Les profils-utilisateurs en psycho-ergonomie différentielle
Notion, mode d’emploi et résultats expérimentaux
p. 157-161
Texte intégral
Définitions préliminaires et position du problème
1Les tâches de la vie quotidienne sollicitant l’informatique sont de plus en plus nombreuses et la tendance se renforcera indéniablement dans les années à venir. Après deux décennies de recherches ayant mis au premier plan l’ingénierie – avec pour résultat une complexification des systèmes sans nécessairement offrir une meilleure réponse aux besoins des utilisateurs –, c’est aujourd’hui la question des usages qui devient urgente, confrontant la psycho-ergonomie à l’enjeu d’élaborer les connaissances nécessaires pour permettre une conception « centrée-utilisateur » des systèmes informatiques.
2Au sein de ce domaine, l’élaboration des Profils-Utilisateurs (PU) des Interfaces-Utilisateurs (IU) multimédias constitue aujourd’hui une demande importante à laquelle les différentialistes doivent pouvoir répondre et, nous semble-t-il, un terrain intéressant d’étude des variabilités inter et intra-individuelle.
3L’IU est le dispositif de présentation à l’écran des informations et des fonctionnalités d’interaction utilisateur-système. Elle est dite multimédia et multimodale lorsqu’elle présente une diversité de supports de présentation de l’information – texte (écrit ou lu), image (statique ou animée) – entre lesquels l’utilisateur peut opérer un choix via les fonctions d’interaction. Les modalités du choix et les fonctions qui le permettent sont aujourd’hui un objet d’étude ergonomique majeur et c’est ainsi qu’ont vu le jour deux types d’IU : 1°) « adaptables » quand l’adaptation relève d’un choix de l’utilisateur, 2°) « adaptatives » quand elles s’adaptent automatiquement au cours de l’interaction.
4Le PU renvoie, si l’on se réfère au concept d’activité cognitive (dominant en ergonomie cognitive), à un spectre de données soit disponibles a priori sur l’utilisateur (PU « extrinsèques » à l’activité cognitive) soit extraites de l’activité cognitive en cours (PU « extrinsèques ») et la principale question qui se pose est de savoir comment être sûr de la validité de cette description au regard des exigences de la situation. Nous proposons d’apporter une réponse partielle à cette question en montrant l’intérêt d’élaborer, selon des démarches expérimentales appropriées, des taxonomies des situations2.
5Dans cette démarche taxonomique, que nous jugeons nécessaire à l’élaboration des PU, notre contribution se veut originale non seulement en ce qu’elle accorde à la description des différences individuelles une importance égale à celle accordée à la description des tâches mais encore en ce qu’elle s’efforce d’articuler les variabilités intra- et interindividuelles.
L’existant en matière d’Interfaces-Utilisateurs et de Profils Utilisateurs
6Comme précédemment évoqué nous distinguons les IU adaptables et adaptatives. Les premières s’adaptent suite à un choix de l’utilisateur et sont classiquement utilisées pour paramétrer des préférences graphiques, visuelles « en ligne » ou « hors ligne »3. Elles sont aussi utilisées pour réduire la difficulté d’interaction avec un logiciel : minimiser les paramétrages complexes de fonctionnalités (par la proposition quasi-systématique de modes tutoriaux pour la découverte des fonctionnalités d’un logiciel). Les secondes évoluent dynamiquement et automatiquement au cours de l’interaction utilisateur-système. Ces interfaces, peu mises en œuvre dans nos applications quotidiennes, se développent dans les récentes versions de Windows, avec, par exemple, la dissimulation automatique d’une fonction lorsqu’elle est peu utilisée.
7En matière de PU, notons tout d’abord que la description des caractéristiques des futurs utilisateurs est un « passage obligé » dans la conception d’un système informatique puisqu’elle conditionne sa compatibilité entre les tâches à accomplir et l’utilisateur. Il n’y a cependant pas de méthode spécifique au recueil des données pour les PU si ce n’est l’entretien ou le questionnaire (Bastien & Scapin, 2004). Pour les PU des interfaces adaptables – PU extrinsèques – ce type de démarche est utilisé et une rapide recension des données de la littérature montre que les catégorisations effectivement exploitées relèvent davantage de catégories d’usages que des caractéristiques (stables) de l’utilisateur et que ces catégories renvoient très marginalement aux théorisations cognitives. Ces PU sont, par exemple, constitués des intérêts et préférences générales des utilisateurs, des buts courants et intentions, etc. Pour les PU des interfaces adaptatives – PU extrinsèques – il existe encore moins de méthodologies et d’appuis théoriques ; l’acquisition se fait par un pistage en direct de comportements comme des statistiques de pratique, d’actions récentes et / ou en cours (procédures, chemins employés).
Contributions à l’élaboration de taxonomies des situations destinées à la caractérisation des PU « cognitifs »
Nature et niveau d’analyse des compétences sous-jacentes aux modes opératoires
8Appréhendées sous l’angle des différences individuelles cognitives, les compétences nous semblent devoir être approchées selon deux grandes orientations.
9La première renvoie à l’investigation des aptitudes qui sont reconnues comme un déterminant des différences individuelles de performance dans de nombreuses tâches écologiques ou non (pour exemple, Fleishman, 1972). Le fait de relier de façon systématique les aptitudes des utilisateurs aux performances, selon les modalités de la tâche, permet alors de faire un pas de plus dans l’élaboration de taxonomies utiles pour l’action ergonomique. Ce courant, initié par Cronbach (1957), se propose non seulement d’analyser les deux formes de variation (liées aux individus et liées aux tâches), mais aussi et surtout, de se focaliser sur les interactions entre ces variations (Ackerman, 1988).
10Aussi, il nous a semblé que l’aptitude pouvait d’emblée être considérée comme un bon candidat à la description des PU extrinsèques en raison notamment 1°) du niveau de description – ni trop microscopique ni trop macroscopique – des compétences qu’elle autorise, 2°) de l’existence d’un courant de recherche fécond sur la question fondamentale de l’évolution des aptitudes requises dans le cours de l’apprentissage, et enfin 3°) de la valeur empirique et heuristique du courant « aptitude-traitement ».
11La seconde orientation, centrée sur les procédures et stratégies des utilisateurs, grandement initiée en psycho-ergonomie par Leplat (1971-1972), met l’accent sur les logiques opératoires des sujets et leur rôle dans la conduite, ouvrant ainsi la voie aux modélisations rendant compte des performances mais aussi des procédures et stratégies par lesquelles elles étaient obtenues (Spérandio & Wolf, 2003, pour une revue récente).
12Toutefois, les modèles trop exclusivement procéduraux sont critiqués au regard du niveau de généralisation et d’abstraction des stratégies permettant d’accomplir la tâche (De Keyser & Nyssen, 2006) ; ces critiques invitant à investiguer des stratégies plus générales (globale vs analytique). En la matière, nous nous basons sur les travaux de Rozencwajg qui ontpermis de formaliser une méthode de cotation et de classification des modes opératoires en termes de stratégies par la combinaison d’indicateurs comportementaux signifiants (Rozencwajg & Corroyer, 2001)
13Aussi, il nous semble que la stratégie est un bon candidat pour les PU « extrinsèques », en ce qu’elle est présentée à la fois comme suffisamment stable à travers les situations et évolutive dans la temporalité de l’interaction avec la tâche (Huteau, 1985).
Contributions expérimentales
14Notre domaine d’investigation est celui de la réalisation de tâches procédurales d’assemblage assistées par un document électronique – une notice technique – multimédia (Ganier, Gombert & Fayol, 2001 pour une revue). Par l’intermédiaire de trois expérimentations (Houard, 2010), nous avons tenté d’apporter des éléments de validation aux différentes propositions évoquées pour la caractérisation des PU pour les interfaces adaptables et adaptatives.
15La première expérimentation montre un impact différencié de plusieurs aptitudes visuospatiales selon la charge visuelle de la notice (i. e. le format de présentation) sur les temps de prise d’information, de construction et les alternances entre prise d’information et construction. Cette première étude a permis de valider l’approche en terme d’interaction aptitude-traitement sur les unités comportementales signifiantes (temps, alternances).
16La seconde étude se proposait de suppléer à de relatives déficiences en aptitude à la visualisation ou à la rotation mentale par une aide multimédia spécifique. Les résultats montrent qu’une segmentation maximale de la procédure favorise les faibles visualisateurs et qu’un dispositif technique de rotation des images des buts favorise des utilisateurs à faible rotation mentale, dans la mesure où l’utilisation du dispositif n’est pas massive.
17Enfin, la troisième recherche (Houard, Bellet & Vom Hofe, sous presse), focalisée sur les stratégies mobilisées par les utilisateurs lors de la réalisation de la tâche, montre qu’il existe une variété et une variabilité des stratégies mobilisées (globale, analytique et synthétique) en partie explicable par des interactions entre les aptitudes spatiales et le format de présentation de la notice.
18L’ensemble de ces expérimentations appuie notre proposition de prise en compte des aptitudes dans les PU « extrinsèques » des interfaces adaptables et montre que les stratégies constituent une matière différentielle de premier ordre pour les PU « extrinsèques » des interfaces adaptatives.
Bibliographie
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Références
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Bastien, J.M.C., & Scapin, D.L. (2004). La conception de logiciels interactifs centrée sur l’utilisateur : étapes et méthodes. In P. Falzon (Ed.), Ergonomie (p. 451-462). Paris : PUF.
10.1037/h0043943 :Cronbach, L.J. (1957). The two disciplines of scientific psychology. American Psychologist, 12 (11), 671-684.
De Keyser, V., & Nyssen, A.-S. (2006). L’analyse du travail : centrale ou simplement utile ? In G. Valléry & R. Amalberti (éd.), L’analyse du travail en perspectives : Influences et évolution (p. 7-15). Toulouse, France : Octares Éditions.
Fleishman, E.A. (1972). On the relation between abilities, learning, and human performance. American Psychologist, 27 (11), 1017-1032.
Ganier, F., Gombert, J.-E., & Fayol, M. (2001). Discours procédural et activités mentales : De la compréhension d’instructions complexes à la planification de l’action. Langages, 141, 47-63.
Hoc, J.M. (1987). Supervision et contrôle de processus. Grenoble : PUG.
Houard, O. (2010). Les interactions aptitude-traitement dans des tâches procédurales assistées par un document multimédia. Université de Rouen, thèse de doctorat.
Houard, O., Bellet, L., & Vom Hofe, A. (sous presse). Variabilité inter- et intra-individuelle des stratégies de réalisation d’une tâche d’assemblage assistée par un document multimédia. Le Travail Humain.
Huteau, M. (1985). Dimensions des différences individuelles dans le domaine intellectuel et processus de traitement de l’information. In J. Drevillon, M. Huteau, F. Longeot, M. Moscato & T. Ohlmann (éd.), Fonctionnement cognitif et individualité (p. 41-87). Bruxelles : Pierre Mardaga.
Leplat, J. (1971-1972). Planification de l’action et régulation d’un système complexe. Bulletin de psychologie, 298, 533-538.
Rozencwajg, P., & Corroyer, D. (2001). Strategy development in a block design task. Intelligence, 30 (1), 1-25.
10.3917/puf.boppe.2003.01 :Spérandio, J. C., & Wolf, M. (2003). Formalismes de modélisation pour l’analyse du travail et l’ergonomie. Paris : PUF, coll. « Le Travail Humain ».
Notes de bas de page
2 Les situations sont ici entendues au sens de Hoc (1987) en terme d’« interaction entre le sujet et la tâche, qui intègre à la fois des déterminants externes et internes ».
3 Nous entendons « en ligne » pour des supports présent sur d’Internet (pages web) et « hors ligne » pour ceux hors de toute connexion à l’Internet (CD/DVD-Rom educatifs).
Auteurs
olivier.houard@univ-rouen.fr
Laboratoire Psychologie et Neurosciences de la Cognition et de l’Affectivité PSY-NCA (EA 4306), Université de Rouen, France.
alain.vomhofe@univ-rouen.fr
Laboratoire Psychologie et Neurosciences de la Cognition et de l’Aectivité PSY-NCA (EA 4306), Université de Rouen, France.
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