Comment des étudiantes et des étudiants perçoivent-ils l’humour standard et l’humour noir ?
p. 205-208
Texte intégral
Introduction
1Les situations humoristiques ont comme fonction d’amuser et de faire rire. Dans cette étude, il s’agira de comparer, selon des critères prédéfinis, deux formes de messages ludiques (humour noir vs humour standard), et de repérer si le genre des étudiants a un effet sur leur évaluation. Des recherches préalables ont montré que l’effet comique d’une situation est déclenché par l’identification d’une incongruité dans le message. L’incongruité désigne le conflit qui résulte de la perception quasi simultanée d’éléments incompatibles et de la soudaineté (surprise) avec laquelle les attentes formulées par le récepteur se trouvent heurtées, contrariées par cette perception. Plus précisément, en écoutant par exemple une blague, le récepteur formule des attentes à partir des informations fournies par le cadre situationnel de la blague. Mais ces attentes sont contrecarrées par la perception d’éléments supplémentaires fournis par la chute de la blague. Pour que le traitement d’une incongruité déclenche un effet comique, le récepteur doit identifier un écart entre les éléments de la situation mis en scène et les attentes qu’il avait préalablement formulées. Ces attentes mobilisent en mémoire à long terme des connaissances permettant d’interpréter le contenu du message, mais aussi des croyances, des normes sociales (Uekermann, Daum & Channon, 2007). Dans certains cas, le récepteur tolère, apprécie et rit de cet écart, dans d’autres cas non. L’effet de surprise, le repérage d’une incongruité, qui créent chez le récepteur le sentiment que c’est drôle, la facilité avec laquelle cette incongruité a été repérée (clarté du message) sont des traitements cognitifs majeurs déclenchés par les situations humoristiques. Par ailleurs, un nombre important de recherches indique que les hommes et les femmes ont des conduites humoristiques (production et appréciation) différentes (Wilson, 1975 ; Crawford & Gressley, 1991). En effet, les hommes ont tendance à produire et à apprécier majoritairement un humour hostile (moquerie, « mise en boîte ») tandis que les femmes produisent et apprécient davantage des anecdotes amusantes. Ce type de résultats permet de faire l’hypothèse que l’humour noir sera apprécié différemment par les hommes et les femmes. En effet, les situations d’humour noir présentent la particularité de convoquer via les informations qui provoqueront l’incongruité, des éléments qui mobilisent des tabous sociaux, éthiques ou moraux. De ce fait, ce type d’humour provoquerait des émotions ambivalentes (plaisir et dégoût) que les étudiants devraient plus apprécier que les étudiantes.
Méthode
Participants
2Trois cents étudiants de l’Université de Provence (150 hommes et 150 femmes) (M âge = 20,6 ans, SD = 2,96) ont participé à l’expérience.
Matériel
Images humoristiques
3Pour contrôler les effets de style graphique, 61 images humoristiques composées par un unique dessinateur (Serre, 2003 ; 2005 ; 2006) et concernant le thème du bien-être / mal-être physique et intellectuel ont été retenues. Trente participants (15 hommes et 15 femmes) ont opéré une catégorisation de l’ensemble des dessins (échelle de Likert : sans humour, humour pas du tout noir, humour un peu noir, humour noir, humour très noir). Les images les plus saillantes de chaque catégorie ont été isolées avec une analyse factorielle (18 images d’humour et 18 images d’humour noir).
Tâche d’évaluation des images humoristiques
4Afin de repérer les différences de jugements concernant ces deux types d’images, quatre critères (drôlerie, incongruité, surprise, clarté) ont été retenus. Les participants ont eu comme tâche d’évaluer un des deux lots d’images selon ces dimensions.
Procédure
5La passation de l’expérience est pilotée par ordinateur (logiciel « HumourEmotion1 ») et chaque participant a successivement effectué trois tâches. Pour ce qui concerne la seule tâche de jugement, la procédure était la suivante. Pour chacune des 18 images humoristiques (soit d’humour standard, soit d’humour noir), le participant donnait son opinion en cliquant dans un tableau présentant les quatre critères (drôlerie, incongruité, surprise, clarté) et les quatre jugements (pas du tout, un peu, très, extrêmement). La présentation des images ainsi que l’ordre des adjectifs variaient aléatoirement pour chacun des participants.
Résultats
6Indépendamment du genre, les deux types d’humour sont évalués différemment. L’humour standard apparaît comme plus drôle t (300) = 4,05, p < 0,0001, d = - 0,47 et plus clair t (300) = 3,58, p < 0,001, d = - 0,42 que l’humour noir. Tandis que l’humour standard apparaît comme étant moins surprenant t (300) = 3,34, p < 0,001, d = 0,38 et moins incongru t (300) = 4,56, p < 0,001, d = 0,53 que l’humour noir. La variable genre influence les jugements d’items humoristiques (cf. Tableau 1). Chez les hommes, seul le score de surprise varie significativement en fonction de la nature de l’humour présenté. En revanche, chez les femmes, les scores des quatre jugements varient significativement en fonction de la nature de l’humour présenté.
Tableau 1. Score moyen (écart type) obtenu par les hommes et les femmes pour les quatre critères de jugement en fonction de la nature de l’humour présenté et valeur de F (ddl = 148).

Discussion
7Les résultats indiquent une différenciation dans le jugement des deux types d’humour. Indépendamment de la variable genre, l’humour noir est jugé comme plus surprenant, plus inconvenant et comme moins drôle que l’humour standard (Aillaud, Piolat, Desor, 2010). Ainsi, il semblerait que la nature transgressive de l’incongruité propre à l’humour noir, qui implique un rapprochement d’éléments incompatibles très surprenants, provoque une diminution du potentiel humoristique de l’image. La compréhension et l’appréciation d’une image d’humour noir impliquent, en effet, un rapprochement entre une représentation mentale d’éléments négatifs (éléments contenus dans l’image) et une représentation mentale d’éléments positifs (nécessité de considérer comme drôle cette situation « hors normes »). Ce rapprochement de représentations mentales opposées, intrinsèque à l’humour noir, influence la reconnaissance des éléments responsables de l’effet comique du stimulus. De ce fait, et contrairement aux images d’humour noir, les images d’humour standard présentent des éléments structurels qui sont plus facilement reconnus comme comiques.
8L’effet du facteur genre sur les quatre critères de jugement indique que les hommes évaluent de manière indifférenciée l’humour noir et l’humour standard alors que les femmes les jugent différemment. Ces différences de perception selon le genre de la nature humoristique des images d’humour noir sont compatibles avec les résultats de Jorgensen, Quist, Steck, Terry, et Taylor (2008). En effet, les hommes et les femmes, en raison d’éléments de socialisation intervenant dans la construction de leur identité, réagissent différemment aux stimuli qui enfreignent les normes sociales. Les hommes seraient plus habitués à la violence (ex., jeux vidéo, films) et à l’utilisation de scènes qui transgressent les codes de la société pour s’en amuser. Il serait plus admis socialement que les hommes puissent se moquer et rire d’événements sombres et éprouvants. De plus, selon Tannen (1990), les hommes et les femmes ont des conduites interpersonnelles et conversationnelles ayant des motivations et des buts différents. En interagissant, les femmes renforceraient leur cohésion sociale, tandis que les hommes seraient davantage engagés dans la création et/ou le maintien d’une image positive d’eux-mêmes. Ces différences d’objectifs agiraient sur la perception des types d’humour ainsi que sur leur usage dans la vie quotidienne. Les femmes tendraient à s’identifier à la cible des situations humoristiques et, de ce fait, percevraient l’humour noir comme moins drôle et plus incongru / inconvenant que l’humour standard. En revanche, les hommes, en ne s’identifiant pas à la cible de l’humour, pourraient plus facilement accepter des éléments dérogeant aux normes morales, dans le cas de l’humour noir.
9Ces résultats observés sur une population d’étudiantes et d’étudiants ne peuvent être généralisés. En effet, selon Ruch, McGhee et Hehl (1990), l’appréciation des deux types d’humour serait corrélée avec l’âge des individus (14 à 66 ans). Ces auteurs constatent une augmentation de l’appréciation des stimuli incongrus et une diminution de l’appréciation des stimuli de non-sens corrélées avec l’âge. Il est donc indispensable d’étudier l’appréciation de l’humour, et particulièrement de l’humour noir, tout au long de la vie chez des hommes et des femmes, tout en étudiant l’impact de leurs représentations et connaissances culturelles.
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Références
Aillaud, M., Piolat, A., & Desor, G. (2010). Does black humor elicit mixed emotional states ? Communication orale présentée à la 3e Conférence Européenne sur l’Émotion, Lille, France.
Crawford, M., & Gressley, D. (1991). Creativity, caring, and context : women’s and men’s accounts of humor preferences and practices. Psychology of Women Quarterly, 15, 217-232.
Jorgensen, T., Quist, A., Steck, K., Terry, K., & Taylor, M. (2008). Gender and the appreciation of physically aggressive « slapstick » humor. Intuition, 4, 12-18.
Ruch, W., Mcghee, P., & Hehl, F.-J. (1990). Age differences in the enjoyment of incongruity-resolution and nonsense humor during adulthood. Psychology & Aging, 5 (3), 348-355.
Serre, C. (2003). La bouffe. Grenoble : Glénat.
Serre, C. (2005a). Le sport. Grenoble : Glénat.
Serre, C. (2005b). Savoir vivre. Grenoble : Glénat.
Serre, C. (2006). Humour noir et hommes en blanc. Grenoble : Glénat.
Tannen, D. (1990). You just don’t understand. New-York : Ballantine
Uekermann, J., Daum, I., & Channon, S. (2007). Toward a cognitive and social neuroscience of humor processing. Social Cognition, 25 (4), 553-572.
10.2466/pr0.1975.37.3f.1074 :Wilson, W. (1975). Sex differences in response to obscenities and bawdy humor. PsychologicalReports, 37 (3), 1074.
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