Variabilité inter- et intra-individuelle dans le fonctionnement cognitif au travers du cycle de la vie
p. 97-102
Note de l’éditeur
Cette étude est financée par le Fonds National Suisse de la recherche scientifique n° 100011-107764 et n° 100014-120510.
Texte intégral
Introduction
1Le plus souvent, les recherches en psychologie du développement (enfant et adulte) ont cherché à définir des lois générales basées sur des comportements moyens, soit d’individus, soit de groupes. Plus récemment, certaines recherches, portant notamment sur le vieillissement cognitif, ont fait ressortir l’intérêt d’étudier la variabilité.
2La variabilité intra-individuelle (Vii) se définit comme des variations dans la performance chez un individu au cours du temps et/ou au travers de différentes situations. Plusieurs types de Vii ont été distingués. Nesselroade (1991) distingue la Vii (fluctuations à court terme) du changement intra-individuel (fluctuations à plus long terme). Shammi, Bosman, et Stuss (1998) introduisent une distinction entre la dispersion (différences mesurées au travers de différentes tâches) et l’inconsistance (différences mesurées au sein d’une même tâche), distinction que reprennent Hultsch et Macdonald (2005). Il faut relever en passant que de nombreux auteurs ont parlé de Vii pour se référer à des corrélations intertâches, celles-ci indiquant plus exactement la stabilité ou la variabilité des différences interindividuelles (entre les individus) au travers des tâches.
3La signification théorique de la Vii comportementale n’est pas vraiment claire. Qualifiée d’adaptative chez l’enfant (Siegler, 1994), la Vii est le plus souvent considérée comme dysfonctionnelle chez la personne âgée. Diverses études ont montré en effet que la Vii est plus importante dans des groupes pathologiques que dans des groupes normaux et qu’elle permet de prédire un trouble cognitif ultérieur. Sans que des hypothèses précises aient été émises, on peut avancer l’idée que la variabilité aurait une base biologique et reflèterait une sorte de « bruit neuronal ». Les biologistes ont d’ailleurs depuis longtemps relevé l’existence d’une forte diversité (e.g. Atlan, 1986) et celle-ci ne représenterait pas que du bruit résultant d’erreurs additionnées au fur et à mesure du traitement de l’information. Ainsi, Atlan (1999, p. 27) écrit : « Cette diversité [introduite par des erreurs dans la réplication de l’ADN] peut évidemment être source de mauvais fonctionnements et entraîner des résultats négatifs, mais dans certains cas, elle peut au contraire être source d’une augmentation de complexité et éventuellement d’une augmentation de complexité fonctionnelle, avec au total un effet positif pour le système ». Si cet argument est valide au niveau de la réplication de l’ADN, il devrait a fortiori l’être encore plus au niveau de systèmes plus complexes, tels que le fonctionnement du cerveau (dont on sait d’ailleurs qu’il est très variable) et le comportement. Ainsi, il est probable que la Vii soit non seulement un phénomène normal et adaptatif jusqu’à un certain seuil, mais qu’elle devienne dysfonctionnelle au-delà de ce seuil.
4Les indices classiquement utilisés pour évaluer la Vii sont l’écart type intra-individuel (ETi) ou le coefficient de variation individuel (CVi, rapport de l’écart type à la moyenne) ; ces deux indices sont un peu problématiques, notamment le coefficient de variation que l’on maîtrise mal ou qui a même été déconseillé (Golay, Fagot & Lecerf, par exemple). Depuis une décennie, de nombreux travaux se focalisent sur le développement d’indices permettant une meilleure quantification de la Vii. Ainsi, des indices basés sur des méthodes de régression (Hultsch et al., 2002 ; Allaire et Marsiske, 2005), sur la forme de la distribution (par ex. de type ex-gaussienne, Heathcote et al., 1991) ou plus récemment sur des modèles cognitifs (par ex. le modèle de diffusion de Ratcliff) ont été proposés. Malgré ces travaux, la question de la mesure de la Vii demeure.
5Le but de ce chapitre est de brièvement présenter la « Geneva Variability Study » (GVS), et quelques résultats qui en sont issus. Il s’agit d’une étude transversale qui vise à examiner la variabilité inter- et intra-individuelle au travers du cycle de vie dans plusieurs types d’épreuves, variant par leur nature et leur complexité ; il est à noter que d’autres chapitres de cet ouvrage présentent des résultats provenant de cette étude.
Méthode
Sujets
6L’échantillon total est composé de 200 enfants répartis en quatre groupes d’âge (9, 10, 11 et 12 ans)4, 137 jeunes adultes (de 18 à 35 ans, M = 21,7 ; ET = 2,5), et de 122 adultes âgés de plus de 60 ans (M = 69,9 ; ET = 6,6) ; ce dernier groupe a été subdivisé en deux sous-groupes : moins de 70 ans (N = 66) et plus de 70 ans (N = 56).
Épreuves5
7Une batterie d’épreuves a été administrée à tous les participants (2 à 4 séances de 1 heure 30 d’expérimentation par individu). Le Tableau 1 présente brièvement les épreuves construites pour examiner la variabilité des réponses. Pour la plupart, les scores sont des temps de réponse (TR) ; seules les deux épreuves de mémoire de travail (dont les résultats ne seront pas repris ici) sont analysées en termes de réponses correctes. Dans toutes les épreuves de TR, un nombre important d’items (pour la plupart ≥ 100) a été administré dans la même condition, de façon à pouvoir modéliser les distributions individuelles. En sus de ces épreuves, des tâches contrôles ont été utilisées (questionnaire de santé, acuité visuelle), ainsi que les matrices de Raven et une épreuve de vocabulaire (Mill Hill).
Tableau 1. Étude « GVS » : résumé du plan expérimental.
Type | Tâche | N. essais / condition | Conditions |
Temps de réaction simple | Détection de cibles | 120 essais | 1 |
Temps de réaction à | Comparaison de lignes | 120 essais | 1 |
choix | Changement Croix-Carré | 120 essais | 1 |
Vitesse perceptive | Comparaison de lettres | 60 essais | 2 (6 et 9 lettres) |
Code | 144 essais | 1 | |
Interférence / inhibition | Stroop Couleur* | 72 | 3 (neutre, congruent, incongruent) |
Flèches | 100 | 3 (neutre, congruent, incongruent) | |
Mémoire de travail | Empan de lecture* | 10 | 3 (mesure d’empan (N)**, test N, test N + 1) |
Matrices simples | 10 | 3 (mesure empan (N), test N, test N + 1) | |
Matrices doubles | 10 | 2 (test N + 1, test N + 2) |
Résultats
8Seul un résumé très sommaire et descriptif des résultats de cette étude est rapporté ici (voir pour une présentation plus extensive, Dirk et al., en soumission). La Figure 1 sert d’illustration du résultat obtenu dans pratiquement toutes les épreuves, et dans tous les groupes d’âge, et atteste de la large variabilité observée dans les réponses. Elle présente les TR pour chacun des items (de 1 à 100) à l’épreuve de détection de cibles (TR simple), pour deux groupes d’âge, et indique également les valeurs moyennes et les écarts types. La Figure 2 reprend, toujours pour la même épreuve, les résultats standardisés (scores z relativement aux jeunes adultes), et montre non seulement des différences d’âge, mais aussi une large variabilité interindividuelle au sein de chaque groupe d’âge.
9Résumés très brièvement, les résultats montrent que les enfants sont plus variables que les adultes jeunes dans toutes les tâches. Les enfants de 9 / 10 ans sont plus variables que les enfants de 11 / 12 ans et que les adultes âgés. Les adultes âgés de plus de 70 ans sont plus variables que les jeunes adultes dans presque toutes les tâches ; en revanche, les adultes âgés de moins de 70 ans ne sont pas toujours plus variables que les jeunes adultes. Ces différences d’âge en termes de variabilité subsistent même lorsque l’on contrôle pour le niveau moyen des temps de réponse, et se retrouvent pour plusieurs indices (par ex. ETi, ETi résidualisés, CVi, paramètres ex-gaussien sigma et tau). Il convient enfin de relever que la Vii dans les TR tend à augmenter avec la complexité de l’épreuve pour tous les groupes d’âge, et que cette augmentation persiste après contrôle du temps moyen.
Conclusion
10Les résultats de cette étude, encore en cours, démontrent à l’évidence que la Vii constitue un phénomène important, qu’il vaut la peine d’étudier à part entière, et qu’elle ne peut pas être considérée comme un simple « bruit » ou une conséquence immédiate de la variation dans les temps de réponse liée à la difficulté des épreuves. La Vii semble souvent supérieure à la variabilité interindividuelle, ce qui peut sembler étonnant. Une méthode permettant de comparer ces deux types de variabilité, autrement que par un simple rapport, reste encore à développer.
11Même si de nombreuses questions subsistent, il nous paraît cependant d’ores et déjà possible d’affirmer que les personnes âgées (de moins de 70 ans notamment) ne sont pas nécessairement toujours plus variables que les jeunes adultes. Puisque les enfants sont systématiquement plus variables que les personnes âgées, il est difficile de conclure qu’une forte variabilité est forcément mal adaptative. Il est probable, en revanche, que la variabilité chez l’enfant ne soit pas due aux mêmes causes que celle observée chez la personne âgée.
12Pour conclure, on peut se demander si la question de la signification de la Vii posée en introduction a un sens. Il faudrait alors aussi se demander ce que signifie la moyenne ou une autre tendance centrale. Ce n’est jamais dans ces termes-là que l’on s’est interrogé dans la littérature. Les chercheurs ont simplement considéré la moyenne comme un résumé satisfaisant du comportement de l’individu (ou la moyenne du groupe comme représentative de celui-ci). Au vu des résultats présentés dans ce chapitre, on pourrait proposer que la Vii soit un indicateur plus complet et complémentaire à la moyenne, même si plus complexe à étudier.
Bibliographie
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Références6
Allaire, J., & Marsiske, M. (2005). Intraindividual variability may not always indicate vulnerability in elders’ cognitive performance. Psychology and Aging, 20, 390-401.
Atlan, H. (1999). La fin du « tout génétique » ? Vers de nouveaux paradigmes en biologie. Paris : INRA éditions.
Dirk, J., Ghisletta, P., & de Ribaupierre, A. (en soumission). Interindividual and intraindividual variability across the lifespan : Evidence from the Geneva Variability Study. Developmental Psychology.
Golay, P., Fagot, D., & Lecerf, T. (2013). Against coefficient of variation for estimation of intraindividual variability with accuracy measures. Tutorials in Quantitative Methods for Psychology, 9 (1), 6-14.
Heathcote, A., Popiel, S.J., & Mewhort, D.J.K. (1991). Analysis of response time distributions : An example using the Stroop task. Psychological Bulletin, 109, 340 – 347.
Hultsch, D.F., & Macdonald, S.W.S. (2005). Intraindividual variability in performance as a theoretical window onto cognitive aging. In R.A. Dixon, L. Bäckman & L.G. Nilsson (Eds.), New frontiers in cognitive aging (p. 65-88). Oxford : University Press.
Hultsch, D.F., Macdonald, S.W.S., & Dixon, R.A. (2002). Variability in reaction time performance of younger and older adults. Journal of Gerontology, 57B, 101-115.
Nesselroade, J. (1991). The warp and the woof of the developmental fabric. In R.M. Downs, L. S. Lybben, & D. S. Palermo (Eds.), Visions of aethetics, the environment & development : The legacy of Joachim F. Wohlwill (p. 213-240). Hillsdale, NJ : L. Erlbaum Associates.
Shammi, P., Bosman, E., & Stuss, D.T. (1998). Aging and variability in performance. Aging, Neuropsychology and Cognition, 5, 1-13.
10.1111/1467-8721.ep10769817 :Siegler, R.S. (1994). Cognitive variability : A key to understanding cognitive development. Current Directions. Psychological Science, 3, 1-5.
Notes de bas de page
4 Tous les enfants ont été testés à plus ou moins 3 mois de leur date d’anniversaire.
5 Pour plus d’informations sur les épreuves utilisées, se référer au site internet : http://www.unige.ch/fapse/psychodiff/index.html.
6 Seules les références principales sont indiquées. Une liste plus exhaustive peut être demandée aux auteurs.
Auteurs
anik.deribaupierre@unige.ch
Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Éducation, Université de Genève, Suisse.
Centre interfacultaire de gérontologie, Université de Genève, Suisse.
Christian.Chicherio@unige.ch
Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Éducation, Université de Genève, Suisse.
delphine.fagot@unige.ch
Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Éducation, Université de Genève, Suisse.
Dirk@dipf.de
Institut allemand de Recherche Pédagogique Internationale (DIPF), Frankfurt am Main, Allemagne.
thierry.lecerf@unige.ch
Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Éducation, Université de Genève, Suisse.
paolo.ghisletta@unige.ch
Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Éducation, Université de Genève, Suisse.
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