La mer dans le Roman de Troie : les aventures d’Ulysse au Moyen Âge
p. 79-93
Texte intégral
1Dans un roman qui raconte les événements guerriers d’une grande puissance maritime, tel le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure, la mer représente avant tout l’espace qui relie ou sépare un monde de conquérants – le monde grec en ce cas – d’un monde à découvrir et à assujettir. Il n’est pas sans intérêt que Benoît confère à Jason, qui ouvre, avec son expédition à la conquête de la Toison d’or, le récit des aventures romanesques de son poème, une primauté jusqu’alors inconnue : il fut, dit-il, le premier marin de l’histoire1 (v. 913-920). Jason aurait ainsi ouvert un immense chapitre de l’histoire de notre civilisation, pionnier dans l’exploration de ce monde marin, le bassin méditerranéen, sur lequel la Grèce ancienne imposera pour des siècles son pouvoir et sa civilisation. Mais la mer dans le Roman de Troie acquiert de multiples significations, qui vont au-delà de la signification historique.
2Sur le plan littéraire, la mer est l’élément qui soude la structure narrative du roman. Les voyages maritimes des héros marquent le passage d’une partie à l’autre du poème et ils enchaînent les trois importantes traditions mythiques de l’Antiquité qui y confluent : celle des Argonautiques, celle de l’Iliade et celle de l’Odyssée, ou pour mieux dire, celle des Nostoi, l’histoire du retour des héros grecs à leurs pays.
3Plusieurs aspects pourraient ainsi faire l’objet d’une étude sur la mer dans le Roman de Troie, mais la présence d’Ulysse, héros emblématique de l’homme qui se confronte à la mer, impose l’analyse de ses aventures, qui dévoilent un monde marin bien intéressant et significatif2.
4Le voyage d’Ulysse s’insère dans la dernière partie du poème, quand, la ville de Troie désormais détruite, les Grecs s’embarquent pour retourner à leurs pays. C’est dans cette partie du roman que la mer, toile de fond jusqu’alors, devient nettement protagoniste et s’impose aux héros grecs, qui ne pourront que très difficilement revenir chez eux.
5Pour les aventures marines d’Ulysse, comme pour toute la section Retours, Benoît s’inspire de Dictys de Crète, l’auteur des Ephemeridos belli troiani3. Ombre estompée de l’ancien poème grec, l’épitomé latin détruit la solide structure qui anime les merveilleux vers d’Homère et ce qui survit n’est qu’un sec canevas narratif. Le voyage d’Ulysse est raconté en 30 lignes environ4, une sorte de liste des étapes qui le constituent.
6Maître dans l’art de l’amplificatio, Benoît, tout en respectant strictement sa source, crée un riche épisode de presque 1 000 vers. D’autres sources y ont probablement conflué, car la légende d’Ulysse, malgré l’oubli dans lequel Homère était tombé dans l’Occident médiéval, survivait dans de nombreuses versions aussi bien latines que vernaculaires5.
7Le lecteur du Roman de Troie, à ce point de l’histoire, connaît déjà largement Ulysse. Voici comment Benoît l’a présenté dans sa galerie de personnages :
De grant beauté, ço dit Darès,
Les sormontot toz Ulixès.
N’ert mie granz ne trop petiz,
Mout par ert de gran sen guarniz.
Merveilles esteit beaus parliers,
Mais en dis mile chevaliers
N’en aveit un plus tricheor :
Ja veir ne deïst a nul jor.
De sa boche isseit granz gabeis,
Mais mout ert saiges et corteis.
(Roman de Troie, v. 5201-5210)
8Ulysse garde naturellement le trait qui le caractérise depuis sa naissance : l’intelligence, le grant sen. Mais, maître dans l’art de parler, il n’emploie son intelligence que pour trichier et gaber. Benoît s’insère ainsi dans la tradition des nombreux auteurs qui considèrent ce personnage comme mensonger et tricheur. Cela n’empêche pas l’auteur de conclure son portrait en soulignant sa sagesse et sa courtoisie. Comment un chevalier pouvait-il être tricheor, sage et courtois à la fois ? Le personnage révèle donc déjà, dans sa première apparition, la complexité qui le caractérise.
9Dans la guerre de Troie, Ulysse ne manque pas d’exploits guerriers, mais il se distingue surtout pour ses astuces et son extraordinaire habileté dans les discours. C’est à lui qu’on confie régulièrement la tâche de persuader, et c’est son stratagème, qu’il soit jugé moral ou immoral, qui permettra aux Grecs de détruire la ville de Troie. Sa moralité douteuse est soulignée par les nombreuses actions honteuses qui lui sont attribuées. La plus frappante, sans ignorer les problèmes d’incohérence que l’épisode pose6, est sans doute l’ignoble meurtre de Palamède. Le sévère jugement de Benoît sur son personnage est prononcé par Télamon, dans la dispute du Palladium (v. 2669326722). Ulysse, qui est dit trichiere e decevere e losengiere, est violemment accusé d’être responsable de la honte qui couvrira les Grecs à jamais pour avoir conquis la ville de Troie par un vil subterfuge.
10Mais quand Ulysse prend la mer, Benoît change complètement d’attitude par rapport à son héros. Le protagoniste des aventures marines semble maintenant presque en contraste avec le héros qu’on a connu avant. On ne peut pas ignorer que la source de Benoît a changé : Darès, qui inspire la première partie du poème, nettement pro-troyen, a laissé la place à Dictys, nettement pro-grec. Mais cela n’explique qu’en partie la question. Comme on verra, le voyage marin d’Ulysse transforme profondément notre personnage.
11L’Odyssée de Benoît se compose de deux parties : la première (v. 2854929078) raconte les Apologoi, le récit du voyage marin jusqu’à son retour à Ithaque ; la deuxième (v. 29815-30300) raconte comment notre héros termine ses jours.
12En respectant une tradition qui remonte à Homère, c’est Ulysse même qui raconte son voyage marin. Avec deux bateaux d’emprunt, il arrive en Crète où le roi Idoménée l’accueille et lui demande de raconter ses aventures.
13Le voyage d’Ulysse se compose de sept étapes, assez inégalement développées. Benoît se débarrasse vite des deux premières, Mirne et Lothophagos, en disant simplement qu’Ulysse n’eut en ces lieux ni dommage ni tort. Il lui épargne ainsi les difficultés d’affronter les Kikones et les mangeurs de lotus.
14C’est à ce point que Fortune et Male Destinee interviennent, en poussant Ulysse hors de sa route, à la suite d’une violente tempête. Les difficultés pour notre héros commencent ici.
15L’intervention des dieux dans le destin humain est une question assez complexe, qui concerne la légende de Troie depuis ses origines. Dans les poèmes homériques, les dieux influent de manière très importante sur les actions des hommes : ils conditionnent la conduite des héros, ils agissent même directement sous l’apparence humaine, au point qu’il est difficile d’établir si les actions naissent de la volonté humaine ou de la volonté divine. C’est justement un des reproches que Benoît adresse à Homère dans son prologue (v. 45-74), qui le mènera à choisir des sources qu’il estime plus fiables.
16Le roman médiéval de la guerre de Troie efface alors l’intervention divine dans le déroulement de la guerre et les hommes acquièrent le droit d’agir de manière autonome. Mais le monde marin reste, en revanche, le domaine indiscutable de l’intervention des dieux. C’est à travers la mer qu’ils manifestent leur pouvoir et conditionnent les actions humaines.
17La mer intervient ainsi dans le Roman de Troie sous ses multiples aspects. La mer calme et le vent favorable marquent les traversées marines de Jason et celle des Grecs dans leur première expédition à Troie. Sur le plan formel, pour chanter la mer tranquille, Benoît a recours à un début printanier suivi de peu de vers qui disent les éléments propices. La mer révèle en outre une correspondance avec les aventures humaines, le voyage marin introduit et laisse présager les événements à suivre : à une traversée sans difficulté correspond une conquête sans effort.
18Mais c’est la tempête qui inspire les vers marins les plus beaux de Benoît. Régulièrement déchaînée par la colère d’un dieu, elle introduit aux entreprises difficiles, jusqu’à les empêcher complètement, sorte d’épave narrative de l’intervention bien plus importante et directe des dieux dans les poèmes anciens7. Plutôt que les dieux, ce sont en fait les déesses qui règlent la mer de Benoît. Diane, vexée de ne pas avoir reçu de sacrifices propitiatoires lors du départ des Grecs pour la deuxième expédition à Troie, les oblige, par une violente tempête, à revenir à Athènes (v.5928-5976). Mais c’est Minerve qui déchaîne la tempête la plus violente du poème, véritable chef d’œuvre de la description de la mer furieuse, qui causera le désastreux naufrage d’Ajax (v. 27567-27670). Bien plus cruelle que Diane, elle venge ainsi la violation de son temple par les Grecs.
19La mer du Roman de Troie demande même des sacrifices humains. Les Furies réclament, encore par une violente tempête, la vengeance d’Achille. Seul l’atroce décollement de la belle Polyxène, victime innocente, calmera les éléments et les Grecs pourront ainsi entreprendre leur voyage de retour (v. 26241-26590).
20Or, la tempête d’Ulysse, à la différence des autres tempêtes du poème, n’est pas déchaînée par la colère d’un dieu. L’Ulysse de Benoît n’est plus l’Ulysse d’Homère, qui avait suscité, en aveuglant Polyphème, la colère de Poséidon. L’Odyssée se configure en fait comme la lutte d’Ulysse, désireux de retourner à Ithaque, contre le dieu de la mer qui l’en empêche. Athéna, déesse protectrice de notre héros, n’y peut rien, ni même Zeus.
21Les déesses qui s’opposent à notre Ulysse en le détournant de sa route vers Ithaque, sont Fortune et Male Destinee, les divinités qui gouvernent la contingence, le hasard, la roue de la vie humaine. L’Ulysse de Benoît, malgré ses nombreux méfaits, ne doit pas payer les conséquences d’une conduite contraire à la volonté d’un dieu, mais comme tout homme au monde, il doit se confronter à son destin, parfois défavorable. Les péripéties marines d’Ulysse se dessinent ainsi comme les péripéties de la condition humaine.
22Ulysse est surpris par deux jours d’orage contralios, lait e oscur e tenebros – survivance des deux jours d’orage homériques – qui le poussent en Sicile.
23La transformation que subit l’épisode de Polyphème par rapport à la version homérique est radicale. Il perd sa fonction fondamentale dans la narratio et surtout il perd tout son pathos et sa beauté. Il n’y a que l’onomastique à évoquer vaguement les protagonistes homériques, mais l’histoire est méconnaissable, et fort banale pour un lecteur moderne. Ulysse est accueilli par les rois Lestrigonain et Ciclopain, et par leurs fils Antiphaz et Poliphemus. Son compagnon grec Alphenor tombe amoureux d’Arenain, soeur de Poliphemus. Leur amour est empêché par le roi et la fille est gardée jour et nuit. Alphenor alors l’enlève, mais il sera obligé de la rendre, despucelee e empreigniee, à sa famille. Les Grecs n’ont d’autre choix que de s’enfuir.
24L’événement crucial de l’Odyssée, l’aveuglement de Polyphème par Ulysse, devient un fait accidentel. Dans le chaos de la fuite, Ulysse crève l’œil du cyclope : Ço fu par estrange aventure, Quar la nuit esteit mout oscure (v. 28693-28694), se justifiera Ulysse.
25L’Ulysse d’Homère, poussé par son intarissable désir de connaissance, avait dû affronter en Sicile un monde inconnu de redoutables géants, sauvages et cannibales, il avait dû employer son extraordinaire intelligence, pour se sauver de mort certaine, contre le fils d’un dieu, en provoquant sa colère. De nature bien différente sont les difficultés que l’Ulysse courtois doit surmonter. La Sicile est la première des trois étapes qui le porteront à se confronter aux différentes formes de danger érotique.
26Chez Benoît, on le voit au long de tout le roman, l’amour n’est jamais sans conséquences. Les amants du Roman de Troie – Jason et Médée, Hélène et Pâris, le triangle Briseïda, Troïlus et Diomède, Achille et Polyxène – nous avaient déjà appris les risques qu’il cache. Ici, l’amour mène à violer les lois sociales, l’interdit du roi et jusqu’aux règles de l’hospitalité.
27Les Grecs, obligés de s’enfuir, sont encore surpris par une tempête, qui les mène maintenant dans les isles d’Eoli, terre de Circé et de Calipsa. Benoît associe dans une même description les deux femmes, reines des mêmes îles, et surtout redoutables maîtresses d’une dangereuse forme érotique. Femmes de beauté extraordinaire et de mœurs faciles, les deux dames n’avaient pas de mari légitime, comme l’explique Benoît :
Ço dit e conte li Autors,
Qu’eles n’aveient pas seignors,
Mais li repaire des erranz
Qui par mer erent trespassanz
Jo di reis, princes e demeines -
Erent por eles en teus peines
Que mieuz vousissent estre morz.
(Roman de Troie, v. 28714-28719)
28Les malheureux navigateurs de passage, qui relâchaient dans leurs ports, avaient bien des raisons de le regretter. Une belle analogie marine enrichit de détails les conséquences funestes de l’amour de ces femmes :
Griefment vendeient lor amors.
Legiers esteit periz de mer
Avers le lor a trepasser.
Tot devoroënt, tot preneient ;
De rien vivant merci n’aveient,
Que maint riche home e maint manant
Faiseient povre e pain querant.
(Roman de Troie, v. 28736-28742)
29L’analogie associe l’amour de ces femmes aux périls des monstres anthropophages, anticipe en fait Scylla et Charybde qu’Ulysse rencontrera plus loin.
30Les dangers naturellement implicites dans la nature féminine – la misogynie de Benoît a été déjà mise en évidence dans de nombreuses études – s’amplifient chez ces deux femmes dans leur nature de magiciennes : au moyen de leurs sortilèges, elles obtiennent l’amour de leurs victimes, en les laissant sans reison ne sen. Leur amour est ainsi une sorte d’hyperbole de l’amour funeste, qui porte à la perte absolue de la volonté et de la raison. Ce n’est pas fine amor, souligne, bien sûr, Benoît, mais traïson e decevance. Ulysse succombe pendant quelque temps à leurs enchantements, puis il révèle un aspect de sa personnalité jusqu’à maintenant inconnu : sa connaissance des arts magiques.
31Dans sa longue carrière littéraire, le personnage d’Ulysse n’avait jamais présenté cet aspect. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le remarquer à propos de la figure de Médée8, pour Benoît la magie constitue une partie de la science et du savoir. C’est la theurgia des néoplatoniciens, de Porphyre et de son disciple Jamblique, forme suprême de la connaissance, qui approche l’homme de la divinité. La figure du prêtre, dépositaire, entre autres, du savoir magique, et celle du philosophe se superposent dans l’élévation néoplatonicienne de l’âme vers le bien. Ulysse est maître dans les arts magiques et n’est sur ce point nullement inférieur à Circé : S’el sot des arz, il en sot plus (v. 28775), dit Benoît, et plus loin il renforce encore cette idée en disant que Circé est un Maistre [qui] a trové a sa mesure (v. 28791). Ulysse, grâce à ses vertus de magicien, arrive à se soustraire aux enchantements de Circé, enceinte à l’insu de notre héros, et part9. Une aventure analogue l’attend chez Calypsa, sorte de double de Circé, qui mêlera encore les sortilèges aux délices d’amour et retardera le départ d’Ulysse d’un an.
32La Nékya, la catabase d’Ulysse, située au milieu de son voyage, ne survit que comme une visite a uns oracles precios. Si l’épisode n’est que très brièvement raconté par Benoît, qui y consacre seulement une dizaine de vers, il n’est pas pour autant moins significatif dans le voyage d’Ulysse. L’oracle n’a pas de nom, donc le lecteur ne l’identifiera pas avec Tirésias, bien connu pourtant au Moyen Âge. Dans ce bref passage, Ulysse acquiert la connaissance de ce qui normalement n’est pas donné de connaître aux hommes : il apprend le mystère de la vie après la mort.
La voust saveir que deveneient
Les ames que des cors eisseient.
Ço qu’il enquist sot e oï […]
(Roman de Troie, v. 28835-28837)
33Voici qu’Ulysse devient le dépositaire d’un savoir téléologique qui l’élève désormais dans le cercle des hommes qui relient l’être humain à la divinité.
34Quand il reprend la navigation, Ulysse doit affronter ce que Benoît présente comme le péril le plus redoutable de la mer : les sirènes. Les vers de Benoît fleurissent, comme toujours, à partir d’une indication très lapidaire de Dictys - […] post quae adpulsus Sirenarum scopulis, ubi per industriam liberatus sit10 […] - et nous donnent une version bien médiévale de notre épisode. Ulysse au Moyen Âge affronte les sirènes de manière profondément différente par rapport à l’Ulysse de l’Antiquité. Les sirènes ont en fait beaucoup changé depuis les temps d’Homère et Ulysse aussi.
35L’épisode d’Ulysse et les sirènes, au chant XII de l’Odyssée, est la première attestation aujourd’hui connue de ces hybrides. Chez Homère, c’est Circé qui met Ulysse en garde contre les sirènes et surtout, qui lui donne des instructions précises pour pouvoir résister à leur charme : il devra boucher les oreilles de ses compagnons par de la cire et lui, il pourra écouter leur chant, mais à condition d’être solidement attaché au mât du navire. C’est ainsi qu’Ulysse peut, unique au monde, raconter le chant des sirènes.
36L’Odyssée nous dit peu sur la nature de ces êtres. C’est par d’autres attestations littéraires et par l’iconographie, très riche, que nous savons qu’il ne s’agit pas de créatures marines, mais de femmes-oiseaux. Il nous est même impossible d’établir de quelle manière meurt celui qui n’arrive pas à se soustraire à leur voix enchanteresse et maléfique.
37Un aspect caractérise les sirènes d’Homère : elles sont omniscientes et douées de vertus fabulatrices. Elles connaissent tout ce qui se passe sur terre. Elles connaissent Ulysse, l’appellent par son nom et le flattent en promettant de lui chanter le poème de ses exploits, de lui chanter en fait l’Iliade. Les délices sensuels, qui se manifestent dans la beauté de leur chant, se mélangent étroitement aux délices intellectuels, du savoir et de la poésie.
38Quand l’épisode parvient à Benoît, des siècles se sont écoulés. Les sirènes sont devenues des femmes-poissons et la séduction maléfique qu’elles exercent sur l’homme est désormais surtout, peut être exclusivement, de nature érotique11. À la différence des sirènes d’Homère, celles de Benoît ne sont pas dépositaires d’un savoir suprême. Leur pouvoir est dans leur voix, qui sont angeliaus. Le mal se dissimule, et il est d’autant plus dangereux qu’il prend des accents célestes. Le mal prolifère : les sirènes qui attaquent Ulysse sont au moins cinq cents.
39Mais comment Ulysse affronte-t-il ces créatures ? L’homme de l’Antiquité, pour se soustraire à leur séduction, n’a que le choix entre ne pas écouter leur chant, comme les compagnons d’Ulysse, qui ont les oreilles bouchées de cire (Orphée couvrira leur chant par le son de sa lyre) ou l’écouter, mais lié au mât du navire, empêché donc de suivre sa volonté suicidaire. L’homme de l’Antiquité ne peut pas résister de sa propre force à ces créatures maléfiques.
40Ce n’est plus ainsi pour l’Ulysse médiéval. Voici ce que les vers de Benoît disent :
La covint Ulixès passer,
La en oï chanter cinc cenz ;
Mais il fist teus enchantemenz,
E si grant art e tel maistrie
Que uns sous de sa compaignie
Nes pot oïr ne n’i guarda
Ne por eles n’entreoblia
Son cors verai e dreiturier.
(Roman de Troie, v. 28858-28865)
41Ulysse n’a plus besoin d’être attaché au mât pour résister au charme des sirènes. Il possède le savoir qui lui permet de résister à la voix enchanteresse de ces femmes. Il se sauve encore grâce à ses enchantemenz, à son art et sa maistrie et, guide pour son équipage, il sauve tous ses compagnons avec lui. Ulysse se construit, au fur et à mesure qu’il procède dans son voyage, de plus en plus comme la figure du Sauveur.
42Le manuscrit BnF, fr.782 devient alors spécialement intéressant12. L’épisode d’Ulysse et les sirènes, motif très répandu dans l’iconographie de l’Antiquité13, n’a pas eu la même fortune au Moyen Âge. Ce manuscrit padouan comporte, avec son homologue conservé à Vienne14, la seule miniature illustrant l’épisode dans la tradition troyenne médiévale (fig. 1). C’est assez étonnant, si on considère que les sirènes sont, en revanche, un motif décoratif très répandu15.
43Cette miniature traduit explicitement en image ce que le texte de Benoît ne dit qu’entre les lignes. L’artiste représente six sirènes à deux queues de poisson, qui lèvent leurs bras vers les navires. Ulysse diffère nettement de sa représentation classique. Ce n’est plus l’image du marin, le corps crispé dans l’élan de se délivrer des liens qui l’attachent au mât, comme on peut le voir dans le stamnos bien connu conservé au British Museum. Ulysse est ici le Christ. Le mât du navire (évocation de la croix) derrière lui, il regarde les sirènes d’un visage séraphique, qui montre sa profonde imperturbabilité face aux tentations.
44La lecture christologique de la figure d’Ulysse n’est pas nouvelle16, au contraire, cette tradition remonte déjà au ier siècle. Ulysse est dans l’Odyssée d’Homère un exemple de force, de prudence et de patience. Cela plaisait déjà aux stoïciens et aux Pères de l’Église, qui le rapprochent alors directement du Christ. C’est justement l’iconographie relative à cet épisode des sirènes qui permettait à ces auteurs une assimilation très immédiate d’Ulysse lié au mât du navire avec le Christ sur la croix. Cette idée passe par Plutarque, par Paulinus de Pella, par Fulgence, et d’autres encore et arrive enfin au Moyen Âge où on la trouvera dans les Gesta Romanorum et, naturellement, dans l’Ovide moralisé, qui allégorise le récit ancien et identifie Ulysse au Christ, qui est sapience.
45La partie du voyage qui soumet Ulysse aux épreuves de l’amour se termine ici. Circé, Calipsa et enfin les sirènes tentent infiniment notre héros. Mais Ulysse, stoïquement, résiste. Les souffrances de son voyage marin ont transformé l’homme tricheur et mensonger, l’homme sans morale, en homme sage et savant. Son savoir et sa capacité de faire face aux périls et surtout aux tentations, lui ont conféré une sainteté, qui le rapproche du Christ.
46Mais les aventures d’Ulysse ne sont pas encore terminées. S’il survit sans problèmes aux sirènes, Scylla et Charybde causeront en revanche bien plus de dégâts :
Conte qu’il fu près de sa fin
Entre Sillan e Caribdin,
La ou sont li nombril de mer,
Que rien ne puet outre passer :
De quinze liuës o de plus,
N’est rien que ne vienge al pertus,
Al gofre e al sorbissement.
Rien n’eschape d’icel torment :
La entre mer jusqu’en Abisme,
E puis resaut sus par meïsme
De tel aïr que jusqu’as nues
En sont les granz ondes venues.
(Roman de Troie, v. 28878-28886)
47Scylla, assimilée à Charybde, perd chez Benoît son identité. C’est pourtant étonnant, si on considère qu’Ovide dans les Métamorphoses, que Benoît connaît bien, raconte comment Circé, jalouse de Glaucos, transforme la belle Scylla en épouvantable monstre marin, torse de femme se terminant par une ceinture de six chiens voraces. La très belle sculpture en marbre, retrouvée dans la grotte de Tibère à Sperlonga en est une extraordinaire représentation. Ovide raconte encore que pour se venger de Circé, Scylla dévora les compagnons d’Ulysse. Elle fut après transformée en rocher. Scopulum quoque navita vitat, conclut Ovide17.
48Scylla et Charybde ne sont ici que des tourbillons. La mer vorace, qui engloutit, qui dévore, qui déchaîne sa nature anthropophage est l’essence de ces deux monstres marins. L’engin et la sagesse d’Ulysse n’y peuvent rien. La mer – qui représente ici probablement, comme pour les néoplatoniciens, la matière ou les passions – montre toute sa force et engloutit la moitié des navires et des compagnons d’Ulysse.
49L’enlumineur du manuscrit de Padoue, se détache de Benoît et amplifie le texte, en le rattachant à la tradition de l’Antiquité. Il évoque Ovide – ou, peut être, si on considère la datation de ce manuscrit, l’Ovide moralisé – et représente Scylla comme un rocher (fig. 2).
50Ulysse rencontre alors un dernier obstacle : les Fenices, un peuple de pirates, qui attaquent les navires et dépouillent les Grecs de tous leurs biens. Il connaît l’emprisonnement et échappe de peu à la mort. Il sera enfin délivré, mais dans la pauvreté la plus complète. Au-delà de la connotation réelle – les pirates infestent la mer médiévale – l’importance de l’épisode est probablement dans ce dépouillement d’Ulysse de tout ce qu’il possède. La pauvreté n’est que la touche finale d’un portrait qui aboutit à la sainteté.
51Le voyage marin d’Ulysse, en révélant encore l’influence du néoplatonisme dans l’œuvre de Benoît18, se configure ainsi comme un parcours ascétique, qui conduit à la rédemption de notre héros. Le monde marin qu’il traverse est l’espace de la conquête individuelle de la vertu, le voyage marin est le parcours à travers ses différentes épreuves qui se termine par la catharsis. Le personnage d’Ulysse, tricheur et mensonger, héros négatif qu’il était au début du roman, devient, dans ce voyage marin, un modèle de saint, à l’image du Christ.
52Ulysse retourne enfin à Ithaque, où, après avoir tué les prétendants de Pénélope, il pourra rétablir son pouvoir. Le parcours ascétique qu’il a accompli confère de la sacralité à la royauté reconquise. Ulysse est désormais un roisaint19. Il gouvernera sagement, retrouvera l’amour de sa femme – qui De fin cuer e de bone amor Ama toz jorz puis son seignor (v. 29037-29038) - et jouira, pendant quelque temps, d’une Fortune favorable20.
53Mais l’ordre ne va pas durer longtemps. La mer revient et non sans conséquences. Eugammon de Cyrène avait raconté, dans sa Télégonie, comment le héros finit ses jours21. Son récit, à travers Dictys, survit chez Benoît, qui nous raconte ce qu’Homère ne dit pas. Le fils engendré avec Circé, ce fils dont Ulysse ne connaissait pas l’existence, arrivera à Ithaque pour connaître son père et avant même de pouvoir se reconnaître, le père et le fils engageront un combat qui blessera gravement Télégonus et mènera Ulysse à la mort. Pendant son agonie, Ulysse apprendra l’existence de ce fils qui a traversé la mer sur un bateau pour aborder à son île, un bateau ayant comme signe distinctif une torete en os de peisson, emblème de l’île de Circé.
54C’est la torete qu’Ulysse avait vu dans son rêve prémonitoire – variante d’une tradition également riche de sens qui voulait qu’Ulysse meure tué par une épine de poisson – qui symbolise la mer qui revient, les moments de faiblesse pendant le voyage marin qui ne peuvent pas rester sans conséquences pour notre héros.
55La mort et la sépulture d’Ulysse sont dignes d’un grand roi :
Treis jorz vesqui e neient plus :
Ensi morut, com vos oëz.
Mout par estet granz sis aez,
Main jor e main an ot vescu :
Por quant si ert de tel vertu
E de grant force ancore al jor.
Seveliz fu a grant honor.
En Achaie l’en ont porté :
La fu enoint e embasmé,
La li firent un bel tombel
Qu’en tot li siegle n’ot si bel.
A merveilles jut hautement ;
Plainz e plorez fu longement.
(Roman de Troie, v. 30250-30262)
56En évoquant encore le modèle christique, l’agonie dure trois jours. Dans les derniers vers que Benoît lui consacre, Ulysse devient un modèle de roi fort, sage et vertueux, immortalisé par la richesse de son monument funéraire.
57Ses fils sauront rétablir la paix et la prospérité, après ce parricide bouleversant. Télémaque régnera quatre vinz ans à Ithaque et Télégonus, après avoir soigné la blessure reçue par son père, reviendra à sa terre natale, pour la joie de Circé qui le croyait mort, et régnera sur son île pendant soixante ans encore.
58La cour des Plantagenêt, où le roman naît, connaissait bien la difficulté de la succession, le parricide, la lutte des fils contre les pères22. Sans doute le final de Benoît n’était-il pas sans implications politiques, et cela ouvre encore de nouvelles perspectives de recherche sur le sens de cette figure d’Ulysse.
59Benoît termine son immense poème par la mort de son Ulysse médiéval. Il achève ainsi son dessin romanesque, qui ouvre la narration par les aventures de Jason, héros de la mer, responsable de la guerre de Troie, et le conclut sur les aventures de son double, Ulysse, héros de la mer, responsable de la destruction de la ville. La mer enveloppe ainsi le Roman de Troie et révèle sa riche senefiance.
Notes de bas de page
1 Toutes les références et les citations sont relatives à l’éd. L. Constans, Paris, Didot (SATF), 6 vol., 1904-1912.
2 La figure d’Ulysse de Benoît a fait l’objet d’une belle étude de A.M. Babbi, « L’Ulisse medievale tra romanzo e allegoria », Ulisse da Omero a Pascal Quignard., Verona, Fiorini, 2000, p. 183-197, à laquelle mon article doit beaucoup.
3 On peut le lire dans l’éd. W. Eisenhut, Leipzig, Teubner, 1973.
4 Ed. cit., Livre VI, § 5, p. 123.
5 Sur la réception du mythe d’Ulysse au Moyen Âge, cf. W.B. Stanford, The Ulysses Theme, Oxford, Basil Blackweel, 1954 ; P. Boitani, L’ombra di Ulisse, Bologna, il Mulino, 1992. Je signale aussi la récente étude de G. Cerri, « Dante e Ulisse : un’esegesi medievale delle testimonianze antiche », L’Antico e la sua eredità, Napoli, D’Auria, 2004, p. 87-134, qui réfute la thèse de l’ignorance de Dante du retour d’Ulysse à Ithaque et qui, par sa richesse, dépasse largement son but spécifique.
6 Benoît avait déjà raconté la mort de Palamède, tué par Pâris, aux v. 18832-18840. Faut-il y voir la difficulté de l’auteur de faire concorder de différentes traditions ?
7 Il n’est pas sans intérêt que dans la mise en prose faite en Morée – que j’ai lu pour cette partie inédite dans les ms. BnF fr.1612 et fr.24401- la mer ne réponde plus à la volonté divine. Le point de vue chrétien dans la prose s’affirme nettement, en effaçant complètement la présence des dieux païens.
8 Cf. « Mes en nostre matiere n’apartient pas : la vengeance de Médée dans le Roman de Troie et sa mouvance », La Digression dans la littérature et l’art du Moyen Âge, Aix-en-Provence, PUP, 2005, p. 99-113.
9 Sur le personnage de Circé et son amour pour Ulysse, cf. E. Hatzantonis, « Circe redenta d’amor nel Roman de Troie », dans Romania XCIV (1973), p. 91-102.
10 Ed. cit., livre VI, § 5.
11 La première attestation aujourd’hui connue des sirènes comme femmes-poissons est dans le Liber Monstruorum, vers la fin du viie siècle, mais la sirène-oiseau survit de toute façon au Moyen Âge à côté de celle à queue de poisson. Le caractère surtout érotique des sirènes est souligné par Isidore de Séville, qui dans les Etymologies (XI, 3, 30-32), apparente ces créatures aux courtisanes. Sur l’histoire des sirènes, cf. J. Marx-Leclercq, La sirène dans la pensée et dans l’art de l’Antiquité et du Moyen Âge, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2001 (1re éd. 1998) ; F. Clier-Colombani, La fée Mélusine au Moyen Âge, Paris, Léopard d’or, p. 91-136. Sur les sirènes de l’Antiquité, L. Mancini, Il rovinoso incanto. Storie di sirene antiche, Bologna, Il Mulino, 2005.
12 C’est un manuscrit composé probablement à Padoue entre 1330-1340. Cf. M.-R. Jung, La légende de Troie en France au Moyen Âge. Analyse des versions françaises et bibliographie des manuscrits, Tübingen et Basel, A. Francke Verlag (Romanica Helvetica 114), 1996, p. 177-180. Sur cette miniature, cf. A.M. Babbi, art. cit.
13 Cf. l’article « Odysseus » du Lexicon Iconographicum Mytologiae Classicae, VI, 1, 962a sq.
14 Le ms. Österreichische Nationalbibliothek, 2571. La miniature d’Ulysse et les sirènes est au f° 179 v°, tandis que celle de Scylla, dont on parle plus loin, est au f° 180 r°.
15 On peut en voir de nombreux exemples dans le site www.enluminures.culture.fr.
16 Cf. W. B. Stanford, op. cit., p. 146-157.
17 Éd. P. Bernardini Marzolla, Torino, Einaudi, 1979, livre XIV.
18 Plotin déjà considérait le mythe d’Ulysse comme un voyage de l’âme. Porphyre, après lui, dira qu’Ulysse est l’âme qui veut se délivrer des passions et la mer dans laquelle notre héros navigue est la matière dont il doit s’éloigner. Je ne saurais pas dire si Benoît connaissait directement ces œuvres, question destinée probablement à rester sans réponse, mais on en retrouve sans doute l’influence dans ses vers.
19 Sur la sacralité du roi au Moyen Âge et, naturellement, à la cour des Plantagenêt aussi, cf. M. Bloch, Les rois thaumaturges. Étude sur la caractère surnaturel attribué à la puissance royale particulièrement en France et en Angleterre, Paris, Gallimard, 1983 (original de 1924). Sur la position de Benoît, cf. M. Aurell, L’empire des Plantagenêt. 1154-1224, Paris, Perrin, 2003, p. 154.
20 C’est par une belle anaphore que Benoît souligne le moment favorable d’Ulysse : Dès or ra assez joie e pais, Dès n’a ire ne rancune ; Dès or li est prospre Fortune, Dès or li est joiose e liee, […] (v. 29048-29052).
21 Cf. W.B. Stanford, op. cit., p. 86 sq.
22 Cf. M. Aurell, op. cit.
Auteur
Aix-en-Provence et Naples, Italie
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