Cf. vv. 857-1300.
20 Cf. vv. 3932-4120.
21 Cf. vv. 3677-4693.
22 A condition de préciser qu'il s'agit d'une allégorie interne, relative à une action romanesque donnée qui inclut les deux pôles de la figure typologique ; non d'une allégorie du salut, calque profane de l'Ecriture destiné à y renvoyer. S'il y a visée didactique dans le Perceval, elle ne concerne qu'une certaine idée de la chevalerie, exprimée à travers l'histoire des personnages. C'est l'écriture du romancier qui est informée par le système de l'exégèse prophético-typologique. Ce que Chrétien suggère par l'allusion de son prologue aux Allegoriae de Raban Maur (vv. 39-46). Gauvain, modèle de la chevalerie courtoise, à atteindre et à dépasser, était le héros tout désigné pour des aventures à caractère spéculaire.
23 Tra Li Li, XXI, 2, 1983, pp. 21-41.
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