Stratégies spontanées et stratégies imposées mises en œuvre dans la tâche de rotation d’image mentale de Shepard et Metzler
p. 181-185
Texte intégral
Introduction
1Le but de cette étude est de valider, par l’intermédiaire de plusieurs méthodes, les résultats d’un travail précédent (Pilardeau et Marquer, 2003) dans lequel nous avons mis en évidence une importante variabilité procédurale intra- et interindividuelle spontanée pour résoudre la tâche de rotation mentale de Shepard et Metzler (1971). Cette tâche consiste à comparer deux assemblages tridimensionnels de dix cubes présentés dans des orientations différentes.
2En confrontant différentes approches de la variabilité des mêmes mesures, la disponibilité de plusieurs stratégies cognitives peut être mise en évidence (Marquer, 2005). En légitimant le calcul des performances moyennes sur l’ensemble de l’échantillon, l’approche de la psychologie expérimentale « traditionnelle » soulève des problèmes tels que l’équivalence fonctionnelle ou le manque de description des données individuelles (Lautrey et Huteau, 1990). Dans l’approche corrélationnelle « traditionnelle » de la psychologie différentielle, la variabilité interindividuelle est considérée comme en partie aléatoire et en partie systématique ce qui permet sa mise en relation avec les caractéristiques des participants. Mumaw et Pellegrino (1984) soulèvent une difficulté sous-jacente à cette approche en identifiant l’utilisation de différentes stratégies par des participants dont les scores diffèrent sur une tâche spatiale dérivée du MPFB. Avec l’approche différentielle de la psychologie générale, on fait d’emblée l’hypothèse que tous les participants n’adoptent pas la même stratégie pour exécuter une tâche (Marquer, 2005). La principale difficulté est alors de savoir quelle méthode utiliser pour étudier les stratégies : les patterns de réponse, l’observation directe, les patterns de temps de réponse, les verbalisations, les neurosciences, les mouvements oculaires…
3Dans nos études précédentes, après avoir répliqué les résultats de Shepard et Metzler (1971), nous avons retrouvé les corrélations attendues entre les temps de réponse (TR) et le facteur Spatial. Nous avons également mis en évidence des corrélations non attendues avec les facteurs Numérique et Raisonnement. Ensuite, grâce à l’analyse de leurs protocoles verbaux, nous avons montré que les participants mettaient en œuvre quatre stratégies spontanées dont la fréquence dépendait des participants et de la difficulté de la tâche. Ces stratégies sont : la stratégie globale qui consiste à répondre sans manipulation mentale des figures comme si la réponse « sautait aux yeux », la stratégie de rotation globale où une figure est pivotée mentalement dans son ensemble pour la rendre comparable à celle prise comme référence, la stratégie de rotation partielle qui consiste à pivoter et comparer successivement plusieurs parties d’une figure pour pouvoir répondre, enfin, la stratégie de comparaison « bout à bout » où les participants procèdent à de multiples comparaisons de chaque partie des figures jusqu’à ce qu’ils puissent répondre. Les participants ont tous déclaré qu’ils avaient utilisé plusieurs stratégies.
4Dans la présente étude, nous avons d’abord tenté de répliquer nos résultats antérieurs, puis nous avons procédé à l’apprentissage des différentes stratégies identifiées. Grâce à cette méthode, nous avons voulu vérifier si ces stratégies peuvent être utilisées par tous les participants, si leur mise en place de façon homogène et contrôlée permet de mieux en définir les caractéristiques et si ces caractéristiques permettent de reconstituer le modèle moyen de Shepard et Metzler.
5Pour la stratégie de rotation globale, nous attendons une courbe linéaire croissante en fonction des écarts angulaires (EA). La rotation partielle étant plus analytique que la rotation globale, les TR et les pentes devraient être plus élevés et les pourcentages d’erreurs plus faibles. Avec la stratégie globale, les participants doivent répondre sans manipulation mentale des figures : nos attentes vont dans le sens d’une quasi-absence de pente avec des TR très inférieurs à ceux des stratégies de rotation. Le pourcentage d’erreur devrait être très élevé. La stratégie de comparaison « bout à bout » étant peu utilisée spontanément, nous attendons des TR élevés et une pente forte due à une difficulté de plus en plus grande à comparer les segments avec l’augmentation des écarts angulaires. Les pourcentages d’erreurs devraient être inférieurs à ceux de la stratégie globale mais restent incertains. Le fait que les participants manquent d’entraînement va dans le sens de pourcentages élevés mais le côté analytique de la stratégie pourrait avoir un effet inverse. Les pourcentages d’erreurs devraient augmenter avec les écarts angulaires pour toutes les stratégies.
Sujets, matériel, méthode et consigne
6Les 20 participants, 10 femmes et 10 hommes de 20 à 40 ans, ont d’abord effectué une tâche expérimentale semblable à celle de Shepard et Metzler (1971) – cf. p. 152. Cette tâche consiste à comparer deux figures tridimensionnelles correspondant à des assemblages de dix cubes. Elles peuvent être identiques ou différentes et sont séparées par un des dix EA de 0° à 180°. La rotation peut avoir été faite dans le plan de l’écran ou en 3 D. La consigne est de répondre le plus vite possible en faisant un minimum d’erreurs possible. Dans notre version de cette tâche, tous les quarante essais, les participants verbalisaient la procédure utilisée pour résoudre les cinq derniers essais présentés. La consigne est de décrire comment ils ont fait pour arriver jusqu’à la réponse en essayant de penser à voix haute. Ils ont aussi répondu à une batterie de tests (MPFB, Cubes, DAT raisonnement abstrait, PMA, WAIS mémoire, Figures cachées).
7Ensuite nous leur avons à nouveau proposé la même tâche mais avec la consigne de n’utiliser qu’une seule stratégie pour résoudre l’ensemble des essais. Par conséquent, ils ont dû réaliser la tâche quatre fois supplémentaires, une fois pour chaque stratégie précédemment identifiée. Une consigne imagée permettant de visualiser l’application de la stratégie sur quelques essais était présentée en début de séance. Chaque fois les TR et les nombres d’erreurs étaient enregistrés.
Réplication de nos résultats antérieurs
8Les temps de réponse moyens augmentent linéairement avec l’écart angulaire entre les figures comme décrit par Shepard et Metzler (1971). Le modèle linéaire explique 98 % de la variance quelle que soit la rotation. Les résultats reflètent une très bonne adéquation du modèle moyen aux données. Les pourcentages de variance expliquée par le modèle moyen vont de 64 % à 98 %, selon les participants. Les pentes des réponses « mêmes » vont de 199 ms à 1319 ms pour les rotations en 3 D et de 167 ms à 1573 ms pour les rotations dans le plan. Le modèle moyen est répliqué ainsi qu’une certaine variabilité.
9Les corrélations attendues entre les paramètres des réponses « mêmes » et les scores aux tests « spatiaux » sont retrouvées ainsi que des corrélations inattendues avec les scores aux autres tests d’aptitude.
10Les quatre stratégies précédemment identifiées sont retrouvées (globale, rotation globale, rotation partielle et comparaison bout à bout) et comme dans nos précédentes études presque tous les participants utilisent, au cours du même bloc d’essais, trois stratégies différentes. Le gradient d’utilisation des stratégies en fonction des écarts angulaires pour les réponses « mêmes » est aussi présent.
Stratégies imposées
11Dans le but de vérifier si les consignes ont bien été respectées par les participants et de valider les stratégies identifiées à partir des verbalisations nous avons regardé si les TR, les pentes et les pourcentages d’erreurs sont en accord avec nos attentes.
12Tous les participants réussissent avec plus ou moins de difficultés à appliquer les quatre stratégies imposées.
13Les TR moyens et les pentes des quatre stratégies s’ordonnent dans le sens attendu (Figure 1 et Tableau 1) : Globale < Rotation globale < Rotation partielle < Comparaison bout à bout.
14Les pourcentages d’erreurs des stratégies : globale, rotation globale et rotation partielle, respectivement 31 %, 9,7 % et 6,75 %, s’ordonnent également dans le sens attendu. Le pourcentage d’erreurs de la stratégie bout à bout est égal à 11,7 %. Conformément à nos attentes, le pourcentage d’erreurs des quatre stratégies augmente avec l’EA séparant les deux figures. Dans un dernier temps nous avons tenté de reconstituer des courbes moyennes de temps de traitement dans le but de valider l’utilisation de plusieurs stratégies par les participants et de confirmer que le choix des stratégies est fonction de la difficulté de la tâche.
15Pour cela, nous avons repris, pour chaque participant, sa fréquence d’utilisation spontanée de chaque stratégie puis nous avons défini les paramètres des courbes de temps de réponse pour chaque stratégie et nous les avons combinés pour trouver les valeurs des temps de réponse (Figure 2). Les hauteurs moyennes sont de 3749 ms et 3802 ms pour la courbe recomposée contre 3841 et 3807 pour la courbe naturelle. Les scatters sont de 1834 ms et 1637 ms pour la courbe recomposée contre 1568 et 1751 pour la courbe naturelle. Les formes des courbes sont très proches (r = 0,99 et 0,98). Ces résultats montrent une bonne validation des analyses précédentes.
Discussion
16Les trois approches de la variabilité de la mesure sont complémentaires : la première permet de répliquer le modèle moyen et sa variabilité, la seconde explique une partie de la variabilité et pose de nouvelles interrogations et la troisième permet de répondre à certaines questions soulevées par les autres approches et d’identifier la grande diversité procédurale qui se cache derrière la courbe moyenne.
17Après avoir vérifié que les consignes d’utilisation de chacune des stratégies ont bien été respectées par tous les participants, les analyses des temps de réponses et des nombres d’erreurs ont permis de préciser les différentes caractéristiques des quatre stratégies. Enfin, la combinaison des fréquences d’utilisations naturelles des stratégies par chaque participant et des paramètres des courbes individuelles des stratégies imposées a permis de reconstituer le modèle moyen, validant ainsi l’identification des stratégies et leurs proportions d’utilisations.
Bibliographie
Références
Lautrey, J., & Huteau, M. (1990). L’évaluation du développement et des compétences cognitives chez l’enfant. Quoi de neuf ? Revue de psychologie appliquée, 40 (4), 437-464.
Marquer, J. (2005). Lois générales et variabilités des mesures en psychologie cognitive. Paris : Éditions l’Harmattan.
Mumaw, R.J., & Pellegrino, J.W. (1984). Individual differences in complex spatial processing. Journal of Educational Psychology, 75 (5), 920-939.
Pilardeau, M., Marquer, J. (2003). Identification des stratégies dans une tâche de rotation mentale. In A. Vom Hofe, H. Charvin, J.-L. Bernaud & D. Guédon (éd.), Psychologie Différentielle : recherches et réflexions (p. 205-207). Rennes : Presses Universitaires de Rennes.
Shepard, R.N., & Metzler, J. (1971). Mental rotation of three-dimensional objects. Science, 71,701-703.
Auteurs
pilardeau@gmail.com
Laboratoire de Psychologie et Neurosciences Cognitives, CNRS UMR 8189, Université Paris Descartes, France.
josette.marquer@gmail.com
Laboratoire de Psychologie et Neurosciences Cognitives, CNRS UMR 8189, Université Paris Descartes, France.
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