Profils différentiels dans le traitement d’une tâche de mémoire de travail selon l’âge et la nature verbale ou visuospatiale des stimuli
p. 119-125
Texte intégral
Introduction
1La mémoire de travail (MdT) est une notion centrale en psychologie cognitive et peut être définie comme un système complexe, responsable du traitement et du stockage temporaire de l’information (Richardson, Engle, Hasher, Logie, Stoltzfus & Zacks 1996) et permettant le maintien d’informations pertinentes lors d’une tâche cognitive (Baddeley & Hitch, 1974). Selon le modèle de MdT proposé par Baddeley et Hitch (1974) les informations verbales et visuospatiales seraient maintenues par des composantes différentes, respectivement la boucle phonologique et le calepin visuospatial, toutes deux gérées par l’administrateur central. L’existence de ces deux composantes a été observée chez les enfants de 4 à 15 ans (Gathercole, Pickering, Ambridge & Wearing, 2004 ; Alloway, Gathercole & Pickering, 2006) et chez l’adulte jeune (pour revue voir Baddeley & Logie, 1999). Dans le domaine du vieillissement cognitif, il apparaît que les effets du vieillissement sont plus importants sur la MdT visuospatiale que sur la MdT verbale (Verhaeghen, Cerella, Semenec, Leo, Bopp & Steitz, 2002). De plus, dans des tâches de MdT les adultes âgés ont de meilleures performances lorsque les stimuli à traiter sont verbaux plutôt que visuospatiaux (Myerson, Hale, Rhee & Jenkins, 1999 ; Jenkins, Myerson, Joerding & Hale, 2000 ; Verhaeghen et al., 2002 ; Bopp & Verhaeghen, 2007). L’objectif principal de cette recherche est d’étudier l’évolution au cours de la vie des performances de rappel dans une épreuve nécessitant de traiter simultanément des informations verbales (mots) et visuospatiales (positions des mots dans une matrice), et de déterminer si l’éventuel avantage d’un type d’information sur l’autre varie avec l’âge. Dans ce cadre, une analyse des profils de réponses, selon l’âge et le type d’informations traité préférentiellement (verbal vs visuospatial), a été réalisée.
Méthode
Participants
2L’échantillon total de 428 participants est composé de 200 enfants répartis en quatre groupes d’âge (9, 10, 11 et 12 ans)3, 68 adultes jeunes (AJ ; M = 21,74 ; ET = 2,35), 86 adultes âgés de moins de 70 ans (AA1 ; M = 65,06 ; ET = 2,59) et 74 adultes âgés de plus de 70 ans (AA2 ; M = 76,18 ; ET = 4,65).
Procédure
3Dans un premier temps, l’empan visuospatial, de chaque participant a été déterminé à partir de la passation de la tâche informatisée « Matrices simples » (Loisy & Roulin, 1992 ; Lecerf & de Ribaupierre, 2005). Dans cette épreuve (Figure 1a), il s’agit de mémoriser l’emplacement de cases noires présentées simultanément dans une matrice 5*5 et de les restituer dans une matrice vierge ; les participants utilisent un écran tactile pour donner leur réponse directement sur une grille vierge qui s’affiche à l’écran. L’empan (niveau n) de chaque participant correspond au niveau de difficulté le plus élevé pour lequel 2 items sur 3 ont été réussis (procédure classique d’empan ascendante).
4Dans un deuxième temps, la tâche « Matrices doubles » est administrée (Figure 1b). Dans cette épreuve, des mots sont présentés dans une matrice 5*5. Le participant doit rappeler à la fois les mots et les positions correspondantes. Les participants réalisent cette tâche sur 10 items de niveau n+1 et 10 items de niveau n+2 (soit deux niveaux de difficulté). Seuls les résultats relatifs à cette tâche Matrices doubles sont rapportés ici.
Scores
5À partir de la tâche Matrices doubles trois scores ont été calculés, à savoir la proportion de positions correctement rappelées, la proportion de mots correctement rappelés et la proportion d’associations mots/positions correctement rappelées.
Résultats
Évaluation de l’empan
6Avant de présenter les analyses réalisées sur les proportions de positions et sur les proportions de mots correctement rapportés dans Matrices doubles, nous présentons les résultats obtenus lors de l’évaluation de l’empan. Le Tableau 1 indique l’empan moyen (et écart type) obtenu selon le groupe d’âge.
7L’analyse de variance conduite sur ces données révèle un effet global de l’âge sur l’empan moyen (F(6,421) = 17,72 ; p < 0,01, η2 = 0,20). Plus précisément, les adultes jeunes ont un empan supérieur à celui de chacun des autres groupes d’âge (p < 0,01) et les enfants de 9 ans ont un empan inférieur à celui des enfants de 12 ans (p < 0,01).
Proportions de réponses correctes
8Une analyse de variance sur les proportions de rappel correct selon l’âge, la difficulté et la nature des stimuli a été réalisée. Les résultats sont illustrés dans la Figure 2. L’analyse montre un effet significatif du Groupe d’âge (F(6,419) = 7,29 ; p < 0,01 ; η2 = 0,09), du Stimulus (F(1,419) = 38,94 ; p < 0,01 ; η2 = 0,09) et une interaction entre le Groupe d’âge et le Stimulus (F(6,419) = 9,57 ; p < 0,01 ; η2 = 0,12). Les enfants et les jeunes adultes ont tendance à rappeler plus de positions que de mots, alors que les deux groupes d’adultes âgés rappellent plus de mots que de positions. Un effet significatif de la Difficulté (F(1,419) = 431,32 ; p < 0,01 ; η2 = 0,52) est également présent, ainsi qu’une interaction entre le Groupe d’âge et la Difficulté (F(6,419) = 4,40 ; p < 0,01 ; η2 = 0,06) et entre le Stimulus et la Difficulté (F(1,419) = 8,54 ; p < 0,01 ; η2 = 0,02). L’interaction Groupe d’âge*Stimulus*Difficulté n’est, quant à elle, pas significative (p = 0,65).
Profils individuels des réponses
9L’analyse des profils a été réalisée en distinguant, pour chaque groupe d’âge, les participants rappelant plus de mots que de positions (Mots > Positions) de ceux présentant le profil inverse (Mots < Positions). Le profil intermédiaire correspond aux participants rappelant strictement le même nombre de mots que de positions (Mots = Positions). La Figure 3 présente la proportion de participants selon le profil, le groupe d’âge et le niveau de difficulté.
10Des Khi carrés ont été réalisés et montrent que la répartition des participants dans chacun des profils varie selon l’âge, que ce soit pour le niveau de difficulté N+1 (χ2(12) = 48,09 ; p < 0,01) ou pour le niveau de difficulté N+2 (χ2(12) = 36,89 ; p < 0,01). Plus précisément, les enfants de 9 ans présentant le profil « Mots < Positions » sont plus nombreux que ceux présentant le profil « Mots > Positions » ; mais cette différence tend à disparaître entre 9 et 12 ans, notamment au niveau de difficulté N+1 (χ2(4) = 6,90 ; p < 0,01). Les adultes jeunes sont plus nombreux à présenter le profil « Mots < Positions » mais avec l’avancée en âge on observe une inversion de cette répartition des profils (χ2(4) = 35,92 ; p < 0,01 en N+1 et χ2(4) = 29,31 ; p < 0,01 en N+2) ; ainsi les adultes âgés sont plus nombreux à présenter le profil « Mots > Positions ».
Discussion
11Les résultats montrent que les proportions de réponses correctes diffèrent selon l’âge et le type de stimuli à traiter. À 9 ans, les enfants rappellent plus de positions que de mots. Entre 9 et 12 ans, la proportion d’enfants présentant le profil privilégiant le rappel des positions tend à diminuer au profit de celui privilégiant le rappel de mots, pour arriver à une proportion égale des deux profils à 12 ans. En revanche, entre 12 ans et l’âge adulte, la proportion de participants privilégiant le rappel de positions augmente. Enfin, chez les adultes âgés, la plupart des participants présentent un profil de réponse privilégiant le rappel des mots.
12La proportion d’adultes jeunes privilégiant le rappel des positions (Mots < Positions) est plus élevée que chez les enfants de 12 ans. Une hypothèse pourrait être que les adultes jeunes mettent en place des stratégies permettant de regrouper l’information (e.g. chunks ou patterns ; Li, Blair, Chow, 2010) plus efficaces pour le rappel des positions que celui des mots, du fait de la présentation simultanée des informations à retenir. L’effet du vieillissement semble plus important sur la composante visuospatiale que sur la composante verbale de la MdT, ce qui est en accord avec la littérature (Verhaeghen et al., 2002). Cette variation en fonction de l’âge semble suggérer une possible adaptation des informations traitées préférentiellement, selon les ressources disponibles à chaque période de la vie. Les recherches futures devront confirmer cette possible stratégie d’adaptation en imposant, par exemple, aux participants un type de stimulus à privilégier, afin d’évaluer l’impact sur les performances selon l’âge.
Bibliographie
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Références
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Lecerf, T., & de Ribaupierre, A. (2005). Recognition in a visuospatial memory task : The effect of presentation. European Journal of Cognitive Psychology, 17, 47-75.
Li, K.Z.H., Blair, M.A., & Chow, V.S. M. (2010). Sequential performance in young and older adults : Evidence of chunking and inhibition. Aging, Neuropsychology, and Cognition, 17, 270-295.
Loisy, C. & Roulin, J.-L. (1992). Multiple Short Term Storage in Working Memory : A New Experimental Approach. Poster. The Fifth Conference of the European Society for Cognitive Psychology. Paris.
10.1093/geronb/54B.3.P161 :Myerson, J., Hale, S., Rhee, S.H., & Jenkins, L. (1999). Selective interference with verbal and spatial working memory in young and older adults. Journal of Gerontology : Psychological Sciences, 54B, 161-164.
Richardson, J.T.E., Engle, R.W., Hasher, L., Logie, R.H., Stoltzfus, E.R., & Zacks, R.T. (1996). Working memory and human cognition. New York : Oxford University Press.
Verhaeghen, P., Cerella, J., Semenec, S.C., Leo, M.E., Bopp, K.L., & Steitz, D.W. (2002). Cognitive efficiency modes in old age : Performance on sequential and coordinative verbal and visuospatial tasks. Psychology and Aging, 17, 558-570.
Notes de bas de page
3 Tous les enfants ont été testés à plus ou moins trois mois de leur date d’anniversaire.
Auteurs
celia.maintenant@univ-tours.fr
Laboratoire EA 2114, Psychologie des Âges de la Vie, Université François Rabelais, Tours. France.
delphine.fagot@unige.ch
Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Éducation, Université de Genève. Suisse.
thierry.lecerf@unige.ch
Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Éducation, Université de Genève. Suisse.
Anik.deribaupierre@unige.ch
Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Éducation, Université de Genève. Suisse.
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