Rapports à l’écrit et profils de jeunes adultes scolarisés repérés en grande difficulté sur l’écrit
Approche qualitative exploratoire
p. 67-72
Texte intégral
Introduction
Constat initial
1En France, 4 à 5 % des jeunes de 16-24 ans sont considérés en grande difficulté sur l’écrit (Murat, 2004 ; De La Haye, Gombert, Rivière et Rocher, 2007). Certains de ces jeunes, bien qu’encore scolarisés, sont ainsi déjà perçus en situation d’illettrisme. Qu’en est-il de leurs connaissances et de leur appropriation de l’écrit ?
Ancrage théorique
2L’illettrisme en France peut être défini comme la situation de personnes de plus de 16 ans scolarisées en langue française, ne parvenant pas à une maîtrise suffisante de l’écrit dans des situations de la vie quotidienne (ANLCI, 2003). Il est souvent question d’illettrismes pour souligner la disparité des compétences et la pluralité des profils des personnes dites illettrées (Lenoir, 1997 ; Besse, 1997 ; Murat, 2004 ; Guérin-Pace, 2010).
3En effet, chacun s’approprie l’écrit différemment selon son vécu, ses conduites, ses pratiques, ses stratégies et ses représentations (Ferreiro, 2000). L’appropriation de l’écrit (Besse, Luis, Paire, Petiot-Poirson et Petit Charles, 2004) est à entendre comme l’intégration et la reconstruction active d’éléments en lien avec l’écrit, issus de dimensions sociales, cognitives et affectives, significatifs pour un individu. Cinq axes complémentaires et interdépendants sous-tendent le modèle. Ils permettent de situer le sujet à un moment donné de son rapport à l’écrit, en fonction de ses motivations, de ses représentations de la langue, de sa manière de traiter l’écrit, de ses pratiques et de la façon dont il décrit ses conduites.
4Il s’agit ainsi de mieux comprendre le rapport à l’écrit du sujet pour envisager des pistes de remédiation au plus près de ses compétences et de ses difficultés.
Méthode
Échantillon
5L’échantillon se compose de 10 jeunes de 16-18 ans, scolarisés en SEGPA professionnalisante. Tous ont été repérés en grande difficulté sur l’écrit lors d’une évaluation collective (test de la Journée d’Appel et de Préparation à la Défense, dit JAPD) mais se sont montrés volontaires pour participer à cette étude exploratoire.
Recueil des données
6Le recueil de données comprend trois temps distincts. Des rencontres avec les quatre professeurs de ces jeunes sont organisées pour recueillir leurs pratiques d’enseignant, permettre des échanges sur leur façon d’utiliser l’écrit dans les enseignements, discuter des difficultés rencontrées et recueillir leur point de vue sur leurs élèves et leur rapport à l’écrit. Des observations en classe (mathématiques et français) et en atelier (plomberie ou métallerie) ont complété ces entretiens, pour rendre compte du comportement des jeunes face à l’écrit, en situation, au sein du groupe et du cadre de la classe, dans des activités différentes et avec des utilisations variées de l’écrit. Enfin, et c’est le point que nous développerons particulièrement ici, chaque jeune a été rencontré individuellement dans le cadre de la passation d’un DMA (Diagnostic des Modes d’Appropriation de l’écrit, Besse et al., 2004)
Outil utilisé
7Le DMA est un outil de coévaluation dynamique des compétences sur l’écrit. Il permet d’aborder, avec une personne en difficulté, différents domaines liés à l’écrit, à partir de situations d’entretien, d’activités sur le lire-écrire-parler et en utilisant des supports adaptés et proches du quotidien du public rencontré (Figure 1).
8Les résultats issus du DMA peuvent se traduire en termes de performances (approche quantitative donnant lieu à des scores répartis selon des niveaux de réussite, de A : communication impossible à D : communication efficace sur l’écrit), mais surtout en termes de compétences (approche qualitative mettant l’accent sur les démarches utilisées, les erreurs étant considérées comme des indices du raisonnement du sujet).
Résultats
Des compétences réelles sur l’écrit
9Il n’y a pas de compétences zéro sur l’écrit (Torunczyk, 2000 ; Bélisle et Bourdon, 2006). Les 10 jeunes de notre échantillon rencontrent certes des difficultés : traitements de l’écrit peu efficaces, pratiques, représentations et fonctions peu nombreuses ou diversifiées, faible estime de soi. Pourtant, tous témoignent de réelles compétences sur l’écrit.
10Ces compétences sont valorisées et apparaissent supérieures et plus nombreuses grâce au DMA par rapport aux autres situations observées (évaluations JAPD ou estimations des enseignants, Tableau 1). Les particularités du cadre et de l’outil DMA peuvent alors être interrogées.
Un rapport à l’écrit personnel et un investissement différent
11Le DMA permet de traiter les résultats de façon quantitative, donnant lieu à des scores transformés en pourcentage de réussite. Les jeunes obtiennent ainsi des résultats moyens qui permettent de les situer dans différents groupes.
12La grande majorité de notre échantillon fait ainsi état d’acquisitions fragiles sur l’écrit si l’on s’en tient à la moyenne des scores obtenus au DMA (Tableau 2). Toutefois, les jeunes témoignent de performances hétérogènes selon les domaines (oral, lecture, production écrite) ou les situations abordés. Ainsi, les épreuves de production écrite sont celles où ils rencontrent généralement le plus de difficultés. Les résultats sont nettement différents entre la situation de dictée et celle d’expression personnelle. Ces différences sont d’autant plus importantes si l’on s’intéresse au cheminement sur l’écrit de chaque jeune sur le plan qualitatif. Une analyse plus fine permet d’établir un profil de compétences en production écrite, à partir d’un type d’erreurs majoritaire (par exemple des confusions de phonogrammes, des erreurs orthographiques liées au nombre, à la désinence verbale), à mettre en lien avec ce que le jeune dit de sa façon d’écrire (entretien métacognitif).
13Des profils peuvent ainsi être établis selon le vécu, les conduites, pratiques, stratégies et représentations mises en lumière grâce au DMA.
Un exemple de profil : le cas de John
14En regardant plus en détails ce qui se joue entre les différents axes du modèle théorique de l’appropriation de l’écrit, des variations apparaissent. Les profils établis sont ainsi plus ou moins avancés selon les axes et la façon dont le jeune va les investir. C’est ce que nous pouvons constater à travers l’exemple de John (Figure 2).
15Ses résultats sont assez hétérogènes et montrent que John n’a pas investi tous les axes de la même façon. Sa plus grande barrière est son manque de confiance en soi (il ne se reconnaît aucune compétence), dû notamment à la survalorisation de la norme scolaire. Il montre toutefois une réelle motivation pour améliorer son niveau scolaire et mener à bien son projet professionnel. Il fait part de pratiques régulières (lecture de journaux, écriture de lettres à sa copine) et mentionne aussi des fonctions concrètes de l’écrit (se repérer, faire les courses, mémoriser, comprendre, avoir un travail).
16John est très à l’aise à l’oral. À l’écrit, ses erreurs portent majoritairement sur des confusions de phonogrammes (proximité graphique ou phonologique), l’orthographe (nombre, désinence verbale) ou la segmentation des mots (absence de segmentation lexicale, liaisons). Il est plus en difficulté quand l’information demande un traitement particulier (nécessitant de faire des inférences) ou est peu connue (mots irréguliers ou pseudomots : il explique d’ailleurs que quand il ne sait pas, il écrit comme il entend ou découpe le mot à l’oral, même si la procédure par assemblage semble très fragile). Malgré cela, John est tout à fait capable de faire passer un message suffisamment compréhensible à l’écrit ou de lire avec fluidité un texte court.
Discussion
17Au-delà d’un apprentissage ou d’une construction de savoirs, s’approprier l’écrit résulte d’une démarche personnelle, propre à chacun, faisant apparaître une diversité de profils et de compétences sur l’écrit selon les jeunes rencontrés (variabilités intra- et interindividuelles) et les situations d’évaluation proposées (individuelle / collective, libre / limitée dans le temps, compétences / performances…). Aussi, dans le cadre de la remédiation sur l’écrit, faudra-t-il tenir compte de cette disparité.
18Il n’existe pas de solution de remédiation unique et définitive, applicable à tous les individus et à toutes les situations. En revanche, un cadre et une démarche d’ensemble peuvent être préconisés, dans un souci d’adaptation constant aux personnes rencontrées.
19Il semble d’abord nécessaire de s’appuyer sur un diagnostic initial précis, qui permettra une mise en évidence des stratégies et des représentations sur l’écrit du jeune et favorisera la prise de conscience de ses compétences. Ceci facilitera la coconstruction d’un parcours de remédiation adapté à ses objectifs, attentes et besoins.
20Il s’agit ensuite de l’accompagner dans une dynamique de construction et de mise en sens, lui permettant de s’approprier l’écrit différemment : placer le jeune au centre des apprentissages, s’éloigner le plus possible du contexte scolaire source d’un échec antérieur, proposer des activités à la fois variées, contextualisées (porteuses de sens et en fonction des centres d’intérêt du jeune) et adaptées (suivant une progression, avec des objectifs explicités), s’appuyer sur les connaissances et stratégies déjà en place.
21La notion de profils semble ici pertinente étant donné la diversité des parcours et des situations des personnes en difficulté face à l’écrit. Elle permet notamment une connaissance plus fine du sujet dans son rapport à l’écrit, pour élaborer conjointement des propositions de remédiation.
Bibliographie
Références
ANLCI. (2003). Lutter ensemble contre l’illettrisme : cadre national de référence. Lyon : ANLCI.
Bélisle, R., & Bourdon, S. (dir.) (2006). Pratiques et apprentissage de l’écrit dans les sociétés éducatives. Québec : Presses universitaires de Laval.
Besse, J.-M. (1997). Illettrisme et appropriation de l’écrit. Glossa, 56, 10-18.
Besse, J.-M., Luis, M.-H., Paire, K., Petiot-Poirson, K., & Petit Charles, E. (2004). Évaluer les illettrismes : diagnostic des modes d’appropriation de l’écrit – guide pratique. Paris : Retz.
De La Haye, F., Gombert, J.-E., Rivière, J.-P., & Rocher, T. (2007). Les évaluations en lecture dans le cadre de la journée d’appel de préparation à la défense : Année 2006. Note d’information, 07-25, 1-6.
Ferreiro, E. (2000). L’écriture avant la lettre. Paris : Hachette Éducation.
Guérin-Pace, F. (2010). Illettrismes et parcours individuels. Économie et statistique, 424-425, 49-62.
Lenoir, H. (1997). Regards sur l’illettrisme. In C. Barré de Miniac & B. Lété (éd.), L’illettrisme : de la prévention chez l’enfant aux stratégies de formation chez l’adulte (p. 229-241). Paris-Bruxelles : De Boeck & Larcier.
Murat, F. (2004). Les difficultés des adultes face à l’écrit. INSEE Première, 959, 1-4.
Torunczyk, A. (2000). L’apprentissage de l’écrit chez les adultes : cheminements du savoir lire-écrire. Paris : L’Harmattan.
Auteurs
sara.majaji@univ-lyon2.fr
Laboratoire Santé Individu Société, EAM 4128, Institut de psychologie, Université Lumière Lyon 2, France.
jean-marie.besse@univ-lyon2.fr
Laboratoire Santé Individu Société, EAM 4128, Institut de psychologie, Université Lumière Lyon 2, France.
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