Statut et fonctions du narrateur dans la chanson de geste
p. 197-222
Texte intégral
1Ce travail a pour but d'esquisser une approche à un problème narratif, sans entrer dans la grande question qui a soulevé tant de controverses entre les savants depuis longtemps : les discussions à propos de l'auteur et du chanteur. En laissant donc de côté si celui qui écrit est ou non celui qui chante, nous nous situons dans une perspective interne, celle de connaître comment fonctionne le narrateur d'une chanson de geste, quel est le rôle qu'il joue dans la structure de l'oeuvre et quelles sont ses fonctions.
2Tout acte narratif est assumé par un narrateur fictif, "une figure créée qui appartient à l'ensemble de l'oeuvre littéraire"1. Cette opinion de Kayser est acceptée par d'autres critiques, tel que Barthes lorsqu'il soutient que le narrateur est "un être de papier" au même titre que les personnages, et qu'il ne faut pas le confondre avec l'auteur matériel du récit2. L'auteur implicite décide quelle histoire il va raconter, quels seront les personnages, comment il organisera les données, etc. Mais son statut est antérieur au texte. Le récit aussitôt commencé, l'auteur disparaît derrière le narrateur et celui-ci assume la fonction narrative.
3Les conditions de l'épopée comme genre littéraire destiné à l'origine à la récitation orale, favorisent la présence directe du narrateur de l'histoire et son rôle actif dans l'actualisation du pacte narratif et dans l'explicita-tion des rapports entre le narrateur et ses auditeurs, du moins en théorie. Dans la réalité, ces rapports fonctionnent plutôt à un niveau narrateur / lecteur, étant donné les conditions actuelles d'accès à l'oeuvre.
4Un grand nombre de théories ont été appliquées dans les dernières années à l'analyse du pacte narratif, mais il paraît prudent de les nuancer avant que d'y soumettre une littérature du Moyen Age. Il est évident que le narrateur d'une oeuvre médiévale ne jouit pas de la totale liberté narrative et créative d'un narrateur moderne, puisqu'il est soumis à des contraintes formelles (assonance, nombre de syllabes, laisses, etc.) ou narratives : le poids d'une tradition, le caractère oral à l'origine qui impose des répétitions et des reprises capables d'assurer la compréhension des auditeurs. En plus, un narrateur de roman contemporain dispose de ressources bien plus riches et il a derrière lui une longue tradition de littérature narrative et d'innovations de techniques et de procédés.
5Cela signifie qu'il serait injuste d'appliquer entièrement à un narrateur médiéval des théories qui ont été élaborées dans le but d'analyser le rôle du narrateur dans des oeuvres de la qualité technique, de la richesse de nuances et de la complexité de celles de Flaubert ou de Proust, sans tenir compte de la situation si différente et de la technique narrative si rudimentaire de ce narrateur qui raconte une histoire au xiie s.
6Pourtant le statut du narrateur fonctionne à des degrés semblables dans son rôle essentiel et ses fonctions les plus importantes et il est possible de lui appliquer ces théories, en les nuançant, pour essayer d'éclairer son fonctionnement.
7Parmi ces nombreuses théories, ce sont celles de G. Genette3, complétées par les apports de M. Bal4 et précisées par Lintvelt5, qui nous ont semblé se prêter le mieux à une analyse du rôle du narrateur médiéval.
8Le corpus employé comme base de l'enquête est constitué par huit chansons, appartenant pour la plupart au xiie s. et a plusieurs étapes différentes de ces années, et au début du xiiie s., afin de vérifier s'il existe un changement ou un renforcement du statut du narrateur, comme un reflet de l'importance accrue du genre narratif romanesque à partir de l'essor du roman dans le dernier tiers du xiie s., surtout avec les romans de Chrétien de Troyes.
9Afin de ne pas trop élargir l'enquête (les résultats étant déjà assez clairs dans l'étendue actuelle du corpus), on a choisi d'une part des chansons assez courtes, "Gormont et Isembart" (654 vers) "Le Charroi de Nîmes" (1486 v.) ou "La Prise d'Orange" (1888 v.) ; d'autres de longueur moyenne, telles que "Le Couronnement de Louis" (2.695 v.) ou "La prise de Cordres et de Sebille" (2.948 v.) ; et trois chansons plus longues d'où l'on a tiré 3.500 vers, soit du début ("Le Siège de Barbastre"), soit de la fin ("La Chanson d'Aspremont"), soit enfin en trois tranches d'environ 1.200 vers du début, du milieu et de la fin ("Aiol"). On a modifié la situation des tranches choisies en vue des différents procédés qui peuvent caractériser les diverses parties d'un récit : les interventions du narrateur avec des commentaires ou des anticipations sont plus abondantes dans la partie initiale de tout récit.
10En tout, l'enquête a donné un total de 20.193 vers, nombre qui paraît suffisant pour essayer d'établir, non des règles rigides, mais des tendances dans les procédés employés par les narrateurs des chansons de geste.
11Dans la totalité des chansons analysées le narrateur est hétérodiégétique, puisqu'il n'est pas présent comme acteur dans l'histoire qu'il raconte. Sa présence dans le récit est externe par rapport à une histoire en général éloignée dans le temps. Cette histoire, il va la raconter avec un degré plus ou moins grand d'intervention narrative, mais toujours comme un observateur externe au développement des péripéties. D'après la terminologie, acceptée généralement aujourd'hui, de Genette, le niveau narratif est extradiégétique, comme instance narrative d'un récit premier.
12En suivant toujours cette théorie de Genette, on reconnait chez le narrateur plusieurs fonctions essentielles. La plus importante, la fonction narrative, appelée par d'autres auteurs "de représentation"6, se rapporte à l'histoire. La seconde ou fonction de régie, permet au narrateur de contrôler la structure textuelle et d'organiser le discours. A ces deux fonctions prioritaires, on peut dans notre cas en ajouter d'autres qui jouent un rôle dans le statut du narrateur médiéval : la fonction de communication, par laquelle le narrateur s'adresse à son public et entre en contact avec lui, et la fonction testimoniale, d'après laquelle le narrateur, en tant que tel, participe de l'histoire qu'il raconte, exprime ses propres sentiments, fait des commentaires, manifeste même sa position idéologique.
13Il est évident que le narrateur d'une chanson de geste assume la fonction essentielle, qui se rapporte à l'histoire, et il paraît plus important d'accorder notre intérêt à la fonction de régie et aux fonctions secondaires signalées au-dessus, et d'analyser comment il organise le discours.
I. - Fonctions de régie
14Nous avons déjà défini le niveau narratif comme extra-diégétique. Les narrateurs ont donc choisi que le narré soit assumé par un narrateur qui se situe hors de l'histoire, qui en est absent comme personnage et qui raconte à la troisième personne, sauf dans ses interventions comme tel narrateur. D'autre part, dans toute narration on distingue, depuis Platon et Aristote, entre la diégésis, ou récit pur, et la mimésis ou imitation. Le narrateur, dans le premier cas, raconte en son propre nom ; dans le cas de la mimésis il fait par contre le récit de ce que les autres disent. En partant de ces concepts, Genette établit les fonctions diégé-tiques, ou récit d'événements, et les fonctions mimétiques, ou récit de paroles. Le récit d'événements offre un maximum de présence du narrateur et un minimum d'imitation. Le récit de paroles, au contraire, offre un maximum d'imitation et le rôle du narrateur se réduit à transcrire, en cédant la parole aux personnages.
15Dans le corpus étudié et en faisant abstraction de deux aspects que l'on analysera plus tard (les connotateurs de transgression et les interventions du narrateur), récit de paroles et récit d'événements vont se répartir la plus grande partie du récit.
A) Récit d'événements
16Un 42 % du total de vers qui composent le corpus est formé par le récit d'événements assumé par le narrateur. Parmi ces 8.840 vers, la plupart constituent un pur récit d'événements : 6. 543 vers forment ce noyau central du récit (32,5 % du total), qui raconte les événements purs qui composent l'histoire. Dans les différentes chansons les pourcentages varient : "Le Charroi de Nîmes" offre un caractère très mimétique, avec un récit d'événements réduit à un 26,5 %, tandis qu'à l'opposé se situe "Gormont et Isembart" avec un maximum de 55,3 %. Curieusement ce sont les deux chansons les plus brèves qui présentent la plus grande dispersion par rapport à la moyenne.
17Le narrateur alterne récit d'événements et récit de paroles de façon a présenter un texte qui varie constamment d'un type de récit à un autre et qui a un caractère fortement dramatisé. C'est pourquoi le récit d'événements est presque toujours formé par un nombre réduit de vers.
18En moyenne, les séquences de récit d'événements comprennent 4,5 vers, mais presque le 35 % du total est constitué par un seul vers (17,5 %) ou par le groupement de deux vers. La séquence est coupée, soit par le passage d'une laisse à l'autre (si l'on admet que les laisses forment une unité, il faut aussi admettre que la séquence narrative change), soit par les paroles des personnages :
Seur une table est Guillelmes montez ;
A sa voiz clere commença a crïer :
"Entendez moi, de France le barné,.."
(Charroi, 635-7)
19soit enfin par les interventions du narrateur :
En mi sa veie encontre un pelerin,
l'escharpe al col, el poing le fust fraisnin ;
onc ne vëistes tant gaillart pelerin.
(Couronn., 1453-5)
20Le nombre de séquences de récit comportant entre 3 et 10 vers est encore considérable, mais les groupements d'un nombre élevé de vers manquent en général. Sur un total de 1.846 séquences de récit, une douzaine à peine surpasse le chiffre de 20 vers, le maximum étant représenté par un récit d'"Aiol" qui s'étend le long de 41 vers (v.v. 6122-6162), suivi par un autre cas avec 35 vers dans "La Prise d'Orange" (v. v. 987-1022).
21Cela quant à la forme. Mais on peut se demander si notre narrateur épique cumule d'autres fonctions caractéristiques d'un narrateur moderne et s'il est licite de se poser a son propos les questions "qui voit ?" et "qui parle ?" que Genette emploie. La perspective narrative ou point de vue relève de la relation que le narrateur entretient avec le récit. De façon constante le narrateur épique adopte une seule perspective narrative. Des trois types de perspective signalés par Lintvelt7 : auctoriel, actoriel et neutre, on ne trouve dans le corpus que le premier, c'est-è-dire celui où la perspective narrative est celle du narrateur. Le même critique a établi la différence entre la perspective narrative et la profondeur de cette perspective, qui est en rapport avec la quantité de savoir que le narrateur possède sur l'objet perçu.
22Sous ce rapport, l'étiquette que nous pouvons appliquer au narrateur des chansons est celle d'omniscience, que les critiques et les écrivains actuels considèrent avec un certain mépris. C'est le type narratif auctoriel, qui comprend une perspective illimitée, soit externe, le narrateur precevant la totalité du monde romanesque extérieur, soit interne, le narrateur connaissant de façon illimitée et infaillible la vie intérieure de ses personnages.
23En effet, les narrateurs des chansons de geste ont un savoir illimité. Ils connaissent non seulement toute l'histoire qu'ils racontent, mais aussi les antécédents et les suites, les pensées et les réactions des personnages.
24Les cas où le narrateur est objectif et manifeste ignorer quelques données ou quelques pensées sont très réduits, et, en plus, cette ignorance se manifeste à propos de renseignements peu importants pour le cours du récit :
Roide fu l'anste, ne le pot depecier ;
ne sai s'el fu de fraisne o de pumier
(Aspremont, 8570-1)
25Sauf ces cas, plutôt pittoresques et sans aucune influence réelle sur l'histoire, le narrateur a une omniscience totale. Il domine non seulement le temps de l'histoire qu'il raconte, mais aussi les faits antérieurs qui commandent cette histoire et ce que l'avenir réserve a ses héros.
26Ces anachronies introduisent un récit second et constituent une analepse, le plus souvent externe, c'est-à-dire extérieure au récit premier, avec lequel elle n'interfère presque jamais et qui a pour fonction de compléter le récit, en fournissant au lecteur (ou auditeur) quelques données que le narrateur considère importantes. Il existe aussi quelques exemples d'analepse interne, qui porte sur l'histoire racontée, tel qu'il arrive dans la présentation de personnages introduits au cours du récit et dont on présente les antécédents. Plus de quarante exemples dans le corpus (et dans la totalité des chansons qui le forment) exposent des faits qui ont eu lieu avant que l'histoire ne commence :
Et Elies l'apele, çaint li l'espee (...)
Moysès li hermites l'ot aportee,
qui,XV. ans tous entiers l'avoit gardee,
sovent l'avoit forbie et ressuee
qu'el ne fu enrunjie ne tre(s)salee
(Aiol, 512-7)
27ou dans un temps antérieur, même s'il n'est pas très éloigné :
La guaite dort, ne se pot remuer,
que trop ot but du vin et do clare
et des poissons (dont il fut enchantés)
(Prise C. et S. 1223-5)
28Les analepses apparaissent aussi souvent au début du récit. Ainsi, le narrateur d'"Aiol" ouvre son récit par une intervention directe, un appel aux auditeurs et la promesse de chanter une bonne chanson, ouverture qui constitue l'un des topoi les plus fermement établis dans la littérature épique. A partir du vers 15 il commence la prolepse, dans des termes très traditionnels aussi et typiques également du conte populaire :
Il ot en douce France un bon roi Loeys,
si fu fieus Karlemaigne qui tant resné conquist.
29Moins fréquemment, on trouve des cas où le narrateur omniscient anticipe des faits futurs :
Et il le fait en sa chartre jeter.
Puis i fu tant, si com j'oi conter,
Que il fu morz de dueil et de lasté.
(Couronn., 2220-2)
30Ce sont des prolepses temporelles, la figure contraire à celle dont nous venons de parler et qui est en général moins employée dans la littérature narrative. Pourtant, dans les chansons de geste, nous la trouvons souvent au début, dans ce que Genette appelle "sommaire anticipé"8 et qui jouit d'une grande tradition dans la littérature épique, les grandes oeuvres classiques, "Iliade", "Odyssée" et "Enéide", ouvrant ainsi le récit. Todorov a parlé d'"intrigue de prédestination" à propos du récit homérique9.
31Dans les chansons du Moyen Age français, plutôt que ce caractère, la prolepse initiale a comme mission d'attirer l'attention, de provoquer un suspense chez les auditeurs. Dans un bon nombre de cas, l'anticipation fait partie d'une intervention directe du narrateur. Dans d'autres cas, même en situation initiale, on doit l'inclure dans le récit d'événements. Ainsi dans "Le Charroi de Nîmes", le narrateur, après l'ouverture traditionnelle, fait le résumé rapide suivant :
C'est de Guillelme, le marchis au cort nes,
conme il prist Nymes par le charroi monté.
(v. v. 5-6)
32L'omniscience se produit surtout lorsque le narrateur nous fait connaître l'intérieur des personnages. Todorov, en s'inspirant de Pouillon, emploie le terme de "vision du dedans" pour désigner la profondeur de la perspective narrative. "Le personnage, dit-il, n'a pas de secrets pour le narrateur"10. En effet, narrateur et personnage ont la même information et le lecteur en sera renseigné : il connaîtra ce que les personnages pensent et sentent.
33L'on sait que l'un des points essentiels de la théorie de Genette se rapporte à la focalisation. L'intérêt d'approfondir dans cet aspect de sa théorie est réduit : le narrateur des chansons de geste est aussi le focalisateur de façon constante. Nous ne trouvons aucun cas, dans les chansons qui font l'objet de l'étude, de focalisation interne : l'histoire n'est jamais narrée du point de vue d'un personnage. Il n'y a donc que des focalisations externes. Mais la focalisation suppose l'existence d'un focalisé. Et ce focalisé peut être visible ou invisible : dans ce dernier cas, Genette parle de focalisé interne, terme qui est un peu ambigu et qui risque de se confondre avec le concept de focalisation interne qui désigne quelque chose de très différent. C'est pourquoi il paraît préférable d'employer le terme proposé par M. Bal, lorsqu'il dit qu'"un focalisé extérieur imperceptible est un focalisé qui peut être perçu uniquement de l'intérieur, comme analyse psychologique"11. La vision du dedans répondrait à la question "qui voit ?", et l'on a déjà affirmé que la vision est toujours celle du narrateur. Le focalisé extérieur imperceptible désigne l'objet focalisé dans cette vision du dedans.
34La vision du dedans est importante dans la chanson de geste : elle suppose 18 % du total d'occurrences du récit d'événements. Il s'agit très souvent de groupements de vers assez brefs, de visions rapides, avec une moyenne de 1,9 vers. Le focalisé extérieur imperceptible est variable : le plus grand nombre d'occurrences se rapporte aux sentiments des personnages. Puisqu'il s'agit d'un récit guerrier, d'un monde aux sentiments assez rudes, ce sont la colere, la douleur, la peur et la joie qui constituent l'essentiel de ces visions.
35A titre d'exemple, voilà la distribution des 45 exemples de focalisé imperceptible dans "La Prise de Cordres et Sebille" : 13 occurrences, le maximum, se rapportent à l'expression de la colère, dans un langage très stéréotypé :
La dame l'ot, a poi n'enrage d'ire (v. 908)
L'aumaçor(s) l'ot, a poi n'est forsanés. (v. 1768)
36la douleur et la joie suivent, avec 7 et 6 cas :
Voit l'Aymer(s), si grant deul il n'ot onques (v.345)
Guiberz l'antent, grant joie en a mené (v.2470)
37tandis que la peur a 4 occurrences et d'autres émotions en cumulent 5. En tout, les focalisés imperceptibles qui se rapportent à des sentiments des personnages s'élèvent jusqu'à 77 %.
38Cette expression des sentiments se produit parfois sans vision du dedans. Le caractère primitif des émotions se traduit dans des gestes que le narrateur décrit en focalisation externe : la pâleur, les actions des personnages qui arrachent leurs cheveux ou leurs moustaches, les pleurs, marquent la douleur, et le narrateur n'a besoin que de les peindre de l'extérieur :
Detort ses poinz et ses cheveus deront
(P. Orange, v. 803)
39La teinte subitement rougie traduit la colère, tandis que la pâleur est le résultat d'autres émotions violentes :
Guillelmes l'ot, si taint conme charbon
(P. Orange, v. 800)
Trestot le sanc del cors li est mué (P. Orange, v.781)
40Il y a d'autres cas où la vision du dedans est douteuse :
Arragon l'ot, a pou d'ire ne font
(P. Orange, v. 1044)
41mais, le plus souvent, la forme de l'expression souligne le caractère de vision du dedans :
Ot l'Arragon, le sens cuide desver
(P. Orange, v. 842)
42La représentation des pensées des personnages constitue le contenu des autres focalisés imperceptibles. Ce sont des souvenirs, des désirs, des réactions devant des événements ou des paroles, des projets :
Lors li remenbre de Guillelme au cort nes
(P. Orange, v. 1667)
Mielz vosist estre a Paris ou a Sanz
(Prise Orange, v. 497)
Lors pansa bien toute sa coardise :
de lui n'aura ne confort nen aïe.
(Prise C et S., v.642-3)
43Il faut aussi inclure dans le récit d'événements d'autres procédés du narrateur destinés à faire la présentation des personnages la première fois qu'ils entrent en scène, ce que les narrateurs font de manière extrêmement laconique, deux ou trois vers à peine, dans la plupart des cas, pas très nombreux d'ailleurs, où le narrateur attire l'attention sur un nouveau personnage. Ce sont "Le Siège de Barbastre" et "Aiol" ceux qui offrent un nombre un peu plus élevé de présentations, presque toujours avec des données sur le lignage et des traits de caractère, plutôt que physiques :
Rois Ulïens fu molt preus et vallant
et si fu niés al fort roi Agolant
et chevaliers bien preus et combatant
(Aspremont, 10220-2)
(A)tant es vos,j. paiens, Maloré :
vielz fut et blans,,C.C.C. ans ot passés.
(Prise C et S, 1734-5)
44Les controverses sur le caractère essentiellement mimétique de toute description, écho de l'ancien préjugé qui nie à la description une fonction narrative, jouent aussi un rôle important dans les théories de Genette. En effet, puisque le fondement de la typologie qu'il établit est l'opposition entre la quantité d'information et la quantité d'informateur, il considère que la description, étant donné qu'elle fournit un maximum d'information et un grand nombre de détails, n'est pas diégétique, ne fait pas partie du récit d'événements. Ce critère est discutable et on peut lui opposer d'autres opinions12. Raconter et décrire sont semblables, étant les deux des séquences de paroles, et ne se différencient que par leur objet, le récit décrivant une succession temporelle de faits, la description faisant la représentation d'objets simultanés. Notre option est donc d'inclure la description dans le récit d'événements. Le peu d'importance relative que la description a dans la chanson de geste paraît nous autoriser cette inclusion sans nous poser le problème avec plus de profondeur.
45Les véritables descriptions de personnages, dont le nombre est assez réduit dans le corpus (22 cas) ont en moyenne 5,5 vers et ne sont pas représentées dans les deux chansons les plus brèves. Elles se composent, en général, d'une énumération de traits physiques et de vêtements, surtout si l'on fait la description d'une femme :
La sist Orable, la dame o le cler vis ;
ele est vestue d'un peliçon hermin
et par desoz, d'un bliaut de samit,
estroit a laz par le cors qui bien sist
(P. Orange, 683-6)
46Il s'agit fréquemment de descriptions traditionnelles, très stéréotypées, avec de rares exceptions, tel que cette riche peinture aux teintes sauvages d'un personnage "négatif", d'un ennemi :
On li ameine le rei Corsolt en piez,
lait et anchais, hisdos come aversier ;
les uelz ot roges com charbon en brasier,
la teste lee et herupé le chief ;
entre dous uelz ot de lé demi pié,
une grant teise de l'espalle al braier ;
plus hisdos om ne puet de pain mangier.
(Couronnement, 504-10)
47C'est a partir de la description que l'on peut analyser un type différent de focalisation. Le narrateur est toujours le focalisateur et, avec un langage cinématographique, on peut dire qu'il fait un déplacement de caméra pour la fixer sur un personnage qui devient ainsi le centre d'attention de la scène racontée et qui est offert dans un gros plan. Ces focalisations sur les personnages abondent dans a chanson de geste. Elles sont très employées dans les scènes d'adoubement, soit individuel, soit collectif, où le narrateu concentre l'intérêt sur le (ou les) personnage objet de la focalisation :
Li cuens Guillelmes vesti une gonnele
de tel burel conme il ot en la terre,
et en ses chanbes unes granz chauces perses,
sollers de buef qui la chauce li serrent ;
ceint un baudré un borjois de la terre,
pent un coutel et gaïne molt bele,
et chevaucha une jument molt foible ;
dos viez estriers ot pendu a sa sele.
(Charroi, 1036-43)
48ainsi que dans la description des vetêments ou de l'action de s'habiller d'une femme :
Quant la roïne fu issi demenee
et ele fu un poi aseguree
et la colors li est el vis montee,
la veïssiés tant bele coloree
come la rose en mai la matinee
qant li solaus en abat la rosee. (Aspremont, 10923-8)
49Cet exemple fait apparaître l'une des marques linguistiques qui accompagnent souvent ces focalisations : la formule "la veïssiez" ou d'autres semblables, qui soulignent l'intention du narrateur d'attirer l'attention de ses narra-taires. Dans le cas antérieur, sur un personnage ; souvent aussi sur une scène :
la veïssiez un estor einsi grant,
tant hante fraindre desor l'escu pesant,
et desmaillier tant hauberc jazerant,
tant Sarrazin trebuchier mort sanglant !
(Charroi, 1423-6)
Qui dont veïst Rollant al brant d'acier
ces pesans cols doner et emploier,
et Graelent sor le bauçant destrier
les noviax omes desor trestos aidier,
que nus a els ne se pot aficier !
(Aspremont, 9651-5)
50Il y a aussi des exemples de focalisation sur le motif contraire à celui de l'adoubement : la vision d'un chevalier qui, le combat fini, enlève son armure et remet d'autres habits :
Mes ainçois li osterent le vert hiaume reont,
et del flanc li osterent le bon branc a bandon,
fors del dos li osterent le hauberc fremillon ;
et Guielin remest el vermeil siglaton,
il estoit biaus et genz de cors et de façon,
la boche bien seant par desus le menton.
(S. Barbastre, 2949-54)
51Le procédé de focalisation du narrateur sur un personnage se produit dans d'autres scènes du récit d'événements, importantes dans une histoire guerrière, telles que la description des combats individuels, où la caméra fictive s'arrête volontiers sur le héros pour rendre compte des différentes phases du combat et surtout des dégâts ou des blessures provoquées par les coups :
Isnelement est en estant levé
le poing senestre li a el chief mellé,
vers lui le tire, si l'avoit encliné,
hauce le destre, que gros ot et quarré
par tel aïr li dona un cop tel,
l'os de la gueule li a par mi froé,
que a ses piez l'a mort acravanté.
(Charroi, 1372-8)
52Plus rarement, le narrateur emploie le procédé pour mettre en relief des actions :
A tant sailli del lit, un mentel afublé,
si prist une chandoile et un cierge alumé,
vint à l'ui de la chartre.
(S, Barbastre, 608-10)
53La focalisation externe sur les personnages est donc intimement liée a la description, soit d'un collectif, soit de l'apparence d'un individu :
N'i a celui n'ait fres hermine blanc,
chauces de soie, sollers de cordoan ;
li plusor tienent lor fauconceaus au vent.
(P. Orange, 76-8)
Mandaquins sist en un destrier corant ;
espee ot ceinte dont bien trence li brans,
targe roonde, tainte d'os d'olifant,
a cuir de coivre seele et tenant,
la hanste roide, le fort espiel trencant,
la grans ensegne vait al vent balloiant.
(Aspremont, 8531-6)
54Cette focalisation ne peut jamais être interne : les sentiments et les pensées des personnages ne sont pas explicités. En tout cas, on peut les déduire des gestes ou des attitudes du personnage focalisé. Au moment où Aiol entre a Poitiers, avec ses vieilles armes et son vieux cheval, le narrateur nous le montre dans une focalisation qui se ferme par la description de son attitude, reflet d'un sentiment d'orgueil devant les réactions moqueuses de ceux qui le contemplent :
Ausi porte la teste en haut levee
que li cers que on cache a la menee,
quant li bracet le cacent a la ramee.
(Aiol, 899-901)
55Le changement de focalisation a lieu parfois : du narrateur qui focalise le personnage ou la scène l'on passe à la focalisation d'un personnage à travers la vision duquel la description est envisagée :
Son hiaume deslaça, s'oste le chapeler,
la coife de l'auberc lait contre val couler,
la teste remest nue por le mieuz aviser,
la lune luisoit cler, bien le pot regarder ;
Malatrie le voit, qui joie en a mené
(S. Barbastre, 2572-6)
56Un grand nombre de descriptions de personnages (53 occ.) sont ainsi le résultat de la vision, non du narrateur, mais d'un personnage qui focalise un autre :
Li rois Otran le prist a regarder
quant il l'oî sifaitement parler,
si a veü la boce sor le nes,.
(Charroi, 1207-9)
57La focalisation interne existe aussi par rapport à des objets ou à des paysages, vus à travers les yeux d'un personnage, bien que le nombre d'occurrences soit assez réduit :
Garda aval, en un larriz,
et vit un olliver fuilli.
(Gormont et Isembart, 655-6)
58Ce sont surtout des scènes que le personnage observe, en général, d'un lieu élevé, dans cette "vue plongeante" qui sera si employée par les narrateurs du xixe s., tel que Zola :
Et s'apoia as murs del grant palais listé ;
devers l'eve de Sore avoit son vis torné,
s'a veü des escuz reluire la clarté.
(S. Barbastre, 2768-70)
59Comme dans cet exemple, le personnage peut observer un détail important pour le récit. Mais, de temps en temps, la vue plongeante a comme objet un paysage qui provoque des sensations agréables ou des souvenirs de la patrie :
A granz fenestres s'est alez acouter ;
Il regarda contreval le regné,
voit l'erbe fresche et les rosiers plantéz,
la mauviz ot et le melle chanter.
Lors li remembre de grant joliveté
que il soloit en France demener.
(P. Orange, 48-53)
60D'autres descriptions sont assumées par le narrateur, soit d'objets, soit de paysages. Ce sont des descriptions un peu plus étoffées (une moyenne de 6,7 vers), avec un maximum de 21 vers ("Le Siège de Barbastre", v.v. 991-1011), dans une description, (dans la meilleure tradition rhétorigue) d'une riche chambre avec de belles peintures sur les murs, des pierreries, des meubles et des statues. C'est un cas limite, les descriptions comportant généralement moins de vers, donc moins de détails. Il s'agit surtout de descriptions d'armes ou d'armures, avec des détails qui mettent en relief la qualité et la richesse :
Les seles furent rices, ovrees a topasse,
il sont andoi couvert d'un molt rice diaspre : (...)
li archon sont deseure a fin or et a safre
(Aiol, 10338-42)
61Malgré les cas cités ci-dessus où la focalisation est transférée aux personnages, l'analyse faite sur la totalité du corpus montre avec clarté que le rôle essentiel dans le récit d'événements revient au narrateur omniscient qui mène toujours le jeu.
B) Récit de paroles
62Le récit de paroles est, a priori et par définition, une pure mimésis. Il imite exactement le supposé discours réel d'un personnage. Cela est vrai, mais seulement pour le discours direct, qui transcrit dans des termes exacts les paroles prononcées. Or, l'on considère dans la doctrine genet-tienne deux autres types de discours : discours narrativisé et discours transposé. Dans ces deux types l'imitation se réduit tandis que la diégésis augmente, surtout dans le discours narrativisé, au point qu'il est licite de se demander si ce discours n'appartiendrait plutôt au récit d'événements. En effet, présenté comme un événement, il est assumé par le narrateur qui reconstruit et résume les paroles du personnage. D'autre part, il ne possède aucun des signes de transition, graphiques ou linguistiques, qui marquent le passage au discours direct et il est plus concentré et rapide :
Et il li charge les filz de sa moillier ;
de ci a Rome le conduient a pié.
(Couronnement, 554-5)
63Quant au discours transposé, plus mimétique, il est encore assumé par le narrateur qui essaie de le raconter de la façon la plus fidèle possible sans changer de niveau narratif et sans céder la parole au personnage. Moins concentré que l'antérieur, il emploie des transitions comme le discours direct et il est moins diégétique que le discours narrativisé :
Quant il l'ot dite, si vienent doi message,
qui li aportent unes noveles aspres :
que Sarrazin li font molt grant damage ;
prise ont par force la grant cité de Chapres,
et trente mile de chaitis qu'uns que altres,
s'il n'ont secors, qui tuit morront a glaive.
(Couronnement, 330-5)
64L'importance de ces deux types de discours est assez réduite dans les chansons de geste et les procédés techniques sont assez pauvres et traditionnels. Le total d'occurrences n'atteint même pas le 2 % du récit de paroles et toute analyse plus profonde sur leurs caractéristiques et fonctions paraît superflue.
65Le discours direct est presque le seul utilisé et son importance est grande dans la structure des chansons. Le 47 % des vers du corpus appartiennent au récit de paroles direct, ce qui donne aux chansons un caractère dramatique assez marqué. Les 1.970 occurrences du discours direct comprennent presque 9.500 vers, d'où une moyenne de 4,8 vers pour chaque séquence. Mais il est significatif que les séquences réduites à un seul vers supposent le 25 % du total. Cela donne une idée de l'aspect essentiel du dialogue : une énorme variété, des répliques courtes, des passages d'un niveau narratif à l'autre :
Et dist li cuens : "Tu dis voir, Valleton ?"
Rois Arragon l'en a mis a reson :
"Dedenz Aufrique quant fustes vos, baron ?"
"Beau sire chiers, .II. mois a et plus non"
"Voistes vos roi Tiebaut l'Arragon ?"
"Oïl, beau sire, a la cit de Vaudon".
(P. Orange, 520-5)
66Si l'on tient compte des groupements égaux à la moyenne, cette variabilité apparaît encore soulignée : les répliques comportant jusqu'è 5 vers remplissent le 66 % du total de vers. Le nombre d'occurrences de chaque groupement de vers diminue à partir des répliques composées de plus de 15 vers de façon nette. Les cas de séquences surpassant les 20 vers se réduisent à une trentaine, le maximum étant représenté par une réplique qui s'étend sur 58 vers, située à la fin du récit et qui en constitue le résumé ("Aspremont, v. v. 11289-11346).
67Le discours direct est introduit presque sans exception par des "connotateurs de transgression", formés par plusieurs marques graphiques et par des verbes déclaratifs, qui soulignent le passage du récit d'événements au récit de paroles et le fait important d'un narrateur qui feint de céder la parole au personnage. Le passage du récit au discours ou, dans le récit de paroles, d'un personnage à l'autre comprend soit un hémistiche, soit un vers complet précédant (plus rarement suivant) la réplique, soit une proposition incise, soit enfin une double marque :
Bel et cortoisement lor respondié ;
"Signor" che dist li enfes, "car vos targiés"
(Aiol, 973-4)
68Etant donné que notre intérêt se centre sur le rôle du narrateur et que le récit de paroles est dominé par le discours direct ou rapporté, assumé par les personnages et non par le narrateur, nous ne considérons par nécessaire d'approfondir notre analyse sur le discours, qui sera l'objet d'une étude postérieure.
69Et nous concluons donc cette révision rapide de la fonction de régie, fonction assumée par le narrateur omniscient qui conduit son récit au gré de sa volonté, qui "voit" et qui "parle" presque constamment et qui ne cède ce rôle privilégié à ses personnages que très rarement dans le récit d'événements et, fictivement, toujours dans le discours rapporté.
70Mais cette fonction de régie, même importante, n'est pas la seule assumée par le narrateur et il nous reste a parler succintement des fonctions complémentaires.
II. - Fonction de communication
71C'est le discours par lequel le narrateur s'adresse à son narrataire, pour attirer son attention et s'assurer qu'elle ne se relâche pas13. C'est une fonction qui s'avère essentielle dans le cas d'une littérature orale, destinée à la récitation. Dans toutes les chansons, l'ouverture est constituée par un cliché ou apparaissent des marques propres : pronom personnel de 2e. personne, emploi de l'impératif, vocatif. L'appel direct aux auditeurs se complète avec la promesse de raconter une bonne histoire :
Or m'escoutés, li grant et li menor,
bone chanson de la geste Francor.
(Prise C. et S., 1-2)
Oëz, seignor, que Dex vos beneïe (...)
bone chançon que ge vos vorrai dire.
(P. Orange, 1-3)
Oiez, seignor, que Deus vos seit aidanz !
Plaist vos oïr d'une estoire vaillant
bone chançon, corteise et avenant ?
(Couronnement, 1-3)
72A côté de cette position fixe initiale, la fonction de communication est exercée par le narrateur à d'autres moments du récit. Prenons comme exemple "Aiol", où cette fonction est assez importante (32 oc.). Le topoi d'ouverture exclu, ces occurrences se répartissent entre des affirmations sur la qualité ou vérité de l'histoire ou d'un événement :
73Signor, n'est pas mençoinge, c'est vérité. (v. 799) des expressions, également topiques, sur ce que l'on va raconter :
Mes ore m'entendés comment il li avint (v. 61)
74des interrogations rhétoriques :
Quant l'entent Mirabiaus, quidiés que li n'en poist ?
(v. 6316)
75des réflexions partagées :
Bien avés oï dire et as uns et as autres
que fame aime tost home qui bien fiert en bataille
(v. 5596-7)
76Parfois le narrateur cache derrière une formule de ce type son omniscience et feind d'ignorer quelque circonstance :
De ses jornees ne vos sai anoncier
(Couronnement, 2053)
III. - Fonction émotive
77C'est la fonction dont le narrateur se sert pour donner son avis, faire des commentaires ou des réflexions sur son histoire ou ses personnages. C'est une fonction très constante : presque 400 occurrences. "La Prise de Cordres et de Sebille" nous sert de base pour une analyse de cette fonction. Elle a comme mission d'autoriser le narrateur à émettre des commentaires sur l'action ou les personnages, ou des jugements :
Hons qui la boive ne puet longuement vivre
se maintenant n'est faite la mecine. (v. 1033-4)
Ans Sarrazine mellor ja ne veïstes (v. 733)
78de comparer à d'autres situations ou de mettre en relief une circonstance :
Dex ! con grans cos i dona Baufumés ! (v. 1706)
79Mais l'essentiel de la fonction, par le nombre des occurrences, est de permettre l'expression des souhaits et des voeux du narrateur, dans des termes assez formulaires qui comportent une invocation à Dieu :
Et Dieu garisse Aiol par sa bonté,
qu'il ne soit mors ne pris ne afolé(s).
(Aiol, v. v. 690-1)
IV. - Fonction d'anticipation
80Elle joue aussi un rôle important dans la structure du récit et sa mission est de provoquer le suspense, en annonçant des événements futurs, pour tenir en haleine le public. Le narrateur fait quelquefois des annonces d'un événement dangereux pour ses héros et qui aura lieu si Dieu ne les protège pas :
S'or ne fait Dex por crestïens vertus,
hui perdra Karles les plus ciers de ses drus
(Aspremont, 9695)
81Mais la plupart des fois il raconte des événements qui se préparent loin et qui peuvent modifier le cours du récit négativement pour les héros :
Mes ainçois qu'il soit vespre avront il a plorer,
que l'amirant d'Espangne fait ses oz ajoster.
(S. Barbastre, 60-1)
82ou bien il commente une réaction de ses personnages avec la supériorité qui lui donne son omniscience :
De ce mot s'esjoïrent trestuit li conpangnon ;
mes ainz que soient vespre, changeront lor reson.
(S. Barbastre, 123-4)
v. - Fonction évaluative
83Elle a lieu lorsque le narrateur prononce un jugement intellectuel ou moral sur l'histoire ou les personnages, par des épithètes, des comparaisons ou des commentaires. Ce sont souvent des commentaires ou des expressions à valeur appositive et dont le contenu sera positif, s'ils se rapportent à un chevalier chrétien, négatif pour l'ennemi :
Aymeris de Nerbone, qui ot cuer de lion
(S. Barbastre, 3476)
Et il si font tantost, li cuivert de put lin
(S. Barbastre, 475)
En monta la pucele, si blenche conme flor
(S. Barbastre, 1637)
Et li cuens fu a terre, fete a male jornée.
(S. Barbastre, 2903)
84Les insultes sous forme d'apposition ou d'épithète accompagnent souvent les noms des Sarrazins, tandis que le narrateur exprime sa sympathie ou ses sentiments nationaux de façon plus subtile :
Ileques nos ont mort le conte Guinemer
(S. Barbastre, 2726)
85Notre analyse, même si elle est un peu trop concentrée par des raisons d'espace, permet de tirer quelques conclusions sur le rôle du narrateur. Il est toujours omniscient et il ne cède que très rarement la focalisation aux personnages. Il accomplit les deux grandes fonctions narratives, par rapport à l'histoire et par rapport à la structure du poème. Il est significatif qu'un récit qui, par sa nature même, a pour but de raconter des événements, accorde une si grande importance au récit de paroles, qui comprend presque la moitié du texte, d'où un caractère vivant et dramatisé. Les fonctions complémentaires sont également importantes et significatives, surtout le dialogue que le narrateur établit avec ses narrataires.
86Si nos narrateurs ne possèdent pas encore les riches techniques d'un romancier moderne, ils remplissent pourtant déjà l'essentiel des fonctions qui accordent au narrateur un statut privilégié comme meneur du jeu autant pour l'histoire que pour le discours.
CORPUS
87Aiol - éd. Normand, Raynaud 1877, Johnson Reprint Corp., New York, London, 1966.
88La Chanson d'Aspremont. Chanson de geste du xiie s. - éd. L. Brandin, C.F.M.A., Paris, Champion, 2e. éd., 1924, t. II. 1925.
89Le Couronnement de Louis. Chanson de geste du xiie s., éd. Langlois, C.F.M.A., Paris, Champion, 2e. éd., 1925.
90Le Charroi de Nîmes. Chanson de geste du xiie s. éd. McMillan, Paris, Klincsiek, 1972.
91Gormont et Isembart. Fragments de Chanson de geste du xiie s. - éd. Bayot, C.F.M.A., Paris, Champion, 1931.
92La Prise de Cordres et de Sebille. Chanson de geste du xiie s. - éd. Densusianu, 1896, Johnson Reprint Corp., New York, London, 1965.
93La Prise d'Orange, Chansons de geste de la fin du xiie s. - éd. Régnier, Paris, Klincsieck, 4e éd., 1972.
94Le Siège de Barbastre, Chanson de geste du xiie s. - éd. Perrier, C.F.M.A., Paris, Champion, 1926.
Notes de bas de page
1 Kayser, W. Cité par J. Lintvelt, Essai de typologie narrative. Le point de vue, Paris, J. Corti, 1981, p. 23.
2 Barthes, R. - "Introduction à l'analyse structurale du récit", Communications, 8, 1966, p. 19.
3 Genette, G. - Figures III. - Paris, Seuil, 1972.
4 Bal, M. - "Narration et focalisation. Pour une théorie des instances du récit", Poétique, 29, 1977, p. 107-127.
5 O.C. p. 13 à 61.
6 Delozel, L. - Narrative Modes in Czech Litterature - Toronto, Univ. Toronto Press 1973, p. 6.
7 O.C., p. 38 s.s.
8 O.C., p. 105.
9 Todorov, T. - Poétique de la prose, Paris, Seuil, 1977, p. 77.
10 Todorov, T. - "Poétique", dans Qu'est-ce que le structuralisme ?, Paris, Seuil, 1968, p. 119.
11 Art. C, p. 120.
12 Cf. Bal, M., "Fonction de la descrition" Rev. Langues vivantes, 1974.
13 Jakobson, R. - Essais de linguistique générale, Paris, Seuil, 1963, p. 217.
Auteur
(Université d'Oviedo)
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