Remarques sur l’emploi des machines de siège dans quelques chansons de geste
p. 689-702
Texte intégral
1La guerre, au Moyen Age, est en bien des cas une succession de sièges. Il ne suffit pas à une armée de s'engager profondément en territoire ennemi pour être victorieuse. Sur son passage, elle doit réduire tous les points de résistance, s'emparer de toutes les forteresses1. Or, avec le développement de la féodalité, les châteaux se multiplient2. Ils se renforcent, avec le remplacement du bois par la maçonnerie, pour leur construction. Entre le xie et le xiiie siècle, l'art de la fortification se perfectionne considérablement3.
2Il devient donc de plus en plus difficile d'enlever une place, si l'on ne possède pas des moyens importants, et en particulier des machines de siège et d'artillerie. Celles-ci sont construites selon des principes assez simples, mais leur efficacité n'en est pas moins redoutable. C'est pourquoi on les utilise constamment, on les transporte partout, au point que les barons de la IVe Croisade prennent soin d'en charger sur leurs navires, pour les emporter outre-mer4.
3Les chansons de geste ne sauraient ignorer une arme aussi répandue et aussi nécessaire dans les conflits de l'époque. Et certes, les trouvères, quand ils racontent un siège, mentionnent quelquefois les tours de bois, les pierriers et les mangonneaux. Mais on peut se demander si de tels engins entrent aisément dans l'univers épique, et s'ils conviennent bien aux héros qui le peuplent. Quoi qu'il en soit, à travers la place que les trouvères leur accordent dans leurs récits, à travers la manière même dont ils les utilisent, transparaissent certainement quelques-uns des traits caractéristiques de la mentalité féodale.
4Pour s'emparer d'une place-forte, la solution la plus rapide, la plus simple, sinon la moins coûteuse en vies humaines, était certainement l'assaut. Les attaquants escaladaient les murs au moyen d'échelles, et tentaient ainsi de pénétrer dans le château ou dans la cité. Mais il était difficile de prendre pied sur le rempart et de s'y maintenir. Lors de l'attaque de Marra, pendant la première croisade, quelques chrétiens arrivèrent au sommet du mur. Mais ils ne purent y rester :
"Saraceni igitur tam robuste invaserunt illos et per murum et per terram, sagittando et spiculando comminus cum suis lanceis, ut multi ex nostris, timore perterriti, demitterent se per murum. "5
5Un tel assaut était rarement capable d'écraser les défenseurs ou de les amener à capituler. Il fallait aussi, pour y parvenir, bombarder la place et en saper les murailles. Les projectiles détruisaient les hourds et rendaient le sommet du rempart impraticable aux assiégés, permettant ainsi d'avancer' béliers ou beffrois.
6Les machines étaient donc de deux sortes. Les unes avaient pour but de faciliter l'approche et l'attaque du mur, en protégeant les assaillants. Abrités sous un toit, les béliers ou moutons permettaient de l'ébranler ou de le disloquer. On abordait le sommet du rempart grâce aux beffrois ou châteaux de bois, tandis que les galeries couvertes, aux noms pittoresques, vignes, chats, chiennes ou belettes protégeaient les sapeurs qui en minaient les fondations6. Pour les assiégés, la sape constituait certainement la plus grave des menaces. En voyant les ennemis creuser sous leurs murailles, les défenseurs de Marra s'enfuirent, et ceux de Zara, un siècle plus tard, choisirent de se rendre7.
7Pour compléter les effets des travaux d'approche, pour gêner les occupants d'une forteresse et les surprendre à l'intérieur de leurs retranchements, on utilisait très souvent des engins de bombardement : caables à ressort, ou trébuchets et mangonneaux à balancier, sortes de' frondes gigantesques qui lançaient avec une étonnante précision des projectiles parfois très lourds8. Les assiégés pouvaient d'ailleurs eux' aussi, employer tous ces pierriers pour leur défense. C'est pourquoi rares sont les sièges où n'apparaît pas l'une ou l'autre de ces machines. Elles reviennent tout au long de la croisade albigeoise, à Carcassonne, à Minerve, à Lavaur, à Moissac, Beaucaire, Toulouse… L'on sait comment Simon de Montfort mourut devant cette ville, frappé par le projectile d'un pierrier :
"E venc tot dreit la peira lai on era mestiers
E feric si lo comte sobre l'elm, qu'es d'acers,
Quels olhs e las cervelas e.ls caichals estremiers
E. l front e las maichelas li partie a cartiers. "9
8Durant les croisades, le rôle de l'artillerie ne fut pas moindre. Robert de Clari rapporte comment à Constantinople, les engins des croisés atteignaient même le palais de l'empereur, cependant que ceux des Grecs
"retraioient bien ensement dusques as tentes as pelerins"10.
9L'importance de ces machines était telle que les assiégés devaient s'employer à les détruire par tous les moyens. Ils essayaient d'incendier celles qui étaient proches des remparts - sans toujours y parvenir, car elles étaient couvertes de cuirs frais ou de feutres humides qui les protégeaient contre le feu. Mais les engins d'artillerie, plus éloignés, étaient difficiles à atteindre. Les défenseurs de Toulouse investie par Simon de Montfort parvinrent une fois à atteindre, avec leurs trébuchets, une chatte qui les menaçait :
"E fero si la gata pel pieitz e pels costatz
E.ls portais e las voûtas e.ls giros entalhatz,
Qu'en mantas de maneiras en volon li asclatz
E de cels que la menan n'i laissa de versatz.
E per tota la vila escridan az un clatz :
‘Per Dieu, na falsa gata, ja mais no prendretz
(ratz! ' "11.
10Mais des coups aussi heureux étaient rares, et le plus souvent, il fallait se résoudre à tenter une sortie, malgré les dangers de cette manœuvre.
11Machines d'approche et machines de jet ont ainsi un rôle essentiel, dans les sièges du Moyen-Age. Bien souvent, la victoire ou la défaite, le sort d'une place-forte dépendent de leur nombre et de leur efficacité. On pourrait donc s'attendre à les voir tenir la même fonction et à les retrouver nombreuses, dans les chansons de geste. Les poètes, en effet, connaissent assez bien la science militaire de leur époque. M.P. Bancourt a montré, par exemple, combien leur sont familiers les mouvements tactiques des armées de chevaliers12. Il devrait en être de même pour l'art d'assiéger et de prendre les forteresses. Et d'ailleurs, même pour qui n'avait sur la poliorcétique que des idées assez vagues, les machines de guerre étaient certainement difficiles à oublier. Leur taille et leur action, la terreur qu'elles répandaient leur donnaient un caractère spectaculaire qui aurait dû retenir l'intérêt des trouvères.
12Curieusement, ceux-ci font pourtant preuve d'une certaine indifférence à l'égard de ces engins. Loin d'y voir des instruments indispensables pour s'emparer d'un château ou d'une cité, ils ne leur concèdent, dans leurs récits, qu'une place réduite et un rôle secondaire.
13Dans bien des cas, en effet, les héros n'en ont nul besoin : les défenseurs quittent l'abri de leurs murailles et les combats ont lieu à l'écart de la place. Dans la Chanson d'Aspremont13, une habile manœuvre permet à Girard d'Eufrate de conquérir la tour défendue par le Sarrasin Eaumont. Les musulmans se sont avancés en terrain dégagé, pour affronter les troupes chrétiennes. Mouvement hardi, mais d'une imprudence extrême, et qui n'échappe pas à Girard :
"S'or poiens tant ferir en cest estor
Que nos puissons metre entrais et la tor,
Lors s'en fuiroient, n'aroient puis retor. "
(3591)
14C'est ainsi que la tour sera prise, l'armée païenne défaite, et son chef capturé. Il est d'ailleurs bien d'autres occasions, dans l'épopée, où leur inconséquence conduit des assiégés à leur perte14.
15Après une bataille, le retour dans leur cité de combattants en fuite est toujours une manœuvre dangereuse. Si leurs poursuivants les serrent d'assez près pour franchir la porte avec eux, la forteresse tombe, sans siège et sans machines. C'est le cas dans Les Enfances Ogier d'Adenet le Roi15, à la fin de la bataille générale. Les Sarrasins refluent en désordre vers Rome, pourchassés par l'armée de Charlemagne :
"Par dedenz Roume, l'amirable cité,
Sont Sarrazin et crestĭen entré,
Tout pelle melle erent entremellé. "
(6341)
16Et la même mésaventure survient, dans Gui de Bourgogne, aux défenseurs de Carsaude, et dans Floovant, à ceux d'Avenant16. Dans les chansons de geste, la "bataille champel" peut ainsi se révéler plus efficace qu'un long siège et que de nombreuses machines.
17Les trouvères qui lui accordent bien souvent leur préférence ont pour cela quelque raison : les guerres contemporaines leur en offrent l'exemple. A Constantinople, Mur-zuphle sort de la ville pour attaquer les croisés revenant d'une chevauchée 17 ; à Toulouse, les habitants s'avancent contre Simon de Montfort ; à Castelnaudary, celui-ci, assiégé à son tour, fait une sortie pour secourir un convoi assailli par ses adversaires18. Mais si de tels combats peuvent fréquemment inspirer les poètes, c'est que les techniques et les machines ne leur paraissent pas le moyen privilégié de conquérir les villes.
18Cette indifférence à l'égard des engins va plus loin encore. Même lorsque les chansons relatent de longs sièges, et que les défenseurs restent retranchés derrière leurs murailles, les machines demeurent étrangement absentes. La chanson d'Anseïs de Carthage19, par exemple, nous conte comment les Sarrasins, ayant débarqué en Espagne, investissent successivement toutes les cités dans lesquelles cherche refuge le malheureux Anseïs. Morligane, Luiserne, puis Estorges et Castesoris subissent leurs assauts. Mais s'ils passent des années à tenter patiemment d'affamer les chrétiens enfermés dans ces villes, ils ne songent pas à les réduire en utilisant des machines. Une seule fois, au siège d'Estorges, après des années d'attente,
"Marsiles mande engigneors sachans,
Engiens fait faire et perieres getans.
19Les Français, à cette vue, sont terrifiés. Mais ils réussissent à sortir et à fuir jusqu'à Castesoris. L'on s'attend alors à voir les paĭens, instruits par l'expérience, dresser sans attendre des engins capables de détruire les fortifications. Ils se contentent pourtant d'affamer les assiégés :
"Par afamer l'estevra estre prise
Et pour noient i seroit paine mise. "
(8004)
20A l'évidence, même si l'auteur d'Anseĭs ne les ignore pas, pierriers ou beffrois ne l'intéressent guère.
21Et il n'est pas seul à les négliger. Dans Simon de Pouille20, l'émir Jonas les mentionne bien, quand il songe à attaquer les chrétiens retranchés dans le château d'Abilant
"Ferai giter pereires et arbarestres traire. "
(617)
22mais lors de l'assaut, il n'en est plus question. Les païens s'efforcent seulement de prendre pied dans la tour, et les assiégés parviennent à les repousser. Les machines contribuent à amplifier les menaces de l'émir, mais ici elles n'intéressent pas assez l'auteur pour qu'il les montre à l'œuvre.
23Ainsi, qu'on les oublie totalement ou qu'on se contente de les mentionner sans les employer, les engins de siège sont parfois réduits à un rôle bien mince, dans les chansons de geste. Il arrive pourtant que les assiégeants, chrétiens aussi bien que païens, les utilisent pour tenter de s'emparer des places qu'ils ont investies.
24Dans l'Entrée d'Espagne21, Charlemagne fait édifier, pour réduire Pampelune, un gigantesque beffroi : il sera posé sur trente roues,
"Cinquante archiers au primiran crinel
Serunt monté, ceschun son fenestrel ;
Sor le plus aut avra dos mangonel. "
(7205)
25Mais à l'insu du roi, de jeunes bacheliers prennent l'initiative de conduire le château vers la ville. Les païens les laissent approcher, puis les mettent en fuite et incendient la machine. Détruite avant que d'avoir servi, elle ne sera pas reconstruite et n'exerce aucune influence sur le déroulement du siège et sur le sort de Pampelune. Pour conquérir celle-ci, les Français devront compter sur leur vaillance et sur leur bon bon droit, et non pas sur l'aide de quelque engin que ce soit.
26Il en est de même dans Gui de Bourgogne22. Lorsque Charlemagne a assiégé Carsaude, son artillerie ne lui a servi à rien, malgré son importance :
"Karles i sist III anz, li rois de Saint Denis,
LX mangoniaus i fist as murs flatir,
Ains n'i mesfist dedens vaillant I parisi. "
(456)
27Cet échec contraste avec les étonnants succès de Gui et de sa jeune armée. Là où l'empereur, équipé des plus formidables engins, s'est obstiné en vain, ils triomphent en une journée. Et ils enlèveront avec la même aisance toutes les places que Charles n'a pas pu prendre. Mais jamais ils n'auront recours à des machines. Leur prouesse et l'aide divine seront suffisantes. Là où ils ne pourront pénétrer, la prière remplacera la force, et les murailles s'abattront toutes seules, écrasant leurs défenseurs.
28Aux mains des Sarrasins, l'artillerie semble plus utile et plus efficace, dans la chanson de Fierabras23. Elle cause des ravages au donjon d'Aigremore, dans lequel se sont enfermés Roland et ses compagnons :
"Les perrieres geterent, que assés en i a,
I grant pan de la tour à tere craventa.
(5284)
29Et les assaillants emploient toute la panoplie des armes de siège.!'
Les perrieres reprendent, s'ont les berfrois levez,
Sour pons e sor roieles les grans moutons ferrez. "
(5335)
30Les résultats paraissent probants : les murs s'effondrent en de nombreux endroits ; assaillis par les occupants des châteaux, les Français sont dans une situation désespérée. C'est alors qu'arrivent, pour les secourir, Charlemagne et son armée. Tous les efforts et les énormes moyens déployés par les Sarrasins auront donc finalement été vains. Les machines, une fois de plus, ne permettent pas d'obtenir la victoire. Leur seul effet est de rendre l'épisode particulièrement dramatique, en plaçant les héros à deux doigts de leur perte. Mais elles ne déterminent ni l'action ni son dénouement. Leur rôle, dans le récit, est tout à fait secondaire.
31II ne l'est pas moins dans La Destruction de Rome. Certes, dans cette chanson, les Sarrasins qui bloquent la ville finiront par s'en emparer. Mais ce ne sera pas grâce à l'action des engins amenés d'Espagne sur leurs navires. Lors d'un premier assaut,
"Li payen oue engines font les pieres voler, "
(774)
32sans le moindre succès. Ils chargent alors l" ‘angineor" Mabon de construire des châteaux de bois permettant de prendre pied sur les remparts24. Les Romains, à cette vue, s'effraient et se désolent. Ils sauront cependant résister victorieusement aux assauts des païens, et l'émir devra recourir à la ruse pour prendre la première enceinte, à la trahison pour la seconde25. Ainsi, les machines peuvent bien semer la terreur chez les assiégés, elles sont cependant incapables de les soumettre. Même quand on réussit à prendre une ville, elles n'y sont pour rien.
33Au lieu de déterminer les événements, elles se contentent de les dramatiser, d'amplifier certains épisodes, leurs ravages illustrent bien la gravité du danger couru par les Français, dans Fierabras. Leur échec manifeste avec éclat la puissance de Carsaude, dans Gui de Bourgogne. Dans La Destruction de Rome, il révèle que les païens ne peuvent vaincre autrement que par la ruse et la félonie. En définitive, si les poètes leur refusent le rôle décisif qu'elles tiennent dans la vie réelle, ils utilisent parfois les possibilités littéraires qu'elles offrent.
34Pour agrémenter ou rehausser un épisode, ils les détournent même de leur usage normal. Dans Simon de Pouille, le traître Cristemant en fait la triste expérience26. Tombé aux mains des chrétiens qui tiennent Abilant, il va finir de façon peu commune :
"Amon en cest palais avec nos l'en menron ;
El som cel mangonel, si Deu plait, lo metrom ;
Jusqu'al tré l'amirê si l'em balanceron,
Sin avront maltalant Persant et Esclavon. "
(956)
35L'on passe ici de l'artillerie à la guerre psychologique. Il ne s'agit plus de bombarder l'armée ennemie, mais d'y répandre la colère et l'affliction. Et l'émir Jonas voudra riposter sur le même terrain : il enverra chercher un pierrier â Babylone non pas pour détruire la tour, mais pour renvoyer aux Français leur ami Synados27. Les machines n'ont plus, ici, leur fonction habituelle, elles ne servent plus à combattre. Mais elles offrent un spectacle apprécié du public : le châtiment du traître, et en même temps un affront peu banal infligé aux Sarrasins. La fantaisie de l'auteur prend le pas sur l'observation de la réalité.
36Non que celle-ci soit très éloignée. Lors du siège de Nicée, pendant la première croisade, les chrétiens décapitèrent un grand nombre de Turcs ; puis
"projiciebant autem nostri capita occisorum funda in urbem, ut inde Turci magis terrerentur.28
37Comme dans Simon de Pouille, la machine est utilisée pour semer le désarroi dans l'âme des ennemis. Mais cela reste exceptionnel, et l'on ne saurait dire que l'auteur de la chanson s'est inspiré d'une habitude contemporaine.
38Le fait est d'ailleurs si peu fréquent qu'il a embarrassé les éditeurs des Enfances Ogier29. Dans cette épopée, Charlemagne, courroucé contre Gautier de Danemark, veut tuer son fils Ogier, qu'il détient en otage. Pour sauver le jeune homme, Naymes propose au roi une vengeance plus sévère encore : il faut attendre
431 "Que a Gaufroi nous puissons aprouchier ;
S'en forteresce le poons assegier,
A vos engiens li faites convoier,
Vous ne porrez Gaufroi plus courroucier. "
39Scheler traduisait ainsi le vers 433 : "Faites-le lui transmettre (litt. amener, conduire) par vos engins". M.A. Henry le comprend autrement : "Faites-le convoyer jusqu'à lui par vos engins", c'est-à-dire "renvoyez Ogier à Gaufroi, mais accompagné par vos machines de guerre"30. Mais la guerre est déjà décidée31, et Naymes n'a pas besoin de la conseiller. En réalité, il propose au roi, pour gagner du temps, de ne pas exécuter Ogier "en ceste terre" (v.428), et de se venger, ensuite, de façon plus marquante : au moyen d'une catapulte il le renverra à son père, quand celui-ci sera enfermé dans l'une de ses places. Evitant de heurter l'empereur, dont il connaît l'entêtement, le duc réussit habilement à écarter le péril qui menace son protégé. Ainsi, dans cette épopée comme dans Simon de Pouille, les engins de siège perdent leur destination normale. Ils servent seulement à outrager et à irriter l'ennemi par des affronts spectaculaires.
40Les trouvères ont donc, à l'égard de ces machines, une curieuse attitude : tantôt ils les négligent ou les escamotent, tantôt ils leur dénient toute efficacité, tantôt ils les détournent de leur véritable fonction. Il semble qu'à leurs yeux elles ne puissent jamais décider du succès et permettre de prendre une forteresse.
41C'est que la victoire, à l'époque féodale, n'est pas seulement la conséquence d'un rapport de forces. Elle est le fruit du bon droit, l'expression de la justice immanente32. La bataille est une sorte d'ordalie où Dieu fait triompher les défenseurs du Bien. L'on connaît le mot célèbre prononcé par Harold avant Hastings :
"Dominus inter me et Guillelmmq hodie quod justum est decernat"33.
42Plus qu'à l'habileté tactique ou à l'efficacité des machines, l'on fait confiance à la justice de sa cause. Lorsque les croisés, en 1098, dressèrent un château de bois pour prendre Marra, ils placèrent derrière lui les prêtres et les clercs, revêtus de leurs ornements, "orantes et obsecrantes Deum ut suum defenderet populum et christianitatem exaltaret ac paganismum déponeret34. La supériorité technique d'une arme ne pouvait suffire à assurer la victoire. Dans le monde stylisé des chansons de geste, elle ne compte même pas. Pour qui est certain du triomphe du Droit, les machines n'ont guère d'importance. Leur rôle ne peut être décisif, elles sont seulement un élément du décor.
43Même à ce titre, les trouvères peuvent les négliger, car elles s'insèrent mal dans un univers épique où la haute noblesse est prépondérante35 ; ce ne sont pas des armes de chevaliers. Ni leur construction, ni leur mise en œuvre ne sont réservées à la classe aristocratique. Les artisans ou les "engineors" qui s'en occupent ne sauraient prétendre au prestige et à la place réservés aux guerriers. A Toulouse, c'étaient des charpentiers qui fabriquaient les engins des croisés ou ceux des assiégés. Chez ces derniers, Bernard Parayre et Maître Garnier, qui dirigeaient la manœuvre des trébuchets étaient des spécialistes, car l'opération était délicate36. Mais ce n'étaient pas des barons. Sous leurs ordres, il pouvait même arriver que des femmes servissent les machines : c'était le cas du pierrier dont un projectile tua Simon de Montfort :
"E tiravan la donas e tozas e molhers…37.
44Il n'est donc pas étonnant de voir, dans les chansons de geste, les "hauts hommes" abandonner à quelques "engineors" des armes aussi peu dignes d'eux. Et lorsqu'un trouvère veut donner de l'importance à l'un de ces personnages, il en fait un magicien, pas un chevalier38.
45L'artillerie, en particulier, ne convient guère à des héros épiques : elle ne leur permet pas de montrer leur vaillance et d'accomplir des exploits individuels. Au contraire, elle est un moyen de combattre de loin, à l'aveuglette et à l'abri, des ennemis dont on ignore le nom et la qualité. Comment satisferait-elle des guerriers amateurs de beaux risques et soucieux de leur gloire ?
46La prouesse se manifeste mieux dans le combat corps à corps. Dans Jehan de Lanso39, Roland et ses compagnons jugent même indigne de leur valeur de se battre du haut de la tour où ils sont assiégés :
2087 "Segnor, ce dit Rolans, franc chevalier baron,
Con ayons nos proesces laissiés an nos meison!
Qui l'a fors n'en istra, ja n'ait s'ame pardon! "
Lors s'an sont fors issu li xii conpegnon.
47Si le combat sur les remparts leur paraît méprisable, avec quel dédain refuseraient-ils d'employer des pierriers ou des mangonneaux!
48Alors que leur importance est grande, dans les guerres du xii° et du xiii° siècle, les machines de siège n'occupent donc, dans les chansons de geste, qu'une place assez réduite. Non seulement les héros se passent d'elles fréquemment, pour conquérir villes et châteaux, mais encore, quand ils les utilisent, les résultats s'avèrent décevants. Cependant, si elles ne contribuent guère à façonner les événements, si les trouvères préfèrent les cantonner dans un rôle d'amplification ou d'ornementation littéraire, ce n'est pas par indifférence à la réalité. C'est par fidélité à une conception de la guerre et de la victoire, à une image du chevalier qui sont celles de la société féodale, et que l'épopée exprime seulement sous une forme stylisée.
Notes de bas de page
1 J. F. Verbruggen : De Krijgstkunst in west-Europa in de Middeleeuwen, Bruxelles, 1954. p. 578-579. - J. Perré : La guerre et ses mutations des origines à 1792, Paris 1961. P. d 44. - F. Lot : L'art militaire et les armées au Moyen-Age, Paris, 1946. t. I. p. 221.
2 J. F. Fino : Forteresses de la France médiévale, Paris, 1970. p. 100 et 158.
3 ibid. p. 118, 119, 158.
4 Villehardouin : La Conquête de Constantinople, éd. E. Faral. Paris, 1961 (CHFMA). $ 76, t. I. p. 76-78.
5 Histoire Anonyme de la Première Croisade, éd. L. Bréhier. Paris, 1964, (CHFMA). V. 33. p. 176 (ci-dessous Anonyme).
6 Cf. E. Viollet-le-Duc : Dictionnaire de l'architecture française, Paris, 1861. t. V. p. 264 sq.-Sur les noms des machines, cf. La Chanson de la Croisade Albigeoise, éd. E. Martin-Chabot. Paris, 1973 (CHFMA) pass. (ci-dessous : CCA).
7 Anonyme : X. 33. p. 176. - Villehardouin, o. c. § 85 t. I. p. 84-86.
8 Cf. E. Viollet-le-Duc : o. c. t. Y - p. 221 sq. - J.-F. Fino : o. c. p. 144 sq.
9 CCA : t. III p. 206, v. 125-128.
10 Robert de Clari : La Conquête de Constantinople, éd. Fh. Lauer, Paris, 1974 (CFMA) XLIV, p. 45.
11 CCA : t. III ; p. 186-188, v. 21-26.
12 F. Bancourt : "Sen" et "Chevalerie". Réflexions sur la tactique des chevaliers dans plusieurs chansons de geste des xii-xiii° siècles, in Actes du VI° Congrès de la Société Rencesvals, Aix-en-Provence, 1974, p. 621 sq.
13 La Chanson d'Aspremont, éd. L. Brandin. Paris, 1970, (CFMA.) v. 3587 sq.
14 Cf. La Destruction de Rome, éd. G. Broeber, Romania 1873. v. 1023-1058.
15 Adenet le Roi : Les Enfances Ogier, éd. A. Henry, Bruges, 1956.
16 Gui de Bourgogne, éd. F. Guessard et H. Michelant, Paris, 1859. v. 606-637. -Floovant, éd. Guessard et Michelant, o. c. v. 524-566.
17 Villehardouin : o. c ; §226 t. II, p. 24-26
18 CCA : I. p l86 et I. p. 216.
19 Anseĭs von Karthago, hgg. von J. Alton, Tübingen, 1892
20 Simon de Fouille, éd. J. Baroin, Genève, 1968.
21 L'Entrée d'Espagne, éd. A. Thomas, Paris, 1913, (SATF)
22 Gui de Bourgogne, éd. cit.
23 Fierabras, éd. A. Kroeber et G. Servois, Paris, 1860.
24 La Destruction de Rome, éd. cit. v. 899 sq.
25 ibid. v. 984 sq. et 1189 sq.
26 Simon de Fouille, éd. cit. v. 849 sq.
27 ibid. v. 949 sq.
28 Anonyme, I. 8. p. 38.
29 Adenet le R, çi, o. c, éd. cit.
30 ibid. p. 342, n. 433.
31 ibid. v. 376-405.
32 cf. P. Rousset : La Croyance en la Justice Immanente à l'époque féodale. "Le Moyen-Age". 1948. p. 225-248.
33 Guillaume de Poitiers : Histoire de Guillaume le Conquérant éd. R Foreville, Paris 1952 (CHFMA) II. 13. p 180.
34 Anonyme : X. 33. p. 174.
35 Cf. K. E. Bender : Un aspect de la Stylisation Epique : 1'exclusivisme de la haute noblesse dans les chansons de geste du xii° siècle, in Actes du IV° Congrès de la Société Rencesvals. Heidelberg, 1967. p. 95-105.
36 CCA, III, p. 125 v. 2, et p. 300 v. 102.
37 CCA, III, p. 206 v. 124.
38 Simon de Pouille, éd. cit. v. 1124 sq.
39 Jehan de Lanson, éd. J. V. Myers. Chapel Hill. 1965.
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