Le psychologue, l’école et le recours à la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH)
p. 157-167
Texte intégral
Donc, l’élève tel qu’il est, tout est là.… l’éternel conflit entre la connaissance telle qu’elle se conçoit et l’ignorance telle qu’elle se vit… Le gros handicap des professeurs tiendrait dans leur incapacité à s’imaginer ne sachant pas ce qu’ils savent. (D. Pennac)
Il est très difficile de savoir que faire quand on n’a pas du temps pour penser. (W. Bion)
1La loi 2005-102 du 11 février 2005 pour « l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » définit pour la première fois le terme de handicap dans un cadre législatif : « Constitue un handicap, au sens de la présente loi, toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant. »
2En se substituant à la loi d’orientation 75-534 du 30 juin 1975 « en faveur des personnes handicapées », la nouvelle loi implique un réaménagement institutionnel, de nouvelles dispositions et procédures notamment au travers de la mise en place de la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH). Concernant l’institution scolaire, elle pose le principe d’un accès de droit à l’éducation, prioritairement dans l’établissement le plus proche du domicile de l’élève handicapé qui dans tous les cas constitue son établissement de référence. Bien évidemment, ces nouvelles dispositions ne sont pas sans conséquences sur le fonctionnement des écoles et les pratiques professionnelles.
3Dans son contenu, le texte de loi associe le handicap à la personne. Qu’il s’agisse de l’enfant, de l’adolescent ou de l’adulte, il concerne « les personnes handicapées ». La notion de « situation de handicap » n’apparaît pas alors que la prise en compte de l’« environnement » s’y réfère implicitement. C’est cet « environnement » que nous interrogerons plus particulièrement dans la mesure où nous souhaiterions proposer quelques réflexions sur les modalités d’application de cette loi dans le contexte scolaire et ses incidences sur les pratiques du psychologue au sein de l’institution. Précisons que le travail qui vise à susciter et soutenir l’activité de pensée constitue selon nous, la trame à partir de laquelle s’élaborent ces pratiques.
4 Les missions du psychologue scolaire sont définies dans une circulaire de 19901. Elles s’articulent autour de plusieurs axes : la prévention des difficultés scolaires, la participation à l’élaboration du projet d’école et des mesures d’aides pour les élèves en difficulté et « l’intégration de jeunes handicapés » ; le terme d’intégration étant aujourd’hui remplacé par celui d’inclusion.
Une nouvelle architecture institutionnelle
5La mise en œuvre de la loi s’accompagne de la création de la MDPH dépendant administrativement et financièrement du conseil général. Cet organisme remplit une mission d’accueil, de conseil, d’information et d’accompagnement auprès des personnes handicapées et de leur famille. La MDPH assure également le fonctionnement de nouvelles instances regroupées en un « guichet unique ». La Commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapees (CDAPH) réunit les compétences précédemment attribuées aux commissions issues de la loi de 1975 : la Commission départementale d’éducation spéciale (CDES) et la Commission technique d’orientation et de reclassement professionnel (COTOREP). Elle prend les décisions relatives aux droits des personnes handicapées sur la base des évaluations de besoin de compensation conduites par l’Équipe pluridisciplinaire d’évaluation (EPE) qui compte un psychologue scolaire parmi ses membres. Pour ce faire, l’EPE s’appuie sur un dossier préalablement constitué qui inclut dans le cadre de la scolarisation d’un élève, un compte rendu du psychologue de l’école.
6La reconnaissance par la MDPH d’une situation de handicap aboutit au sein de l’institution scolaire, à la mise en place d’un projet personnalisé de scolarisation (PPS) qui vise à coordonner l’ensemble du dispositif permettant de répondre aux besoins spécifiques de l’élève. Un « enseignant référent » a pour missions « d’assurer la meilleure mise en œuvre possible » du PPS, de suivre « le parcours de formation » de l’élève handicapé « afin de veiller à sa continuité et à sa cohérence ». Il doit également favoriser les échanges d’information entre les différents partenaires2. Au sein du dispositif MDPH, il est l’interlocuteur privilégié de l’école et des familles.
Un contexte scolaire peu favorable
7La loi de 2005 pose donc le principe d’un accès de droit à l’éducation. Plaisance (2009) rappelle qu’à « l’obligation éducative » à laquelle était soumis l’enfant handicapé dans le cadre de la loi d’orientation du 30 juin 1975 s’est substituée l’obligation faite au service public d’éducation de leur assurer « une formation scolaire ». En entrant à l’école, l’enfant handicapé devient de droit un élève. L’article L.111-2 du code de l’éducation précise que « pour favoriser l’égalité des chances, des dispositions appropriées rendent possible l’accès de chacun, en fonction de ses aptitudes et de ses besoins particuliers, aux différents types de niveaux de la formation scolaire. » Dans l’esprit de la loi de 2005, la notion de « besoins particuliers » vient ici compléter celle d’« aptitudes3 ».
8Louis et Ramond (2006) résument parfaitement l’évolution de la situation : alors que « l’intégration partait des possibles de l’environnement scolaire humain ou matériel pour aider l’enfant ou l’adolescent à s’y conformer et répondre à ses attentes, (…) la scolarisation s’attache à définir comment cet environnement scolaire va devoir s’adapter, se modifier pour faire de lui un écolier et un élève » (p. 9).
9Même si en nous limitant au contexte global, nous choisissons de ne pas faire référence aux cas particuliers d’inclusions sources de réels bénéfices, la mise en place de la réforme de 2005 s’inscrit dans un contexte susceptible de renforcer les possibles sentiments d’impuissance, de solitude et le désarroi causés par la confrontation à des situations inédites. Car pour légitime qu’il soit, ce renversement complet de perspective peut être assimilé à une injonction paradoxale.
10Nous n’évoquerons ici que l’évolution des dispositifs d’aide aux élèves en difficulté. À la rentrée 2008, la suppression de trois heures de temps scolaire peut être compensée par deux heures d’aide personnalisée pour les élèves « qui rencontrent des difficultés d’apprentissage4 ». Notons que ces trois heures de « temps scolaire » sont remplacées par deux heures auprès des élèves, en dehors du temps de classe « ordinaire », le midi par exemple. Elles constituent ainsi un déficit de temps partagé entre adultes, temps propice au penser ensemble et occasion pour l’enseignant de s’entretenir avec le psychologue de difficultés rencontrées dans le cadre de son travail.
– Par ailleurs, « l’aide personnalisée ou les stages de remise à niveau au cours moyen, lorsqu’ils sont mis en place, peuvent se révéler insuffisants ou inadaptés pour certains élèves, soit parce que ceux-ci présentent des difficultés marquées exigeant une analyse approfondie et un accompagnement spécifique, soit parce qu’ils manifestent des besoins particuliers en relation avec une déficience sensorielle ou motrice ou des atteintes perturbant leur fonctionnement cognitif et psychique ou leur comportement5 ».
11En d’autres termes, selon ses besoins, l’enfant doit également pouvoir bénéficier d’un autre type d’aide dispensé par un enseignant membre du Réseau d’aides spécialisées aux élèves en difficulté (RASED) ou d’une prise en charge extérieure à l’école, voire d’un éventuel plan de compensation qui inclut le PPS prenant en compte ses besoins particuliers en tant qu’élève en situation de handicap. Ces différents dispositifs ne s’excluent pas et peuvent être complémentaires. On peut cependant les ordonner en tenant compte de l’importance des difficultés :
- aide personnalisée dans la classe ;
- aide spécialisée au niveau de l’école ;
- prise en charge au sein d’une structure extérieure ;
- projet personnalisé de scolarisation issu de la MDPH.
12Concernant l’éventualité des prises en charge extérieures, les délais d’attente sont devenus extrêmement longs et par conséquent de moins en moins mobilisateurs pour les familles.
13Au sein même de l’école, on estime à 60 % la suppression de postes d’enseignants spécialisés des RASED. Il a donc fallu procéder à un redéploiement des moyens au niveau des circonscriptions, définir des priorités consécutives à une évaluation des besoins non plus au niveau des élèves mais à l’échelle des écoles. On est passé en quelque sorte de la prise en charge des élèves en difficulté à un accompagnement des écoles les plus en difficulté.
« Une situation préoccupante »
14Dans ce contexte où les dispositifs d’aide sont pour le moins remis en question, les besoins non satisfaits suscitent un accroissement des demandes (de compensation ?) d’aides humaines plus que techniques, satisfaites ou non, en direction des MDPH.
15La synthèse des rapports d’activité 2010 des MDPH publiée par la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie pointe une augmentation des demandes en matière de scolarisation, « augmentation à deux chiffres d’une année sur l’autre et parfois à trois chiffres si l’on remonte à 2005 ». Ces demandes concernent la scolarisation en classes pour l’inclusion scolaire (CLIS) ou en unités localisées pour l’inclusion scolaire (ULIS), l’attribution de matériel pédagogique adapté, le transport scolaire et l’accompagnement par un auxiliaire de vie scolaire (AVS). Concernant ce dernier type de demandes, certaines MDPH observent une « augmentation exponentielle » soulignant « le rôle des familles et des professionnels qui, en particulier en maternelle, revendiquent souvent l’attribution d’un AVS comme condition à la scolarisation6 ».
16Suite à cette dernière observation, il convient de tenter d’identifier les rôles respectifs joués par les parents et les acteurs institutionnels, particulièrement ceux de l’Éducation nationale dans leurs « revendications » en direction de la MDPH. La circulaire portant sur la mise en œuvre et le suivi du PPS7 distingue « deux cas de figure » susceptibles selon nous de questionner les modalités conduisant à la reconnaissance du handicap.
17Le premier cas de figure concerne les enfants qui avant même le début de leur scolarisation bénéficient déjà d’un plan de compensation, leurs besoins « hors de toute situation scolaire » ayant précédemment été évalués. Reste à réunir « par anticipation », c’est à dire « avant l’entrée à l’école de l’enfant », l’équipe éducative afin qu’elle conçoive « les éléments précurseurs » d’un PPS. Cette équipe « est composée des personnes auxquelles incombe la responsabilité éducative d’un élève ou d’un groupe d’élèves… Elle est réunie par le directeur chaque fois que l’examen de la situation d’un élève ou d’un groupe d’élèves l’exige qu’il s’agisse de l’efficience scolaire, de l’assiduité ou du comportement8 ».
18Avant même d’être écolier, généralement dans ce cas scolarisé en école maternelle, l’enfant est en situation de handicap. Il subit déjà dans un autre « environnement » une « limitation d’activité » ou « une restriction de participation à la vie en société ». Par conséquent les responsables légaux ont déjà saisi la MDPH, leur démarche témoignant a minima d’un début de travail d’élaboration personnelle dans l’acceptation du handicap de leur enfant et de la demande de sa reconnaissance sociale. La scolarisation de leur enfant constitue ici une nouvelle étape de son histoire à la fois légitime et cohérente.
19Du fait de sa pré-visibilité, de son inscription continue dans la temporalité, la situation particulière de l’enfant donne tout son sens à la notion de « projet ». Ajoutons que de par la prise en charge qu’ils assurent et par conséquent de la connaissance qu’ils ont des besoins de l’enfant, les dispositifs extérieurs déjà mis en place sont susceptibles d’occuper, dans un premier temps, une fonction rassurante d’étayage auprès de l’équipe enseignante. Partie prenante du projet, il reviendra à l’école d’en devenir pleinement partenaire. Cependant, afin de mettre en œuvre ce projet dans les meilleures conditions, il convient de reconnaître d’une part, que l’enseignement dispensé à des élèves en situation de handicap requiert des compétences, des savoirs faire professionnels qui ne sont pas forcément acquis par l’enseignant qui les accueillent et plus largement par l’ensemble des personnels de l’école et d’autre part, que les mécanismes en jeu dans la relation éducative, dans la rencontre avec l’élève et sa singularité ne se décrètent pas, ils s’éprouvent.
20Dans le deuxième cas de figure envisagé par la circulaire sur la mise en œuvre des PPS, aucune démarche en direction de la MDPH n’a été préalablement entreprise. Le directeur de l’école est cependant amené à réunir l’équipe éducative dès lors « que lui est signalée une situation préoccupante méritant un examen approfondi ». Outre la communication aux parents des coordonnées de l’enseignant référent, l’objet de cette réunion est le même que précédemment : « concevoir les éléments précurseurs » d’un PPS, puis « les communiquer à l’équipe pluridisciplinaire de la MDPH par l’intermédiaire de l’enseignant référent… ». Par ailleurs, « les parents ou les responsables légaux sont informés par écrit du fait que l’équipe éducative souhaite qu’un PPS soit élaboré9 ».
21En empruntant de tels raccourcis, en évoquant la situation sans plus de nuances, le texte semble suggérer un recours quasi mécanique à la MDPH et l’association « situation préoccupante » et reconnaissance d’un handicap n’est pas sans rappeler la notion de « situation de handicap ». Notons d’ailleurs qu’en reprenant la circulaire n° 2006-126, Louis et Ramond (2006) remplacent l’expression « situation préoccupante » par celle d’« éventualité d’un handicap » (p. 251).
22La notion de situation de handicap réapparaît d’ailleurs dans d’autres textes officiels. Par exemple, la circulaire de 2009 déjà citée, précise que les personnels RASED ont pour fonction d’aider « au repérage des élèves en situation de handicap et à la réalisation des PPS10 ». Notons également que le site départemental de l’ASH 13 indique d’emblée que « L’inspection académique des Bouches-du-Rhône s’inscrit résolument dans le développement et l’amélioration des parcours scolaires des 6900 élèves en situation de handicap, de la maternelle à l’entrée à l’université11 ». Le site consacre par ailleurs une rubrique intitulée : « La scolarisation de votre enfant en situation de handicap » et propose sous forme de fiches, un guide pratique intitulé : « École et Handicap ». En guise d’introduction, on peut lire que « ce guide est à destination des familles pour répondre de façon simple et chronologique aux questions que se posent les parents d’enfants en situation de handicap. » Plus loin (fiche 12), il est précisé que « la mission de la MDPH est d’accueillir, d’aider les personnes en situation de handicap à élaborer leur projet de vie12 ».
23Il semble que le recours à la notion de « situation de handicap » non retenue dans le texte de loi mais rappelons-le sous-jacente au travers de la prise en compte de l’« environnement », soit d’une utilisation plus appropriée que celle de « personne handicapée » dans le contexte de son application. Certains enseignants parlent d’ailleurs de « handicap scolaire ».
24Il est vrai que de nombreux besoins émergent d’abord voire exclusivement dans le cadre de l’école. Au travers de ses attentes, cet « environnement » est susceptible de révéler une « limitation d’activité ou restriction importante de la vie en société » chez l’enfant ; limitation et restriction qu’il « subira » d’autant plus s’il évolue dans un contexte appauvri, peu propice à l’émergence de pratiques pédagogiques innovantes et par conséquent à la mise en place de dispositifs de mieux en mieux adaptés.
25Ce climat renforce le risque de glissement de la difficulté vers le handicap, risque déjà souligné par Bordas (2007). Commentant la définition du handicap inscrite dans la loi de 2005, il écrit : « cette définition, replacée dans le champ des apprentissages scolaires, nous conduit à poser la question de la frontière, des chevauchements et dérapages possibles entre difficulté d’apprentissage et altération substantielle des fonctions cognitives. Puisque les difficultés scolaires sont créatrices de restriction de participation à la vie sociale, n’y a-t-il pas un risque que l’enfant en difficulté substantielle d’apprentissage soit appelé à devenir un enfant handicapé ? » De son côté, la synthèse des rapports d’activité 2010 des MDPH précise que « les parents d’enfants présentant des troubles dits dys se tourneraient plus souvent vers la MDPH13. »
26Ces besoins qui correspondent au second cas de figure évoqué précédemment concernent logiquement des élèves déjà scolarisés. Afin d’éviter l’enkystement de la « situation préoccupante » résultant entre autre, de l’incapacité réelle ou fantasmée d’y faire face, le recours à la MDPH en tant que dispositif susceptible de répondre à la difficulté scolaire se présente comme une issue possible14.
27La notion de « situation préoccupante » mérite une attention toute particulière puisqu’elle émane de l’école, inaugure la mise en place de procédures en direction de la MDPH et influe en conséquence sur les pratiques du psychologue. Seuls de par leurs missions à intervenir sur l’ensemble des écoles d’un même secteur, les psychologues de l’Éducation nationale évoquent la part croissante voire prépondérante de leur activité en lien avec la MDPH : bilans et comptes rendus en vue de la constitution de « dossiers MDPH », équipes éducatives, équipes de suivi de la scolarisation15...
28L’exposition à une situation préoccupante inclut deux dimensions, implique deux niveaux de réalité, l’un tendant à l’objectivité dans la mesure où des signes permettent de repérer les éléments pertinents d’une situation, l’autre plus empreint de subjectivité selon la part d’inquiétude personnelle suscitée ou révélée par cette même situation16. Ainsi par exemple, tel enseignant verra Paul « jeter les chaises de la classe » alors qu’un autre l’aura vu « en faire tomber ». Telle directrice voyant Pierre dans le couloir en conclura qu’« il a encore fait une crise » alors que son enseignante justifiera sa présence hors de la classe comme une situation de compromis visant justement à l’éviter.
29L’enseignant n’évoque pas tant la situation que la représentation qu’il s’en fait et c’est cette perception singulière qui inaugurera ou non la demande d’aide. Deux regards distincts posés sur la même situation traduisent deux états émotionnels différents qui influent considérablement à leur tour sur la réalité même de la situation. Le discours résulte d’une combinaison originale qui mêle éprouvé de l’enseignant effectivement mis à l’épreuve et exposé des difficultés de l’enfant objectivement repérables. C’est pourquoi au travers du signalement17 d’une « situation préoccupante », il conviendrait d’être à l’écoute de la préoccupation de l’enseignant c’est à dire du souci, de l’inquiétude qui occupe son esprit comme l’indiqueLe Petit Robert, voire de sa souffrance afin d’analyser avec lui le sens même de ce qui est en jeu, de lui permettre d’entrevoir à minima la dimension subjective impliquée dans les données concernant les difficultés de l’enfant.
30C’est bien le sens du travail d’analyse de la demande a priori incontournable pour le psychologue. A priori seulement car comme le précise Quentel (2007) : « Toute la question est de savoir, dans le mode d’exercice dont il va se prévaloir, s’il adhère à cette demande en l’état ou s’il se montre capable de réellement la traiter, à partir de la formation qui est la sienne et des modèles explicatifs qu’il se donne. » Le psychologue se trouve face à l’alternative suivante : soit il est pris dans une demande qu’il n’y a pas lieu de questionner puisqu’elle s’inscrit d’emblée dans le contexte social et institutionnel ; soit de par sa position originale, constitutive de son identité professionnelle, il interroge cette demande afin de « référer le problème dont il hérite à la problématique qui a permis de l’installer ».
31Depuis la mise en place de la réforme de 2005, la multiplication des attentes en direction du psychologue contribue à orienter son action en fonction de la demande sociale liée au contexte institutionnel, au détriment de la prise en compte d’une réalité clinique dans laquelle s’inscrit le travail d’analyse de la demande. En d’autres termes, le psychologue scolaire n’est plus en mesure de remplir l’ensemble de ses missions telles qu’elles étaient définies en 1990 et reformulées plus récemment dans la circulaire 2009-088 précédemment citée. Celle-ci indique qu’il « peut organiser des entretiens avec les enfants en vue de favoriser l’émergence du désir d’apprendre, de s’investir dans la scolarité, de dépasser une souffrance psychoaffective ou un sentiment de dévalorisation de soi. Il peut aussi proposer des entretiens aux maîtres et aux parents pour faciliter la recherche des conduites et des comportements éducatifs adaptés aux problèmes constatés »
32Alors que sont réaffirmées les missions d’accompagnement et que pour la première fois, on voit apparaître la notion de « souffrance psychoaffective » renvoyant sans ambiguïté à une réalité clinique et à la légitimité d’offrir à l’autre un espace d’où pourrait émerger sa propre parole, la demande sociale attend prioritairement du psychologue que ce soit lui qui s’exprime par l’intermédiaire de comptes rendus toujours plus nombreux.
Un bilan pour quoi faire ?
33L’accroissement constant de ce type de sollicitations a pour conséquence une transformation de la demande à analyser en une commande à exécuter. Visant un objectif déterminé, le bilan se doit de répondre à des attentes précises. Le psychologue voit alors son action orientée et délimitée, le danger étant que son rôle soit simplement assimilé à celui d’« auxiliaire de santé » pour reprendre l’expression de Guillemard (2007).
34Ainsi par exemple, en situation d’entretien, il peut être confronté à des hypothèses diagnostiques émises d’emblée par le demandeur qu’il soit enseignant ou parent : « à mon avis, il est déficient », « il s’ennuie en classe, je me demande s’il n’est pas sur-doué », « il a déjà vu une orthophoniste. Il est dyslexique »… hypothèses que le psychologue n’aurait plus à questionner mais à vérifier voire à satisfaire, la passation d’un test étant censée « dire la réalité ».
35Bien évidemment, on ne peut pas sous-estimer l’éventuel soulagement suscité par l’identification de la difficulté susceptible de légitimer ou d’autoriser la mise en place d’un dispositif d’aide. Le diagnostic favorise le passage du manque à l’« être18 ». « Être dyslexique » fait place au « il n’arrive pas, il n’est pas capable d’apprendre à lire ». Il permet de ne plus être l’objet de stigmatisation source de souffrances en offrant une reconnaissance qui ouvre à des droits et rend l’action a priori possible. Cependant, si elle prend un caractère exclusif, cette position risque de boucher l’espace d’où pourrait émerger une pensée créative, originale et singulière. Apparaît alors le risque d’assimiler l’identité de la personne à l’identification de sa difficulté ou de son trouble : « j’ai un syndrome d’Asperger dans ma classe ».
36Au niveau institutionnel, le psychologue est convoqué pour donner un avis à partir d’outils qui lui sont parfois imposés et ce, en dépit du code de déontologie propre à sa profession19. Cette restriction de choix n’est pas sans évoquer le questionnaire fermé utilisé dans certains types d’enquête. S’il a l’avantage de faciliter le traitement des résultats, et d’en permettre une lecture standardisée, il présente l’inconvénient d’appauvrir le recueil et l’analyse d’informations.
37On peut donc raisonnablement conclure que le compte rendu du psychologue participe dans ce contexte, d’abord de la constitution d’un dossier et secondairement de l’analyse en tant que telle de la situation exposée.
« Faire vite »
38Nous assistons progressivement à un appauvrissement des champs d’application de la psychologie à l’école. La recherche restrictive de classification présente une fonction défensive témoignant de l’évitement ou de l’empêchement d’un travail de pensée. Ce dernier trouve à se justifier ou à s’alimenter par le peu de disponibilité de chacun, un manque de temps partagé par tous qui impose d’« agir dans l’urgence ».
39Le travail des psychologues en direction de la MDPH témoigne de la part croissante des situations vécues comme « préoccupantes » au sein des écoles. Mais ce vécu traduit un sentiment confinant à la panique, attesté par le contexte d’urgence si souvent évoqué et dans lequel s’inscrivent aujourd’hui leurs pratiques. Il semble d’ailleurs cohérent qu’une « situation préoccupante » demande à être traitée dans l’urgence. Pour autant, cette dernière doit être interrogée au regard de l’aide qu’elle est censée apporter à l’élève.
40Ce qui est urgent nous dit le Larousse, c’est ce « qui ne peut être remis à plus tard », ce « qu’il est nécessaire de faire tout de suite ». Le Petit Robert indique que l’urgence, c’est la « nécessité d’agir vite ». Ces définitions ne sont pas sans évoquer des processus archaïques. Le « tout de suite » témoigne d’une difficulté à penser l’absence, le manque. L’« agir vite » rappelle le comportement de l’enfant jeune ou immature pour qui la bonne réponse serait la réponse la plus rapide. Le travail dans l’urgence privilégie l’agir, voire le passage à l’acte au détriment du passage à l’intelligible. Il nous dit l’angoisse partagée qui met à mal les processus de pensée, phénomène particulièrement préoccupant dans l’école.
41De plus en plus soumis à la pression institutionnelle, le psychologue se trouve alors pris dans un flux d’équipes éducatives, de suivis de scolarisation au sein desquelles il ne s’agit plus tant de se rencontrer pour réfléchir que de se réunir pour décider. L’enjeu est de gagner du temps afin de mettre un terme à la « situation préoccupante » en lui trouvant une issue rapide.
42Comme nous l’avons déjà indiqué, si l’on considère que la fonction essentielle du psychologue est de susciter et de soutenir l’activité de pensée, c’est à dire de créer du lien, on comprend le paradoxe auquel il est confronté, les contradictions qu’il doit surmonter entre une demande sociale qu’il faudrait « satisfaire » et une réalité clinique dont la prise en compte est constitutive de son identité professionnelle.
43En répondant sans discernement à l’urgence, le psychologue se soumet à l’imprévu, position particulièrement préjudiciable pour les enfants qu’il est amené à rencontrer. Le redéploiement trop fréquent de son emploi du temps ne permet pas de leur offrir un cadre stable et fiable qu’ils pourraient investir. Si ce qui est pré-vu perd toute visibilité, le psychologue n’est pas en mesure de favoriser la construction de liens auprès d’élèves susceptibles de présenter une discontinuité au niveau relationnel ou dans le domaine de la pensée. S’il est lui-même pris dans une forme d’agitation, il est dans l’incapacité d’assurer une fonction contenante au contact d’enfants dont certains manifestent une instabilité comportementale.
44Ces quelques exemples suffisent à montrer que si le psychologue se laisse contaminer par l’urgence, cela se fait au détriment de l’aide à apporter aux enfants. Il n’est pas en mesure de leur offrir une réelle disponibilité. Mais ceci ne vaut pas que pour lui. Le sentiment d’urgence semble traduire le profond malaise des adultes pour qui l’action ne ferait plus sens. Il constitue un contexte tout à fait contradictoire avec le travail auprès d’enfants en difficultés qui ont d’abord besoin d’être apaisés, étayés. Comment peut-on contenir l’autre lorsque l’on est soi-même débordé ?
45En prenant un caractère envahissant, le sentiment d’urgence génère de l’agitation, traduction au plan comportemental d’une forme d’excitation psychique. Or l’agitation ne conduit pas nécessairement à une action finalisée. Elle peut se résumer à un activisme, une activité comme fin en soi qui primerait sur l’action à réaliser. Le travail dans l’urgence devient alors traitement symptomatique du symptôme.
46Pour que l’activité poursuive un objectif, une finalité, il faut la penser : pour qui, pourquoi, pour quoi faire ? Or il est à craindre que de plus en plus de réunions aient pour principal objectif la (re)constitution de dossiers au détriment d’une réflexion collective sur la mise en place d’un processus dynamique d’aide, en d’autres termes, sur la capacité d’insuffler de la pulsion de vie.
47L’exemple de certaines demandes d’auxiliaires de vie scolaire (AVS) illustre bien cet état de fait. Ces demandes sollicitent une reconnaissance officielle de la situation de handicap et une réponse favorable constitue bien le signe de la légitimité de la démarche. Mais si la demande présente un intérêt pour l’institution a-t-elle systématiquement une utilité pour l’élève ? En ce qui le concerne plus particulièrement, le psychologue doit également se demander si la rédaction d’un feuillet en direction de la MDPH est synonyme de travail auprès de l’élève en situation de handicap, contribution effective à son inclusion scolaire.
48Proche de la pensée magique, le raisonnement qui sous-tend parfois la demande d’AVS associe mécaniquement sa présence à une aide sans que personne ne soit en mesure de lui signifier sa mission, parce que son action n’a pas été pensée, réfléchie en amont ; le risque étant alors d’en faire un auxiliaire de vide scolaire.
49En se substituant à la réflexion coordonnée des aides, à la définition claire d’un objectif, le « faire vite » générateur de dysfonctionnements, alimente et amplifie logiquement l’apparente évidence de l’urgence. Si elle constitue une fin en soi, la demande d’aide ne peut survivre à elle-même, s’inscrire dans la temporalité qu’en se renouvelant. Ce mécanisme évoque la compulsion à la répétition, « l’éternel retour du même ». En ne renvoyant plus qu’à lui-même le signifiant « handicap » ne trouve plus à s’inscrire dans une chaîne signifiante garante d’un processus dynamique, c’est à dire de sa capacité à donner à penser pour agir en conséquence.
Pour conclure
50Dans son esprit, la loi du 11 février 2005 constitue un bouleversement considérable, peut-être sous-estimé, au niveau de ses modalités d’application mais sans doute plus encore en ce qui concerne les réaménagements identitaires qu’elle implique chez les enseignants. De plus, sa mise en œuvre s’inscrit dans le contexte d’« un système éducatif déboussolé par une succession de réformes brutales20 ».
51Face à un déficit en termes de dispositifs d’accompagnement, la MDPH est soumise au risque de devenir le lieu où se cristallisent les demandes d’aide issues de « situations préoccupantes ». Le recours croissant à ce dispositif peut être interprété comme une tentative de pallier le sentiment d’impuissance éprouvé par « des enseignants démunis face à la difficulté scolaire ». Ce faisant, il contribue à développer un état de dépendance à l’égard de cette instance décisionnaire autonome.
52Au déficit mentionné précédemment doit être associée la difficulté grandissante à donner du sens à l’action éducative, source d’une véritable « préoccupation » qui trouve à se manifester et à s’apaiser temporairement au travers des pratiques d’urgence. Cependant, en ne favorisant pas la mise en place d’un réel travail de pensée, d’« analyse approfondie » comme le stipule le texte, ces modalités de traitement du problème sont peu compatibles avec la réalisation satisfaisante de projets trop peu élaborés. Le risque est grand de voir le réflexe se substituer à la réflexion.
53Sollicité comme il se doit pour travailler à l’inclusion des élèves handicapés, le psychologue est confronté à la difficulté grandissante de devoir satisfaire à des attentes sociales et institutionnelles tout en faisant entendre la nécessité de favoriser le primat de la pensée sur l’agir qui n’est pas nécessairement synonyme d’action. En d’autres termes, il doit rappeler que la constitution d’un dossier en vue d’une demande à satisfaire relève de la procédure qui ne préjuge en rien de la réalité d’un processus d’inclusion censé lui succéder.
54S’il ne soutient pas cette position, le psychologue contribue à la création d’« enfants de papier ». Il favorise l’inflation de feuillets qu’il ne s’agit plus tant d’écrire que de remplir, comme pour combler un vide, un manque ; feuillets dont la fonction seraient d’occuper la place symbolique de « porte symptôme » d’un malaise institutionnel. Il semble bien en effet que l’orientation des élèves en direction de la MDPH soit aujourd’hui à la mesure de la désorientation des enseignants à l’intérieur de l’école.
Bibliographie
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Références
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Louis, J.-M., & Ramond, F. (2006). Scolariser l’élève handicapé. Paris : Dunod.
Plaisance, E. (2009). La scolarisation des enfants handicapés. Débats actuels. Psychologie et Éducation, 2, 11-22.
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Notes de bas de page
1 Circulaire n° 90-083 intitulée « Missions des psychologues scolaires ».
2 Circulaire n° 2006-126 du 17 août 2006 intitulée : « Mise en œuvre et suivi du projet personnalisé de scolarisation ».
3 Parallèlement dans le code du travail les mots « ateliers protégés » sont remplacés par l’expression « entreprises adaptées ».
4 Circulaire n° 2008-082 du 5 juin 2008 sur l’« Organisation du temps d’enseignement scolaire et de l’aide personnalisée dans le premier degré. »
5 Circulaire n° 2009-088 du 17 juillet 2009 intitulée : « Fonction des personnels spécialisés des réseaux d’aides spécialisés aux élèves en difficulté dans le traitement de la difficulté scolaire à l’école primaire. »
6 Cette synthèse est consultable sur internet à la page www.cnsa.fr/IMG/pdf/CNSA_MDPH2011-2.pdf
7 Circulaire n° 2006-126 déjà citée.
8 Article D321-16 du code de l’éducation.
9 La formulation est pour le moins déroutante dans la mesure où les parents sont eux-mêmes membres de l’équipe éducative.
10 Circulaire n° 2009-088 du 17 juillet 2009.
11 www.ash13.ien.13.ac-aix-marseille.fr/spip/
12 Guide réalisé par un groupe de travail comprenant des représentants des associations Parcours Handicap 13, de l’Éducation nationale 13, de la MDPH, en partenariat avec le conseil général des Bouches-du-Rhône.
13 Pour une synthèse sur le rôle joué par l’Éducation nationale dans la médicalisation de la dyslexie et ses conséquences sur la prise en charge en milieu scolaire, nous renvoyons à Jumel (2011).
14 Le risque étant bien évidemment une banalisation du recours à la MDPH. Une pétition lancée le 2 septembre 2007 intitulée « Les élèves en difficulté à l’école ne sont pas tous des enfants handicapés! » circule toujours sur internet. [http://petitionner.free.fr/index.php?petition=2].
15 Il n’est pas anodin de noter que face à la menace de disparition des RASED, certains psychologues scolaires ont imaginé leur rattachement aux conseils généraux dont dépendent les MDPH.
16 La parenté avec la notion d’« information préoccupante » est frappante. La loi n° 2007-293 du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance y fait référence sans pour autant la définir.
17 Il semble bien que l’on revienne aujourd’hui à la notion de signalement abandonnant celle de demande d’aide qui lui a été un temps préférée. La première réfère essentiellement à une dimension sémiologique alors que la seconde implique prioritairement son auteur.
18 On peut noter que parmi les troubles particulièrement médiatisés aujourd’hui, certains d’entre eux délaissent dans le langage courant le registre du déficit au bénéfice du plus (sur-doué), voire du trop (hyper-actif).
19 Le troisième principe du code de déontologie intitulé « Responsabilité et autonomie » indique : « Outre ses responsabilités civiles et pénales, le psychologue a une responsabilité professionnelle. Dans le cadre de sa compétence professionnelle, le psychologue décide et répond personnellement du choix et de l’application des méthodes et techniques qu’il conçoit et met en œuvre et des avis qu’il formule. Il peut remplir différentes missions et fonctions : il est de sa responsabilité de les distinguer et de les faire distinguer. »
20 Tel est le diagnostic posé par le sénateur Brigitte Gonthier-Maurin dans un rapport d’information « sur le métier d’enseignant » enregistré à la présidence du Sénat le 19 juin 2012, consultable sur le site www.senat.fr/rap/r11-601/r11-6011.pdf. Notons que dans ce rapport, le handicap ne fait l’objet d’aucune mention particulière.
Auteur
Psychologue scolaire Aix-Marseille Université, ESPE
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