Exclusion sociale et handicap
L’apport du regard des représentations sociales
p. 87-102
Texte intégral
La fixité même du jugement réduit la richesse du réel, de l’être humain devant lequel on devrait au moins s’étonner (A. Jollien)
1La question de l’intégration et de la participation sociale des personnes vivant avec un handicap fait partie des objectifs prioritaires des politiques publiques depuis les années 1990 en France (insertion par le travail, accès aux droits et à la citoyenneté, accès à la santé)1. Cette question renvoie à une préoccupation sociale beaucoup plus large qui concerne les domaines de l’intégration et de l’insertion dans les sociétés contemporaines. Autrement dit, elle n’est pas exclusive de la situation de handicap. Dans le même temps, dans l’espace social, quelles que soient les situations concernées, les questions relatives à l’intégration et à la participation sociale des individus et des groupes socialement marqués et stigmatisés se posent comme des véritables « problèmes sociaux », c’est-à-dire comme des problèmes qui suscitent focalisations, débats ou polémiques et prises de position et interrogent les principes et la réalité du « contrat social » qui fondent notre société.
2Le projet sociopolitique, qui répond à une demande sociale, d’intégration et de participation sociales des personnes en situation de handicap se trouve confronté de manière récurrente à des obstacles de différentes natures : organisationnelle (définitions et moyens alloués aux politiques publiques) ; institutionnelle (histoire et fonctionnement des institutions) ; professionnelle (formation, rôles et fonctions des professionnels) ; socio-affective (sentiments et vécus négatifs) ; socio-relationnelle (acceptation, rejet, stigmatisation, discrimination) et culturelle (normes et valeurs sociales de références).
3Les sciences humaines et sociales ont été « convoquées » depuis longtemps pour éclairer les phénomènes en question. Ces contributions donnent à voir la complexité des situations et permettent d’identifier leurs déterminants psychologiques, relationnels et sociaux. La question du handicap (terme en lui-même fortement polysémique) est complexe car elle renvoie à des « freins » d’ordre matériel et symbolique tant de la part des acteurs impliqués (professionnels, entourage, personnes en situation de handicap) que du point de vue institutionnel et politique. Questionner ces « freins », leurs logiques internes d’édification et d’actualisation (origines, manifestations et effets), constitue un enjeu important tant sur le plan conceptuel que pour la pratique.
4 L’objectif général de notre contribution sera de montrer comment la psychologie sociale, via une approche reposant sur les représentations sociales, permet d’éclairer les dynamiques socio-symboliques qui sous-tendent les processus d’intégration et de rendre compte des logiques psychologiques et sociales qui peuvent présider à leurs dysfonctionnements (cf. Ville et Ravaud, 1994). Dans cette perspective, le regard porté sur le handicap doit être considéré comme le produit d’une construction sociale de la part des acteurs, construction qui implique des choix sous le prisme des normes sociales (Paicheler, 1994). Il convient alors de saisir les mécanismes psychologiques et sociaux qui participent à cette construction et ses effets potentiels sur le plan de la régulation des relations sociales entre les personnes dites « normales » et les personnes « handicapées2 ».
5Une approche psychosociale du handicap peut alors nous permettre de nous saisir de certaines questions essentielles. Par exemple, sur quelles données objectives (apparence physique, incapacités physiques, …) et subjectives les représentations du handicap se fondent-elles ? Pour reprendre les propos de Paicheler (1994), quelle dialectique est-elle établie entre la norme sociale et le degré de définition pathologique ? Enfin, dans quel schéma de valeurs s’inscrit la perception de « l’autre », le « différent » ?
6Nous illustrerons notre réflexion et l’apport d’une grille de lecture via les représentations sociales en nous appuyant sur l’exemple de la sexualité « handicapée »3. Plus précisément, nous nous intéresserons aux processus qui opèrent dans l’appréhension de la vie affective et sexuelle des personnes vivant avec un handicap mental et qui constituent les soubassements des pratiques professionnelles des acteurs institutionnels. Nous considérons que ces pratiques, comme toutes les pratiques sociales – et plus encore, peut-être, celles tournées vers la prise en charge de l’exclusion et de l’intégration – sont des systèmes d’action socialement déterminés à la fois par les enjeux concrets de la situation et par leur inscription dans une symbolique sociale (Abric, 1996).
Eléments pour une approche psychosociale du handicap et de l’exclusion sociale
7La psychologie sociale peut apporter une contribution à l’analyse des phénomènes associés aux situations de handicap car elle participe à l’étude des relations sociales et des rapports sociaux. Or, le handicap, comme phénomène vécu par les personnes en situation de handicap, comme par celles qui se trouvent en leur présence, constitue une situation qui active des enjeux liés aux relations sociales et aux rapports sociaux. L’approche de cette discipline concernant les rapports sociaux a une double caractéristique : (1) elle se focalise sur les dimensions idéelles et symboliques, sur les processus psychologiques et cognitifs ; (2) elle aborde ces dimensions et processus en considérant l’espace d’interactions entre personnes et groupes au sein duquel elles se construisent et se jouent. Ainsi, une approche de psychologie sociale vise à construire un espace d’analyse de l’expérience du handicap comme « événement » qui prend sens et forme dans un ensemble social producteur de relations et d’expériences signifiantes.
8Cet espace d’interactions est façonné par des rapports sociaux qui n’existent pas seulement entre les individus et les groupes, mais encore et en même temps en chacun des individus et des groupes engagés dans ces rapports. Cette part des rapports sociaux qui existe à l’intérieur des individus est ce que Maurice Godelier (2009) appelle « l’armature idéelle et subjective ». Cette armature est constituée de savoirs sociaux (croyances et représentations par exemple) mais aussi de principes d’actions et d’interdictions. Les liens que les individus entretiennent avec leur environnement social en termes d’appartenance, de participation et d’inscription constituent un axe d’analyse fécond et heuristique pour spécifier les contours et les enjeux associés au handicap.
9Dans cette perspective, le handicap peut être analysé comme un cadre interprétatif général dans lequel peuvent être appréhendées les questions relatives aux conditions de participation des individus au monde social. La situation de handicap « assigne » une place sociale aux individus. C’est à partir de cette place que les pratiques sociales et la participation au monde s’élaborent et prennent sens. Autrement dit, ces pratiques sont contextualisées. La notion de place sociale conduit à envisager la place des « handicapés » dans un champ social plus large qui catégorise, classe, structure les groupes et qui produit des « communautés de conditions ». Penser le handicap, c’est penser le rapport au social.
10La place sociale peut être définie comme le lieu où les structures macrosociales jouent (concrètement et symboliquement) sur les existences individuelles. En ce sens, il ne s’agit pas de prendre en compte seulement les dimensions objectivables du handicap (nature du handicap, évènement de vie, état de santé, conditions de vie, appartenance à un groupe social). Il s’agit également de donner une place centrale à la subjectivité des individus et des groupes, à leur manière de donner du sens à la condition des personnes en situation de handicap ou à la manière dont les personnes vivant avec un handicap donnent du sens à leur situation dans des micro-contextes sociaux précis, porteurs d’enjeux et de significations.
11Dans cette même perspective psychosociale, on pourrait définir l’exclusion moderne comme un déclassement, une « mise au rebut ». Être, exister, c’est être un sujet, non seulement pour soi, mais aussi vis-à-vis des autres. Pour qu’autrui soit perçu comme un sujet lorsqu’il entre dans le champ de nos perceptions, il faut que nous soyons capables de nous reconnaître en lui. Si nous ne le voyons que dans sa différence, il n’est plus des nôtres, puisqu’il n’est pas comme nous (Maisondieu, 1997). Autrement dit, l’exclusion sociale ne relève pas seulement de l’isolement ou de l’expulsion du champ social, c’est aussi la discrimination et la modification des rôles sociaux. Cette exclusion est susceptible de produire deux types de souffrance : une souffrance liée aux conditions de vie dans un contexte et un environnement, et une souffrance qui se rapporte au sentiment qui est lié à la perception de ce que l’on est (inutilité, culpabilisation) et de ce que les autres peuvent en percevoir.
12L’exclusion sociale, en tant que phénomène psychosocial, implique toujours une organisation spécifique des relations interpersonnelles et des rapports sociaux. Penser la question de l’exclusion (ou son « opposé », l’intégration), nous renvoie à la façon dont cette organisation de l’exclusion prend forme dans un régime d’organisation sociale. Denise Jodelet (1996a) distingue trois formes principales d’exclusion sociale : (1) la ségrégation, c’est-à-dire la mise à distance topologique et l’exclusion d’un groupe social de l’espace public, l’enfermement et l’isolement étant des formes extrêmes de ce régime ; (2) la marginalisation d’une population, mise à part du corps social, l’exemple des phénomènes liés à ce qu’on appelle actuellement en France, les problèmes de la banlieue, les rapports entre « centre » et « périphérie », peut illustrer cette forme d’exclusion sociale ; (3) la discrimination qui renvoie au refus de l’accès pour certaines populations à des rôles et à des statuts sociaux, à travers une double logique de différenciation et de dévaluation sociales. Ces trois formes d’exclusion sociale ne mobilisent pas les mêmes processus de symbolisation et renvoient à différents régimes d’organisation et de participation sociales (e.g., système concentrationnaire, placement contraint, état de demi-citoyenneté). Pour comprendre les composantes « comportementales » de l’exclusion et les logiques qui les sous-tendent, il nous faut puiser dans les mécanismes psychosociaux qui sont en mesure de les générer. C’est à ce titre que l’étude des représentations sociales peut se révéler pertinente. En effet, comme forme de connaissance de sens commun, guidant l’action des individus et des groupes, les représentations constituent une voie heuristique pour questionner notre rapport à la « différence » et au traitement de cette « différence ».
Le regard des représentations sociales
Les représentations sociales
13Par représentations sociales, nous entendons l’ensemble organisé des connaissances, des croyances, des opinions, des images et des attitudes partagées par un groupe à l’égard d’un objet social donné. Les représentations rendent compte à la fois du rapport que l’individu entretient avec « l’objet représenté » (histoire personnelle, expérience, vécu), mais aussi de l’inscription de ce rapport dans un contexte social (appartenance à des groupes sociaux). Toute représentation sociale peut être considérée comme une modalité de connaissance reliée aux comportements des individus (Abric, 2011) et qui permet également la communication entre ces derniers (Moscovici, 1992). En effet, les représentations sociales, du fait de leur inscription dans un système plus général de signification et de compréhension de l’environnement social, vont jouer un rôle important dans les interactions sociales (Moliner, 1999). On peut définir l’approche des représentations sociales comme une lecture « multi-niveaux » qui analyse les programmes de perception et d’action mobilisés et actualisés dans la construction de la réalité sociale (Apostolidis & Dany, 2012).
14Deux processus interviennent dans la fabrication d’une représentation : l’objectivation et l’ancrage (Jodelet, 1989). D’un point de vue opérationnel, deux notions permettent de les étudier : celle de sens et celle de filtre. La notion de sens renvoie à la signification attribuée à un objet donné, à la fois au niveau individuel et au niveau social. La notion de filtre, constituée par les réseaux d’ancrage des informations et des significations concernant l’objet, renvoie au cadre interprétatif « déjà-là » à finalité pratique (maîtrise de la situation, guide pour l’action, expression). On interprète la réalité, à partir d’un « déjà-là » représenté, et on lui donne du sens, on lui confère de la signification. À partir de ce travail d’attribution de sens, de signification, on peut observer le processus de symbolisation qui est en jeu dans les phénomènes représentationnels, processus qui permet d’illustrer le caractère essentiellement social de la fabrication des représentations. Dans cette perspective, l’approche des représentations sociales est potentiellement heuristique pour étudier les processus sociocognitifs impliqués dans la construction d’objets socialement sensibles et chargés d’enjeux individuels et sociaux.
15On peut également évoquer la question de la fonction pratique des représentations, conceptualisées en tant que formes de « connaissance pratique » (Jodelet, 1989) qui permettent la maîtrise du rapport au monde. Cet aspect est important lorsqu’il s’agit de comprendre les processus d’interprétation et d’inscription de l’objet dans un réseau de significations. La production d’une représentation n’est pas un phénomène de « curiosité intellectuelle » d’un sujet clos sur lui-même. La représentation nous renvoie à une relation au monde permettant d’accéder à la logique d’action du sujet. Les dimensions de maîtrise et d’anticipation sont très importantes puisqu’elles permettent de cerner la dynamique psychosociale en jeu dans le fonctionnement des représentations sociales : elles sont créées et partagées socialement, elles servent aux individus et aux groupes à maîtriser leur environnement physique et social et les relations en société.
16La théorie des représentations sociales constitue une théorie paradigmatique en psychologie sociale, en ce sens qu’elle propose une vision globale des relations et des comportements humains. Elle traduit d’une certaine façon le souci de poser un regard psychosocial sur les faits, regard défini lui-même par Moscovici (1984) comme une vision ternaire de la réalité psychologique et sociale. Les trois termes que ce regard met en relation sont : Ego (sujet individuel, l’individu), Alter (sujet social ou groupes sociaux) et Objet (ici le handicap). C’est un regard à l’intersection de processus psychologiques propres aux individus, du macro-contexte et des situations sociales spécifiques dans lesquels ces derniers sont insérés. Appliqué au handicap, il permet de mettre à jour tout un ensemble d’acteurs, de caractéristiques et de relations. Il permet d’envisager l’individu dans ses rapports avec les groupes sociaux (autrui, les pairs, la famille, le groupe social). En ce sens le « handicap » s’élabore dans un espace de relations complexes entre des acteurs porteurs d’enjeux multiples et parfois contradictoires.
17Le processus d’élaboration des connaissances est à comprendre dans les interactions que pose ce triangle (les trois termes en relation), où l’on peut voir les relations entre le sujet individuel et le sujet social – moi, autrui – qui sont des interactions à considérer en tant que processus interpersonnels, c’est-à-dire des relations dyadiques, mais aussi en tant que processus structurés, c’est-à-dire des processus qui renvoient à des relations sociales, mettant en jeu les statuts des acteurs, les rapports intergroupes, etc. En ce sens, les connaissances produites sur le handicap ou les « handicapés » ne relèvent pas simplement de la relation que les individus (« handicapés » ou professionnels) entretiennent avec le handicap mais aussi de l’inscription de l’objet « handicap » dans un contexte socio-historique.
18L’approche des représentations sociales a pour objet d’étudier la pensée quotidienne, la pensée ordinaire qui est en jeu dans la vie de tous les jours, c’est-à-dire d’étudier cette psychologie du sens commun qui façonne les interactions sociales, situées socialement et culturellement. Cette approche cherche à cerner la correspondance entre des formes intellectuelles, c’est-à-dire des systèmes de pensée, et des situations sociales, c’est-à-dire des appartenances à des groupes, des appartenances à des modèles culturels, des appartenances à des statuts sociaux, des régimes de contrôle social etc.
19C’est cette correspondance, l’exploration des relations entre « formes intellectuelles » et « divisions sociales », qui se trouve au cœur de la problématique théorique des représentations sociales. En ce sens, les représentations sociales sont déterminées par les conditions historiques, sociologiques et idéologiques dans lesquelles on pense, et dans lesquelles émerge l’objet de représentation (Jodelet, 1989). Les représentations nous permettent alors d’avoir accès, de comprendre les systèmes de normes et les systèmes de valeurs qui sont en jeu dans les interactions sociales et dans l’identité d’un groupe social donné. En ce sens la « confrontation » au handicap n’est jamais neutre car elle implique des enjeux normatifs particulièrement saillants (e.g., normal versus pathologique, déviance physique ou psychique, contrôle des comportements, adaptabilité, …).
20Deux aspects paraissent alors importants pour l’approche des représentations sociales. D’une part, les dimensions symboliques et idéologiques qui sont en jeu dans le maintien et dans la restauration du lien social, sont des notions centrales lorsqu’on parle d’exclusion, d’insertion ou d’intégration. D’autre part, cette approche nous permet d’analyser les pratiques sociales (et encore plus peut-être celles qui concernent l’exclusion et l’intégration sociales) en tant que systèmes d’action socialement déterminés, à la fois par des enjeux concrets et par leur inscription dans une symbolique sociale. Cette approche peut nous amener à considérer la question du lien social qui se trouve au cœur des problèmes que posent l’exclusion ou l’inclusion sociales des personnes en situation de handicap et de comprendre les dynamiques psychosociales qui sous-tendent à la fois leur intégration et leur non-intégration.
Dynamique psychosociale et représentations sociales
21Les représentations sociales sont des phénomènes simultanément mentaux et sociaux. En ce sens, elles relèvent d’une véritable dynamique psychosociale (Jodelet, 1989). Plusieurs dimensions peuvent éclairer cette dynamique. Tout d’abord, lorsqu’on parle de représentation sociale, on parle de la représentation d’un sujet et de la représentation d’un objet. En ce sens, la représentation n’est pas une entité flottante. Elle est toujours celle d’un sujet et toujours celle d’un objet. Cela signifie que la représentation peut être définie comme la relation qui lie le sujet qui se représente à l’objet qui est représenté. Le processus de production, les conditions de production des représentations sociales sont directement liés à la culture de référence. Autrement dit, elles sont produites et circulent en société à travers les valeurs, les modèles, les invariants, l’histoire du groupe. La notion d’invariant mérite quelques explications. Souvent, lorsque l’on analyse, dans les discours, les représentations qui ont trait à la maladie ou encore celles qui ont trait au handicap, on observe des raisonnements relevant de constructions anthropologiquement fondamentales. Par exemple, les représentations de la vie affective et sexuelle des personnes vivant avec un handicap mental médiatisent des principes de construction culturellement signifiants (e.g., le caractère structurant de l’opposition « sale versus propre » ou encore « humain versus bestial » pour penser les besoins et le vécu de la sexualité de ces personnes). Voilà à quoi renvoie la référence aux invariants : à des principes de symbolisation, ancrés dans les valeurs, les normes, les visions du monde d’un groupe social donné. Ils s’apparentent à des marqueurs de l’édifice symbolique de référence, permettant de scruter la dimension axiologique en jeu dans la construction de la relation à l’objet (i.e., processus d’insertion de l’objet dans un système organisé de représentations exprimant une valeur sociale). L’objet ici étant en l’occurrence un groupe social marginalisé, les personnes vivant avec un handicap mental.
22La deuxième dimension concerne le fait que les conditions de circulation des représentations sociales renvoient au langage et à la communication. Les représentations sociales circulent, se partagent et ont une fonction en rapport avec le langage, en rapport avec la communication. C’est sur la base de ces systèmes de référence partagés que les acteurs communiquent entre eux. Ce sont ces systèmes de perception et d’évaluation qui façonnent les interactions sociales. Par exemple, Goffman (1968) a montré que le malade mental, en tant qu’être, est fabriqué dans et par les interactions sociales avec le personnel soignant. Ainsi, il observe une correspondance entre les demandes, attitudes et comportements des malades mentaux avec les attentes des soignants. Les malades mentaux adoptent des stratégies, des façons d’être et d’agir, reflétant, d’une part, une intériorisation des normes et des valeurs de l’institution, et, d’autre part, une capacité d’adaptation de la conduite en fonction du statut du locuteur et de leurs objectifs de patient. On retrouve ce constat dans l’étude de Rosenham (1973), dans laquelle des sujets « sains » de toute maladie mentale voyaient leur « normalité » être reconstruite sous l’angle de la pathologie par les soignants qui devaient les prendre en charge.
23La troisième dimension concerne le fait que le partage, la circulation et la fonction des représentations sociales se situent au niveau de la vie sociale. Ce sont les représentations qui nous permettent de voir comment se structurent et se partagent les liens sociaux. Ce sont aussi les représentations qui nous permettent de voir comment les systèmes de pensée sont ancrés dans un contexte idéologique et historique. Par l’exemple, au cours du xxe siècle, l’évolution des idées a fait que les attitudes vis-à-vis des personnes handicapées et de leur socialisation se sont modifiées et certaines ne sont plus d’actualité aujourd’hui. Ainsi, la transformation de la représentation de la personne handicapée mentale, motrice ou sociale est également sous l’effet de conditions historiques et idéologiques déterminées.
Une illustration : l’exemple des représentations de la vie affective et sexuelle des personnes vivant avec un handicap mental
La sexualité « handicapée » : un objet problématique
24Le rapport au droit d’avoir une vie intime et sexuelle, pour les personnes handicapées mentales, est très bon exemple pour illustrer ce que veut dire un état de discrimination fondé sur un ordre idéologique et symbolique. La vie affective et sexuelle, de façon générale, implique des questions fondamentales à la fois pour l’individu et pour la société. La sexualité et l’intimité sont à la fois des objets « privés » et des objets « publics ». Toute relation intime et sexuelle est en même temps une relation interpersonnelle et une relation sociale. À cet égard, il faut souligner ce que rappelait Foucault (1976) à propos de la sexualité dans le monde occidental : toute relation sexuelle dans nos cultures médiatise la mise en scène d’une relation de pouvoir. Plusieurs sociologues ont rappelé l’importance et la spécificité de l’objet sexualité ; car les théories sexuelles d’une époque ou d’une société donnée coïncident, comme le montrent certains travaux sociologiques avec les théories sociales du moment, avec les théories sur la perfection, sur l’humanité, le pouvoir, etc. (cf. Schelsky, 1966).
25En partant de ces considérations générales sur la sexualité, l’analyse des représentations de la sexualité des personnes vivant avec un handicap mental va nous permettre d’interroger les rapports à ces personnes afin d’examiner, d’une part, les statuts sociaux et symboliques qu’on leur assigne et, d’autre part, de réfléchir sur leur intégration sociale. Cette question constitue une préoccupation très récente dans le champ des politiques institutionnelles. À titre d’exemple, la circulaire de la Direction de l’Action Sociale relative à la prévention du VIH date de 1996. Elle n’est pas directement liée à la sexualité car c’est en relation avec le contexte du sida que la question de la vie sexuelle des personnes vivant avec un handicap mental a été posée.
26La sexualité « handicapée » est un objet qui a été peu problématisé et étudié dans le cadre de la recherche en sciences humaines et sociales. Il y a peu de recherches, les données sont rares et éparses jusqu’à la fin des années 80, comme si personne ne « s’inquiétait de la sexualité des personnes handicapées, notamment mentales » (Vaginay, 2008). On constate depuis une quinzaine d’années un renouveau d’intérêt essentiellement lié au contexte épidémique du Sida. Différentes recherches portant sur les représentations sociales de la sexualité, de l’affectivité des personnes handicapées mentales chez les professionnels et chez les personnes de leur entourage familial ont été réalisées : la recherche d’Alain Giami et de ses collaborateurs (1983) est parmi les premières contributions en France ; les contributions en Belgique et notamment les recherches de Jacqueline Delville et Michel Mercier (1997) ; les travaux de l’Union Nationale des Associations de parents et amis de personnes handicapées mentales en 1995 ; et aussi le rapport de synthèse du Conseil National du Sida en 1997 concernant la prévention du VIH.
27À la différence du contexte francophone (en France ou en Belgique), nous trouvons beaucoup plus de recherches dans le contexte anglo-saxon où il existe une littérature plus abondante depuis 30 ans. La négation ou encore le silence autour de la question de la vie affective et sexuelle des personnes vivant avec un handicap mental a eu pour effet de retarder l’action publique de prévention concernant les risques du Sida dans les établissements spécialisés, comme le rappelle, à la fin des années 90, le Conseil National du Sida (1997). Son rapport souligne le fait que les handicapés mentaux sont les « oubliés de la prévention » de la société française. Les missions et les programmes de prévention, dans la plus grande partie des secteurs de la société française, ont démarré dès le début de l’épidémie. Concernant les personnes vivant avec un handicap mental, on peut constater un retard de plus de 10 ans au niveau de la définition d’une politique institutionnelle de prévention et de prise en charge. La négation ou le silence autour de cette question de la vie affective et sexuelle des personnes vivant avec un handicap mental traduit pour beaucoup de chercheurs le refus d’aborder cette question. Pourtant, la sexualité peut être considérée comme un concept clé du processus de normalisation des personnes présentant un handicap mental (Aunos et Feldman, 2002). Ce refus (ou cette difficulté) renvoie au refus de se confronter à une réalité qui pose plusieurs problèmes et qui suscite de la souffrance chez tous les acteurs concernés : les personnes handicapées mentales elles-mêmes, les familles, les professionnels.
28À cet égard, par exemple, la prévention des abus sexuels dont peuvent être victimes les personnes vivant avec un handicap mental est un enjeu important au regard de la mission de protection de l’accompagnement social de ces personnes. Elle demande une rupture radicale avec l’attitude de silence qui a pesé sur ces questions durant fort longtemps. En effet, plusieurs recherches montrent qu’il y a un risque plus important pour une personne handicapée mentale de subir un abus sexuel en comparaison avec une personne de la population générale (e.g., Delville et Mercier, 1997).
Remarques préliminaires
29Avant de continuer, il nous semble important de poser trois remarques préliminaires qui permettront de circonscrire les contours de notre propos :
- il convient de préciser que notre analyse porte uniquement sur la vie affective et sexuelle des individus atteints d’un handicap léger ou moyen et ne concerne pas ceux qui sont les plus affectés par un handicap profond ou ceux qui se trouvent dans des situations de polyhandicap qui les privent de toute autonomie et de toute possibilité de vivre une sexualité ;
- si la vie affective et sexuelle des personnes handicapées mentales présentent de façon incontestable des spécificités liées aux formes d’expression qu’elle peut prendre mais aussi aux contextes relationnels et sociaux dans lesquels la sexualité s’exerce, rien ne permet aujourd’hui de penser que le handicap induirait une sexualité à part, une sexualité fondamentalement différente du reste de la population. C’est à ce titre, que la vie affective et sexuelle des personnes vivant avec un handicap mental nous interroge sur l’humanité de ces personnes, sur notre propre humanité ;
- enfin, il faut être conscient que la vie affective et sexuelle des personnes vivant avec un handicap mental nous renvoie à des situations très hétérogènes. On ne peut ni généraliser, ni globaliser cette question. Il faut comprendre ces situations hétérogènes à travers un certain nombre de facteurs qui structure les pratiques sexuelles de ces personnes. Par exemple : Est-ce que la vie sexuelle en question s’exerce à l’intérieur ou à l’extérieur de l’établissement ? Avec quel partenaire cette vie sexuelle est-elle partagée ? S’agit-il d’une autre personne handicapée mentale ou encore d’une personne dite « normale » ?
30Ces trois remarques préliminaires nous paraissent importantes car lorsque l’on scrute l’univers des représentations de la sexualité des personnes vivant avec un handicap mental, la littérature montre, qu’en règle générale, la question de la sexualité des handicapés a été et est encore bien souvent synonyme de tabou. Elle se cristallise autour de notions de déviance (cf. Becker, 1985), d’anormalité, de bestialité, d’une réalité impensable, de danger pour la personne elle-même et/ou pour les autres ou encore de problèmes. Ces représentations permettent d’étudier les processus idéologiques et symboliques quisont en jeu dans la construction du rapport à ces personnes de la part de leur entourage familial4, des professionnels de la prise en charge, ou encore de l’institution.
Institutions et professionnels face à la sexualité « handicapée »
31Du côté institutionnel, on observe que la sexualité est trop souvent confisquée5. Sans vouloir généraliser abusivement, il est important de souligner que la question de la vie affective et sexuelle des personnes handicapées mentales a été, et est encore, dans certaines institutions, gérée d’une façon qui ne peut que susciter interrogations et embarras (cf. Aunos et Feldman, 2002). Souvent, elle fait l’objet d’une réglementation prohibant toute relation sexuelle. Dans certaines institutions, les pratiques sexuelles sont strictement interdites (cf. Conseil National du Sida, 1997). Cette interdiction se fait souvent de façon autoritaire, arbitraire au détriment de toute action éducative et souvent dans un contexte de dévalorisation de la vie sexuelle6.
32La question de la sexualité a pu être renvoyée au même niveau que la violence, le vol dans le cadre de la discipline au sein des institutions. Ceci illustre une attitude de dévalorisation à l’égard de cette question. Plusieurs chercheurs ont souligné que dans les établissements, la sexualité est assimilée à un facteur de désordre (Diederich et Greacen, 1998). Cette attitude a sans doute empêché la mise en place de politiques sanitaires adéquates à l’attention des personnes vivant avec un handicap mental. Comment faire de la prévention efficace quand le discours sur la sexualité est confisqué, quand l’exercice de la vie sexuelle est interdit et considéré comme un désordre au niveau de la vie quotidienne dans ces institutions ? La vie sexuelle a ainsi été pendant longtemps strictement organisée par l’institution et ses règles selon un mode disciplinaire. Cette situation évolue cependant aujourd’hui.
33Du côté des professionnels, la sexualité « handicapée » se constitue en tant que question taboue et embarrassante ou en tant qu’objet qui pose problème pour les professionnels. Pour les éducateurs, l’appréhension de la sexualité de personnes vivant avec un handicap mental se pose d’emblée comme un problème, de surcroît difficile à solutionner, qui suscite des attitudes ambivalentes et s’inscrit dans un cadre institutionnel complexe (Bazzo, Nota, Soresi, Ferrari et Minnes, 2007). Pour certains d’entre eux, les pratiques professionnelles et institutionnelles concernant la vie sexuelle de personnes prises en charge posent les limites et les paradoxes de leur travail d’accompagnement éducatif, voire même les interrogent sur leur propre identité professionnelle.
34Les différentes recherches réalisées en la matière7, offrent plusieurs illustrations permettant de cerner les représentations de la sexualité des personnes handicapées mentales chez les professionnels. De façon transversale, nous constatons l’existence de deux types de représentations chez les professionnels ; d’une part, une représentation qui pose la sexualité « handicapée » comme une sexualité à part relevant d’une sexualité « bestiale », déviante et pathologique (dimensions symboliques et idéologiques des représentations sociales), d’autre part, une représentation qui appréhende la sexualité des personnes « handicapées » en tant que problème très difficile voire impossible à gérer au niveau de l’action éducative au sein de l’établissement (dimension praxéologique des représentations sociales)8.
La sexualité : du « normal » au « pathologique »
35La représentation de la sexualité « handicapée » rend compte d’une logique de construction socialement fondamentale à l’égard de la sexualité dans le monde occidental du xxe siècle, celle de l’opposition entre le « normal » et le « pathologique » (Canguilhem, 1979). Ces représentations, et notamment la notion de « perversion », nous permettent de saisir et de scruter des raisonnements qui médiatisent des principes fondamentaux en jeu dans la construction sociale de la sexualité. À cet égard, il faut rappeler ce que soulignait le philosophe français Georges Bataille : « Jamais la sexualité humaine n’est admise qu’en des limites au-delà desquelles elle est interdite ; il y a finalement en tout lieu un mouvement de la sexualité où l’ordure rentre en jeu » (1957, p. 255).
36Il faut noter que l’incidence de la dimension du pathologique pour appréhender la sexualité « handicapée » atteste d’un rapprochement avec l’univers de la maladie mentale. On retrouve dans les deux cas, l’idée d’une altérité menaçante en matière de sexualité, altérité fondée sur la « nature » de la personne handicapée ou sur celle de la maladie mentale. Cette inscription dans l’univers de la maladie mentale constitue une illustration des processus de construction des représentations sociales (fonctionnement représentationnel par analogie, ancrage dans un réseau de significations et objectivation de l’objet de la représentation comme réalité représentée). Par association, se trouvent réactivés la différence dite « naturelle », l’interdit des contacts et la peur sexuelle que suscite le malade mental. Il est alors très important de distinguer et de spécifier le cas de la maladie mentale par rapport à celui du handicap mental.
37La considération de la sexualité de la personne adulte handicapée mentale comme une « déviance », une « bestialité », une « perversion », illustre un aspect fondamental de la symbolique sur laquelle repose la distinction sociale entre la sexualité « normale » et la sexualité « handicapée ». Sur la base de cette distinction, s’établit un contrôle sur le vécu privé de ces personnes et sur leurs accès à des statuts sociaux (personne adulte, personne mariée, ...) et à des rôles que peuvent conférer la paternité et la maternité. Ces différents contrôles sont légitimés par cette différenciation symbolique qui constitue une dimension fondamentale sur laquelle repose l’organisation matérielle et sociale de la vie de ces personnes, sous le coup de mesures de protection sociale. Cet exemple illustre la pertinence heuristique de l’approche des représentations sociales pour étudier les processus sociocognitifs de construction des objets sociaux sensibles en analysant la correspondance entre l’ordre des idées et l’ordre des rapports sociaux (cf. articulation entre système cognitif et méta-système social, autrement dit, articulation entre état de représentation et régime social de relations qui permet la légitimation de l’ordre social établi).
38Ces constats mettent en évidence une contradiction apparente de la posture d’accompagnement éducatif adoptée vis-à-vis de cette population et de ses besoins spécifiques. D’un côté, on cherche à promouvoir l’autonomie de ces personnes, notamment à travers les projets socio-éducatifs d’insertion professionnelle. De l’autre, leur place dans la société civile, en tant que sujets acteurs, peut se trouver désagrégée par les formes de contrôle social qui sont exercées sur leur corps et leur vie affective et sexuelle. Lorsque par exemple on leur refuse, voire on leur confisque, le droit à l’intimité, droit fondamental et emblématique pour définir la liberté et la responsabilité du sujet acteur dans notre société.
Dimensions symboliques et différenciation sociale
39L’analyse des représentations nous permet de scruter les dimensions symboliques qui fondent la logique de différenciation sociale sur laquelle reposent les pratiques d’inclusion et d’exclusion sociale, et notamment à travers certaines pratiques professionnelles et institutionnelles mises en œuvre à l’égard des personnes vivant avec un handicap mental. Lorsqu’on interroge les professionnels, de façon générale, cet état de fait suscite un certain malaise (cf. Chapitre d’Anne Reinert dans cet ouvrage). Beaucoup déclarent être désarmés, assujettis à des fonctionnements institutionnels qui laissent peu de possibilités d’intervention, ou encore ne pas être suffisamment formés et préparés à traiter ces questions-là et à affronter leurs réalités. Nous observons souvent une sorte de tension chez ces professionnels, une tension identitaire par rapport à leur rôle de professionnel. Cette tension, alimentée par un ressenti d’ambivalences et de contradictions, repose sur un conflit vécu entre les intérêts de l’institution que les professionnels représentent et ceux de la population qu’ils servent. Ce conflit est source de malaise et questionne sur les limites et les paradoxes de l’accompagnement socio-éducatif dont ils ont la charge.
40Ces illustrations permettent de cerner certaines dimensions fondamentales que mettent en jeu les différentes représentations de la vie affective et sexuelle de personnes vivant avec un handicap mental chez les professionnels. Lavigne (1996) pointe, à travers l’analyse de ces systèmes de représentations, les oppositions suivantes : d’une part, l’opposition entre « nature » et « culture », d’autre part, l’opposition entre « altérité » et « différence ». Certains professionnels privilégient une « explication naturelle ». Pour eux, la sexualité « handicapée » est une sexualité d’altérité, une sexualité liée à la nature, à l’expression brute de pulsions sexuelles incontrôlables. De l’autre, il y a des professionnels qui pensent la sexualité des handicapés en tant que sexualité « différente ». Ils adhérent davantage à une « explication culturelle », fondée sur une différence « fonctionnelle » liée notamment au contexte social (facteurs environnementaux : parents, institution, prise en charge).
41Ces deux types de représentations structurés par ces oppositions sous-tendent des pratiques radicalement différentes concernant l’accompagnement socio-éducatif de la vie affective et sexuelle des personnes « handicapées », et notamment les pratiques de gestion des problèmes liés la procréation. On peut par exemple observer que les professionnels qui adhérent à la conception « nature / altérité » prônent davantage le recours à la stérilisation des jeunes filles en âge de procréer. Certains professionnels considèrent la sexualité des handicapés comme une sexualité « différente » et prônent l’élaboration des projets éducatifs pour maîtriser la gestion de la procréation et pour réfléchir à l’accompagnement de la vie affective et sexuelle des personnes vivant avec un handicap mental. Des projets éducatifs qui doivent engager tous les acteurs concernés.
42Il faut souligner qu’au-delà de la prégnance symbolique de l’altérité, l’analyse de ces systèmes de représentations permet également de relever leur fonction pratique consistant à gérer la question de la procréation désirée ou accidentelle, question qui se trouve au cœur des dispositifs idéologiques et symboliques à l’égard de la sexualité « handicapée ». La maîtrise de la procréation paraît être une question fondamentale au cœur des pratiques et des dispositifs mis en place9.
En guise de conclusion
43Les différentes illustrations montrent les images, les raisonnements et les systèmes de valeurs qui sous-tendent les différentes conceptions de la sexualité « handicapée », qui apparaît être un objet polysémique et problématique. L’analyse de ces représentations permet d’accéder aux logiques d’action et de relation à l’égard des personnes vivant avec un handicap mental, tant au niveau des pratiques professionnelles qu’au niveau des relations interpersonnelles et familiales. La vie intime et sexuelle de la personne handicapée mentale constitue une « thématique analyseur » pertinente du statut symbolique et social assigné à ces personnes dans un environnement donné. Cette thématique met en lumière différents registres de pensée et de pratiques à leur égard qui peuvent aller jusqu’à générer des situations d’exclusion.
44L’inclusion et l’exclusion de tel ou tel individu ou groupe de la société se définissent par rapport à « une triple détermination matérielle et symbolique » (cf. Jodelet, 1996a). Les différents aspects abordés concernant la sexualité « handicapée » nous interrogent par rapport à la troisième forme de l’exclusion sociale, la discrimination. Cette forme d’exclusion est au cœur des enjeux des politiques institutionnelles aujourd’hui. En effet, les pouvoirs publics souhaitent mettre en place des dispositifs visant à lutter contre cette forme d’exclusion, fondée sur une distinction sociale et symbolique qui empêche que les personnes vivant avec un handicap mental soient considérées comme étant aussi « normales » que nous-mêmes. Ce qui est montré avec la sexualité renvoie plus largement à ce qui a été mis en évidence par rapport au travail où le paradigme de la maladie mentale semble prédominer au niveau des pratiques des acteurs dans le traitement social du handicap mental (Jodelet, 1996b).
45Dans ce contexte global, plusieurs questions demeurent : comment encourager l’autonomie de la personne adulte handicapée dans tous les aspects de son existence, et notamment celui de son insertion professionnelle, si on excepte sa vie affective et sexuelle qui représente une dimension élémentaire du droit de tout citoyen à jouir de son intimité ? Cette question, qui n’est pas nouvelle, constitue encore et toujours un enjeu qui traverse les pratiques professionnelles dans le champ de la prise en charge du handicap mental comme en témoigne la contribution d’Anne Reinert dans cet ouvrage. De plus, comment parler de sexualité, de vie affective, du droit à la sexualité, de contraception ou d’infections sexuellement transmissibles ? Plus largement, comment parler de prévention lorsqu’on ne peut pas la faire reposer sur l’autonomie, la liberté voire la responsabilité de la personne ? En effet, les personnes en situation de handicap mental, au même titre que chacun d’entre nous, sont les premières concernées par leurs pratiques sexuelles, par leur vie affective et sexuelle et par les conditions dans lesquelles cette vie se déroule. Et les réponses socio-éducatives à leurs besoins spécifiques sont toujours jugées insuffisantes (voir par exemple le cahier des charges du Schéma régional de prévention 2012 de l’Agence régionale de santé PACA concernant les actions visant à favoriser la santé sexuelle des personnes en situation de handicap).
46Dans nos « sociétés à sexualité » (Foucault, 1976), la sexualité demeure un objet dont on ne parle pas forcément, et dont il n’est pas facile de parler, car il nous engage à révéler notre vécu intime, nos plaisirs, nos sentiments. Et, il est encore moins aisé de parler de la sexualité des personnes vivant avec un handicap mental. Cette question, longtemps occultée et entourée par un univers de silence, traduit une limite potentielle et un enjeu particulier pour les politiques d’intégration à l’égard de ces personnes. De fait, elle constitue encore aujourd’hui une brèche pour le travail d’accompagnement éducatif et social.
47Le travail que peuvent effectuer les psychologues auprès des professionnels et des personnes en situation de handicap et de leur entourage socio-relationnel peut viser ces objectifs. En particulier, sur la base de ce que nous avons présenté au cours de ce chapitre, il pourra s’agir de développer des programmes de formation à destination des professionnels basés sur une démarche de travail d’analyse réflexive sur leurs représentations des personnes « handicapées », de leur vie affective et sexuelle, des situations de prises en charge et de leurs rôles et missions dans ces contextes (cf. chapitre d’Anne Reinert dans cet ouvrage). Ce travail constitue une voie d’application de l’approche des représentations sociales comme outil d’intervention (diagnostic, action formative) dans le champ des pratiques professionnelles.
48Plus précisément, le psychologue qui monte un programme de formation en s’appuyant sur l’approche des représentations sociales peut se donner plusieurs objectifs. Le premier objectif vise à faire émerger les représentations que les différents acteurs (plus particulièrement les professionnels) ont les uns des autres. Cet objectif vise à dresser les contours de la relation en soulignant le rôle des contraintes sociales, culturelles, institutionnelles et symboliques qui ont cours. Le second objectif porte sur l’éclairage ou plus précisément sur la mise en sens de la nature de ce qui fait « problème », de ce qui peut constituer une barrière socio-symbolique à la communication professionnels / publics, ou à l’accès aux droits des publics, à leur reconnaissance en tant que personnes et à leur intégration sociale. Cet objectif concerne en particulier l’objet de l’intervention et la fonction qu’il occupe au sein de la constellation des relations possibles au sein de l’institution. Un autre objectif concerne l’interrogation des rôles et missions des professionnels. Il s’agira d’accompagner les professionnels vers une analyse réflexive sur leur propre engagement dans l’action par une explicitation de leurs pratiques et des logiques sous-jacentes à leur mise en œuvre en se centrant en particulier sur l’influence des savoirs sociaux qui peuvent intervenir dans ces pratiques. Cet effort doit être mené car ces savoirs sont implicites et tellement « naturels » qu’ils finissent par nous aveugler du fait de leur familiarité. Ce que cette opération vise c’est la décomposition et l’explicitation des éléments présents dans une situation par un processus de reconnaissance et d’élucidation de ce qui était jusque-là méconnu (Dubost, 1987) ou voilé serions-nous tenté d’ajouter.
49Pour reprendre la phrase introductive d’Alexandre Jollien, il s’agirait, d’une certaine manière, de travailler à développer notre capacité « d’étonnement » face aux situations qui nous semblent à bien des égards « naturelles » et transparentes car elles ne font pas l’objet d’un travail d’élucidation et qu’elles se normalisent par le simple fait de les vivre. Cet « étonnement », c’est le travail sur le sens et les conditions de son élaboration qui opèrent dans les pratiques quotidiennes. Être « étonné », c’est à la fois mettre en œuvre un travail de décentration et d’élaboration d’une posture compréhensive à l’articulation du psychologique et du social.
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Notes de bas de page
1 À titre d’exemple : la loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées ; le Schéma régional de prévention 2012 de l’Agence régionale de santé PACA ;…
2 Le terme « handicapé » sera utilisé afin de rendre compte de l’usage social du terme qui s’éloigne souvent de la terminologie plus normative « personne en situation de handicap ».
3 Cette appellation renvoie à un phénomène précis dans notre exposé (la vie affective et sexuelle des personnes vivant avec un handicap mental). Elle ne concerne pas, bien entendu, les dysfonctions sexuelles.
4 Nous n’insisterons pas sur la sexualité vue par les parents. L’existence même d’une sexualité peut souvent être niée par les familles. Pour les parents, souvent leur enfant n’a pas de « sexualité ». L’image de l’ange utilisée par Giami, Humbert et Laval (1983) exprime de façon particulièrement illustrative « l’impensable » de la sexualité pour les parents. Il s’agit d’un enfant asexué, un enfant qui même adulte demeure « enfant » et n’a pas ou ne peut pas avoir une sexualité. Cette appréhension peut être liée à l’angoisse des parents par rapport au devenir de leur enfant, par rapport à l’avenir de sa vie. Il faut noter qu’on retrouve cette assimilation dans la loi de 1975 qui n’opère aucune distinction entre l’enfant et l’adolescent concernant la personne handicapée mentale. Or, il s’agit d’une distinction fondamentale concernant le développement psychologique et social de la personne.
5 Notons que certaines règles sont légitimes car elles découlent directement de celles qui sont imposées par la société et de fait, relayées par l’institution : interdiction du viol (importance du consentement) et de l’exhibitionnisme (notion d’intimité, masturbation en public).
6 Extrait d’un règlement intérieur d’une institution spécialisée : « Art 3 : Discipline et comportement : L’établissement ne peut toutefois tolérer certains comportements incompatibles avec la vie collective ; les enfants et les adolescents qui auraient des conduites agressives ou violentes, répétitives ou incontrôlables et qui mettraient en danger les autres enfants ou personnels, feront l’objet de sanctions prononcées par le directeur, après évaluation et information des parents. Les mesures possibles peuvent aller jusqu’au renvoi ; d’autres formes de comportements inacceptables, tels que le vol et ce qui relève de la sexualité seront traités avec la même logique » (Conseil National du Sida, 1997).
7 Notamment la recherche conduite par Giami, Humbert et Laval (1983), intitulée « L’ange et la bête », (l’ange pour les parents, la bête pour les professionnels).
8 À titre illustratif, nous présentons des extraits d’entretiens réalisés avec des professionnels issus du travail de Lavigne (1996) : « Pour eux, ça peut être partout, dans le bus, au centre commercial, en plein repas (...) quand c’est une masturbation dans l’atelier ou dans la salle de télé, en public ce n’est pas acceptable (...) c’est anormal, pathologique » (Femme, Aide Médico- psychologique) ; « Ils font tout et n’importe quoi, pour eux tout est possible, ils ne font pas la différence par exemple entre un film porno et un film d’amour, tout est mélangé, rien ne les choque, par exemple un tel s’est fait un chien (...) ils ont une sexualité perverse, ils ont des déviations... ils ont un problème d’identité sexuelle et de bisexualité... ils ne savent pas s’ils sont hommes ou femmes ; ils ne savent plus où ils en sont donc ils ont des rapports avec n’importe qui, n’importe comment, n’importe où... » (Femme, Aide Médico-psychologique).
9 À cet égard, on peut rappeler que certains travaux font état des attitudes institutionnelles et/ou professionnelles plus accommodantes à l’égard des relations homosexuelles qui seraient considérées comme moins problématiques que les relations hétérosexuelles du fait qu’elles n’impliquent pas de risques de procréation. Il s’agirait là d’un fait qui renvoie à une réalité d’exception au sein de la société soulignant l’importance de la maîtrise de la procréation dans la formation des attitudes et dans les pratiques face à la réalité et à l’exercice de la sexualité « handicapée » (cf. Giami, 1999 ; Thomspon, 1996).
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Psychologie et handicap
Ce livre est cité par
- Rannou, Pauline. (2021) L’évolution des modèles internationaux du handicap dans la prise en compte de la surdité comme particularisme social. Alterstice: Revue internationale de la recherche interculturelle, 10. DOI: 10.7202/1084910ar
Psychologie et handicap
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