Rôle des attributions en santé mentale
Leur mesure et leur effet sur les affects dépressifs
p. 233-237
Texte intégral
Introduction
1Les travaux issus des théories attributionnelles (Abramson et al., 1978 ; Weiner, 1985) suggèrent que les attributions causales d’internalité, de globalité, de stabilité et de contrôlabilité jouent un rôle dans l’émergence de l’humeur dépressive. Cependant, leurs mécanismes d’action restent encore mal connus. Certains ont assimilé ces attributions au blâme caractérologique (Janoff-Bulman, 1979) faisant intervenir une cause stable liée à des caractéristiques de personnalité non modifiables, l’opposant ainsi au blâme comportemental. Pourtant les études rapportent des résultats mitigés (O’Neill et Kerig, 2000). Shaver et Drown (1986) ont imputé ces inconsistances à des confusions entre les concepts d’internalité, de responsabilité et de blâme. En particulier, le blâme implique un sentiment de responsabilité qui lui-même implique une attribution d’internalité. Des études appuient cette proposition et son application aux autres attributions causales (Mantler et al., 2003 ; Stepleman et al., 2005).
2D’autre part, ces attributions sont peu considérées sous un angle positif. Pourtant, il est initialement proposé qu’elles aient pour objectif de restaurer un certain degré de contrôle sur l’environnement (Kelley, 1971). Certaines études suggèrent en effet que les attributions causales favorisent la perception de responsabilité et de contrôle des conséquences des situations (Frazier et al., 2002 ; Roesch et Weiner, 2001 ; Stepleman et al., 2005). Les cognitions portant sur les conséquences joueraient un rôle plus proximal sur l’ajustement que celles portant sur la cause (Brickman et al., 1982).
3Les objectifs de notre recherche sont, 1) de tester une distinction conceptuelle entre huit cognitions par le biais de leur opérationnalisation propre, 2) de proposer une organisation structurale de ces cognitions. La figure 1 présente ce modèle qui formule les hypothèses selon lesquelles les attributions causales ont un effet indirect sur l’humeur dépressive, d’une part par leur effet sur la responsabilité de la situation qui influence à son tour l’autoblâme, et d’autre part par leur impact sur la responsabilité de la solution qui influence le contrôle de la solution.
Méthode
Participants
4Notre échantillon est constitué de 153 personnes (111 femmes, 42 hommes) de statuts socioprofessionnels variés, dont l’âge varie de 17 à 65 ans (M = 28,99 ans ; ET = 13,10).
Matériel et procédure
Les attributions
5La version française du questionnaire des styles attributionnels (Metalsky et al., 1987) permet d’évaluer les attributions causales d’internalité, de stabilité et de globalité sur 12 situations négatives, à l’aide d’une échelle de Lickert en 7 points. Pour chaque attribution, un score est obtenu en calculant la moyenne des réponses aux 12 situations.
6Nous avons ajouté dans chaque situation 5 items évaluant 5 autres cognitions, dont nous testons ici une opérationnalisation possible : le contrôle de la cause, la responsabilité de la situation, l’autoblâme, le contrôle de la solution et la responsabilité de la solution. Chaque nouvelle dimension est évaluée sur une échelle en 7 points.
L’humeur dépressive
7Nous avons utilisé la version française révisée de l’Inventaire de Dépression de Beck (BDI-II ; Beck et al., 1996), composé de 21 items évalués sur une échelle de 0 à 3. Un score global est obtenu en additionnant les 21 réponses (α = 0,88).
Résultats
Statistiques descriptives
8Le tableau 1 présente la consistance interne des échelles, leurs corrélations et leur pourcentage de variance partagée (r2). Les résultats suggèrent que les échelles des attributions proposées présentent des coefficients Alpha de Cronbach satisfaisants (≥ 0,60). Seul celui de l’échelle d’attribution causale de contrôle est faible (α = 0,47). Les corrélations obtenues sont modérées et confirment le réseau nomologique qu’entretiennent ces cognitions entre elles. Enfin, les pourcentages de variance partagée indiqués entre parenthèses, varient de 0,00 % à 55,20 %, suggérant qu’il s’agit de construits distincts.
Analyse en pistes causales
9Le modèle a été testé à l’aide du logiciel AMOS. Les résultats tenant compte des indices de modifications [Khi2 (14, N = 153) = 23,001, p = 0,060, CFI = 0,98, RMSEA = 0,065] suggèrent un très bon ajustement aux données.
Test des effets directs
10Conformément à nos attentes, les attributions causales interne, globale et de contrôle ont un effet direct positif sur la responsabilité de la cause (β = 0,577, p = 0,001 ; β = 0,217, p = 0,001 ; β = 0,296, p = 0,004 respectivement), qui à son tour a un effet direct positif sur la tendance à l’autoblâme (β = 0,393, p = 0,003). Les résultats montrent également un effet direct positif des attributions causales interne, globale et de contrôle sur la responsabilité de la solution (β = 0,290, p = 0,001 ; β = 0,263, p = 0,003 ; β = 0,280, p = 0,002 respectivement), qui elle-même a un effet direct positif sur le contrôle de la solution (β = 0,166, p = 0,028). La dépression est directement expliquée positivement par l’autoblâme et négativement par le contrôle de la solution (β = 0,367, p = 0,003 et β = -0,167, p = 0,002 respectivement). Cependant contrairement à nos attentes, l’attribution causale de stabilité n’a d’effet sur aucune variable. Nous noterons enfin les effets directs positifs de l’attribution causale de contrôle sur le contrôle de la solution (β = 0,457, p = 0,001) et de l’attribution causale de globalité sur la dépression (β = 0,247, p = 0,002), suggérés par le logiciel.
Tests des effets médiateurs : procédure de rééchantillonnage
11Conformément à nos attentes, les attributions causales interne, globale et de contrôle ont un effet indirect à la fois sur le contrôle de la solution [(β = 0,048 ; 95 % CI : 0,011, 0,101 ; p = 0,008), (β = 0,044 ; 95 % CI : 0,007, 0,097 ; p = 0,015) et (β = 0,046 ; 95 % CI : 0,004, 0,117 ; p = 0,017) respectivement], et sur la tendance à l’autoblâme [(β = 0,227 ; 95 % CI : 0,107, 0,361 ; p = 0,002), (β = 0,085 ; 95 % CI : 0,029, 0,174 ; p = 0,002) et (β = 0,116 ; 95 % CI : 0,053, 0,197 : p = 0,002) respectivement]. En revanche, seule l’attribution interne conserve un effet indirect sur la dépression (β = 0,075 ; 95 % CI : 0,021, 0,149 ; p = 0,002). Enfin, la responsabilité de la cause et la responsabilité de la solution ont bien un effet indirect sur la dépression [(β = 0,144 ; 95 % CI : 0,051, 0,249 ; p = 0,003) et (β = -0,028 ; 95 % CI : -0,077, -0,003 ; p = 0,016) respectivement].
Discussion
12Notre objectif principal était de tester un modèle structural explicatif de l’humeur dépressive, comportant huit cognitions spécifiques. Pour cela, nous avons proposé une opérationnalisation pour 5 d’entre elles. Les indicateurs statistiques suggèrent une distinction effective entre ces différentes cognitions. La modélisation en pistes causales appuie les deux séquences explicatives reliant les attributions causales aux affects dépressifs. D’une part, ces attributions causales ont un effet néfaste en favorisant l’autoblâme : plus la personne impute un événement à une cause interne, globale et contrôlable, plus elle s’attribue la responsabilité de la situation et plus elle a tendance à se blâmer. D’autre part, elles ont un effet bénéfique en favorisant la perception de contrôle ultérieur : plus la personne impute un événement à une cause interne, globale et contrôlable, plus elle s’attribue la responsabilité de la solution et plus elle s’attribue le contrôle de la solution. Enfin, les résultats indiquent que plus la personne se blâme et moins elle perçoit de contrôle de la solution, plus elle risque de connaître des affects dépressifs. L’autoblâme et le contrôle de la solution médiatisent donc les effets des attributions causales sur la dépression. Ce modèle cognitif explique au final 24 % de la variance de la dépression. Au regard de ces résultats, nous relayons la nécessité de distinguer précisément les concepts d’internalité, de responsabilité et de blâme, ainsi qu’à prendre en compte la temporalité de la perception de contrôle. Il nous semble également important de nuancer les effets des attributions causales interne et globale. Si celles-ci peuvent avoir un impact néfaste, leur effet bénéfique pourrait être exploité, notamment dans le cadre d’interventions psychothérapeutiques.
Bibliographie
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Références
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10.1037/0033-295X.92.4.548 :Weiner, B. (1985). An attributional theory of achievement motivation and emotion. Psychological review, 92, 548-573.
Auteurs
julieledrich@gmail.com
Laboratoire de psychologie de l’interaction et des relations intersubjectives, Université Nancy 2, France.
kamel.gana@u-bordeaux2.fr
Laboratoire de psychologie : santé et qualité de vie, Université Bordeaux 2, France.
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