Développement de la conscience morphologique d’apprentis-lecteurs en situation d’apprentissage d’une deuxième langue
p. 187-192
Texte intégral
Introduction
1Les études s’intéressant aux effets du bilinguisme sur les compétences métalinguistiques se sont multipliées ces dernières années. Leurs résultats amènent à des conclusions apparemment contradictoires. Si certains soulignent l’effet positif du bilinguisme sur le développement métalinguistique (Kovelman, Baker & Petitto, 2008), d’autres ne mettent pas en évidence un tel effet (Apel & Thomas-Tate, 2009). Expliquer ces divergences nécessite de prendre en compte le degré de maîtrise des langues. L’effet positif du bilinguisme s’observerait surtout auprès d’enfants présentant un haut niveau de compétence dans les deux langues (Bialystok, McBride-Chang & Luk, 2005b). En revanche, les effets positifs apparaîtraient plus modérés, voire absents, auprès d’enfants partiellement bilingues (Johnson & Newport, 1989). Dans cette étude, nous nous intéressons à l’effet du bilinguisme en situation d’immersion partielle auprès d’enfants francophones apprenant l’allemand en classe bilingue à parité horaire (13 heures d’enseignement en français et 13 heures en allemand). Un deuxième facteur à considérer renvoie aux caractéristiques des langues en présence (Bialystok, Luk & Kwan, 2005a). Si le français et l’allemand sont des langues proches au niveau phonologique, des différences majeures existent au niveau syntaxique et morphologique. Par exemple, les règles syntaxiques en allemand exigent le rejet du participe passé à la fin de la phrase (Der Junge hat mit dem Ball gespielt2). De même, la construction morphologique en allemand repose beaucoup plus fréquemment sur le principe d’agglutination (Ober|lokomotiv|fahrers|witwe3). Ceci nous a conduites à nous focaliser sur le développement de la conscience morphologique, peu étudiée en contexte bilingue (Kieffer & Lesaux, 2008), contrairement à la conscience phonologique. Nous inscrivant dans l’hypothèse d’un effet positif du bilinguisme, nous nous attendons à ce que l’apprentissage précoce d’une deuxième langue dans un contexte d’immersion partielle amène les enfants à développer de meilleures compétences métalinguistiques. En tenant compte des spécificités des langues étudiées, nous nous attendons à une plus grande sensibilité morphologique et syntaxique des enfants apprentis de la deuxième langue comparativement aux monolingues, mais à l’absence de différence au niveau phonologique.
Méthode
Population
2Soixante-seize enfants francophones ont été évalués une première fois en CP (mars) puis deux fois en CE1 (décembre et mars). Trente-trois d’entre eux étaient scolarisés depuis leur deuxième année de maternelle dans un site bilingue à parité horaire. Ils ont été appariés sur l’efficience verbale4 et non verbale5 à 43 monolingues scolarisés au sein des mêmes écoles. Nous avons contrôlé qu’il n’existait pas de différences ni de l’origine socioprofessionnelle des parents, ni des pratiques familiales vis-à-vis de l’écrit (questionnaire adressé aux parents, cf. Demont, 2001). Le tableau 1 présente les principales caractéristiques de notre population.
Tableau 1. Caractéristiques générales des deux groupes (apprenants précoces d’une 2e langue = A2L vs monolingues)
Caractéristiques | Moment d’évaluation | A2L | Monolingues | p |
Nombre | CP mars ⭢ CE1 mars | 33 | 43 | |
Âge (année, mois) | CP | 6,7 (0,3) | 6,8 (0,3) | ns |
CE1 décembre | 7,4 (0,3) | 7,5 (0,3) | ns | |
CE1 mars | 7,7 (0,3) | 7,8 (0,3) | ns | |
Efficience non verbale (/36) | CP | 25,42 (4,41) | 24,88 (3,77) | ns |
Efficience verbale (/14) | CP | 10,18 (2,08) | 9,63 (2,71) | ns |
CE1mars | 11,61 (1,46) | 11,28 (2,04) | ns | |
Efficience verbale L2 (/14) | CP | 11,21 (1,52) | ||
CE1 mars | 12,88 (1,08) | |||
Traduction L1 ⭢L2 | ||||
.1 mots (/5) | CP | 1,76 (0,90) | ||
CE1 décembre | 2,42 (1,09) | |||
CE1 mars | 2,85 (1,09) | |||
.2 phrases | CP mars | 0,27 (0,76) | ||
CE1 décembre | 1,33 (1,40) | |||
CE1 mars | 2,23 (1,61) |
Matériel
3Six épreuves de conscience linguistique exigeant une activité réflexive sur le langage ont été présentées aux enfants lors des 3 sessions.
Conscience morphologique dérivationnelle
4Deux épreuves comprenant chacune 16 items demandaient à l’enfant de manipuler les affixes : 1. Extraction de la base (e.g. extraire garer dans dégarer), 2. Production de mots dérivés (e.g. une petite poire, c’est une… ⭢ poirette). Deux autres épreuves de 6 items chacune évaluaient les connaissances de l’enfant sur la construction morphologique de mots composés : 1. Explication de mots composés (e.g. pourquoi le chien-loup s’appelle-t-il comme cela ?), 2. Production de mots composés (e. g. comment appellerais-tu quelque chose qui sert à chasser la poussière ?).
Conscience syntaxique
5L’épreuve demandait à l’enfant de corriger l’agrammaticalité de 8 phrases asémantiques et agrammaticales sans corriger l’anomalie sémantique (e.g. Adrien sur sa s’assoit tête).
Conscience phonologique
6Douze items de catégorisation phonologique extraits du ThaPho (Ecalle, 2007) ont été présentés (e.g. cheveux-pigeon-chemin-robot).
7À l’exception du ThaPho, les épreuves ont été présentées aux enfants de façon exclusivement orale lors de passations individuelles et demandaient une réponse orale. Un point était attribué pour chaque réponse correcte. Le score final aux épreuves est le pourcentage de réponses correctes.
Résultats
8Les performances à chacune des épreuves (figure 1) ont donné lieu à la réalisation d’analyses de covariance pour plan à 2 facteurs (facteur groupe à 2 modalités et facteur moment d’évaluation à 3 modalités6) avec comme covariable l’efficience verbale.
9Quel que soit le moment d’évaluation, les A2L obtiennent des performances significativement supérieures à celles des monolingues aux épreuves morphologiques [extraction de la base, F(1,73) = 8,70, p < 0,01, d = 0,69 – explication de mots composés, F(1,73) = 18,06, p < 0,01, d = 0,99 – production de mots composés, F(1,73) = 5,70, p < 0,05, d = 0,56 et correction syntaxique, F(1,73) = 10,78, p < 0,01, d = 0,77] (absence d’interaction significative groupe* moment d’évaluation). En revanche, les performances des A2L ne sont pas significativement différentes de celles des monolingues à la catégorisation phonologique [F(1,73) = 3,88, ns].
10Enfin, quel que soit le groupe, les performances augmentent entre les sessions aux différentes épreuves [production de mots dérivés, F(2,148) = 107,97, p < 0,01, d = 2,42 – explication de mots composés, F(2,148) = 31,93, p < 0,01, d = 1,31 – correction syntaxique, F(2,148) = 42,72, p < 0,01, d = 1,52 et catégorisation phonologique, F(2,148) = 12,24, p < 0,01, d = 0,81]. La réalisation d’analyses a posteriori (test de Newman-Keuls) a mis en évidence que les performances augmentent le plus entre le CP et le début du CE1.
Conclusion
11Notre objectif était d’étudier le développement de la conscience linguistique d’enfants apprenant précocement une deuxième langue en immersion partielle. Les études antérieures se sont intéressées à la conscience phonologique et/ou syntaxique et, plus récemment, à la conscience morphologique. De plus, elles ont surtout été réalisées auprès d’enfants bilingues. Les enfants de notre étude scolarisés en classe bilingue à parité horaire ne peuvent être encore considérés comme véritablement bilingues. Il nous a donc semblé préférable de parler d’apprenants d’une deuxième langue.
12Dans l’ensemble, les résultats confirment nos hypothèses. À l’instar de Davidson, Raschke et Pervez (2010) auprès de bilingues, les A2L montrent dès le CP une conscience morphologique et syntaxique plus élevée comparativement aux monolingues. Ce résultat est congruent avec l’hypothèse d’un avantage du bilinguisme sur le développement de la prise de conscience et du contrôle des aspects formels du langage. Mais, contrairement à Campbell & Sais (1995), il n’y a pas de différence significative entre A2L et monolingues aux épreuves phonologiques. Ce résultat nous semble lié au fait que le travail d’analyse de la structure phonologique du langage et de mise en correspondance entre les codes phonologique et graphémique a été réalisé par les deux groupes lors de l’apprentissage de la lecture.
13Pris ensemble, ces résultats soulignent l’influence des caractéristiques des langues (Bialystok et al., 2005a). Les différences entre A2L et monolingues sont plus importantes sur les aspects linguistiques différenciant les deux langues : aspects morphologique et syntaxique. La sensibilité accrue des A2L sur ces deux aspects linguistiques souligne leur nécessité d’intégrer les règles spécifiques à chacune des deux langues auxquelles ils sont confrontés. Même si les A2L ne sont pas véritablement bilingues, il semblerait qu’ils aient atteint un seuil minimal d’habileté en allemand (hypothèse du seuil de Cummins, 1981) leur permettant de bénéficier de l’apprentissage précoce d’une deuxième langue.
14Enfin, les contraintes éditoriales ne nous ont pas permis de présenter les compétences en lecture des enfants. Il est cependant intéressant de souligner l’efficience supérieure en lecture des A2L comparativement aux monolingues. Du fait de l’existence de corrélations entre les différentes épreuves d’une part et entre les épreuves métalinguistiques et la lecture d’autre part, des régressions à ordre fixé compléteront les analyses inférentielles. Il s’agira plus particulièrement de déterminer si l’apprentissage précoce d’une deuxième langue contribue directement à la lecture ou indirectement via le développement plus précoce des compétences métalinguistiques.
Bibliographie
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Références
Apel, K., & Thomas-Tate, S. (2009). Morphological awareness skills of fourth-grade african american students. Language, Speech, and Hearing Services in Schools, 40, 312-324.
Bialystok, E., Luk, G., & Kwan, E. (2005a). Bilingualism, biliteracy, and learning to read : Interactions among languages and writing systems. Scientific Studies of Reading, 9, 43-61.
Bialystok, E., Mcbride-Chang, C., & Luk, G. (2005b). Bilingualism, language proficiency, and learning to read in two writing systems. Journal of Educational Psychology, 97, 580-590.
Campbell, R., & Sais, E. (1995). Accelerated metalinguistic (phonological) awareness in bilingual children. British Journal of Developmental Psychology, 13, 61-68.
Cummins, J. (1981). The role of primary language development in promoting educational success for language minority students. In Schooling and Language Minority Students : a Theoretical Framework. Compiled by the California State Department of Education. Los Angeles, National Dissemination and Assessment Center.
Davidson, D., Raschke, V.R., & Pervez, J. (2010). Syntactic awareness in young monolingual and bilingual (urdu-english) children. Cognitive Development, 25, 166-182.
10.1080/00207590042000137 :Demont, E. (2001). Contribution de l’apprentissage précoce d’une deuxième langue au développement de la conscience linguistique et à l’apprentissage de la lecture. Journal International De Psychologie, 36, 274-285.
Dunn, L. M., Thériault-Wahlen, C.M., & Dunn, L.M. (1993). Échelle de vocabulaire en images peabody (EVIP). Toronto : Éditions Psycan.
Ecalle, J. (2007). ThaPho – Test d’Habiletés Phonologiques. Paris : Mot à Mot.
Johnson, J., & Newport, E. (1989). Critical period effects in second language learning : The influence of maturational state on the acquisition of english as a second language. Cognitive Psychology, 21, 60-99.
Kieffer, M.J., & Lesaux, N.K. (2008). The role of derivational morphology in the reading comprehension of spanish-speaking english language learners. Reading and Writing, 21 (8), 783-804.
Kovelman, I., Baker, S.A., & Petitto, L.A. (2008). Age of first bilingual language exposure as a new window into bilingual reading development. Bilingualism, 11, 203-223.
Raven, J., Raven, J.C., & Court, J.H. (1998). Manual for Raven’s Progressive Matrices and Vocabulary Scales. San Antonio, TX : Harcourt Assessment.
Notes de bas de page
2 Le garçon a joué avec la balle.
3 La veuve d’un conducteur de locomotive.
4 Évaluée avec l’échelle de vocabulaire en images Peabody : EVIP (Dunn, Thériault-Wahlen, & Dunn, 1993).
5 Évaluée à l’aide du PM Couleur de Raven (1998).
6 Du fait de scores plafonds observés à la 3e session aux épreuves d’extraction de la base et production de mots composés pour les A2L, les analyses n’ont été réalisées que sur les performances observées aux deux premières sessions.
Auteurs
Fanny.Reder@unistra.fr
Laboratoire de Psychologie des Cognitions EA4440, Université de Strasbourg. France.
Elisabeth.Demont@unistra.fr
Laboratoire de Psychologie des Cognitions EA4440, Université de Strasbourg. France.
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