Étude des relations entre les capacités neurocognitives d’adultes porteurs de trisomie 21 et leurs contextes de vie
p. 283-287
Texte intégral
Introduction et problématique
1Les personnes porteuses de trisomie 21 (PT21) se caractérisent par une variabilité interindividuelle importante en termes de QI (30 à 70) (Chapman & Hesketh, 2000 ; Vicari, Marotta & Carlesimo, 2004). Cette variabilité s’accompagne d’une spécificité syndromique puisque les PT21 se caractérisent par des profils cognitifs spécifiques (Vicari, 2006), avec des capacités préservées et d’autres particulièrement altérées. Les déficits sont par exemple langagiers (Rondal, 2001 ; Vicari et al., 2004), mnésiques, notamment de la mémoire verbale à court terme (Comblain, 2001 ; Jarrold & Baddeley, 2001) ou concernent encore le traitement de l’information — avec par exemple une supériorité des processus simultanés par rapport aux séquentiels (Lalo, 2004), un meilleur traitement global que local de l’information (Porter & Coltheart, 2006). Ce profil cognitif serait enfin en lien avec l’existence d’une spécificité morphocérébrale : les cerveaux des PT21 ont en effet une taille et un poids inférieurs à ceux des sujets typiques, et certaines structures cérébrales sont réduites (Capone, 2004). Certaines parties du cerveau sont relativement préservées, comme les régions pariétales et occipitales (Pinter, Eliez, Schmitt, Capone & Reiss, 2001), alors que d’autres sont particulièrement altérées comme les régions frontales et temporales ou l’hippocampe (Pinter, Brown, Eliez, Schmitt, Capone & Reiss, 2001). Or ces parties altérées sont impliquées dans certaines formes d’apprentissage, de mémoire et du langage (Roubertoux & Kerdelhué, 2006).
2Au-delà de ces constats basés sur des connaissances encore parcellaires et qui rendent très partiellement compte des facteurs explicatifs de la variabilité mentionnée, nous sommes confrontés à une nouvelle problématique concernant la vie des adultes porteurs de trisomie (AT21). Ces sujets sont en effet marqués par deux processus allant dans des sens inverses : on observe avec l’âge un déclin des capacités cognitives (Nelson, Orme, Osann & Lott, 2001) alors même que les AT21 ont vu leur espérance de vie passer de 25 ans dans les années cinquante à 70 ans actuellement (Cuilleret, 2007). Il semble donc nécessaire de mieux comprendre le phénotype des AT21 de façon à, si c’est possible, maintenir et prolonger les capacités cognitives de ces sujets parallèlement à l’augmentation de leur espérance de vie. Il s’agit dès lors de s’intéresser aux conditions de vie qui pourraient contribuer à expliquer la variabilité interindividuelle et représenter des points d’appui pour favoriser l’émergence de ces capacités et les maintenir à leur niveau optimum dans la durée. Une dimension essentielle de ces conditions de vie réside dans le cadre de travail et d’insertion professionnelle des AT21 dans la mesure où le travail, tout au moins certaines de ses composantes, permet de stimuler quotidiennement les capacités des AT21, donc de les développer et/ou de les maintenir le plus longtemps possible.
3Peu d’études concernent les AT21 et, de surcroît, ces études s’intéressent souvent à une fonction cognitive particulière (par exemple le langage ou la mémoire) et non à une pluralité de fonctions, et elles ne mettent pas en relation capacités cognitives et expériences de vie. L’objectif de la recherche dont sont tirées les données ici présentées (Lemoine, 2010) est d’approfondir l’étude du fonctionnement cognitif des AT21 à l’aide de différentes batteries de tests évaluant plusieurs fonctions cognitives (cognition, langage, lecture, autonomie) – à savoir : le K-ABC (Kaufman Assessment Battery for Children) de Kaufman & Kaufman, le WISC (Wechsler Intelligence Scale for Children) de Wechsler, les CPM (Progressive Matrices Couleurs) de Raven, le test ELO (Évaluation du Langage Oral) de Khomsi, le TLCP (Test de Lecture au Cours Préparatoire) de Pasquier – tout en les discutant à la lumière des données neuro-anatomiques actuelles et de facteurs psychosociaux articulés aux contextes de vie les plus courants propres à cette population. Nous entendons ici par contexte de vie les modalités d’accueil proposées aux AT21 en termes d’insertion professionnelle vs non insertion.
4Nous présentons ici les résultats obtenus à l’une des épreuves choisies, le KABC, et plus particulièrement à deux des sous-échelles sélectionnées pour leur capacité à rendre compte de l’évaluation des processus simultanés et séquentiels dont on sait l’importance tant dans la gestion de tâches de travail que des modalités d’organisation de vie formant le contexte de ces tâches.
Hypothèse
5On s’attend à ce que les AT21 insérés professionnellement obtiennent des performances supérieures à celles des sujets non insérés aux 3 échelles du K-ABC (processus composites, simultanés, séquentiels).
Méthodologie
Population
6Nous avons rencontré 32 jeunes AT21 (16 hommes et 16 femmes) âgés de 20 à 35 ans, répartis équitablement selon 4 modes d’accueil : travail en milieu ordinaire (MO), travail en établissement et service d’aide au travail (ESAT), accueil en foyer d’accueil spécialisé (FAS), ou de retour dans leur famille (FAM). Ils sont dans leur situation actuelle depuis au moins une année.
Procédure et traitement des données
7Nous avons fait passer les 10 subtests à l’ensemble des sujets. Les notes brutes de chaque subtest ont été converties en âge de développement2. Nous avons comparé les résultats aux 3 processus en fonction du mode d’accueil (MO, ESAT, FAM et FAS) par une ANOVA.
Résultats
8Quels que soient les processus envisagés (séquentiels, simultanés ou composites), nous observons une hiérarchie homogène des résultats selon le mode d’accueil MO > FAM > ESAT > FAS.
Tableau 1. Âges de développement (en mois) aux différentes échelles du K-ABC en fonction des contextes de vie (ANOVA). M : moyenne ; ET : écart type.

9Si l’on oppose les deux groupes insérés professionnellement et non insérés (MO + ESAT) vs (FAM + FAS) nous n’observons pas de différences significatives. Les différences sont cependant statistiquement significatives (test post hoc : test de Tukey) entre les AT21 qui travaillent en MO et ceux qui sont accueillis en FAS, que ce soit pour les processus composites (taille d’effet d = 1,63), simultanés (taille d’effet d = 1,50) ou séquentiels (taille d’effet d = 1,70).
10Par ailleurs, nous n’avons pas mis en évidence de différences de profil entre les 4 groupes d’AT21. En effet, pour chacun des 5 tests utilisés, malgré les variabilités intergroupes observées, il semble que les profils soient les mêmes chez les AT21 quel que soit leur contexte de vie (par exemple, les processus simultanés sont supérieurs aux processus séquentiels pour chacun des groupes). Ceci renforce l’hypothèse de la présence d’un profil cognitif spécifique chez les AT21.
Discussion et perspectives
11Nos résultats ne confirment que partiellement notre hypothèse puisque la simple variable insertion ne permet pas de mettre des différences en évidence (rappelons cependant le caractère relativement modeste des échantillons), mais la prise en compte des spécificités des contextes de vie met à jour une hiérarchie des contextes homogène, dont un contraste MO vs FAS qui plaide en faveur de la prise en compte des milieux de vie pour rendre compte de compétences cognitives différenciées.
12Ces résultats restent descriptifs et n’autorisent pas à trancher entre deux hypothèses : 1°) les AT21 qui ont pu être insérés professionnellement en milieu ordinaire l’ont été parce qu’ils était dotés de capacités supérieures à celles des AT21 des autres modes d’accueil ; 2°) le milieu ordinaire serait moins routinier, plus ouvert au changement, il offrirait plus de stimulations différenciées et donc permettrait de développer une plus grande adaptabilité et flexibilité et permettrait conséquemment une stimulation des compétences cognitives.
13Ces hypothèses ne sont bien évidemment pas exclusives. La hiérarchie observée se centre dans le commentaire ci-dessus et dans le cadre de ce bref chapitre, sur une des modalités d’insertion, mais il doit se compléter d’un examen plus détaillé des composantes du milieu qui expliquent, favorisent l’émergence, ou stimulent les capacités des jeunes AT21 et pourraient contribuer à infléchir le déclin cognitif observé chez ces sujets.
14En termes de recherche, il est nécessaire de poursuivre des études psychométriques pour mieux comprendre les phénotypes neuropsychologiques des PT21, en particulier à partir d’études longitudinales pour mieux saisir les dynamiques d’évolution et d’involution des capacités cognitives. Mais les quelques résultats présentés invitent à approfondir la question des rapports entre ces capacités et les caractéristiques des milieux de vie des PT21, et ce d’autant plus que notre recherche a également un objectif appliqué qui consiste à répondre à la demande grandissante des parents et des éducateurs pour accompagner l’évolution d’adultes handicapés avançant en âge et pour lesquels il faut ajuster les stratégies éducatives sur la base d’une connaissance fine de leurs potentialités.
Bibliographie
Références
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Chapman, R.S., & Hesketh, L.J. (2000). Behavioral phenotype of individual with Down syndrome. Mental Retardation and Developmental Disabilities Research Reviews, 6, 84-95.
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Cuilleret, M. (2007). Trisomie 21 et handicaps associés. Potentialités, compétences, devenir. Paris : Masson.
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Lalo, E. (2004). Interactions entre profil cognitif et fonctions motrices chez le jeune adulte porteur de trisomie 21. Thèse de doctorat non publiée, Université Joseph Fourier de Grenoble 1, France.
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Vicari, S. (2006). Motor Development and Neuropsychological Patterns in Persons with Down Syndrome. Behavior-Genetics, 36 (3), 355-364.
Notes de bas de page
2 Table n° 6 « âges de développement » du manuel de cotation du K-ABC (p 184).
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Vive(nt) les différences
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