Approche multivariée de la créativité
Revalidation de modèles intégratifs avancés
p. 145-149
Texte intégral
Introduction
1Les objectifs de cette étude étaient les suivants : a) retester le modèle proposé par Fürst, Ghisletta & Lubart (non publié) ; b) en simplifier certains aspects (mesures réalisées avec un nombre plus restreint d’items, redéfinition de certaines variables latentes en vue de limiter/supprimer des saturations croisées) ; c) ajouter une mesure de la créativité afin d’étendre les conclusions. Ce modèle est basé sur des analyses récentes de la structure corrélationnelle des facteurs du Big Five (e. g. DeYoung, 2006), ainsi que sur d’importantes synthèses sur les facteurs de personnalité associés à la créativité (Feist, 1998) et les aptitudes cognitives sous-tendant la créativité (Bink & Marsh, 2000).
2Schématiquement, ce modèle propose que des facteurs de personnalité (de second ordre) prédisent certaines aptitudes cognitives (processus), qui prédisent ensuite la créativité. Les facteurs de personnalité en question sont la Plasticité (combinaison d’extraversion, ouverture et inspiration fortes), la Divergence (non-conformisme et impulsivité fortes, agréabilité faible) et la Convergence (sens critique, persévérance et niveau d’exigence élevés). Les facteurs cognitifs supposés sous-tendre la créativité sont la Génération (recherche d’idées nouvelles, exploration) et la Sélection (tri, critique, amélioration des idées).
3Dans le modèle initialement testé, les principaux résultats étaient les suivants : a) Divergence et Plasticité prédisaient positivement Génération ; b) Convergence prédisait positivement Sélection ; c) Génération, ainsi que l’interaction Génération*Sélection, prédisaient positivement la créativité de tous les jours (i. e. intensité de la pratique et accomplissement atteint dans divers domaines ; voir la section Mesures pour plus de détails).
4Ce modèle initial souffrait de deux limites que nous avons jugées importantes. Premièrement, le caractère consciencieux (un facteur du Big Five, non inclus dans la présente étude) avait été utilisé pour estimer les facteurs de personnalité de second ordre présentés plus haut, mais les saturations de ce facteur consciencieux sur les facteurs de second ordre n’étaient pas claires (saturation positives sur Convergence et négative sur Divergence)4. Deuxièmement, l’opérationnalisation de la créativité souffrait d’un biais monométhode (uniquement des questionnaires autorapportés), ce qui constituait une limite importante (risque de surévaluation des scores).
5Ainsi, dans l’étude proposée ici, nous avons décidé de ne pas mesurer le facteur caractère consciencieux et d’utiliser à la place la sous-dimension impulsivité (supposée saturer seulement sur Divergence). De plus, nous avons ajouté une mesure de la créativité basée sur des épreuves de pensée divergente (cf. section Mesures pour plus de détails). Enfin, nous avons aussi beaucoup réduit le nombre d’items, en sélectionnant sur la base des résultats du premier modèle les items avec les saturations les plus élevées (mis à part pour l’extraversion, facteur pour lequel nous avons surtout retenu des items représentant la dominance sociale, qui est l’aspect de ce facteur le plus associé à la créativité).
Méthode
Participants
6Les participants étaient 99 étudiants de 1re année en psychologie de l’université de Genève ; 85 % de femmes, âge moyen de 22 ans (écart-type de 5,4 ans).
Procédure
7Passation sur ordinateur, par groupe de 2 à 6 personnes (avec présence de 2 expérimentateurs). Les participants ont rempli les questionnaires de personnalité, ceux de processus associés à la créativité, puis le questionnaire sur la créativité de tous les jours et, enfin, ils ont réalisé deux tâches de pensée divergente (cf. « Mesures » ci-dessous).
Mesures
8Personnalité : 18 items (adjectifs ou courtes phrases) évaluant 9 dimensions destinées à être regroupées en trois facteurs de deuxième ordre (Figure 1) ; échelles en 5 points, allant de « ne me décrit pas du tout » à « me décrit tout à fait ».
9Processus : 2 x 6 items (courtes phrases) évaluant la tendance à rechercher, produire des idées nouvelles (Génération) et la tendance à trier, évaluer des idées (Sélection) ; même échelle de réponse que pour la personnalité.
10Créativité de tous les jours : intensité (temps passé, sérieux) de la pratique de 8 loisirs créatifs (e. g. peinture, musique) et la réussite associée ou accomplissement atteint (e. g. représentation publique) ; échelles en 5 points basées sur la fréquence d’occurrence de différent faits ou comportements.
11Pensée divergente : deux tâches consistant à produire plusieurs idées à partir d’une consigne simple (« tout ce que l’on peut faire avec une brique » et « toutes les choses qui sont rondes ou peuvent être rondes »). Pour chaque tâche, les participants devaient choisir leur idée qu’ils trouvaient la plus créative, puis évaluer l’originalité et la créativité de cette idée, ainsi que celle de 3 ou 5 autres participants (échelle en 5 points, de « pas du tout » à « tout à fait »). Les scores de créativité pour ces tâches sont donc des scores factoriels estimés à partir de quatre indicateurs : deux adjectifs (originalité et créativité) évalués par soi et par autrui.
Analyses
12Les données ont été analysées à l’aide de modèles d’équations structurales, en procédant en deux étapes : 1°) les modèles pour personnalité, processus et productions créatives ont été estimés séparément, puis les scores factoriels de chaque facteur ont été enregistrés (i. e. variables latentes avec les plus grands caractères sur la Figure 1) ; 2°) le modèle final a été estimé en utilisant les scores factoriels enregistrés lors de la première étape.
Résultats
13Globalement les résultats sont très similaires à ceux obtenus par Fürst et al. : Divergence et Plasticité prédisent Génération ; Convergence prédit Sélection ; Génération, seule et en interaction avec Sélection, prédit la créativité de tous les jours. Cette interaction signifie qu’un score élevé sur Sélection n’est favorable à la créativité que si le score sur Génération est élevé également (Figure 1).
Fig. 1. Modèle final intégrant les variables de personnalité, processus et créativité. Note. Ajustement du modèle : X2 (39, 99) = 47 ; Root Mean Square Error of Approximation = .06 ; Standardized Root Mean squared Residual = .075 ; Comparative Fit Index = .95.

14Notons quelques différences importantes néanmoins. Tout d’abord, l’effet direct de Plasticité sur la créativité de tous les jours, qui n’avait pas été trouvé dans le modèle original. Ensuite, dans ce même modèle original, la Divergence était définie par un trait supplémentaire (tendance à la distraction), trait qui ne saturait pas significativement ce facteur ici et qui n’a donc pas été inclus dans le modèle final.
15Enfin, comme contribution unique de la présente étude, nous pouvons constater que Génération est un prédicteur positif du score de pensée divergente. Sélection en revanche n’est pas en lien avec cette variable.
Discussion
16Le modèle final est parcimonieux et présente un bon ajustement. Plasticité, Divergence et Génération forment un ensemble en lien positif fort avec la créativité (quelle que soit l’opérationnalisation de celle-ci). Ces résultats sont en accord avec la littérature récente sur les liens entre Plasticité et créativité (Silviaet et al., 2009). De plus, le fait que Génération soit positivement associée aux épreuves de pensée divergente constitue un argument supplémentaire en faveur de la validité de cette échelle. Notons également que le trait d’inspiration, qui n’est pas à l’origine directement associé à Plasticité (e. g. DeYoung, 2006), est en fait un excellent marqueur de ce facteur (un résultat que nous avions également trouvé dans la précédente étude et qui s’avère donc plutôt robuste).
17Le rôle de Convergence et Sélection est plus indirect, en particulier à travers une interaction avec Génération, et plus spécifique à la créativité de tous les jours. Sélection n’apparaît en effet pas en lien avec la pensée divergente, probablement parce que ce type de tâche ne capte pas la dimension de travail et d’effort à long terme nécessaires à l’obtention d’un haut score de créativité de tous les jours.
18Parmi les différences avec le modèle initial, on a trouvé un effet direct de Plasticité sur la créativité de tous les jours. Ce résultat suggère qu’une conception des effets de la personnalité basée uniquement sur un des effets indirects (à travers des facteurs de processus) est une conception trop restrictive. Il est en effet possible que la réussite des activités créatives soit déterminée par des facteurs autres que ceux de processus (e. g. autopromotion, audace associée à la Plasticité).
19Enfin, le fait de ne pas avoir inclus le caractère consciencieux dans ce modèle a permis des simplifications sans compromettre les aspects les plus importants du modèle. Le facteur de Divergence, bien que sensiblement différent par rapport au modèle original, n’a rien perdu de sa validité prédictive sur Génération. Finalement, tel que spécifié dans ce modèle, ce facteur est probablement très proche de celui de Psychoticisme, connu pour ses liens avec la créativité (Eysenck, 1993). En ce qui concerne le facteur Convergence, il semble gagner en validité discriminante (il est moins corrélé avec Plasticité que dans le modèle original), mais perdre légèrement en validité prédictive (lien plus faible avec Sélection).
20D’une manière générale, ces résultats sont encore à considérer avec prudence, étant donné que dans les deux études les échantillons étaient des étudiants de psychologie en première année. Il semble donc nécessaire de retester ce modèle dans des populations différentes (e. g. population générale, artistes amateurs ou professionnels).
21Pour conclure, notons que d’un point de vue méthodologique, ces résultats démontrent l’utilité de modèles multivariés pour rendre compte simultanément des liens entre de nombreuses variables à travers différents types d’effets (médiation, interaction). Ce type de modèle sert ainsi la théorie, en permettant une conception plus synthétique, précise et structurée de la créativité.
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Références
Bink, M.L., & Marsh, R.L. (2000). Cognitive regularities in creative activity. Review of General Psychology, 4 (1), 59-78.
10.1037/0022-3514.91.6.1138 :Deyoung, C.G. (2006). Higher-Order Factors of the Big Five in a Multi-Informant Sample. Journal of Personality and Social Psychology, 91 (6), 1138-1151.
Eysenck, H.J. (1993). Creativity and Personality : Suggestions for a Theory. Psychological Inquiry, 4, 147-178.
10.1145/2984511 :Feist, G. (1998). A Meta-Analysis of Personality in Scientific and Artistic Creativity. Personality and Social Psychology Review, 2 (4), 290-309.
Silvia, P.J., Nusbaum, E. C., Berg, C., Martin, C., & O’Connor, A. (2009). Openness to experience, plasticity, and creativity : Exploring lower-order, high-order, and interactive effects. Journal of Research in Personality, 43 (6), 1087-1090.
Notes de bas de page
4 Malgré leur appellation antinomique, ces deux facteurs Divergence et Convergence ne sont pas deux pôles d’un même continuum et sont censés être relativement indépendants, c’est pourquoi cette saturation croisée était considérée comme problématique.
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Vive(nt) les différences
Ce chapitre est cité par
- Fürst, Guillaume. Ghisletta, Paolo. Lubart, Todd. (2012) The Creative Process in Visual Art: A Longitudinal Multivariate Study. Creativity Research Journal, 24. DOI: 10.1080/10400419.2012.729999
Vive(nt) les différences
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