Influence du genre sur un réseau social de proximité
p. 63-66
Texte intégral
Introduction
1« Pourquoi sommes-nous amis ? » Si ce processus dépend bien sûr en partie du hasard, beaucoup de travaux en sciences humaines suggèrent que l’être humain est avant tout homophile, c’est-à-dire qu’il se lie avec ses « semblables » : même sexe, âge, religion, etc. (McPherson, Smith-Lovin & Cook, 2001).
2En revanche, l’homophilie de genre, mesurée par exemple grâce à l’Inventaire des Rôles Sexués de Bem (Bem Sex Role Inventory, BSRI) (Fontayne, Sarrazin & Famose, 2000), n’est pas avérée et les quelques recherches sur le sujet ont donné lieu à des résultats contradictoires. Lenton & Webber (2006) expliquent cet état de fait par des erreurs méthodologiques présentes dans ces études (ex : dichotomisation de scores continus).
3Au-delà de l’homophilie, certains travaux suggèrent, quant à eux, que les androgynes, des femmes et des hommes qui présentent des scores élevés à la fois aux échelles de féminité et de masculinité du BSRI, ont plus d’amis que les non-différenciés (des individus bas sur les scores de féminité et de masculinité) et que les genres traditionnels (hommes masculins mais peu féminins, l’inverse pour les femmes) (Jones, Bloys & Wood, 1990). Ces travaux souffrent néanmoins, eux aussi, de problèmes méthodologiques.
4Plus problématique encore, la plupart des recherches sur l’amitié tend à oublier qu’une telle relation s’inscrit toujours dans un réseau de relations plus large et que ce dernier influence aussi la probabilité que deux individus soient amis (ex : tendance à la réciprocité, à la transitivité, tendance à se lier avec des individus déjà populaires). Ainsi, si l’on désire par exemple connaître l’importance de l’homophilie de genre sur l’amitié, il convient de modéliser aussi la structure d’autodépendance des relations, ceci afin d’éviter toute variable parasite (surtout lorsque les participants de l’étude se connaissent). Contrairement aux modèles statistiques traditionnels, les modèles de graphes aléatoires exponentiels (Exponential Random Graph Models, ERGM) permettent de prendre en compte la structure d’autodépendance du réseau (Hunter, Handcock, Butts, Goodreau & Morris, 2008). Néanmoins, du fait que ces modèles soient nouveaux, personne à notre connaissance n’a jamais testé l’utilité de prédicteurs autres que sociodémographiques. Nous proposons de combler en partie cette lacune en testant l’impact du genre et de son homophilie sur le réseau d’amitié d’un lycée suisse.
Méthode
Échantillon et procédure
5Il s’agit de tous les élèves d’un lycée suisse (410 femmes, 340 hommes, tous entre 15 et 19 ans). Chaque élève a nommé entre 0 et 5 autres élèves du lycée avec qui il se sentait « particulièrement proche ». D’autres variables ont aussi été mesurées : sexe, année de formation et scores au BSRI. En ce qui concerne le BSRI, nous avons retrouvé la structure factorielle validée en français par Fontayne et al. (2000) : un facteur « féminité » (tendresse et sensibilité à autrui) et un facteur « masculinité » (confiance en soi, athlétique et leadership). Nous utilisons les scores latents individuels estimés sur ces deux facteurs.
Hypothèses
6Nous désirons expliquer le réseau d’amitié du lycée à partir de trois processus : 1°) la tendance à l’homophilie : les lycéens citent préférentiellement comme ami des lycéens de même sexe, de la même année et de genre (masculinité et féminité) similaire ; 2°) la sociabilité des androgynes : les lycéens ayant un score élevé en féminité et masculinité citent plus d’amis et sont plus cités par les autres élèves ; 3°) la tendance à la transitivité : un lycéen A cite préférentiellement comme ami un lycéen B si les autres amis de A citent eux aussi B.
Les modèles ERGM
7Les ERGM permettent de tester l’effet de variables individuelles (ex : sexe, proximité des scores de féminité) sur un réseau de relations, tout en prenant en compte la structure d’autodépendance du réseau (ex : réciprocité, transitivité). La section qui suit est une introduction succincte à ces modèles. Pour plus de détails, voir par exemple Hunter et al. (2008).
8Y, de dimension 750 x 750, représente la matrice des relations relevées entre les 750 lycéens. Yij vaut soit 0 (l’individu i ne se sent pas ami avec j), soit 1 (i se sent ami avec j). Les auto-liens Yii ne sont pas permis. X représente la matrice des variables individuelles (sexe, scores au BSRI, etc.). La probabilité de la matrice de relations Y peut alors s’écrire comme suit :
9Où :
10gA (y, x) représentent les A prédicteurs du modèle. Ce ne sont pas forcément les variables X telles quelles, mais plus souvent des statistiques ou indices basés sur Y et X (ex : somme des liens d’amitié réalisés entre individus de même sexe, réalisés par des filles, somme des liens réciproques, etc.). Une liste de différentes statistiques possibles se trouve dans Morris, Handcock & Hunter (2008). ηA sont les A paramètres à estimer et dont on veut tester la significativité.
11Sauf pour des réseaux très petits, κ est une constante de normalisation impossible à calculer. Ainsi, les paramètres ηA sont généralement estimés par le biais d’une méthode de Monte Carlo par chaînes de Markov (Monte Carlo Markov Chain, MCMC), méthode pouvant demander plusieurs semaines de calculs sur un ordinateur puissant pour des grands réseaux (> 1000 individus).
12Sans rentrer dans les détails, ce modèle peut être réécrit d’une manière équivalente pour modéliser une relation entre deux individus spécifiques (P(Yij = 1)) et pas le réseau dans son ensemble. Cette réécriture a l’avantage de se rapprocher de la modélisation d’une régression logistique et facilite l’interprétation des paramètres. Ceux-ci sont vus comme une contribution au log-odds lorsque la statistique gA (y, x) est augmentée de 1 (Hunter et al., 2008).
Résultats
13Comme prévu par notre hypothèse 1, les élèves choisissent préférentiellement des élèves de même sexe (coef = 0,82 ; erreur standard (ES) = 0,01 ; p < 0,01) et de même année (coef = 1,81 ; ES = 0,01 ; p < 0,01). En revanche, nous ne retrouvons pas d’homophilie de genre. En effet, les élèves préfèrent se lier d’amitié avec des élèves plutôt à l’opposé de leur scores de féminité (coef = -0,07 ; ES = 0,01 ; p < 0,01) et de masculinité (coef = -0,18 ; ES = 0,01 ; p < 0,01).
14En ce qui concerne l’hypothèse 2, plus les individus ont des scores latents en féminité élevés, plus ils ont tendance à citer un nombre important d’amis (coef = 0,15 ; ES = 0,03 p < 0,01) et à être beaucoup cités (coef = 0,06 ; ES = 0,01 ; p < 0,01). En revanche, plus les individus sont masculins, moins ils citent un nombre important d’amis (coef = -0,06 ; ES = 0,012 ; p < 0,01). Pour finir, la masculinité n’est pas associée au nombre de citations de la part des autres élèves (coef = 0,01 ; ES = 0,02 ; p = 0,38).
15Pour finir, comme prévu par l’hypothèse 3, notons qu’un élève cite plus facilement comme ami un élève si ses autres amis citent eux-aussi cet élève (coef = 2,3 ; ES = 0,02 ; p < 0,01).
16Nous avons utilisé d’autres statistiques pour modéliser la structure d’autodépendance de ce réseau. Dans un souci de simplification, nous ne les avons cependant pas présentées dans ce chapitre ; parmi celles-ci des statistiques modélisant la manière qu’ont les lycéens de répondre (ont-ils tendance à citer beaucoup ou peu d’amis ?) et une statistique modélisant l’effet probablement attractif des élèves déjà populaires.
17Si les résultats de cette étude sont intéressants dans la mesure où ils posent une première brique dans notre connaissance des effets du genre sur le réseau d’amitié pris dans sa globalité, il faut encore malgré tout les prendre avec précaution. En effet, certains diagnostics MCMC (vérification des postulats) indiquent que les paramètres de certains prédicteurs ne sont pas bien estimés. Même si le phénomène reste marginal, il convient néanmoins de vérifier plus en détails l’estimation proposée par la méthode MCMC. Notons cependant qu’aucun article dans la littérature ne s’est penché sur l’adéquation de ces diagnostics pour des réseaux de grande taille comme celui-ci.
18Plus intéressantes en revanche sont les analyses mesurant la qualité de l’ajustement (Goodness of Fit, GOF). Ces dernières utilisent la simulation de nouveaux réseaux à partir du modèle estimé. Nous pouvons ainsi comparer les structures présentes dans ces nouveaux réseaux simulés avec les structures du réseau observé. Dans le cas qui nous intéresse, les analyses GOF indiquent que certaines macrostructures du réseau (comme la distance géodésique minimale) ne sont pas bien captées par le modèle.
19En conclusion, bien que notre modélisation soit déjà relativement fonctionnelle et non dégénérée, elle n’est probablement pas suffisante pour expliquer correctement le réseau d’amitié de ce lycée. Dans de prochaines analyses, nous allons ainsi tenter d’améliorer la modélisation en incorporant d’autres hypothèses plus poussées concernant l’effet du genre sur l’amitié. Cela nous permettra, entre autre, de dépasser l’idée implicite que les filles et garçons réagissent de la même manière face aux scores de féminité et de masculinité.
Bibliographie
Références
Fontayne, P., Sarrazin, P., & Famose, J. (2000). The bem Sex-Role inventory : Validation of a short version for french teenagers. European review of applied psychology, 50 (4), 405-416.
Goodreau, S.M., Handcock, M.S., Hunter, D. R., Butts, C.T., & Morris, M. (2008). A statnet Tutorial. Journal of statistical software, 24 (9), 1-27.
Hunter, D.R., Handcock, M.S., Butts, C.T., Goodreau, S.M., & Morris, M. (2008). ERGM : A Package to Fit, Simulate and Diagnose Exponential-Family Models for Networks. Journal of Statistical Software, 24 (3), 1-29.
Jones, D.C., Bloys, N., & Wood, M. (1990). Sex roles and friendship patterns. Sex Roles, 23 (3), 133-145.
Lenton, A.P., & Webber, L. (2006). Cross-sex Friendships : Who has More ? Sex Roles, 54 (11-12), 809-820.
Mcpherson, M., Smith-Lovin, L., & Cook, J.M. (2001). Birds of a Feather : Homophily in Social Networks. Annual Reviews in Sociology, 27 (1), 415-444.
Morris, M., Handcock, M.S., & Hunter, D.R. (2008). Specification of Exponential-Family Random Graph Models : Terms and Computational Aspects. Journal of statistical software, 24 (4), 1-24.
Auteurs
victorin.luisier@unige.ch
Méthodologie et Analyse de données, Département de Psychologie, Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Éducation (FPSE), Université de Genève, Suisse et Formation Universitaire à Distance, Brigue, Suisse.
olivier.renaud@unige.ch
Méthodologie et Analyse de données, Département de Psychologie, Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Éducation (FPSE), Université de Genève, Suisse et Formation Universitaire à Distance, Brigue, Suisse.
eric.widmer@unige.ch
Département de Sociologie, Faculté des Sciences Sociales et Économiques (SES), Université de Genève, Suisse.
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