Postface
Une approche critique, dynamique et intégrative sur les handicaps
p. 187-195
Texte intégral
1Comme on s’en rend compte à la lecture de cet ouvrage, il n’est pas toujours aisé d’utiliser le mot handicap, de même que la terminologie psychopathologique en général ; la présente postface n’échappe pas à cette difficulté. L’usage de ces termes relève en effet d’intentions différentes qui ne sont pas toujours ou pas nécessairement compatibles : nécessité de désigner les déficits et les personnes qui en sont affectées, respect dû aux personnes qui ne doivent pas être assimilées à leur déficit et volonté de traduire au mieux nos conceptions scientifiques des processus pathologiques. D’où l’emploi de mêmes termes dans des fonctions différentes et l’apparition de périphrases (personne porteuse de…, en situation de handicap) dont on ne sait pas toujours dans quelle mesure leur usage relève de l’euphémisme ou d’une compréhension assumée de la nature du handicap. S’il est aisé de bannir des termes devenus offensants pour les remplacer par d’autres moins susceptibles d’être tournés en dérision, il est plus difficile (voire impossible) de gommer le caractère stigmatisant des catégorisations. Et comment traduire en quelques mots et a fortiori par un seul la compréhension de phénomènes complexes ? L’évolution des termes savants servant à désigner les déficits (celle relative au déficit intellectuel1 est de ce point de vue particulièrement remarquable) signale la même difficulté à concilier catégorisation, compréhension du phénomène et respect de la personne. Les psychologues, qu’ils soient en position de chercheur ou de praticien, doivent assumer aussi bien le caractère nécessaire de ces fonctions que leur irréductibilité en reconnaissant l’utilité et les limites des différents points de vue dont elles relèvent.
2D’où la nécessité de croiser les points de vue, d’où l’intérêt de cet ouvrage collectif. Mais quels regards s’est-il agi de croiser ? Essentiellement deux : celui des domaines de la psychologie et celui de la théorie et de la pratique. Ce double choix ne surprend pas tant il est contraint par l’organisation de la discipline et de son enseignement. On en connaît le risque : juxtaposer les points de vue ; juxtaposition qui affecte trop souvent recherches, enseignements et pratiques, abandonnant au lecteur ou à l’étudiant le soin de la synthèse (du regard psychologique !). Pour qui a lu l’ensemble des chapitres qui précèdent, il apparaît que ce risque a été évité. Comme ce n’est pas si fréquent, cela mérite de s’y arrêter. La fécondité du croisement ne tient ni à la volonté de rechercher des proximités de circonstances ni au respect d’un même plan préalablement arrêté : en fait, les auteurs ont suivi leur propre logique. Et pourtant, de chapitre en chapitre, on retrouve deux thématiques essentielles pour la question du handicap comme pour la discipline en général : celles des rapports entre compréhension et intervention qu’elle soit abordée au niveau de la recherche ou de la pratique et celle de la distance entre le professionnel et l’autrui-patient ou participant d’une expérience. Cette communauté de questionnement, transversale aussi bien aux disciplines qu’aux positions de chercheur et de praticien, tient à l’effort des auteurs pour traiter du passage de la théorie à la pratique et retour – quel que soit le sens de leurs trajets respectifs. Quand ce passage est explicitement exploré et que la boucle est refermée (provisoirement, bien sûr) alors, il devient possible de dépasser les juxtapositions tout en respectant la singularité des disciplines. En tout cas, la compréhension des phénomènes de déficits-handicaps s’en trouve éclairée et enrichie.
Le handicap en question : catégorie ou processus ?
3L’usage du terme « handicap » s’est répandu conjointement avec celui « d’inadaptation » dans la seconde moitié du xxe siècle. Ils furent rapidement et largement adoptés dans le milieu associatif et par les travailleurs sociaux parce qu’ils permettaient de se distancier du modèle médical véhiculé par la terminologie psychopathologique et de valoriser le versant social des déficits. Dans leur emploi sur ordonné (les handicaps, les inadaptations) ils présentaient l’intérêt de signaler une communauté de problématiques transversales qui allait être largement mise en avant dans les combats pour la défense, l’éducation et l’intégration des personnes handicapées et la reconnaissance de leurs droits. Ils permettaient également d’éviter des termes devenus insultants (infirme, arriéré, imbécile, idiot…) suite à l’inévitable détournement des terminologies savantes. Handicap et inadaptation fonctionnèrent d’abord comme des équivalents non médicaux et socialement acceptables de la terminologie psychopathologique et se déclinaient d’ailleurs selon les mêmes degrés d’atteinte (comme par exemple : handicap mental léger, moyen et sévère). Leur usage ne faisait pas problème et relevait davantage du contexte professionnel et du public visé (patients, familles, collègues ou lectorats) que d’une conception explicite du handicap et de l’inadaptation.
4Handicap et inadaptation n’étaient toutefois pas que des doublons euphémiques car la généralisation de leur emploi coïncida avec la remise en cause, au cours des années 1970, des définitions psychopathologiques traditionnelles et des critères de leur opérationnalisation. Ce débat eut lieu dans tous les secteurs du handicap mais fut particulièrement vif au sujet du déficit intellectuel en raison de sa nature et de la critique du QI qui lui était associée. La reconnaissance progressive de la dimension intrinsèquement sociale de toute définition des handicaps et des inadaptations (notamment quand il s’agit de définir la frontière entre normal et pathologique) leur assigna un autre statut reconnaissant la contribution du social à la visibilité voire, dans les cas limites, à « l’invention » du déficit (comme on a pu le soutenir à propos de la « débilité mentale légère »).
5Ce nouveau statut ne fut qu’en partie reconnu par l’introduction du terme handicap dans le modèle médical de la CIH2 qui l’assimile aux désavantages sociaux issus de la cascw causalités antérieures (causes initiales, déficits, incapacités). Cette récupération du terme par le modèle médical souleva alors une série de débats sur : le niveau (médical, psychologique, social) auquel il convient de situer le diagnostic ; la problématique des interactions entre les différents niveaux de causalité ; la distinction à établir entre désavantage et préjudice social.
6Psychologues et travailleurs sociaux ont en particulier reproché à ce modèle de reposer sur une causalité trop linéaire et de présenter le handicap comme un attribut de la personne. D’où la proposition de modèles alternatifs dont notamment le processus de production du handicap (PPH) de Fougeyrollas (1998) présenté dans les chapitres de Marianne Jover et de Patrick Perret. On l’a vu, selon ce modèle, le handicap (les désavantages sociaux) résulte de l’interaction entre les capacités-incapacités de la personne et les aides-obstacles que l’environnement lui apporte ou lui oppose. Le handicap ne résulte donc pas directement des incapacités puisqu’il est relatif aux caractéristiques physiques, cognitives et sociales (normes légales et sociales – rôles sociaux, représentations et modes de communication et d’interaction) des différentes situations de vie. Cette relativité avait déjà été pointée à propos de la déficience intellectuelle légère quand on faisait remarquer que c’est à l’âge scolaire que les exigences sociales culminent, pour diminuer ensuite : Mercer (1970), parlait, par exemple, du six-hour retarded child). Le PPH la généralise aux différentes situations rencontrées par la personne, d’où la périphrase « en situation de handicap » ainsi que l’hésitation et les scrupules à utiliser « handicap » pour désigner depuis les déficiences et les personnes.
7C’est la réquisition du terme handicap au bénéfice du modèle médical qui est à l’origine de ce malaise terminologique. Il eut sans doute été plus avisé de lui préférer celui d’adaptation. D’abord et avant tout parce c’est bien du processus bio-psycho-social d’adaptation dont il s’agit et que le mot « adaptation » évoque assez directement l’idée d’un processus interactif dynamique – donc variable (selon les situations, les âges, les normes…) ; comme il présente l’avantage d’évoquer la contribution de l’environnement (s’adapter à) il est ensuite moins disponible pour caractériser la personne. Enfin, son utilisation pour désigner le processus d’interaction personne-environnements permet de remployer « handicap » dans son sens originel : un déficit, une incapacité, un préjudice social constituent clairement des handicaps pour l’adaptation3 sans préjuger de l’impact social ni servir à désigner la personne.
8Au plan conceptuel, considérer les situations de handicap au sein du processus universel d’adaptation facilite la mise à jour d’analogies avec d’autres phénomènes bio-psycho-sociaux qui ne sont ordinairement pas abordés sous l’angle du handicap (le vieillissement ou la criminalité par exemple). Cela invite également à les aborder à partir de la thématique fortement intégrative (des disciplines scientifiques comme des secteurs de la psychologie) des processus de régulation et de contrôle. À s’en tenir à la psychologie, ce que nous savons de l’origine (interne/externe), des niveaux, formes et modalités des processus de contrôle, de leur développement, de leur expérience subjective, des interprétations et représentations de leur efficacité ainsi que de leurs liens avec les système motivationnels et de la personnalité permet d’appréhender les phénomènes de handicap et de leur prise en charge dans toute leur complexité.
9Le poids de l’environnement physique et social sur la production de situations de fragilité adaptative et d’inadaptation varie avec les capacités d’autorégulation de la personne. Il est maximal quand elles sont directement atteintes comme dans le cas de la déficience intellectuelle et des troubles et pathologies des fonctions cognitives (voir, par exemple le cas des troubles mnésiques et perceptifs liés à la schizophrénie dans le chapitre de Fabrice Guillaume). Quand le déficit ne perturbe pas ou qu’indirectement les capacités d’autorégulation cognitive, la définition de ses degrés relève moins fortement des normes et des exigences sociales. D’autant moins que les personnes concernées ont la capacité de défendre elles-mêmes leur place dans la société ; pensons ici à la revendication d’une culture malentendante. Cela ne fait pas disparaître pour autant le regard social sur ces handicaps mais diminue grandement le degré d’altérité. À l’inverse, tout déficit d’autorégulation cognitive l’accroît au point de créer une distance difficile à réduire dès lors que des fonctions et conduites sensibles sont concernées : sexualité, procréation, parentalité, éducation dans le contexte de la déficience intellectuelle (comme on le voit dans les contributions de Thémis Apostolidis, Lionel Dany et Anne Reinert) ou agressivité et criminalité dans la population carcérale (chapitre de Charles Balhouane). Pointer l’importance de l’autonomie cognitive dans le PPH ne doit cependant pas nous conduire à hiérarchiser les handicaps : l’expérience subjective des situations de handicap et les souffrances qu’elles peuvent engendrer transcendent la spécificité et l’objectivité du handicap (voir le chapitre de Vincent Bréjard et Jean-Louis Pedinielli).
Définir et comprendre
10On a reproché aux définitions des déficits et aux diagnostics auxquels elles conduisent leur caractère tout à la fois relatif et négatif. S’il faut, bien sûr, chercher à les améliorer, il faut le faire et les utiliser en acceptant leurs limites avec lucidité : trop en attendre relève, en effet, d’une incompréhension de leur statut. Leur fonction unique mais essentielle se limite à circonscrire le déficit, d’abord, par rapport au non déficit, puis, par rapport aux autres déficits. Compte tenu de la diversité et de la continuité comportementale, les frontières établies entre normal et pathologique, entre adaptation et inadaptation et entre les déficits partageant des caractéristiques communes ne peuvent que rester floues et donc relatives. La définition d’un handicap résulte par nature d’un compromis s’efforçant de capturer au mieux un commun dénominateur. Cette relativité assumée doit, bien entendu, nous faire redoubler de prudence quand nos évaluations nous conduisent aux frontières des déficits mais sans pour cela rejeter leurs définitions.
11Ayant à circonscrire un phénomène déficitaire, les définitions sont nécessairement fondées, en totalité ou en partie, sur des caractères négatifs4 ; comment faire autrement ? La pertinence d’une définition tient d’abord et avant tout à sa capacité à prendre en compte le niveau de causalité (médical, psychologique, éducatif, social) correspondant à l’usage qui en est attendu. C’est ce qu’on peut retenir de l’histoire des définitions de la déficience intellectuelle. On sait que Binet et Simon ayant à fixer les frontières et les degrés du « retard mental » dans l’intention de repérer les élèves en échec scolaire par faiblesse intellectuelle retinrent des repères correspondant à cet objectif : usage du langage, maîtrise de l’écrit (lecture et écriture) et retard scolaire de deux ou trois ans non lié à une insuffisance de scolarité. Avec raison, on fit valoir que la proximité des items de leur échelle d’intelligence avec les contenus scolaires ne permettait pas de distinguer radicalement entre retard scolaire et déficit intellectuel aux degrés les moins sévères. Par la suite, cherchant à mieux définir la déficience intellectuelle, on introduisit d’autres critères. Mais ce faisant, on en rajouta qui ne relevaient pas du bon niveau de causalité : notamment l’organicité et l’incurabilité ; ou bien l’on privilégia le QI comme unique mesure. On a compris depuis que ce n’est ni l’étiologie, ni le QI, ni même le raisonnement qui définit le déficit intellectuel, mais l’incapacité à répondre aux exigences sociales relatives à l’autonomie personnelle. Perret rappelle que la définition actuelle résulte de la conjonction de trois critères seulement : tous se situent au niveau de l’incapacité. Rajoutons que le second critère (limitation des ressources adaptatives dans les activités quotidiennes) concerne bien le niveau de l’incapacité et non celui du processus d’adaptation : il répond à un principe de précaution destiné à corroborer ou invalider la mesure du test d’intelligence. Ce n’est qu’au moment d’apprécier le degré du retard que le psychologue est invité à prendre en compte la variabilité de son expression en fonction des ressources disponibles et des obstacles à l’adaptation. Notons que si la définition de l’incapacité intellectuelle par l’AAIDD tient en quelques lignes, le manuel de son application qui est essentiellement consacré à la classification des degrés d’inadaptation sociale et à l’évaluation des systèmes de prise en charge prend quelques 250 pages (Shalock et al. 2010).
12On trouvera un autre exemple de la difficulté à concilier terminologie, définition et compréhension dans les efforts de l’association américaine dédiée à l’étude de la déficience intellectuelle pour conformer son titre à la compréhension du phénomène : déficience intellectuelle5, puis retard mental (1959) et maintenant incapacités intellectuelles et développementales. On est frappé par l’ambiguïté introduite par « et » dans incapacités intellectuelles et développementales et cela d’autant plus que les critères diagnostiques n’ont pas varié depuis 1979 (Grossman) : « incapacités intellectuelles » pointe bien le niveau auquel ces critères opèrent par rapport à la CIM, mais « et développementales » ouvre à des pathologies qui sortent clairement du champ d’étude de l’association. Même si « trouble du développement intellectuel » proposé par Perret réduit le champ en évitant la copule, il risque d’être mal compris face à la terminologie des troubles du développement. Je n’ai rien de mieux à proposer si ce n’est de rappeler que comprendre c’est bien autre chose que définir ; disons plus positivement que définir ne constitue que le tout premier niveau de compréhension. La compréhension réside dans la capacité à rendre compte des relations qui existent entre les différents composants du phénomène. Celui de la déficience intellectuelle se manifeste à la fois par des déficiences, des retards, des discordances (entre capacités préservées et spécifiquement déficitaires) et des inadaptations qui s’expriment selon une grande diversité de niveaux, de modes de fonctionnement, de qualités d’intégration, de vécus émotionnels et affectifs et d’univers psychiques. Sa compréhension échappe à tout déterminisme étroit qu’il soit organique, psycho- ou socio- génétique (Perret cet ouvrage ; Paour 2010).
13Comme on peut le lire dans cet ouvrage, comprendre les handicaps demande : de considérer l’étiologie et la nature des déficits neurophysiologiques, de faire le bilan des incapacités et capacités, d’apprécier les niveaux et les modes d’adaptation en fonction de la qualité des milieux d’éducation, de travail et de vie ; cela implique également d’apprécier les voies par lesquelles déficits et incapacités portent atteinte au développement de la personne et dans quelle mesure les modalités d’adaptation participent, en retour, à la constitution des incapacités et éventuellement des déficits6. La compréhension des handicaps et des degrés d’adaptation requiert donc la collaboration entre différentes disciplines allant de la biologie à la sociologie. Les psychologues y occupent une place centrale dans la mesure où leurs compétences les conduit aussi bien à investiguer les relations entre incapacités et déficits que les relations entre incapacités et processus d’adaptation. Cette double centration implique d’articuler différents champs de la psychologie
Comprendre pour intervenir, intervenir pour comprendre
14Pour conduire cette exploration, le psychologue peut s’appuyer sur tout un outillage conceptuel et instrumental dont la nature varie selon le type de déficit et son ancrage théorique de référence. Mais au-delà de cette variété, on observe de chapitre en chapitre une même exigence : la nécessité de manier les normes, les modèles et les outils de manière critique, dynamique et intégrative.
15L’usage critique des normes, des modèles et des outils du psychologue trouve sa justification dans le concept même de processus de production de handicap. Il revient à l’examiner en fonction des capacités des personnes et des caractéristiques des situations (de vie, d’éducation, de travail…) dans lesquelles l’inadaptation advient. Le présent ouvrage donne à voir cette réflexion critique qu’il s’agisse du diagnostic psychologique, de l’étude et de l’évaluation de troubles de la lecture (Mathilde Muneaux, Stéphanie Ducrot et Mireille Bastien-Toniazzo) ou de la mémoire (Fabrice Guillaume), de l’approche ergonomique du handicap (Nathalie Bonnardel, Édith Galy-Marié et Patrice Petitguillaume) et de la réflexion sur les thèmes de la sexualité et de l’intériorisation des conséquences du handicap. Elle est aussi évidente dans la réflexion sur les conséquences de l’incarcération pénale (Charles Balhouane). Il est frappant de constater que tout en étant initialement conduites à partir d’un domaine de référence spécifique les réflexions débordent, dans chacun des chapitres, sur les autres domaines, quel que soit le type de handicap considéré. C’est dans ce dépassement intégratif que réside l’approche psychologique qui ne peut, comme on l’a déjà dit, se contenter d’un regard unique.
16D’autant plus que les dimensions internes et externes qui peuvent faire obstacle à l’adaptation ou au contraire la soutenir sont nécessairement intriquées. C’est en particulier ce que révèle l’analyse de la complexité cognitive de l’environnement où l’on s’expose à deux erreurs bien connues :
sous-estimer la complexité de la tâche par rapport aux capacités de la personne et renvoyer son échec à d’autres déterminants internes ou externes (motivations de la personne ou compétences de l’intervenant, par exemple) ;
confondre les exigences inhérentes à la tâche elle-même avec celles qui relèvent de la situation dans laquelle elle doit être accomplie (quand elle oblige à mettre en œuvre une compétence qui n’est pas nécessaire, comme devoir lire l’heure sur un cadran analogique ou prendre des notes manuscrites, par exemple).
17Démêler les différentes sources de la complexité requiert de coordonner des analyses développementales, cognitives, ergonomiques, institutionnelles, des représentations et des modes de communication et de relations. Ce travail de compréhension de la contribution de l’environnement aux inadaptations a un intérêt pratique évident à travers les changements qu’il suggère. Comme on a pu le lire dans cet ouvrage, leur mise en œuvre n’est cependant jamais simple car elle touche à une multiplicité de déterminants qui relient les dimensions matérielles et cognitives aux représentations et aux motivations des acteurs, à commencer par celles du psychologue. On sait, par exemple, qu’il n’est pas facile de faire accepter l’abandon de certains apprentissages au profit d’autres permettant de contourner des incapacités insensibles à la remédiation (par exemple, faire abandonner l’apprentissage de l’écriture manuelle au profit de la pratique du clavier dans les cas de dyspraxies sévères, ou renoncer à certains apprentissages scolaires dans le cas de la déficience intellectuelle). Là encore, une approche critique et intégrative ne peut qu’accroître les chances d’efficacité des interventions visant à favoriser l’adaptation comme on peut le lire dans le chapitre présentant les apports de l’ergonomie à la prise en charge de handicaps.
18L’intervention n’est pas une simple retombée pratique de l’analyse des interactions personne-environnements : elle constitue l’instrument même de leur compréhension à travers l’observation de ses effets (ou absence d’effet) sur le processus d’adaptation. Comprendre pour intervenir et intervenir pour comprendre constituent deux temps de la recherche comme de la pratique dont la complémentarité est essentielle quel que soit le sens (compréhension ⬄ intervention) initialement privilégié.
19Le psychologue doit introduire cette démarche cyclique dans ses propres pratiques : d’évaluation au premier chef, mais pas seulement parce que toutes – formation, conseil, accompagnement, thérapies… – sont également concernées. Pour en rester à l’évaluation psychologique, le psychologue doit être conscient que l’expression d’une capacité dépend des conditions de son évaluation sauf, à ses deux extrêmes : l’incapacité (aucune aide ne peut la faire émerger) et son expression généralisée (indépendamment des situations). Entre ces deux extrêmes, c’est de la manipulation des situations – aussi bien dans le sens de l’aide et du soutien que dans celui d’un accroissement des contraintes – que relève la compréhension de la capacité : quel processus traduit-elle ? Quels étayages (matériels, cognitifs, psychologiques…) sont-ils nécessaires à son expression ? Dans quelles conditions (de la tâche et de la situation) est-elle révélée, fragilisée ou masquée ? Dans ses évaluations, le psychologue se montre encore plus exigeant que l’environnement quotidien puisqu’il ne se contente pas d’observer si les personnes y arrivent ou pas (niveau de l’adaptation sociale), il veut aussi savoir pourquoi elles y arrivent ou n’y arrivent pas. Il se gardera bien sûr de fonder son diagnostic sur la nature des processus qu’il met au jour, laissant au social la fonction de définir les normes de l’adaptation mais cette compréhension lui sera précieuse pour l’intervention et son guidage.
20Je généralise ici la démarche d’une évaluation que l’on présente comme dynamique (voir le chapitre de Perret) en insistant sur le fait qu’elle ne doit pas être uniquement guidée par la recherche d’aides mais aussi par celles des contraintes qui font obstacle ou expliquent l’incapacité : si l’incapacité est relative, la capacité l’est tout autant7. Répétons que cette démarche concerne les différents domaines de la psychologie même si elle semble surtout décalquer celles de l’évaluation psychologique et de l’ergonomie cognitive. L’étude des représentations tout comme celle des modes de communication et de relation et de leurs modifications doit aussi s’inscrire dans ce double mouvement qui conditionne l’efficacité au plan de la recherche et des pratiques professionnelles.
21Quel que soit son point de départ, l’approche critique et dynamique des inadaptations demande d’intégrer une variété de regards ; cela implique du temps et l’on comprend qu’elle ne puisse pas être mise en œuvre dans des conditions institutionnelles qui exigent des réponses rapides. Le chapitre de Jean-Michel Leperlier montre que les psychologues peuvent aussi être en situation de handicap et que le PPH a donc bien une valeur générale.
Quel concept utiliser qui ne blesse pas ?
22Déplorant la dérive des usages de la terminologie psychopathologique Zazzo (1969) se demandait naguère « Quels mots utiliser qui ne s’usent pas ? » Depuis, le progrès scientifique appuyé par la convergence des mouvements de normalisation, d’intégration, de valorisation de la personne et de défense de ses droits et soutenu par le politiquement correct ont fait le ménage terminologique et ont contribué à modifier notre conception du phénomène sur des points essentiels : nous sommes davantage conscient des conséquences potentiellement négatives de la ségrégation, de la déprivation et de la stigmatisation sociales ; nous savons que, quelle que soit l’étiologie, les handicaps ne gomment pas la singularité développementale et existentielle ; nous avons définitivement compris que l’adaptation au quotidien des personnes avec handicap est modulée par les caractéristiques de l’environnement8. Si la lecture de cet ouvrage nous apporte des exemples de la pertinence de cette conception pour l’analyse et la transformation des situations d’inadaptation, elle montre aussi que les obstacles en tout genre ne manquent pas, qu’ils tiennent à la complexité des problèmes (modèle de la lecture), au contexte institutionnel (école) ou aux représentations (approches psychosociale et clinique).
23Pour aborder ces difficultés, le psychologue a intérêt à adopter, comme on l’a déjà dit, une approche large des situations. Il aura aussi intérêt à garder en tête les limites de sa compréhension et de son action pour conserver la bonne distance. On ne répare pas tout, on ne soigne pas tout, on n’efface pas tout : il subsiste une frontière entre la capacité et l’incapacité qui même si elle est modérée, relativisée, soulagée reste un élément potentiel de frustration et de dévalorisation de soi (voir notamment les chapitres de Jean-Michel Leperlier ; Vincent Bréjard et Jean-Louis Pédinielli ; Charles Balhouane).
Bibliographie
Références
Fougeyrollas, P. (1998). La classification québécoise du processus de production du handicap et la révision de la CIDIH. Handicaps et Inadaptations. Les Cahiers du CTNERHI, 79-80, 85-101.
Grossman, H. J. (1973). Manual on terminology and classification in mental retardation. Washington, DC : American Association on Mental Deficiency.
Mercer, J. R. (1970). Sociological perspective on mild mental retardation. In H. C. Haywood (Ed.), Socio-cultural aspects of mental retardation (p. 378-391). New York : Appleton-Century-Crofts.
Paour, J.-L. (2010). Une conception constructiviste du retard mental : intervenir pour comprendre, comprendre pour intervenir. Éditions Universitaires Européennes : Saarbrücken, Germany.
Schalock, R. L., Borthwick-Duffy, S. A., Bradley, V. J. Buntinx, W.H.E., Coulter, D. L., Craig, E. M., Gomez, S. C., Lachapelle, Y., Luckasson, R., Reeve, R., Shogren, K. A., Snell, M. E., Spreat, S., Tassé, M. J., Thompson, J.R., Verdugo-Alonso, M. A., Wehmeyer, M. L., & Yeager, M. H. (2010). Intellectual Disability : Definition, Classification, and Systems of Supports (Eleventh edition). AAIDD : Washington.
Zazzo, R. (1969). La débilité en question. In R. Zazzo (éd.), Les débilités mentales. Paris : A. Colin.
Notes de bas de page
1 C’est par souci de clarté que j’utilise « déficience intellectuelle » pour référer à ce que l’AAIDD désigne comme intellectual disability et que Perret (cet ouvrage) propose d’appeler « trouble du développement intellectuel. »
2 Voir le chapitre introductif de Marianne Jover.
3 Au cours de cette discussion le développement n’est pas mentionné mais il n’est pas oublié puisqu’il constitue l’un des principaux processus d’adaptation.
4 Par rapport à la définition de la déficience intellectuelle qui ne s’appuie que sur des critères négatifs, celles des troubles spécifiques des apprentissages comportent un critère positif : la normalité intellectuelle.
5 Mental deficiency adopté en 1933 avait été précédé par Idiotic and Feebleminded Persons à la création de l’association en 1876, puis par Feebleminded en 1903.
6 Comme plus haut, l’emploi d’adaptation désigne ici le processus général et non le contraire d’inadaptation. Le couple antonyme adaptation/inadaptation ne prend tout son sens que resitué dans un continuum variable et relatif dans lequel il faut également inscrire les situations de désadaptation et de réadaptation.
7 Investigation négligée par les pratiques d’évaluation psychologique ou généralement limitée au paradigme de la double tâche.
8 Cette compréhension est malheureusement loin d’être universelle : en certaines parties du globe les personnes avec handicap continuent à payer le prix des préjugés à leur égard.
Auteur
Professeur émérite Aix-Marseille Université, Centre PsyCLÉ (EA 3273)
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