Approche psychodynamique du handicap
p. 71-86
Texte intégral
Qu’est-ce qu’un handicapé ? Celui qui te fait croire que tu es normal... (Sausse, 1996)
Introduction
1Le concept de handicap interroge directement la psychologie clinique, dans sa pratique, comme dans ses théories de référence. La psychologie clinique se définissant par un objet (l’individu en conflit, pris dans sa singularité et dans sa subjectivité, Pedinielli, 2012), dans ce chapitre une partie sera consacrée à l’expérience du handicap au sens phénoménologique du terme (« vécu »). Les autres parties adopteront une perspective faisant une large place aux apports de la psychanalyse en ce qui concerne la subjectivité et les conflits.
2La psychanalyse ne s’est pas constituée comme théorie du handicap, mais comme théorie du sujet à partir de la rencontre avec l’hystérie (pourtant constitutive de maints handicaps), mais on sait peu que son fondateur, S. Freud s’est intéressé à ce champ notamment à travers des observations cliniques menées à partir d’une consultation de neuropédiatrie qu’il donna de 1897 à 1900. Toutefois aucun de ses écrits ne témoigne directement de cet aspect, limité dans le temps, de sa pratique clinique.
3Pour la psychologie clinique référée à la psychanalyse, se pose la question de ce qui est actuellement considéré comme un handicap : ne pas/plus être à même de satisfaire aux critères qui définissent la normalité dans notre société : utilité, compétence, adaptation. Le terme de handicap implique ainsi, de par son caractère généralisant, la référence à une situation vécue et non à la définition de spécificités propres à tel ou tel trouble. C’est pourquoi est accordée une place centrale à ce qui constitue l’expérience subjective de la situation de handicap, quelle qu’en soit l’origine et quelle que soit les propriétés spécifiques du handicap. Du point de vue du sujet, le handicap est ce qui limite la réalisation, tant de ses désirs que de ce que font ses pairs, mais il prend un sens par rapport à son histoire et son vécu se construit différemment selon le contexte. C’est dire que la question de la temporalité (handicap présent depuis la naissance vs handicap survenant ensuite et dans ce cas l’évolution des positions subjectives) constitue un point important. Si le handicap se manifeste dans le réel, la question se pose pour nous de savoir le sens qu’il prend, la place qu’il occupe (en tant que mot, expérience, limitation…) pour le sujet, la manière dont il l’élaborera et la place qu’il occupera dans la logique d’un fonctionnement psychique mu par le désir alors qu’il se situe dans celui du besoin.
4Il ne s’agira donc pas ici de reprendre toutes les questions soulevées par l’approche psychanalytique, mais plutôt d’en souligner certaines à travers les spécificités de la construction subjective avec le handicap découlant d’une atteinte motrice et somatique. Nous nous consacrerons principalement à ce qu’implique la confrontation aux limites, à l’expérience corporelle, au rapport au regard (celui du sujet, celui des autres), à l’élaboration psychique de l’expérience du handicap et à l’imaginaire du handicap.
L’expérience subjective de la situation de handicap
5Le handicap constitue une épreuve, qu’il soit présent dès la naissance ou consécutif à un accident ou une maladie. Cette épreuve met en cause le rapport du sujet à son corps, au monde et à lui-même, et en fonction de son âge (nourrisson, enfant, adolescent ou adulte), aura des retentissements psychologiques différents.
6Dans le cas où l’atteinte somatique est présente dès la naissance, la douleur, des vécus persécutifs dus à l’intervention soignante et médicale vont avoir un effet sur le développement du bébé par leur impact sur ses rythmes naturels, qu’ils peuvent venir perturber. Certaines périodes sont ainsi considérées comme particulièrement à risque psychopathologique en raison de leur rôle organisateur du fonctionnement intrapsychique (huitième mois par exemple, sevrage…).
7De même, la survenue d’une atteinte corporelle génératrice de handicap à l’adolescence peut remettre en cause les nécessaires transformations psychiques liées au processus de subjectivation de cette période. Le caractère traumatique, la blessure narcissique liée au handicap interviennent comme redoublement dans une temporalité où l’adolescent est particulièrement vulnérable : tension psychique générée par l’écart entre libido narcissique et libido d’objet corps en transformation, réactualisation de la problématique œdipienne constituent autant de champs que le handicap viendra impacter et auxquels il donnera un accent particulier. Le handicap pourra ainsi entrer en résonnance avec la culpabilité œdipienne et être représenté comme une punition venant condamner certains contenus fantasmatiques.
8Mais quelle que soit l’histoire du handicap – de naissance ou ultérieur à celle-ci jusqu’à la fin de vie – il implique toujours d’une manière ou d’une autre le corps et son expérience subjective.
9Avec le handicap, le corps est le centre d’expériences nouvelles, mais aussi la matérialisation du renoncement nécessaire à des expériences sensorielles, motrices, émotionnelles antérieures. Il est donc le lieu d’une articulation nouvelle des relations psyché-soma. En effet, il est l’objet d’attentions, de soins, mais aussi du vécu d’expériences douloureuses et de contraintes spécifiques.
10Les situations successives dans lesquelles, du fait d’atteintes physiques, le handicap se « matérialise » sont des expériences subjectives particulières, spécifiques et comportant différentes dimensions. La phénoménologie propose une théorisation originale du corps, notamment avec Merleau-Ponty et son concept de « corps phénoménal » repris dans certains travaux sur le handicap (Merleau-Ponty, 1945). Pour différents auteurs, (Ancet, 2008, 2009 ; Barnes, Mercer, & Shakespeare, 1999 ; Lapierre, 2011) ce concept permet une mise en relation de la personne, de son corps et de son « monde » (Merleau-Ponty, 1945, p. 216-217).
11Les situations de handicap (accidentelles ou progressives) amènent un remaniement majeur du rapport au monde (directement liée à la mise en mouvement du corps). D’ailleurs, nous vivons le monde avant de le penser. La conscience incarnée est la condition même de « l’être-au-monde » : le corps phénoménal, c’est le corps vécu, éprouvé de l’expérience sensible. Pour la philosophie existentialiste, l’expérience motrice permet de comprendre son monde, sans condition de représentation symbolique ni objectivante (Merleau-Ponty, 1945, p. 164). La spécificité du handicap moteur est ainsi de réduire l’espace permettant le rapport au monde. Et la découverte du monde (et du corps) s’effectue dans l’activité perceptive. Parce qu’il voit, parce qu’il touche, parce qu’il sent, l’individu va construire son monde.
12Concernant l’expérience subjective du handicap physique, un phénomène particulier de « désincarnation » est décrit, notamment par des personnes tétraplégiques (Murphy, 1990 ; Nuss, 2011) et apparaît comme une stratégie de protection individuelle fréquente. Robert Murphy (anthropologue devenu tétraplégique) a décrit dans un ouvrage ce phénomène de mise à distance et de rapport nouveau à un corps perçu comme constitué de parties juxtaposées : « Du point de vue affectif, je me suis passablement détaché de mon corps ; je ne parle souvent plus que de l’un de mes membres en disant la jambe ou le bras » (Murphy, 1990, p. 143).
13Pour certains, la désincarnation semble la stratégie de survie ultime, recherchée volontairement mais qui place le sujet dans une position de coupure radicale d’avec son corps, devenu alors un objet extérieur : « En fait je m’étais désincarné pour vivre, pour survivre même ». Cette stratégie se révèle ensuite terriblement aliénante et menaçant la subjectivité à travers l’emprisonnement dans laquelle elle le place : « un constat terrible et bouleversant qui montre le chemin parcouru pour sortir, pour échapper à la désincarnation qui me servait de bouclier ou d’armure » (Nuss, 2011, p. 32).
14D’un point de vue clinique, cette expérience particulière pourrait être assimilée à un aménagement défensif ou à une stratégie de faire face (coping) spécifique. Elle est mise en œuvre par les sujets confrontés au handicap dans les moments difficiles ou de crise. Murphy donne l’exemple de l’annonce du diagnostic pour illustrer l’un des moments où il a dû recourir à cette stratégie, et décrit bien cette coupure radicale entre un moi qui regarde un autre pris comme objet, dans une sorte de dédoublement.
15Le moment des soins constitue un autre exemple de confrontation à une situation vécue comme difficile et qui peut amener à recourir à ce type d’expérience, le corps étant alors abandonné aux soignants et le sujet expérimentant une disjonction radicale entre le moi et le corps. Si l’une des fonctions de la désincarnation semble être la protection de l’identité, elle apparaît conduire au fil du temps à l’aliénation par coupure entre le sujet et son corps.
16D’un point de vue phénoménologique, la désincarnation constitue un non-sens : le sujet est incarné, de même que le sont son identité et son « être au monde » (Merleau-Ponty, 1945). La fonction principale de la désincarnation apparaît alors constituer une tentative d’échapper à la réalité du corps défaillant, par une opération de négation de toute incarnation. Le risque est grand pour le sujet de se trouver dans une position d’aliénation imaginaire à une représentation de la pensée alors expérimentée comme détachée des contingences physiques et toute puissante.
17L’une des possibilités pour sortir de cette position et rétablir les relations psyché-soma peut résider dans la pratique de certaines activités ou l’exposition à certains environnements, marins par exemple. Ainsi certains sujets avec la pratique de la plongée, ou plus simplement de l’immersion dans la mer, éprouvent-ils à nouveau des sensations permettant de retisser les liens entre leur « moi » et leur corps, qui redevient ainsi un corps d’expérience sensible.
18Le corps altéré, défaillant, paradoxalement étranger et similaire au corps « valide », met en demeure le sujet de parcourir un trajet original dans sa constitution subjective. Des points d’achoppement possibles apparaissent : l’image du corps, et le narcissisme, qui sont tous deux liés.
19On doit à Lacan (1949) d’avoir repéré l’importance du regard de l’Autre comme constituant de l’Image du corps et du Narcissisme, avec la théorisation du Stade du Miroir. C’est toujours avec l’œil d’un Autre (adulte aimant et investissant son corps) que l’enfant se voit et qu’il est en mesure d’assumer une certaine image de lui et de s’engager dans la trajectoire des identifications. Le moi-idéal, « premier narcissisme » et image propre idéale, est recherchée et trouvée dans l’autre. Il est élaboré à partir de l’image propre dans le miroir qui n’a de raison d’existence que parce qu’un Autre est présent. Un signe de reconnaissance de la mère qui va « fonctionner comme trait unaire à partir de quoi va se constituer l’Idéal du Moi » (Chemama, 1995, p. 252). Comment s’est déroulée cette phase constitutive du narcissisme pour l’enfant handicapé ?
Le stade du miroir [est] comme une identification au sens plein que l’analyse donne à ce terme, à savoir la transformation produite chez le sujet quand il assume une image […] c’est également dans la ligne de l’identification aliénante qu’il faut chercher l’origine de l’agressivité humaine.
20Ce constat souligne combien la question de l’image est centrale dans la construction psychique du sujet à travers ses dimensions aliénantes. À ce stade, la mère est le premier miroir de l’enfant ; c’est paradoxalement à travers la voix maternelle et les signifiants qu’elle porte que l’image du corps de l’enfant se construit pour autant qu’ils lui soient adressés – image de base, image fonctionnelle et image érogène. À ce moment – véritable carrefour structural – la relation que l’adulte entretient avec son partenaire a toute son importance. En effet, à travers le regard porté sur l’enfant et la voix qui l’accompagne, se produit un nouage particulier entre le signifiant et l’image.
21Or qu’en est-il lorsque l’infans se trouve confronté à un corps malade, limité dans ses possibles ? Le regard, la parole maternelle ne s’organiseront pas de la même manière que dans le cas d’un enfant non pas normal – on sait depuis Canguilhem et Foucault l’ambiguïté de ce terme – mais dont le corps ne présente pas d’atteintes spécifiques. Pour Sonntag (2008), le handicap amène à des spécificités développementales. Ainsi, le corps de l’enfant apparaît d’emblée assujetti non pas uniquement au discours de la mère ou du père, dont la parole en le nommant vient inscrire le corps dans le spéculaire du miroir et dans la chaîne signifiante, mais également au discours médical. Ainsi pas seulement parlé comme sujet, il l’est comme malade (par la médecine convoquée d’emblée et parfois même avant la naissance) dès son arrivée au monde dans le cas d’un handicap « de naissance ». La première rencontre est médiatisée non par le père, souvent exclu, mais par la médecine.
22Ainsi est-il particulièrement délicat pour le sujet handicapé et éprouvé comme tel par les adultes qui l’accompagnent d’être reconnu comme sujet. Si l’enfant participe intrinsèquement d’un mouvement de « faire tout seul » (Dolto, 1984) où la mise en jeu du corps amène un processus subjectivant de par le fait même que ces mouvements sont reconnus, il existe un risque d’aliénation massif dans les signifiants et comportements qui en découlent, tels que portés par l’entourage. Faire à la place, aider, placent le sujet dans une dialectique complexe où être aidé suppose une construction imaginaire spécifique de la part de l’aidant qui peut précipiter le sujet dans une aliénation où ce qui aurait dû constituer le « trait-unaire » (ce qui représente le sujet et le spécifie dans le lien social) est le handicap. Là où le sujet aurait pu s’identifier symboliquement à un trait caractéristique du père lui permettant la reconnaissance de la castration et la mise en place du fantasme, ne vient en lieu et place qu’une identification imaginaire à l’un ou l’autre signifiant du discours de l’autre (Lacan, 1961).
23Les difficultés du sujet vont être intimement liées à l’intensité et aux spécificités des projections dont il est le support, et non pas d’être prisonnier de tel ou tel aspect spécifique de son handicap. L’attitude et les discours parentaux feront écho au trouble que provoque la confrontation au handicap. Pour Sonntag (2002), il est indispensable que dès le début de sa vie, le sujet puisse connaître son histoire, celle de ses difficultés et les spécificités qui lui sont propres, de façon à distinguer le handicap de sa personne. D’où l’importance des discours explicatifs quand bien même la compréhension semble en apparence remise en question. L’objectif sera alors de permettre la constitution d’une image intérieure dynamique sexuée, positive de lui-même, « quand il peut inventer des histoires dont il est le héros (sans pour autant délirer !), quand il grimpe aux arbres dans sa tête à défaut de pouvoir le faire avec ses bras et ses jambes, la partie est gagnée parce qu’alors il cherchera en lui-même les ressources nécessaires pour s’en approcher » (Sonntag, 2002).
24Dans les situations où l’atteinte physique, motrice survient de manière accidentelle, c’est toute l’articulation identificatoire du sujet qui se retrouvera mise en cause. L’écart entre l’image du corps initialement structurée et l’image que l’actuel lui fait rencontrer confronte le sujet handicapé à un vacillement identitaire comme en témoigne son discours : « je ne me reconnais pas dans les films où je me vois marcher », ou encore « je n’arrive pas à me rappeler des images de moi valide, quand je regarde des photos, c’est une autre femme, un autre homme ». Il se crée ainsi brutalement un écart qui rappelle au sujet de manière traumatique la différence entre le moi et la construction imaginaire de l’image ou de la pellicule. De cet écart naît d’abord une angoisse car non seulement l’image ne représente plus le sujet, mais elle ne le représente plus tel qu’il était, brisant ainsi la stabilité des repères narcissiques.
25D’un écart initial entre le Je et le Moi de l’image, le sujet passe à un écart entre le Je, le Moi de l’image passée (du stade du Miroir) et le Moi de l’image actuelle. Cela crée un conflit logique, contraignant le sujet à trouver de nouveaux aménagements et de nouvelles logiques de rapport à lui-même et à son environnement, ce dont témoignent les discours des patients (Brouard, Antoine, Labbe, 2008).
Handicap et limite
26Le handicap, conçu dans ses aspects concrets, apporte une limite concrète à l’exercice de certaines fonctions, à la réalisation de certaines actions. Parler de « limite » c’est mettre l’accent sur la part négative, la diminution représentée par le handicap, sans souligner la manière dont certains actes, certaines données des sens indemnes, peuvent être valorisés. Mais « limite » désigne plusieurs réalités de la condition de handicapé : la lisière que l’on ne peut franchir, la ligne de séparation, à la fois entre le possible et l’impossible, mais aussi entre soi et les autres, la barrière, le point indépassable, la fin… En ce sens, le terme restitue bien une part importante de l’expérience des personnes handicapées.
27La limite, qui existe pour tout sujet, est en quelque sorte redoublée par le corps handicapé qui constitue l’indépassable, l’impossible, ce que l’on pourrait nommer le Réel. La difficulté, pour la subjectivité de la personne handicapée tient précisément à ce que, outre les conflits et impasses communes à tous les êtres humains, le poids de ce Réel est déterminant, faisant du corps et/ou de certaines de ses parties, un obstacle majeur à toute satisfaction.
28L’expression la plus fréquente retrouvée dans le discours de personnes handicapées, est « ne pas (ou ne plus) pouvoir ». L’impossibilité, la réduction du pouvoir et du possible, l’impuissance, l’incapacité sont des situations ou des expressions qui accompagnent la vie de ces personnes. La réalité du handicap, perçue objectivement, de l’extérieur, ne doit cependant pas faire oublier que cette limite s’apprend, même si l’on vit avec depuis la naissance, et qu’elle distingue la personne des autres, des valides, doubles idéalisés porteurs de ce que l’on n’a pas ou indemnes de ce que l’on a, supports de toutes les fantaisies imaginaires sur leurs capacités. La limite ne se contente donc pas d’être réelle, elle est aussi un frein mis à l’imaginaire conçu comme potentialité pouvant s’actualiser et non comme pur rêve impossible. La présence de l’imaginaire de la limite, du sens qu’elle peut prendre, interroge le clinicien.
29Pour lui, le registre du pouvoir limité appelle celui du vouloir et des effets de l’opposition apportée à la réalisation de ce vouloir. Le désir, entendu comme souhait, est évidemment présent chez le sujet victime d’un handicap. Or le handicap vient rendre difficile, voire impossible, la réalisation et ce qui en est tiré : satisfaction, plaisir, jouissance. À moins de renoncer à l’éclosion même du désir, ce qui paraît structuralement impossible, le handicap confronte aux différents niveaux de la frustration, c’est-à-dire de l’incapacité à s’approprier ou faire ce que le sujet désire.
30Les objets de frustration sont multiples et variables selon les handicaps. Mais, au-delà de la dimension concrète des frustrations, l’interrogation du clinicien porte sur le vécu de ces frustrations, sur les niveaux où elles opèrent et sur leurs conséquences. La psychanalyse semble d’ailleurs avoir facilement vulgarisé l’idée que les frustrations, notamment celles de l’enfance, sont responsables de difficultés ultérieures. Pourtant, il existe d’autres particularités de la frustration (Versagung chez Freud, que ne traduit qu’imparfaitement « frustration »). L’idée qu’une pulsion, une revendication, un désir non satisfaits entraînent du déplaisir, une douleur, une tension, est présente dans de nombreuses approches psychologiques. La frustration est considérée comme à l’origine de réactions anxieuses, dépressives ou agressives, de mécanismes de défense, selon les situations et les individus.
31Cependant, la frustration ne peut être résumée par la réaction à la non appropriation d’un objet ou à la non satisfaction d’un besoin, même si cet aspect est très présent. Le handicap rend certains actes difficiles, impossibles ou partiels, mais, selon la nature de ce qui est non satisfait, les effets subjectifs ne sont pas les mêmes : être mal-entendant, perdre l’ouïe, avoir une surdité, ne mettent pas l’accent sur la même dimension ni sur la même position de la personne handicapée. Et lorsqu’elle parle, son discours, pour sembler désigner les mêmes réalités n’en procède pas moins de modalités énonciatives différentes : il ne dit pas la même chose de la position du locuteur et ne « construit » pas le même handicap.
32La pensée lacanienne distingue trois modalités pour marquer les différentes opérations et objets (au sens large, c’est-à-dire tout ce qui est investi, a de l’importance) qui font défaut : la privation, la castration, la frustration. Appliquée au handicap, la différenciation de ces trois modalités amène à considérer que l’existence d’un handicap peut limiter les capacités d’une personne, créer un manque, un décalage entre le vouloir et le possible, responsables d’une situation de déplaisir.
33La particularité de cette distinction est de montrer que le manque d’un objet, d’une capacité, peut se placer à différents niveaux de l’expérience subjective : la perte de la capacité de voir, par exemple, peut être considérée par rapport à une perte dans le réel (privation de la vue), dans l’imaginaire (frustration de ce que l’on pourrait voir, de ce que représente le fait de voir), dans le symbolique (castration ou sens donné à cette perte de la vue). La présence ou la survenue d’un handicap est interprétable à partir de l’imaginaire du sujet et peut ainsi revêtir plusieurs significations, attestant des différents impacts qu’il provoque.
34Ces impacts dépendent de l’histoire du sujet, de l’histoire du handicap, et, naturellement, de sa réalité, mais le décalage entre le vouloir et le pouvoir, entre le désir et sa réalisation, oblige le sujet à se situer par rapport aux différents effets réels, imaginaires et symboliques de l’atteinte. La même réalité objective, matérielle, peut donc posséder plusieurs effets différents et interroger plusieurs aspects de la construction subjective comme s’il y avait un handicap réel, un handicap imaginaire et un handicap symbolique reflets des limites, elles-mêmes réelles, imaginaires ou symboliques.
35La limitation imposée par le handicap suscite une relation particulière aux autres, relation qui a des conséquences de divers ordres. Un des moyens de s’affranchir des limites imposées par le corps handicapé repose sur la présence d’une autre personne, ce qui recoupe pour nous la position plus générale de l’autre. Si l’autre est le moyen de pouvoir dépasser la frustration, il possède alors un pouvoir excessif, susceptible de provoquer tout autant gratitude, sentiment de dette, agressivité, et nouvelle frustration… Conférer à un autre le pouvoir de réaliser certains souhaits fait de lui ce par quoi la satisfaction, le plaisir, sont atteints ou refusés. Cet autre, double valorisé de soi, parfois envié, est ainsi en position de maîtrise avec la culpabilité, l’envie, la rivalité qu’elle engendre. Les limites de la personne handicapée peuvent être ainsi dépassées mais aussi renforcées par la présence de l’autre avec lequel s’établissent des rapports complexes de dépendance, rivalité, frustration, instrumentation.
Handicap et remaniements psychiques : le « travail de la maladie »
36Il en va du handicap comme de la maladie qui en est à l’origine. Dès lors que l’atteinte ne survient pas à la naissance et n’accompagne pas la personne pendant toute son histoire et son développement, elle brise la continuité de l’existence qu’elle sépare en un avant (santé) et un après (handicap). Plus la survenue est brutale, plus la sensation de rupture est importante : perdre petit à petit l’usage de ses jambes n’a pas les mêmes conséquences subjectives que de se réveiller paraplégique après un accident. De même, certaines maladies dégénératives entraînent-elles une augmentation progressive des limitations qui ne soumettent pas à la brutalité du changement mais à quelque chose d’insidieux, menace permanente pour l’avenir mais sans coupure dramatique dans l’instant. Si la personne est moins sollicitée par une adaptation immédiate, elle vit néanmoins une expérience de réduction au quotidien qui suppose elle aussi des sentiments fallacieux de continuité de l’état actuel alternant avec des moments de sentiments de rupture (« là je n’y arrive plus comme avant »). Nous avions noté (Pedinielli, 1993 ; 1994), dans les cas de maladies sévères et brutalement révélées (par exemple cancer) mais aussi de maladies évolutives entraînant un handicap progressif (insuffisance respiratoire, insuffisance cardiaque etc… provoquant des limitations importantes des efforts, de la marche et par conséquent des relations sociales), l’apparition d’un processus psychologique que nous avions nommé « travail de la maladie ». Le terme de « travail » utilisé à l’origine par Freud (1917) pour désigner la succession des mécanismes du deuil et de la perte, est issu du vocabulaire médical (« travail de l’accouchement ») où il désigne un processus automatique composé d’une succession de phases et qui aboutit à une fin.
37Le « travail de la maladie » peut être conçu, au sens large, comme la totalité des opérations psychiques impliquées dans le rapport du sujet à sa maladie (réalité somatique, condition sociale, représentations individuelles et sociales…). Mais, ce concept ne désigne pas la simple réaction à l’impact de la maladie. En effet, la notion de « travail » implique un processus autonome de transformation aboutissant à un changement ; le « travail de la maladie » n’est pas la simple réaction à l’atteinte organique et à ses effets, mais une opération complexe visant une restauration et possédant un caractère de nécessité. Le concept ne vise pas seulement à décrire le « vécu », l’expérience subjective de la maladie et de ses conséquences, mais il rend compte de la logique de l’évolution de ces réactions, de ce vécu. Ce processus représente une tentative pour dépasser les conséquences de la maladie et maintenir malgré la maladie chronique, une forme d’existence, une subjectivité qui ne se résument pas à l’expérience de la maladie et à ce qu’elle engendre d’aliénation. Le processus, décrit ici en termes psychanalytiques, a aussi été partiellement décrit en psychologie de la santé, notamment par les travaux sur le « coping » portant sur la maladie et/ou le handicap, l’estime de soi, les théories profanes, l’observance…
38En termes psychanalytiques, la logique du processus va dans le sens d’un réinvestissement, d’une « objectalisation » pour reprendre le terme de Gutton et de Slama (1987), à partir de l’élaboration de la maladie et de ses objets, et de l’élaboration de la perte. Comme dans le deuil, le réinvestissement se démarque du déni et procède par une re-sexualisation du corps et des objets (c’est-à-dire la possibilité de ne pas s’enfermer dans une représentation de son corps comme exclusivement malade, mais aussi comme susceptible de plaisir). Ce processus, dont les effets sont perceptibles dans les rapports du malade à son corps, dans ses théories de la filiation, et dans son rapport aux autres, implique un dépassement du morcellement induit par la maladie. Le réinvestissement, passe par une perception plus hédonique, voire une érotisation (notamment à l’adolescence) de certaines zones corporelles. Après une période de rupture avec le corps perçu comme étranger, distinct, malade, objet de la médecine, une lente réappropriation s’organise.
39Ce processus est important car l’expérience clinique, comme les études empiriques, montrent que l’apparition de la maladie provoque une profonde transformation de l’existence caractérisée par un amoindrissement. Si l’acuité du trouble précipite parfois en quelques jours le sujet dans un univers dramatique où l’existence bascule de manière traumatique, impliquant repli sur soi, perte de sens, profonde atteinte à l’identité, à l’image et à la continuité de soi, la chronicité peut obliger, si la maladie n’est pas trop invasive, à une transformation, à un rééquilibrage des positions psychologiques. C’est bien ce qui se produit pour une maladie, responsable d’un handicap, apparaissant dans l’existence (et non pas à sa naissance) et, pour le dire de manière triviale, le sujet a le choix entre vivre pour (revendication comme identité), vivre contre (déni), ou vivre avec (conséquence du travail de la maladie).
40Lors de la survenue du handicap, il y a à la fois perte de possibilités et augmentation de contraintes, de limitations, de déplaisir. Après une phase de sidération traumatique (plus ou moins importance selon ce que touche le handicap, objectivement, mais aussi subjectivement), les renoncements, l’acceptation, le réinvestissement de soi et du monde extérieur peuvent s’opérer selon la logique du travail de la maladie. Comme pour le deuil d’un être cher, il faut du temps et de la souffrance pour arriver à réinvestir graduellement le monde ; même si la perte – ici de la fonction – n’est jamais effacée, ni complètement acceptée, elle n’obnubile plus le sujet qui peut « faire avec » et dont l’univers ne se résume pas à cet écrasement. Or, la maladie, le handicap, représentent des pertes de soi, d’images de soi, de capacités et de possibilités virtuelles (la perte de ce que l’on a est amère mais la perte de ce que l’on aurait pu avoir l’est plus encore). Le handicap, comme la maladie, sont accompagnés de ce travail, à la fois de renoncement et de reconstruction, que l’on repère dans plusieurs types de productions qui assurent sa réalisation : représentation, description, verbalisation des symptômes, élaboration de théories étiologiques, croyances, aménagement individuel des thérapeutiques, sens donné à la condition de handicapé, recherche du lien social, rapport à la dépendance… . Le handicap se confond subjectivement avec la maladie pour ne former qu’une seule condition que la personne tente de pourvoir de significations, de représentations et de marques où s’affirment son identité et sa réappropriation de sa situation.
41La pratique clinique nous confronte à des individus qui parlent, le plus souvent avec des mots mais ils peuvent aussi dire les choses d’une autre manière. Ces discours constituent pour nous un texte qui, bien que parlant d’une réalité définie en termes médicaux et fonctionnels, a son originalité et dépeint le monde du sujet dont nous postulons qu’il ne se limite pas à un individu rationnel, témoin parfaitement objectif de lui-même, selon un modèle proche du sujet cartésien. Ce texte, ses évolutions dans le temps, nous révèlent les manières dont le sujet s’oriente par rapport au handicap et la distance qu’il peut prendre par rapport à son effet massif et psychologiquement destructeur. Et certains des aspects de ce texte sont, d’une part, assez éloignés du savoir « officiel » de la médecine sur le handicap et, d’autre part, formulés en des termes dont les relations ne sont pas moins importantes que ce qu’ils désignent. La victime d’un handicap parle de celui-ci, le décrit, mais il ne fait pas que dépeindre une réalité, il la construit avec un lexique et un style qui lui sont propres. L’expérience vécue acquiert ainsi une densité particulière et son récit permet de saisir le processus et la restitution de l’investissement sur le monde extérieur, les autres et certains aspects de soi.
42Le handicap vécu fait l’objet de descriptions dont les termes ont en eux-mêmes et par leurs modifications dans le temps un sens. C’est le plan sur lequel nous saisissons les indices de ce travail psychique dans la mesure où ils représentent des créations. Une maladie organique, quelle qu’en soit la conséquence en terme de limitation, de restriction, peut-être dite de nombreuses manières tout en restant responsable du même handicap objectif : je n’arrive pas et je n’arrive plus, par exemple, ne disent pas exactement la même chose, de même que mes jambes ne me portent plus et les jambes n’ont plus de force. L’évolution dans le temps d’un discours centré de manière objectivante, descriptive, négative sur le handicap, sans métaphores ni distance, vers un discours s’appropriant le handicap et évoquant l’avenir peuvent témoigner des transformations impliquant une forme de travail psychique permettant de sortir de l’enfermement dans le handicap. L’apparition de théories individuelles du handicap faisant référence à des croyances personnelles, à des liens familiaux, ou à des représentations du corps inhabituelles et distinctes de celles du corps-machine promues par le médical, représente un autre indice de ces opérations psychiques. Mais ce sont la restitution d’une capacité de retrouver du plaisir avec ce corps meurtri, d’accepter ses limites et de valoriser certains de ses effets, la restitution d’un rapport charnel, désirant, à l’autre qui constituent les meilleurs témoignages du travail psychique sur le handicap et de la capacité d’un retour de l’investissement plaisant, et non pas défensif, sur soi.
43Nous considérons ainsi que le problème posé par le handicap réside non seulement dans ses effets de limitation, de destruction, d’une condition sociale stigmatisante, mais aussi dans la crispation sur soi, sur un passé et des proches idéalisés, tout ce qui correspond à un investissement narcissique (retour de l’investissement sur le Moi au sens psychanalytique) peu propice à une acceptation de soi-même et à la restauration du positif de son image, de son corps et de son identité. Le travail de la maladie, appliqué au handicap, révèle comment l’on passe, par des images des discours, de l’atteinte narcissique à une restitution libidinale objectale et désirante.
Handicap et regard de l’autre
44La confrontation au handicap ne cesse de susciter tant chez l’individu – que chez le clinicien – un sentiment de malaise où s’associent tout à la fois la crainte, la gêne, le rejet ou la compassion, et la culpabilité, le désir, d’aider voire de réparer. Cette situation amène le sujet à éprouver un sentiment particulier étroitement associé à la perception, particulièrement visuelle. Voir le corps différent, handicapé, c’est tout à la fois être attiré visuellement par le spectacle d’un corps humain, semblable mais non identique, et éviter du regard, se défendre de trop voir, de trop fixer. Dans ce double mouvement contradictoire, paradoxal, se trouve de manière exemplaire condensée l’ambivalence à l’égard du sujet handicapé, et l’inquiétude qu’il suscite. La personne handicapée, c’est potentiellement chaque être humain à un moment où à un autre de sa vie, contribuant ainsi à la re-connaissance de quelque chose d’inévitable mais d’impensable.
45Pour Korf-Sausse (1995), le rapport au handicap apparaît déterminé par des processus similaires à ceux décrits par Freud dans l’inquiétante étrangeté – das Unheimlich – (1919) : « l’inquiétante étrangeté sera cette sorte de l’effrayant qui se rattache aux choses connues depuis longtemps, et de tout temps familières ». Sont supposées causes de l’inquiétante étrangeté dans le texte de Freud la répétition du semblable, tout ce qui renvoie à la mort et au retour de celle-ci, spectres, revenants, ou encore personnages malveillants. Ce sentiment particulier serait causé par la transformation en angoisse d’un contenu refoulé qui fait retour à la conscience. Il s’agit alors de la confrontation du sujet à une situation ou un élément de l’environnement qui sollicite des éléments inconscients – donc familiers – que le processus du refoulement transforme en éléments conscients « étrangement inquiétants ». Freud donne l’exemple de l’épilepsie comme symptôme pouvant causer ce sentiment sur le sujet témoin d’une crise : il est confronté à des forces qu’il ne pensait pas présentes chez son semblable, mais dont il soupçonnait la présence dans son propre psychisme. L’origine de cette angoisse serait à rechercher toutefois dans l’angoisse de castration propre au fonctionnement psychique infantile.
46Ainsi la maladie et le handicap qui en découle peuvent-ils être interprétés comme une sorte de miroir reflétant pour le sujet des éléments de lui-même qu’il ne souhaiterait pas consciemment reconnaître comme siens. Pour Korff-Sausse, le sujet dont le corps est altéré constitue de manière analogue le reflet des imperfections et du négatif que nous refusons de reconnaître en nous. Le corps malade, déformé, peut alors être assimilé à la démonstration – visuelle – de la part d’étrangeté propre à tout être humain, mais dont le handicap constitue l’équivalent d’une preuve avérée. Il nous confronte en tant que clinicien à cette part d’étrangeté méconnue en nous, quasi refusée, mais qu’il s’agit alors de penser, représenter psychiquement. Il s’agit d’un authentique travail de reconnaissance de ce qui cause l’effroi. En effet, la perception de ce corps – le plus souvent visuelle – amène à bouleverser les repères identificatoires, tout en suscitant une grande ambivalence : haine, pitié, compassion, voire condescendance ou évitement (du regard ?). Tolérance, volonté d’intégration témoignent des tentatives d’assimilation et d’abolition de la distance, contradictoires avec les premiers mouvements de défiance et de mise à l’écart.
47L’ambivalence du regard que l’autre pose sur le sujet malade et sur le handicap qui s’y associe s’articule à l’inquiétante étrangeté éprouvée à son contact. Il renvoie à la déficience comme reflet de ce que l’on est, de ce que l’on souhaite rejeter, mettre à distance, comme pour échapper à ce que Freud avait repéré comme figure de l’inquiétante étrangeté : le double.
48Pour illustrer cette hypothèse du corps altéré, atteint dans sa structure perçue comme double, Stiker (2007) reprend les travaux de Rank sur le Double. En premier lieu le double serait celui qui porte notre mortalité, confortant alors le sentiment personnel d’immortalité et de toute puissance. Ainsi le mythe de Narcisse peut-il être entendu comme une illustration de cette proposition : Narcisse se suicide car ayant développé un trop grand amour de lui-même, alors même que paradoxalement s’aimer soi-même exclut l’idée même de mort. Ainsi l’alter ego permet de rejeter à l’extérieur ce qui est considéré par le sujet comme négatif et mauvais en lui-même. Le sujet dont le corps est malade, ou amputé, limité dans sa motricité apparaît ainsi comme le représentant de ce qui ne « marche pas » dans le corps de celui qui le regarde, il est tout à la fois le semblable porteur de toutes les négativités, et le même que soi. C’est pourquoi il condense les désirs de meurtre : Rank montre à travers différents exemples comment la mort de l’autre amène en réalité à la mort de soi-même. Il propose trois Doubles différenciés qui assument respectivement la fonction de croyance en la survie, du maintien de l’intégrité historique du sujet, et la partie négative, rejetée de la personnalité. Pour Stiker, c’est cette dimension de projection qui définit le mieux le regard porté sur le sujet dont le corps est altéré, tout à la fois figuration de la précarité et de la mortalité. L’atteinte physique incarne donc ces deux destins. De manière analogue à la croyance en le Diable qui figure les mauvaises parties de la psyché, inavouables et insupportables pour le Moi, les déficients incarnent la défaillance, la faiblesse, le malheur que nous refusons de reconnaître en nous-même, et qui nécessitent donc d’être projetés sur et attribués à un semblable-différent. D’où des mouvements affectifs faits de persécution, de culpabilité dans le regard porté sur les sujets handicapés. Toutefois, les éprouvés et représentations suscités par la vue du corps déformé, incomplet ne sauraient se réduire à leurs expériences subjectives ou aux formations réactionnelles qu’ils suscitent.
49Plus avant, le handicap peut être ainsi considéré comme représentant d’un deuil impossible, car porteur d’une partie des caractéristiques intrinsèques à tout être humain. Stiker (2007) utilise la métaphore de l’ombre empruntée à Rank pour illustrer ce rapport particulier du sujet handicapé aux autres et sa place si particulière dans leur regard. Le handicap matérialiserait ainsi objectivement la part d’ombre de chaque être humain, qui y trouverait une figuration des parties négatives de sa subjectivité : « la déficience est là, nous rappelant ce que nous n’aimons et ne voulons pas être, mais elle est notre ombre ». Cette ombre ne peut être perdue, sous peine de perdre une partie de soi-même. C’est ainsi que le sujet handicapé reste en suspens dans le regard d’un autre sans cesse rappelé à la propre ambivalence de ses mouvements pulsionnels.
50Dans le lien social, le handicap risque de n’exister que comme figure du manque, de la malformation, du déficit. En ce sens, le risque est toujours présent pour le sujet de se retrouver identifié et aliéné à cette image du déficient et à l’un ou l’autre signifiant que le langage propose pour tenter de représenter le sujet en situation de handicap. Ainsi en va-t-il des changements de noms au fil de la chaîne signifiante : du handicapé à la personne handicapée, puis sujet porteur de handicap, infirme, déficient etc…
51L’aliénation au discours de l’Autre sur le handicap ou à ses avatars ne cesse de faire exister un sujet parlé au détriment d’un sujet parlant (Dufour et Morvan, 2010). Les regards, les discours portant sur le handicap témoignent du foisonnement imaginaire auquel est confronté le sujet, sorte de « bain » dans lequel il est en risque permanent d’être noyé en tant que sujet. Il est objectalisé, réduit à celui qui a un handicap dont il faut s’occuper, qu’il faut soigner, rééduquer. Dufour et Morvan proposent le concept de captation imaginaire pour décrire le processus d’aliénation dans lequel le sujet se trouve alors pris, aliéné.
52Pour ces auteurs, il existe un imaginaire contradictoire fait de mouvements de fermeture et d’assignation à un devenir le plus souvent perçu comme négatif, et d’attitudes bienveillantes – en apparence. En fonction de ses ressources, de ses possibilités défensives, il pourra se déprendre de cette position d’entre-deux, de liminalité (Ancet, 2008), ou rester prisonnier du handicap. Maintenue ainsi dans une position passive où elle est parlée, aidée, entourée et assistée, la personne handicapée ne peut alors s’éprouver comme Sujet. Identifié à ce qu’il a, il perd ce qu’il pourrait être.
53Pour Grim (2007), il représente une figure du survivant, ayant approché la Mort mais lui ayant échappé. Toutefois, le corps du sujet porte les stigmates de la rencontre proximale avec celle-ci, à travers les signes corporels dont il est porteur : déformations, immobilisations, postures ou déplacements plus ou moins difficiles, voire impossibles. En ce sens, le corps du sujet constitue une représentation de la mort et de l’autre, différent. Il rappelle aux autres leur condition de mortel, tout en les conduisant à nier celle-ci.
54Il constitue également la cible privilégiée de l’expression des pulsions de mort, à travers notamment l’exemple de la discrimination positive, forme ultime d’annulation de la différence et de l’expression de la pulsion de vie en tant qu’elle investit le singulier, l’un, au détriment du zéro et du néant de l’indifférencié. Et l’incapacité, la défaillance prennent alors une signification particulière, à travers l’immobilisme du corps, l’inertie du paralytique symbolique de la mort elle-même, négation de la vie (Murphy, 1990). Plus avant, l’infirme est une représentation de la mort, ce qui le place en situation d’être perçu à la fois comme étranger et familier, dans la société et en-dehors de celle-ci. Il est une figure de l’irreprésentable au même titre que celles proposées par Valabrega (2001) lorsqu’il évoque une iconographie de l’irreprésentable (sommeil, cadavre, corps allongé, double, ombre, immobilité, yeux fermés, vieillesse, maladie, etc..) et à ce titre condense le corps frappé par la mort et traversé par la vie (Grim 2007). Le sujet porteur d’une déficience physique comme représentation de mort constitue l’élément commun à diverses propositions tentant de rendre compte de la difficulté du rapport du « déficient » à l’autre, et de la place paradoxale qu’il y occupe. Celle-ci a été nommée étrangeté (Korf-Sausse, 1996), double (Stiker, 2005). Leur caractéristique commune est bien la quasi-impossibilité d’envisager le corps handicapé comme un corps libidinal et érogène, mais bien plutôt comme un corps inquiétant car porteur de la représentation déplacée du caractère limité et limitant de toute vie. C’est bien cette caractéristique d’être traversé par la mort – à travers le corps pouvant aller jusqu’à l’immobilité de tout ou de ses parties – qui fonde la difficulté pour le sujet d’exister et d’être pensé par l’autre. Sa position particulière de porter l’impensable, et son caractère inquiétant voire dans certains cas perçu de manière latente comme monstrueux, rencontre paradoxalement des modalités tentant de masquer derrière sollicitude et compassion cet ensemble représentationnel (Grim, 2008). Ceci peut expliquer la difficulté pour tout être humain confronté au handicap d’établir une relation « compréhensive » avec le sujet qui en est porteur, compréhension fondée sur l’identification (Le Breton, 2005).
55Si la perception concrète du handicap est susceptible de déclencher chez les autres ces réactions, il n’en va pas de même chez la victime qui, elle, possède une familiarité avec ces limitations, d’autant plus lorsqu’elles l’accompagnent depuis la naissance. En revanche, le handicap se redouble du regard porté par les autres, le social, dans lequel il peut lire ces différentes réactions, affirmées ou subtilement exprimées par le déni, la compassion réprimée, l’indifférence outrée. Cette confrontation à la différence entre l’expérience de soi et ce que le handicap produit chez les autres représente une source de désarroi, de surprise – parfois perçue avec humour – mais aussi d’inquiétude, de dévalorisation. Se rencontrer différent, inquiétant, dans le regard des autres est une pure situation d’aliénation (au sens propre « être rendu autre » dont la répétition amène à la fois déplaisir et système de défense, voire en quelques situations, identification à cette image – parfois subliminaire – produite par le regard des autres (cf. partie 2, p. 74).
Le handicap revendiqué : un voile imaginaire ?
56Lorsqu’on écoute des sujets porteurs de handicap, il n’est pas rare d’être témoin de discours traversés de signifiants marquants : intégration, égalité des droits, discrimination. D’un point de vue socio-culturel, la notion de handicap s’est constituée sur des fondements inégalitaires des rapports sociaux (Stiker, 1997), avec la question de l’écart à la norme. Comme nous l’avons vu ci-dessus, ce mouvement s’origine pour une part dans l’angoisse générée par le paradoxe du « même-différent » parallèle du « mort-vivant ».
57Pour de nombreux sujets handicapés, le handicap se transforme progressivement en « condensation imaginaire » venant représenter le Sujet, quels que soient d’ailleurs les efforts de langage pour tenter de représenter symboliquement le sujet porteur de handicap.
58Depuis 2005 et la loi sur le handicap, « La personne handicapée a droit à la compensation des conséquences de son handicap quelle que soient l’origine et la nature de sa déficience, son âge ou son mode de vie ». (Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées). Si l’on se réfère à la définition juridique de la compensation, on trouve « la « compensation » est un mécanisme juridique qui consiste à remettre à quelqu’un une valeur ou un bien en réparation d’une prestation voire, en réparation d’un dommage » (Braudo, 2013). Est ainsi reconnue la présence d’un dommage subi par la personne handicapée. Toutefois, d’un point de vue clinique, cela ne va pas de soi car être en position de recevoir une compensation de la part de la société dans le cas où le handicap est « de naissance » ou dû à un accident ne va pas sans soulever plusieurs questions, elles-mêmes articulées à différentes problématiques intrapsychiques. Ainsi quelle est la nature du préjudice subi ? Quel(s) en est (sont) l’auteur (les auteurs) ?
59D’autre part, recevoir une compensation ou une prestation compensatoire – qui peut être tout à fait justifiable du point de vue matériel – n’est pas sans redoubler la possible position d’aliénation du sujet à son handicap. Ainsi, la contrainte physique se trouve-t-elle reconnue, identifiée par la société – les autres ? – sans présupposer du statut psychique qu’elle occupe pour le sujet. Celui-ci se trouve donc confronté aux conséquences d’un ethnocentrisme de la normalité, où le handicap renvoie à un manque ou un déficit qu’il s’agit de réparer ou compenser. Le sujet est donc à la fois stigmatisé par sa maladie, mais aussi socialement (Bui-Xuân, Compte, Mikulovic, 2004)
60Il n’est pas anodin de recevoir ainsi une compensation qui peut dans certains cas être cause de honte, de culpabilité, voire d’une souffrance secondaire que le profane considèrera avec perplexité. Pour nous, la loi et la compensation qu’elle accorde – ou pas – participent de la reconnaissance sociale du handicap, et non subjective. Les deux dimensions ne sont en effet pas superposables, et la subjectivité est irréductible à la compensation. Le fait de recevoir une compensation peut être vécu à la fois consciemment comme un soulagement, mais aussi inconsciemment douloureusement comme l’assignation à une place différente. En outre, une culpabilité peut être réactivée par la situation de recevoir « gratuitement » la compensation, et générer un sentiment de dette. Cette dette peut s’articuler à celle des parents qui n’ont pu transmettre au sujet une « bonne » santé ou un corps satisfaisant. Là où habituellement cette question reste nouée à la dynamique des relations parents/enfant, la compensation peut être entendue comme la « validation » symbolique de l’extraction du sujet de la lignée familiale. Ainsi en va-t-il des fantasmes infantiles d’être l’enfant de quelqu’un d’autre, qui peuvent ici trouver une résonnance particulièrement vive. Le handicap peut alors assigner au sujet une identité d’emprunt le convoquant hors de la structure familiale, et source d’ambivalence au regard des fonctions possibles de cette identité : obtenir de l’aide, une reconnaissance, un statut qui en retour confortera l’illusion d’échapper à la souffrance et à la différence.
Conclusion
61La notion de handicap en psychologie clinique peut être abordée au travers de différentes problématiques : celles du rapport à soi-même, celle du rapport au corps, mais aussi celle du rapport aux autres.
62Quel que soit le mode de compréhension adopté par le clinicien, il importe avant tout qu’il puisse maintenir une écoute de la subjectivité propre à chaque cas. En effet, malgré certains invariants retrouvés dans les discours des sujets avec handicap, c’est au cas par cas des rencontres et du travail d’écoute spécifique que l’expression d’une subjectivité et d’une demande pourra être entendue et reconnue. Au-delà des contraintes physiques, sociales, il s’agira de permettre la reprise d’un nouveau travail de subjectivation, d’un réinvestissement des possibles.
63Remobiliser ainsi une économie psychique douloureusement impactée par le handicap, réengager le sujet dans un « travail de la maladie » voire du handicap (Brouard et al., 2008) si celui-ci se trouve arrêté, peut permettre de reprendre une position de sujet désirant, acteur de sa vie et pour lequel le handicap ne condense pas une nouvelle aliénation. Promouvoir, entendre et faire reconnaître l’autonomie psychique du sujet handicapé constitue selon nous un enjeu majeur de la pratique clinique, comme avec tout autre sujet.
64C’est bien là le fondement de notre position éthique.
Bibliographie
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Auteurs
Maître de conférence
Aix-Marseille Université
Laboratoire de Psychopathologie Clinique :
Langage et Subjectivité (EA 3278)
Professeur émérite
Aix-Marseille Université Laboratoire de Psychopathologie Clinique :
Langage et Subjectivité (EA 3278)
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Vive(nt) les différences
Psychologie différentielle fondamentale et applications
Pierre-Yves Gilles et Michèle Carlier (dir.)
2012
L’éducation thérapeutique du patient
Méthodologie du « diagnostic éducatif » au « projet personnalisé » partagés
Aline Morichaud
2014