Errances maritimes et explorations romanesques dans Apollonius de Tyr et Floire et Blancheflor
p. 169-185
Texte intégral
1On a longtemps associé la mer à la naissance du roman. Suivant l’hypothèse d’Erwin Rohde, on a supposé que le roman grec s’était formé par la synthèse de la tradition élégiaque alexandrine et de la vogue des récits de voyage1. Si l’hypothèse de Rohde a depuis été nuancée pour montrer que les romans grecs et latins sont aussi redevables à d’autres genres littéraires de l’Antiquité classique et à d’autres sources d’influence, comme les mystères isiaques2, il n’en demeure pas moins que les histoires de voyages et d’enlèvements, de pirates et de tempêtes sont caractéristiques de la production narrative grecque et latine du iiie au vie siècle au point que l’on pourrait parler d’une véritable tradition du roman maritime.
2Mais il s’agit là de textes que, faute de mieux, la critique appelle « romans », allant même jusqu’à parler de « romans latins », oxymore absolu pour un clerc médiéval. Ces textes, d’ailleurs méconnus au Moyen Âge (à l’exception, peut-être, d’Apulée), ne se verront attribuer le nom de roman qu’au xviie siècle. Jusqu’alors, le roman n’était pas spontanément associé à la mer, mais renvoyait au contraire à l’univers de la chevalerie, avec ce que cela suppose d’errances toutes terrestres. À y regarder de plus près cependant, les premières manifestations de la nouvelle forme narrative font encore la part belle aux rebondissements associés aux voyages en mer.
3Il est sans doute significatif que la plus ancienne manifestation de ce nouvel art d’écrire, le Voyage de saint Brendan, soit un récit de Navigatio. Deux autres textes anciens, qui pourraient remonter à la première grande époque de production « romanesque », vers 1150, Apollonius de Tyr et Floire et Blancheflor sont encore rythmés par les errances maritimes. Dans le cas d’Apollonius de Tyr, loin d’être un élément du décor ou un prétexte pour relancer la narration, la mer occupe une place prépondérante qui contribue à distinguer ce roman, dont Maurice Delbouille a jadis souligné l’importance dans la genèse du genre3, mais dont la version rimée du xiie siècle ne nous est parvenue qu’à l’état de fragment. Floire et Blancheflor, récit dont nous conservons deux rédactions du xiie siècle, qui a aussi exercé une influence considérable dans l’histoire du roman européen, accorde déjà moins d’importance aux tribulations navales en elles-mêmes, tout en leur conservant un rôle structurant dans l’économie de la narration.
4En rappelant la part maritime des « premiers romans », il ne s’agit pas de supposer une filiation entre la tradition romanesque de l’Antiquité tardive et le renouvellement de la forme narrative dans la deuxième moitié du xiie siècle. La méconnaissance du grec par les clercs médiévaux et la tradition manuscrite chaotique des textes d’Apulée et de Pétrone sont des arguments suffisamment solides pour qu’il soit pour le moins téméraire de proposer une influence directe des Anciens sur nos moderni. La prégnance de l’univers maritime sur d’autres types de narration – celles-là bien documentées pour la période médiévale – offre d’autres points de repère pour suivre les développements du lien entre récits et mondes marins.
5La tradition hagiographique donne à elle-seule suffisamment d’exemples de constructions narratives alimentées par les errances maritimes pour contribuer à renforcer, sinon à instituer, le lien entre narration et navigation. Sans vouloir multiplier inutilement les exemples, il suffit de rappeler la traversée de Madeleine, de Maximin et de Lazare d’Éphèse jusqu’à Marseille4, la translation des reliques de saint Marc sur un navire vénitien qui se venge lui-même des incrédules5 ou, mieux encore, la dispersion et les retrouvailles de la famille de saint Clément, trame narrative des Reconnaissances du Pseudo-Clément, que ses plus récents traducteurs ont d’ailleurs sous-titré : « roman chrétien des premiers siècles6 ». Les cent quinze manuscrits conservés de la traduction latine de Rufin (au ve siècle) témoignent assez de la popularité de ce récit dans l’Occident médiéval.
Mener les chevaliers en bateau
6Avant l’âge d’or du chevalier errant qui, comme l’a étudié Marie-Luce Chênerie, commence vers les années 1170, on pourrait dire que le roman prend l’eau ou, mieux encore, que les romanciers choisissent de mener les chevaliers en bateau… Plus sérieusement, et assez paradoxalement au regard de l’évolution du genre, le premier texte narratif qui réponde formellement aux caractéristiques du roman en vers, le Voyage de saint Brendan, est un récit de navigation7. En comparaison de sa source latine, le texte que Benedeit « en letre mis et en romanz » (v. 11) joue même davantage du cadre maritime, vraisemblablement sous l’influence des immrama irlandais8. Malgré son sujet qui l’apparente au récit hagiographique, le Voyage de saint Brendan rompt avec les conventions du genre tel qu’il s’était développé jusqu’alors dans la tradition vernaculaire. Mary-Domenica Legge tendait déjà à rattacher ce texte au genre romanesque9 et l’article récent de Sebastian Sobescki montre bien comment – précisément dans le traitement de l’exploration maritime – le récit vernaculaire prend ses distances avec le modèle hagiographique. « The saint’s desert liquide has been silenced by the hero’s quest for merveilles », conclut-il10.
7Également informé par les errances maritimes, Apollonius de Tyr figure aussi parmi les plus anciennes manifestations de la narration vernaculaire en octosyllabes, ce dont témoigne le fragment de 52 vers conservé à la Bibliothèque de l’Académie polonaise des Sciences à Gdansk11. Les nombreuses allusions à ce roman dans des textes de la deuxième moitié du xiie siècle permettent de mesurer sa popularité parmi les auteurs vernaculaires. On retrouve vraisemblablement des traits, sinon l’essentiel, du roman primitif dans des versions en prose rédigées en moyen français, l’une conservée par deux manuscrits bruxellois qui adaptent, en la modifiant significativement, l’Historia latine12, et l’autre, la plus proche du roman en vers français selon Maurice Delbouille, contenue dans un manuscrit de la bibliothèque nationale autrichienne13.
8Le roman d’Apollonius est très clairement structuré par les déplacements en mer qui assurent le découpage narratif. La première aventure d’Apollonius, le combat contre le chevalier cracheur de feu, prend place après la traversée qui conduit le jeune homme de Tarse jusqu’en Grèce, où il part, avec trente compagnons, dans le but avoué d’« aler aux adventures14 » (p. 70). Ce premier combat singulier du héros est d’ailleurs littéralement isolé par une nouvelle traversée, qu’il fait cette fois en solitaire, jusqu’à l’île où se trouve son adversaire15. Dès les premières pages du récit (nous ne sommes encore qu’au quatrième folio du manuscrit), le roman se place sous le signe de l’eau et souligne l’importance des passages marins dans la construction du héros.
9Une nouvelle traversée, cette fois vers Antioche16, précède le deuxième exploit d’Apollonius : la résolution de l’énigme qui permet de révéler la relation incestueuse entre le roi Antiochus et sa fille. Cette révélation a pour conséquence immédiate les errances maritimes d’Apollonius, qui s’embarque pour l’Éthiopie dès le point du jour, avant de revenir vers Tarse pour finalement devenir un véritable « marin errant » dans sa volonté d’échapper aux sbires d’Antiochus lancés à sa poursuite17. Le récit rend le caractère répétitif de ces errances en multipliant les allers-retours entre les royaumes d’Éthiopie, de Tarse et d’Antioche. Après une digression, où le jeu de l’entrelacement donne à voir le roi Antiochus décidant de pourchasser Apollonius, la narration revient à Apollonius « qui naga tant par mer que il arriva en Etyope » (p. 76). Ce passage par l’Afrique n’aura d’autre résultat que de confirmer la solution de l’énigme déjà résolue :
Mais tantost qu’il y fut, il entra premierement en sa chambre et commanda que incontinant on lui aportast tous ces livres en grec et en latin, si que diligemment il quist la solution de la dite question. Et comme il out reversé et retourné ces volumes, il ne trouva autre chose que ce qu’il avoit trouvé par avant. (p. 77)
10Les retours du récit sur lui-même dupliquent les itérations qui caractérisent l’errance d’Appolonius. La répétition va jusqu’à s’exprimer formellement par la reprise, presque mot pour mot, à un feuillet d’intervalle, de la description de la nouvelle traversée vers Tarse : « et se mirent en ses nefz, et monta en haulte mer por s’en aler en Tarce aux adventures » (p. 77), repris au discours direct par le capitaine du navire, après une nouvelle digression au sujet du roi Antiochus18. Même réduite à ses grandes lignes, la conduite du récit semble parfaitement dépendante de l’univers marin. Ainsi l’année passée sur terre auprès de Strangulion et Denise est abordée sur le mode du résumé. La reprise des aventures (et la décélération du temps de la narration) coïncide avec l’embarquement pour Cyrène, prétexte au morceau de bravoure que constitue la description de la tempête.
11La version de Vienne est ici assez fidèle au texte latin de l’Historia qui donne ce passage en hexamètres dactyliques. Comme l’a souligné Chantal Connochie-Bourgne, la description de la tempête opère une rupture dans le tissu narratif, rupture qui préfigure une nouvelle étape dans le parcours aventureux des héros19. Le roman d’Apollonius introduit la tempête en insistant sur la soudaineté et la transformation20. Le texte vernaculaire rend le caractère brusque du phénomène en juxtaposant les syntagmes brefs21 :
Gresles se esmeuvent, grosses nues se espandent, vent soufflent, mort cruelle commance a arriver. Avirons rompent : ilz n’ont de quoy nager. (Ibid., p. 82)
12Le texte souligne encore le caractère fortuit de cette interruption dans la narration et dans la vie du héros, seul rescapé du naufrage, en insistant sur l’apaisement de la mer, tout aussi soudain :
Et, en vomissant l’eaue qu’il avoit beue, il regarde la mer en transquilité qui devant, n’avoit gueres, lui avoit esté horrible. (Ibid., p. 82)
13Pour Apollonius, cette tempête est l’occasion d’un changement profond d’identité qui se manifeste par un changement de nom. À la fille du roi de Cyrène22 qui lui demande son nom, Apollonius répond :
— Damoiselle, se tu me demandes mon nom, je l’ay perdu en mer.
14À partir de là, et pendant deux ans, il ne sera plus connu que sous le nom du Perillié, c’est-à-dire le naufragé23.
15La mer continue à définir Apollonius à travers son lignage puisque sa fille unique, née de son union avec la princesse de Cyrène, voit le jour en haute mer. Les vents contraires ont retenu le bateau si longtemps que « au IXe mois, la dame enfanta » (p. 105). Victime d’un déséquilibre humoral créé par l’environnement maritime, la mère tombe en catatonie. La mort apparente a pour conséquence immédiate d’inciter les membres de l’équipage à jeter la fausse morte par dessus bord car « la mer ne puet soffrir corps mort » (p. 105). Grâce à l’intervention d’Apollonius, le corps est d’abord déposé dans un coffre de plomb et de ciment qui arrive miraculeusement à Éphèse où la dame, revenue à la vie grâce à l’intervention d’un puer senex, devient prêtresse au temple de Diane. La version de Bruxelles précise alors qu’il s’agit de la « deesse de la mer ».
16Quant à la jeune fille née en mer24, sa vie est, elle aussi, marquée par l’errance maritime. Elle échappe à la tentative d’assassinat fomentée par sa famille d’accueil grâce à des pirates qui arrivent fort à propos et lui sauvent la vie en la conduisant au bordel. Car, suivant les plans de la marâtre, Tarsienne devait avoir la tête tranchée « sur la rive de la mer » (p. 121), ce qui aurait permis au bourreau de jeter « tout en la mer si que jamais n’en soit nouvelles » (p. 121). L’arrivée des pirates se signale par sa perspective iconoclaste dans la description des marchands sarrasins qui sont présentés non seulement comme des instruments de la Providence, mais mieux encore – et très explicitement – comme des envoyés de Dieu :
Et en ces entrefaictes elle [Tarsienne] se mist a genoulx su la terre pres de la rive de la mer et commença a dire ces oroisons et ses prieres a Dieu moult piteusement. Et Dieu, qui tout scet, ouyt sa voix et sa priere qu’elle faisoit de bon cuer, lequel ne la voulut pas oublier ne laisser perir, fist a ceste heure arriver une nef de marchans sarrazins au port. (p. 123)
17Le renversement dans la perspective est sensible dans le discours même des marchands, « lesquelz apparceurent la pucelle a genoulx et le villain qui tenois l’espee nue pour la decoller, lors lui escrierent a haulte voix : – Haa tres crués barbarins, cesse toy, cesse toy, car se tu lui fais mal, tu es mort » (p. 123). Le barbare n’est pas là où on l’attendait et le bourreau grec s’enfuit « tant come il peust vers la montaigne » (p. 123), alors que les pirates providentiels « prindrent Tarsienne la pucelle, et la bouterent en leur nef, et entrerent en la mer », afin que s’accomplisse le destin de la jeune fille.
18Ainsi, après de nouvelles pérégrinations d’Apollonius, le père et la fille sont enfin réunis… dans une cale de navire. Accablé par la perte de sa femme et de sa fille – qu’il croit morte après avoir vu la fausse tombe érigée sur le rivage de Tarse par la perfide Denise –, Apollonius refuse de quitter le navire qui l’a conduit jusqu’à Mytilène, ville portuaire du réputé bordel où Tarsienne a réussi à préserver sa virginité grâce à ses talents de chanteuse. Le roman surdétermine l’importance du monde marin en orchestrant la scène de reconnaissance autour d’énigmes que la fille pose à son père et dont les réponses renvoient, pour trois d’entre elles, très directement au monde marin (la réponse à la première devinette est l’eau, à la deuxième le navire et à la quatrième l’éponge).
19Deux nouvelles équipées viendront mettre un terme aux errances d’Apollonius : un ange lui indique en songe qu’il doit se rendre à Éphèse, au temple de Diane (à sa grande surprise, il y retrouvera sa femme), et à Tarse où il se vengera des ennemis de Tarsienne. Le récit se trouve structuré et même profondément informé par les passages en mer. Significativement, Venance Fortunat, qui a laissé l’une des plus anciennes allusions au personnage d’Apollonius, insiste sur l’errance maritime du prince naufragé :
Tristis erro nimis patriis vagus ab oris
Quam sit Apollonius naufragus hospes aquis25.
20L’association ancienne entre Apollonius et les malheurs aquatiques n’est pas simplement réactualisée par les « translations » vernaculaires ; la mise en roman permet aussi de renforcer le caractère marin du récit. Ainsi la version de Vienne récrit la scène du gymnase où Apollonius se distingue aux yeux du roi Architrates, son futur beau-père, par ses talents à la palestre. Le texte vernaculaire conserve un jeu de ballon, proche de l’original (un « jeu de paulme, qui pour lor se jouoient comme a la pelocte », p. 85) qui permet à Apollonius de montrer sa dextérité, mais le gymnase est remplacé par une rivière où le naufragé se signale en répondant au désir du roi d’apprendre à nager26. De même, le texte vernaculaire synthétise le caractère essentiellement marin d’Apollonius dans une formule qu’il lui prête au moment où, accablé par la fausse nouvelle de la mort de sa fille, il songe au suicide : « Je vous requier que vous me getiez en la mer, car je desire a rendre mon esperit en eaue qui ne puis vivre ne mourir en terre » (p. 138).
21Ces exemples attestent qu’Apollonius de Tyr est structuré par l’errance maritime dans sa diégèse même. Par leurs interventions, les « translateurs » médiévaux montrent qu’ils étaient pleinement conscients d’écrire là un roman maritime. Si cette appellation générique peut s’appuyer sur un certain nombre d’exemples grecs et latins, dans le corpus romanesque médiéval, l’exemple d’un roman aussi clairement maritime que l’est Apollonius de Tyr reste cependant relativement isolé.
Surf & turf
22Pratiquement contemporain du roman en vers d’Apollonius de Tyr, du moins dans sa version la plus ancienne (dont le manuscrit fragmentaire du Vatican offrirait vraisemblablement le meilleur témoignage27), le conte de Floire et Blancheflor fait encore la part belle aux errances maritimes28.
23La structure profonde du récit, commune à tous les manuscrits et même, pour l’essentiel, à la seconde version29, est encore largement marquée par les tribulations maritimes. Le récit est lancé par un voyage en mer quand le roi Félix (ms. A / Fénix (ms. B) s’embarque pour aller piller les pèlerins en route vers Saint-Jacques-de-Compostelle30. Le caractère conventionnel de cette traversée de la mer est sensible quand on se souvient que le roi en question est roi d’Espagne31 ! Il faut plutôt voir dans la traversée par bateau un indice textuel du découpage en épisodes, signalant ainsi le premier mouvement du récit marqué par la capture de la jeune Française, future mère de Blancheflor.
24Le caractère plus symbolique que réaliste de la géographie du roman est rendu encore plus net par le voyage de retour qui nous apprend que le roi revient dans sa bonne ville de Naples (ms. A et B : v. 121). On pourrait vouloir corriger, suivant la proposition de Robert Bossuat, en Niebla (capitale d’un royaume d’Andalousie au xiie siècle), mais ce serait supposer que nos deux copistes ignoraient que Naples n’était pas dans la péninsule ibérique32. Plutôt que de croire particulièrement défaillante la culture géographique de clercs, dont on a souligné par ailleurs les connaissances en matière de lettres anciennes, il vaut sans doute mieux supposer une géographie qui répond d’abord aux impératifs de la cohérence romanesque, la ville portuaire construite autour du tombeau de la sirène Parthénope convenant particulièrement bien à un roman maritime33.
25Car les pérégrinations par voie de mer continuent d’informer la structure narrative du conte puisque la crise (la vente de Blancheflor à des marchands) suppose une nouvelle traversée, cette fois vers Babylone : autre ville au nom évocateur, sans égard pour la réalité géographique en fonction de quoi l’on a plutôt cru déceler une référence au Caire. Le texte insiste d’ailleurs sur l’isolement aquatique de Babylone après la traversée de Floire qui s’est lancé à la poursuite de sa belle. Les manuscrits V et A/C présentent une leçon qui donnent une valeur particulière au voyage vers Babylone, « u en ces terres qui dela sunt » ajoute le fragment V34 :
Al terz jur devant versprer
Parvindrent a un braz de mer.
L’enfer la nument el païs ;
De l’autre part est Munt Felis.
(ms. V, v. 1051-1053)
Au tierc jor, devant l’avesprer,
Parvinrent a un brac de mer ;
L’Enfer le noment el païs.
De l’autre part fu Monfelis.
(ms. A, v. 1500-1503)
26La traversée de l’Enfer pour atteindre le Mont Félix au troisième jour donne à l’odyssée de Floire des allures de catabase que vient renforcer le contexte propre au manuscrit A, où l’épisode de Barbarin a donné lieu à la description d’une statue merveilleuse qui joue à la harpe le lai d’Orphée (v. 863). Par-delà le jeu subtil des allusions intertextuelles, la trame du récit invite assez naturellement à penser le voyage de Floire en termes orphiques, d’autant que le cénotaphe de Blancheflor est à l’origine de cette expédition qui se présente clairement en substitution à la volonté de Floire de rejoindre Blancheflor « en Champ Fluri » (V, v. 539 ; A, v. 792 ; B, v. 789).
27Les différentes traversées et l’errance maritime définissent ainsi l’histoire des amants35 dans le résumé qu’en donne Floire lui-même à la cour de l’émir :
Le duel qu’il fist lor a conté,
Com il issi de son regné
Por Blanceflor s’amie querre,
Son oirre par mer et par terre.
(A, v. 3089-3092 ; B, v. 2842-2845)
28Le récit se définit ainsi autour de la quête et de l’errance, une errance toutefois aussi bien maritime que terrestre et qui recèle en fait, comme l’a bien montré Huguette Legros, un itinéraire personnel où le chevalier se définit dans la quête de sa Dame36 et, pourrait-on ajouter, dans une dynamique particulière qui est celle de la conversion, puisque le jeune Sarrasin finira par épouser Blancheflor… et la foi chrétienne.
29Par ailleurs, l’étude des variantes dans les deux rédactions de la première version et la comparaison avec la seconde version, rédigée à la toute fin du xiie siècle, révèle aussi des tensions subtiles, mais sensibles, entre mondes marin et chevaleresque. Ainsi, au moment du départ de Floire pour Montoire, première séparation des enfants et rupture importante dans l’organisation narrative, le texte du fragment du Vatican (suivi par les manuscrits A et C) ne donne pas de précision sur le mode de transport du jeune homme :
Li reis sun chambrelanc demeine
Li ad chargé et grant cunrei
Tel cum astut a filz de rei.
(V, v. 192-194 ; A/C, v. 358-360)
30On peut déjà supposer que le jeune homme part à cheval, puisqu’il n’est fait mention explicitement ni de bateau ni de traversée et qu’il arrive directement au château, sans qu’il soit jamais question de port37.
31Le choix du verbe charger est néanmoins équivoque dans ce texte où il apparaît plus d’une fois associé à la cargaison des navires38. Le manuscrit B entreprend cependant de lever toute ambiguïté en modifiant le passage par l’ajout d’un vers qu’il est le seul à donner :
Dist li, face metre sa sele.
(B, v. 358)
32La précision du manuscrit B, comme les références aux chevaux qui accompagnent pratiquement chaque description de la préparation des navires, est symptomatique du glissement qui se produit du roman maritime au roman chevaleresque.
33Cette dynamique est encore plus nette quand Floire décide de s’embarquer pour Babylone en quête de Blancheflor. Contre toute attente, Floire demande au roi de lui donner sept sommiers là où l’on attendrait plutôt un navire équipé. La seconde version corrige d’ailleurs cette apparente contradiction en exigeant plutôt du roi qu’il lui donne une nef (seconde version, v. 1750). Dans la première version, le don par le roi d’un palefroi mi-parti apparaît surtout comme un prétexte à une description détaillée qui court sur plus de trente-six vers, offrant là un autre des morceaux de bravoure dont ce roman a le secret.
34En traitant sur le mode de l’ekphrasis la description de la monture et du harnais, l’auteur de la première version donne en fait un contrepoint à l’ekphrasis qui précédait l’embarquement de Blancheflor sur le navire des pirates : la description de la coupe troyenne où, significativement, était illustré le rapt d’Hélène par Paris, le romancier revenant deux fois sur le cadre maritime de cet enlèvement, prétexte à la poursuite navale de Ménélas et à la guerre de Troie39. Avec la description du cénotaphe, la première partie du roman construit un équilibre parfait autour d’une trilogie descriptive. Le cénotaphe, miroir du roman où l’union des amants est représentée deux fois, en « ymages » mobiles puis en « letres de fin or40 » (v. 664), est au cœur de ce triptyque, séparant l’ekphrasis maritime de Blancheflor (la description de la coupe troyenne) et celle, équestre, de Floire (la description du palefroi mi-parti).
35Avec la place faite à la monture de Floire, le roman maritime est déjà infléchi dans le sens de la chevalerie, la rêverie maritime se voyant associée (sinon confinée) à la part féminine du récit. La seconde version, plus récente et clairement désignée comme roman par le manuscrit (alors que la première version se désigne elle-même comme conte (ms. A, v. 3341 ; ms. B, v. 3038) ajoute d’ailleurs plusieurs épisodes où Floire peut démontrer sa prouesse chevaleresque : d’abord dans un combat singulier contre le sénéchal Maydïen, à l’origine de la fausse accusation qui a conduit Blancheflor au bûcher41, puis dans un nouveau combat contre l’orgueilleux Diogenés, le fils de l’empereur (v. 18172003), et surtout, dans le combat final contre Jonas de Handres, l’assaillant de l’émir. D’après les traductions (car l’unique manuscrit français de cette version est incomplet et s’arrête peu après la mort de Jonas), cette victoire lui permettra d’infléchir le Babylonien et de ramener enfin Blancheflor en Espagne.
Où sont les pirates d’antan ?
36Si, dans l’esprit des textes de l’Antiquité tardive que la critique désigne généralement comme « romans », on trouve à l’origine de la tradition narrative vernaculaire quelques avatars du roman maritime, ces textes sont relativement peu nombreux et, dès les plus anciennes mises en roman, tentés de délaisser l’odyssée nautique au profit de l’errance chevaleresque. Le roman d’Apollonius est très certainement le meilleur exemple d’un texte en roman encore structuré par l’errance maritime et par les rebondissements que permettent tempêtes et pirates. Mais, malgré son importance indéniable dans la tradition littéraire européenne, Apollonius de Tyr apparaît presque comme le dernier havre des pirates romanesques. Or même ce roman, pourtant clairement informé par le monde marin, n’est pas à l’abri de l’évolution générale des formes narratives en faveur du monde équestre, comme l’illustre le dialogue entre le prince naufragé et le pêcheur qui l’a recueilli. À sa proposition de partager avec lui son métier et les profits qui en découlent, Apollonius se met à rire et propose plutôt de trouver des chevaux qui lui permettront à lui seul de gagner assez pour eux deux42.
37Le mouvement du roman de la mer vers la terre est sensible dans d’autres textes de la même période. La mer peut être au cœur d’épisodes déterminants pour le cours de l’action, elle cesse pourtant de venir rythmer l’ensemble de la structure narrative43. Sans vouloir nier l’importance de la mer, aussi bien dans la poétique de Thomas que dans son organisation narrative, force est de constater que le roman ne se résume pas à une succession d’épisodes encadrés par des mouvements en mer, comme c’est encore le cas dans Apollonius de Tyr et, dans une moindre mesure, dans Floire et Blancheflor. Des moments-clés du roman de Thomas sont tout à fait indépendants du monde marin (le mariage avec Yseut aux Blanches Mains, la Salle aux Images) et même la conclusion du roman, où la mer joue un rôle capital, est amorcée par un épisode chevaleresque puisque c’est dans le combat contre l’Orgueilleux du Fier Château qu’il reçoit la blessure fatale. Sans doute faut-il rappeler aussi l’importance de la forêt dans l’histoire des amants de Cornouailles qui déplace l’errance dans un cadre peu exploité par la narration antique, mais récurrent dans le roman médiéval44.
38En passant de la navigation à la chevauchée, le roman propose une modulation de l’errance. La Fortune, qui mène le navire des protagonistes, le cède à la merveille qui attend le chevalier au détour d’un sous-bois. La première version de Floire et Blancheflor, encore largement redevable au type du roman maritime, accorde une place de choix à la roue de Fortune, au point même de clore son épilogue en lui accordant la maîtrise de la trame narrative45. Chez Benoît de Sainte-Maure, « Fortune » et « Male Destinée » remplacent même Poséidon à l’origine des errances d’Ulysse et de ses compagnons46. Mais l’aventure qui attend le chevalier errant à l’orée du bois est moins tributaire de Fortune que de la prédisposition du chevalier à interagir avec le merveilleux, chargé désormais de structurer la progression narrative là où les étapes et les péripéties de l’odyssée maritime assuraient le découpage du récit.
39Avec le développement d’une nouvelle forme d’écriture narrative, qui s’identifie bientôt au roman en vers, le monde marin ne disparaît pas pour autant de la littérature vernaculaire. On assiste plutôt à une redéfinition du rôle et des fonctions de l’univers marin dans l’économie du récit « en roman ». Il n’est plus la charpente de la construction narrative ; les tempêtes et autres pérégrinations maritimes ne viennent investir le roman que ponctuellement. Les rebondissements qu’elles permettent structurellement dans la narration antique et encore dans Apollonius de Tyr sont délaissés de manière assez radicale ; tant et si bien qu’un lecteur assidu des « romans » grecs et latins de la basse Antiquité s’exclamerait sans doute dès le xiiie siècle : « Que sont pirates devenus ? » et même encore au xve siècle : « Où sont les pirates d’antan ? ».
40La disparition des pirates et la raréfaction des épisodes maritimes semble même participer au lent processus de distinction générique qui s’amorce au xiie siècle : leur absence, ou plus exactement leur remplacement par l’errance chevaleresque, est caractéristique de ce que l’on appellera le roman. A contrario, des textes qui partageaient au départ un certain nombre de caractéristiques formelles avec ces récits de chevaliers et de merveilles, notamment les récits hagiographiques, vont continuer à recourir aux expédients de l’errance maritime, fort de la tradition latine du récit hagiographique et sans doute influencés, comme le suggérait déjà Maurice Delbouille, par le « roman » d’Apollonius de Tyr47.
41De manière significative, les romans en prose les plus liés à la tradition hagiographique (La Queste del saint Graal et L’Estoire del saint Graal, par exemple), ceux-là mêmes qui cherchent le plus clairement à se détacher de la tradition du roman en vers, ont le plus recours au monde marin pour structurer leur récit48. Les récits de voyage, dont celui bien sûr de Marco Polo, continuent d’explorer le potentiel narratif de l’errance maritime et ne seront pas sans exercer une certaine influence sur l’évolution de la forme romanesque49. Il faut aussi souligner l’influence de la Belle Hélène de Constantinople, qui renoue avec une trame maritime assez proche de celle d’Apollonius, et qui connaît un succès considérable dès le xive siècle et pour longtemps, grâce aux nombreuses éditions imprimées dans la Bibliothèque bleue. Il est facile de noter là encore les affinités de ce texte avec la tradition hagiographique.
42On remarque aussi que dans ce récit, au profil générique équivoque, comme dans la plupart des autres récits construits à partir du conte-type de la fille à la main coupée, la mer joue un rôle certes significatif, mais là encore très souvent balancé par la forêt. Ainsi, dans le Roman du comte d’Anjou, la fille fuit le désir incestueux de son père non pas en s’embarquant au port le plus proche, mais bien en s’enfonçant au plus profond de la forêt50. Même dans le roman de la Fille du comte de Ponthieu, où la navigation tient une place importante dans l’organisation narrative, les aventures de la forêt sont encore très présentes. Ainsi les brigands qui s’emparent de Thibaut – et lancent ainsi la succession de malheurs et d’enlèvements – ne sont pas des « larrons de mer », mais bien des bandits de petits chemins puisqu’ils surgissent au détour d’un étroit sentier au cœur de la forêt51.
43La présence (ou l’absence) de l’errance maritime participerait donc au mouvement de définition générique qui se constitue avec l’apparition de récits « en roman » où le pur plaisir du conte (et même le plaisir de conter) l’emporte bientôt sur le devoir de remembrance ou d’édification. Ces textes vains – et dénoncés comme tels par des contemporains – vont rapidement s’approprier le terme de roman. Dans ce mouvement de spécialisation, où le choix de la matière joue un rôle prépondérant déjà noté par Jean Bodel, le roman abandonne l’errance maritime aux autres genres (notamment aux vies de saint où la Providence résiste bien aux assauts de l’aventure).
44Le mouvement de la mer vers la terre, du roman maritime au roman de chevalerie, se fait assez tôt dans l’histoire du genre. Déjà dans Floire et Blancheflor, la tension est sensible entre la tentation de la chevauchée et le cadre initial du roman structuré par la navigation. Chrétien de Troyes – encore lui – préférera de beaucoup la forêt à la mer pour ses chevaliers, ne cédant à la structure maritime que dans Cligès, sa réplique à une autre histoire de mer, d’amour et de mort52. Dans le Chevalier au Lion, sa prédilection pour la chevauchée le conduit même à faire passer son héros du pays de Galles à Brocéliande « par montaignes et par valees, / et par forez longues et lees », sans jamais mentionner la traversée de la Manche53.
45Cette mutation dans les structures narratives d’un genre émergeant – à défaut d’être parfaitement anadyomède – peut s’expliquer sans doute, au moins partiellement, par le mouvement qui voit la production littéraire profane et vernaculaire passer du monde anglo-normand au monde bléso-champenois. Les nouveaux mécènes de Blois, de Champagne ou de Flandre, qui favorisent la production romanesque séculière à partir des années 1170, appartiennent à un monde certainement moins marqué par la mer que ne l’étaient les grands seigneurs anglo-normands54. En plus d’adapter le cadre du roman à l’univers de référence des commanditaires, l’errance chevaleresque offrait un moyen de se démarquer au roman continental qui se développe après, et parfois contre, le roman anglo-normand.
46Plus profondément, on peut supposer que le passage de l’équipée à la chevauchée en solitaire s’inscrit dans la réflexion générale sur la notion de personne qui est au cœur des débats théologiques et linguistiques de cette époque55. La crise sémiologique et épistémologique qui entoure ce que l’on a appelé, sans doute un peu vite, la naissance de l’individu56 est amplifiée par un contexte linguistique sans précédent pour l’Occident : l’unité linguistique, qui était le principal vecteur de l’identité culturelle dans l’Empire romain comme dans l’Église chrétienne primitive, est ébranlée par l’apparition de langues qui acquièrent progressivement le statut de véhicules culturels et, parallèlement, de pôles identitaires. Par définition, le roman est aux avant-postes de cette redéfinition, à la fois moteur et miroir de cette crise. Dès lors, il n’est pas étonnant de voir le roman se présenter, dès ses plus anciennes manifestations, comme le « paradis des individus » célébré par Milan Kundera. Tournant le dos à la mer pour s’enfoncer dans les profondeurs la forêt, le chevalier errant porte l’étendard d’une langue et d’une culture nouvelles qui s’éloignent progressivement de la mare magnum des Anciens pour investir de nouveaux lieux poétiques.
Notes de bas de page
1 Erwin Rohde, Der griechische Roman und seine Vorläufer, Leipzig, Breitkopf und Hartel, 1876 ; reprint de la 4e édition, Hildesheim, Olms, 1960.
2 Reinhold Merkelbach, Roman und Mysterium in der Antike, Munich, Beck, 1962.
3 Maurice Delbouille, « Apollonius de Tyr et les débuts du roman français », Mélanges offerts à Rita Lejeune, Gembloux, Duculot, 1969, p. 1171-1204.
4 Bibliotheca Hagiographica latina antiquæ et Mediæ Ætatis, Bruxelles, Société des Bollandistes, 1992 [reprint des volumes parus entre 1898 et 1901], vies n° 5443, 5453 et 5454 et Vie anonyme, éd. Étienne-Michel Faillon et Jacques-Paul Migne, dans Monuments inédits sur l’apostolat de sainte Marie-Madeleine en Provence et sur les autres apôtres de cette contrée, saint Lazare, saint Maximin, sainte Marthe et les saintes Maries Jacobé et Salomé, Petit-Montrouge, Ateliers catholiques, 1848, t. II, col. 444.
5 Historia translationis, Bibliotheca Hagiographica latina, éd. cit., vie n° 5283 ; Acta Sanctorum, III, chap. XVI-XVII, p. 353-356.
6 Les Reconnaissances du Pseudo-Clément. Roman chrétien des premiers siècles, trad. André Schneider et Luigi Crillo, Turnhout, Brepols, 1999.
7 The Anglo-Norman voyage of saint Brendan, éd. Ian Short et Brian Merrilees, Manchester University Press, 1979.
8 Sebastian Sobecki, « From the désert liquide to the sea of romance : Benedeit’s Le Voyage de saint Brendan and the Irish Immrama », Neophilologus, 87, 2003, p. 193-207.
9 Mary-Domenica Legge, « Anglo-Norman Hagiography and the Romances », Medievalia et Humanistica, 6, 1975, p. 41-49.
10 Sebastian Sobecki, art. cit., p. 205.
11 Gdansk, Bibliothèque de l’Académie polonaise des Sciences, Neue Handschr. Philologie 34. Éd. Alfred Schulze, « Ein Bruchstück des altfranzösischen Apolloniusromanes », Zeitschrift für romanische Philologie, 33, 1909, p. 226-229.
12 Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique 11097 et 11192. Éd. Charles Bertram Lewis, « Die altfranzösischen Prosaversionen des Apollonius Romans », Romanische Forschungen, 34, 1913, p. 147-150 et 274-277.
13 Vienne, Bibliothèque nationale autrichienne 3428. Éd. Michel Zink, Paris, Union générale d’éditions, coll. « 10/18 », 1982. À cela, il faut ajouter les traductions littérales du texte latin faites au xive siècle (conservée dans cinq manuscrits) et au xve siècle (manuscrit de Florence), sans compter la paraphrase du Violier des histoires romaines (éd. Geoffroy Hope, Genève, Droz, 2002) et la traduction généralement fidèle mais abrégée que donne le manuscrit de Londres.
14 « Et eurent ung dromon bien garny d’armemans et de vitailles et de tout ce que bon lui fut, et se mirent en haulte mer et eurent bon vent tant que ilz arriverent en Gresse. » Apollonius de Tyr, éd. Michel Zink, p. 70.
15 « Et entra en sa galee et passa en l’isle ou le chevalier ennemy avoit son repaire. » Ibid., p. 71.
16 « Lors print congié Apolonie, lui et ses chevaliers, et entrerent en mer et eurent bon vent, et tant firent par leurs journees qu’ilz arriverent en Anthioche. » Ibid., p. 73.
17 « » Et sçay bien qu’il envoyra querir par tout ces quatre royaumes. » Et print congié a eulx et s’en entra en mer. Et ala aux aventures pour eschever la fureur de Antyocus. » Ibid., p. 75.
18 « Lors le gouverneur de la nef dist : – « Alons en Tarce, et nous aurons bonne adventure. » Et lors firent tant qu’ilz lui arriverent. Et Apolonie yssit hors de son vaisseau et s’en ala selon le rivage de la mer. » Ibid., p. 79.
19 Chantal Connochie-Bourgne, « L’apaisement de la tempête dans la littérature médiévale : quelques exemples », dans Une Étrange Constance : les motifs merveilleux dans les littératures française et francophone, Québec, Presses de l’université Laval, coll. « Symposium », 2005.
20 « Soudainement la mer fut muee, car en peu d’eure les vents se leverent et tant que toute la face du ciel disparut et sa lumiere fut toute corrompue par le fort vent de Sole et par tempeste. » (Ibid., p. 82.)
21 Chantal Connochie-Bourgne suggère que ces syntagmes stéréotypés pouvaient signaler aux auditeurs/lecteurs le début du motif, art. cit., n. 6.
22 On notera au passage que le texte en moyen français recourt généralement à la graphie Sirène, créant ainsi une homographie maritime particulièrement riche dans le contexte.
23 « Et que il avoit esté perillié sur mer, et il avoit nom Perillié. Et ainsi fu nommé le Perillié par l’espace de deux ans. » Ibid., p. 89.
24 Appelée Tarsienne dans le roman médiéval, en référence à la terre où son père la laisse avec sa nourrice Licoride, Shakespeare la renomme Marina dans son Pericles, Prince of Tyre, adaptation significative, comme pourrait d’ailleurs l’être le nom du héros, Périclès, qui viendrait vraisemblablement d’une déformation de son surnom français de Périllé.
25 Venance Fortunat, Opera poetica, éd. Friedrich Leo, dans Monumenta Germaniæ Historia, Berlin, Weidmann, 1888, p. 148-149.
26 « Cy y avoit plusieurs chevaliers et seigneurs qui savoient bien nouer, et le roi vouloit nouer comme eulx, mais il ne savoit. Lors Apolonie gecta son costerel jus et se bouta en l’aive, et noua au plus pres du roy qu’il peut, et le servit et aprint a nouer. Et luy faisoit tant de service comme il povoit et mena le roy par trois fois oultre l’eaue a rive et le relevoit en estant. Et les chevalliers qui la estoient se esbatoient au roy et le tomboient en l’eaue, mais Apolonie le relevoit tousjours devant tous. » Apollonius de Tyr, éd. cit., p. 84-85.
27 Vatican, Biblioteca Apostolica, Palatinus, lat. 1971. Ce fragment de 1247 vers a été édité en annexe à son édition du ms. A par Wilhelmine Wirtz (Flore et Blancheflor, Francfort, Diesterweg, 1937) et dans la première édition du ms. B par Margaret Pelan (Floire et Blancheflor, Paris, Les Belles Lettres, 1937). Cette transcription n’a cependant pas été reprise dans la 2e édition (Paris, Les Belles Lettres, 1956).
28 Pour juger de l’ensemble du récit, il faut toutefois s’en remettre aux manuscrits complets qui, tels qu’ils nous sont parvenus, donnent peut-être une version un peu plus récente, composée entre 1161-1162 d’après Rita Lejeune, voire entre 1183 et 1186, si l’on en croit Huguette Legros (La Rose et le Lys. Étude littéraire du Conte de Floire et Blancheflor, Aix-en-Provence, Publications du CUER MA, coll. « Senefiance », n° 31, 1992, p. 14-18). L’hypothèse de Jean-Luc Leclanche d’une rédaction primitive vers 1150 demeure néanmoins convaincante, étant donné les allusions précoces à un poème de Floris (notamment dans l’Ensenhamen de Guiraut de Cabreira) et l’essaimage rapide des traductions dans l’Europe médiévale.
29 À côté de la première version, qualifiée abusivement d’« aristocratique », depuis Du Méril, il existe aussi une seconde version (traditionnellement – et tout aussi abusivement – qualifiée de « populaire »), identifiée dans le manuscrit unique qui nous l’a conservée (BnF fr. 19152) comme le Roman de Floire et Blancheflor (éd. Margaret Pelan, Paris, Ophrys, 1975).
30 Ms. A : « O sa nef ot la mer passee, / En Galisse fu arrivee » (v. 59-60) ; ms. B : « A navie fu mer passez / En Galice estoit arrivez » (v. 59-60).
31 « Un rois estoit issus d’Espaigne » (ms. A et B, v. 57). L’incohérence se retrouve dans la seconde version où il s’agit toujours d’un roi d’Espagne (v. 21) qui persiste à faire appareiller un navire pour traverser jusqu’en Galice (v. 38) et qui porte même le patrimoine maritime jusque dans son nom puisque de Félix/Fénix il devient Galérien (v. 39) ! La convention ne tient toutefois pas ici à l’association, courante dans les plus anciennes chansons de geste, entre Sarrasins et monde marin, puisque l’attaque des païens contre les pèlerins se fait au contraire à partir de la montagne, en opposant la dynamique ascendante des pèlerins venus de la plaine au dévalement des hordes sarrasines cachées dans la montagne : « Et cil en vont en la montaigne / Gardent aval parmi la plaigne / Pelerins voient qui montoient / La montaigne que il gardoient » (ms. A, v. 85-88). À quelques variantes graphiques près et en remplaçant gardoient par guetoient au v. 88, la version du ms. B est identique. La seconde version est plus économe, mais elle mentionne néanmoins que : « Sarrazin sont en la montaigne » (v. 127).
32 Cette méconnaissance est d’autant plus surprenant de la part de copistes picards et franciens puisqu’au moment de la composition du texte, la Sicile était sous domination normande (Roger II conquit le duché de Naples et les Abruzzes en 1140) et qu’au moment de la copie des manuscrits (en 1288 pour le manuscrit A, au début du xive siècle pour le manuscrit B), bien que récemment chassés de Sicile, les Français gardaient le contrôle du royaume de Naples à travers la dynastie angevine.
33 Cette légende a été transmise au Moyen Âge par Pline l’Ancien : « litore autem Neapolis, Chalcidensium et ipsa, Parthenope a tumulo Sirenis appellata », Histoire naturelle, livre III, éd. Hubert Zehnacker, Paris, Les Belles Lettres, 2004, § 62.
34 Cette leçon se trouve aussi dans B : « es terres qui dela sont », v. 1168.
35 Une variante du ms. B atteste le sentiment du scribe médiéval que l’errance caractérise bien l’histoire des deux enfants puisqu’il choisit le pluriel en résumant le discours de Floire : « Et dist conment ils ont erré / Des ice jour qu’il furent né » (v. 2838-2839), là où le ms. A préférait le singulier (« Et dist comment il a erré / Des icel jour que il fu né », v. 3085-3086).
36 Huguette Legros, op. cit., p. 48-62.
37 « Est le vus venuz al chastel / De Muntorie ki mult est bel », V, v. 195-196 ; « Es les vos venus au castel / De Montoire, le fort, le bel », A/C, v. 361-362.
38 Ms. A, v. 78, v. 1422 auquel le ms. B ajoute deux autres mentions, v. 1167 et 1175.
39 « Aprés i est com ses maris / Le siut par mer, d’ire maris, / Et l’os des Grius com il nagoit / Et Agamemnon qu’il menoit. » (ms. A, v. 461-464). « Et tres bien mostroit la painture / L’amor Paris et la grant cure, / Com il ses nés aparilloit / Et com por li par mer nagoit » (ms. A, v. 487-490).
40 « Toute ert la tombe neelee, / De l’or d’Arrabe bien letree. / Les letres de fin or estoient, / Et en lisant çou racontoient : / “Ci gist la bele Blanceflor, / A cui Flores ot grant amor” » (ms. A, v. 662-667).
41 Tout l’épisode, depuis la ruse du sénéchal jusqu’à l’incinération de son cadavre (seconde version, v. 341-1293), est une addition de la seconde version, manifestement influencée par le Tristan, ce dont témoigne l’épisode du bûcher où Blancheflor est sur le point de périr quand Floire surgit et interrompt l’exécution.
42 Apollonius de Tyr (version de Vienne), éd. cit., p. 83.
43 Jill Tattersall a fait la même observation en comparant l’Énéide et l’Énéas : « Although the Roman d’Énéas (c. 1160) takes its basic matter from the Aeneid, in it the themes of voyage, exploration and discovery seem peripheral. […] Information about the voyage and details of harbours, terrain and climate serving to distinguish one port of call and one episode from another are in the main limited. » Jill Tattersall, « Expedition, Exploration and Odyssey. Extended voyage themes, and their treatment in some early French texts », Studies in Medieval French Language and Literature presented to Brian Woledge in honour of is 80th Birthday, Genève, Droz, 1987, p. 203.
44 Ce même contrepoint forestier aux épisodes maritimes se trouve dans Parthonopeus de Blois où l’action romanesque est lancée par la traversée sur la nef sans équipage, mais où le désert des Ardennes offre un autre cadre à l’errance, en contrepoint au désert liquide.
45 Floire et Blancheflor, ms. A, v. 3332-3338 ; ms. B, v. 3030-3035.
46 « A mauvais port les ariva / Fortune et Male Destinee », Benoît de Sainte-Maure, Le Roman de Troie, éd. Léopold Constans, Paris, Firmin-Didot, 1908, t. IV, v. 28614-28615.
47 On a rapproché de longue date Apollonius de Tyr et la Vie de saint Eustache, Guillaume d’Angleterre et le miracle du seigneur de Marseille inséré dans une vie française de Marie-Madeleine. Les érudits du xixe siècle ont été tout aussi prompts à noter que la chanson de Jourdain de Blaive est très nettement influencée par Apollonius (on y retrouve même les pirates qui font généralement si cruellement défaut après 1160). Il n’est sans doute pas innocent que cette chanson, comme celle d’Ami et Amile, qui en est la continuation, constitue dans le corpus épique un cas particulièrement intéressant de rencontre entre hagiographie et chanson de geste.
48 Voir, dans ce volume, les contributions d’Ollivier Errecade et d’Anne Berthelot.
49 Percy Adams, Travel Literature and the Evolution of the Novel, Lexington, The University Press of Kentucky, 1983.
50 Le Roman du Comte d’Anjou, éd. Mario Roques, Paris, Champion, 1931, v. 523-1042.
51 La Fille du comte de Ponthieu, versions du xiiie et du xve siècle, éd. Clovis Brunel, Paris, Champion, 1923, chap. XIV.
52 Sans compter Guillaume d’Angleterre, dont l’attribution à Chrétien ne fait toujours pas l’unanimité, et dont on a signalé plus haut la parenté avec le modèle hagiographique.
53 Chrétien de Troyes, Le Chevalier au Lion (Yvain), Paris, Champion, 1960, v. 763-764.
54 Le rôle que la mer conserve dans le modèle hagiographique pourrait peut-être s’expliquer par l’importante production hagiographique qui se maintient vigoureusement dans l’espace Plantagenêt jusqu’au xiiie siècle.
55 Sur cette question complexe, au cœur du débat historiographique depuis les années 1970, voir dans une abondante bibliographie les mises au point de Carolyn Bynum, « Did the Twelfth Century Discover the Individual ? », Journal of Ecclesiastical History, 31, 1980, p. 1-17 ; repris dans Jesus as Mother : Studies in the Spirituality of the High Middle Ages, Berkeley, University of California Press, 1982, p. 82-109 et de Jean-Claude Schmitt, « La « découverte de l’individu » : une fiction historiographique ? », La Fabrique, la Figure et la Feinte. Fictions et statuts de la fiction en psychologie, Paris, Vrin, 1989, p. 213-236 ; repris dans Le Corps, les rites, les rêves, le temps. Essais d’anthropologie médiévale, Paris, Gallimard, 2001, p. 241-262, ainsi que l’ouvrage d’Aron Gourevitch, La Naissance de l’individu au Moyen Âge, traduction française Paris, Gallimard, 1995.
56 Pour une interprétation générale dans ce sens, à partir de l’exemple particulier de l’emploi des sceaux au xiie siècle, voir l’article très riche et très stimulant de Brigitte Miriam Bedos-Rezak, « Medieval Identity : A sign and a Concept », American Historical Review, 105/5, 2000, p. 1489-1533 et l’ouvrage collectif qu’elle a co-dirigé avec Dominique Iogna-Prat, L’Individu au Moyen Âge, Paris, Aubier, 2005.
Auteur
Université de Montréal, Canada
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