Un personnage épique : la jeune musulmane
p. 181-196
Texte intégral
"Galienne, Aufélise, Maugalie, Floripas... sont des femmes qui laissent parler tour à tour leur cœur et leurs sens. Tantôt suppliantes et tantôt impérieuses, faisant appel à la force comme à la ruse, elles ont la richesse de réactions que l'on peut attendre de la nature humaine et de la nature féminine."
P. Jonin. Pages épiques du Moyen Age français. Tome I. Paris, 1964, p. 8.
1Galienne, Aufélise, Maugalie, Floripas : la liste de ces personnages, toutes de jeunes musulmanes, est ici limitée à celles présentées dans le volume d'anthologie dont les lignes ci-dessus sont extraites ; on pourrait la rendre beaucoup plus longue1. L'importance de leur rôle est variable ; mais elles apportent toujours au sein de l'épopée des éléments plus romanesques qu'épiques : elles marquent le moment où l'aventure individuelle et amoureuse prend le pas sur l'aventure collective, politique ou religieuse. Peut-être est-ce pour cela qu'elles figurent plus rarement dans l'épopée ancienne et sont mieux représentées dans des textes plus récents (Aiol, Enfances Guillaume, Elie de Saint Gilles, Huon de Bordeaux, Guibert d'Andrenas, etc...)
2UN EXEMPLE TYPIQUE : Le type d'intrigue dans lequel intervient la jeune fille musulmane est stéréotypé. On peut en trouver un bon exemple dans La Prise de Cordres et de Sebille : Nubie s'intéresse fort aux chrétiens faits prisonniers par son père et en particulier à Bertrand, le plus jeune, le plus beau et le plus courageux. Avec l'aide d'un chambellan complaisant, qui partage avec elle, sinon son amour pour un chrétien, du moins un vieux - et curieux - désir d'embrasser le christianisme, elle endort, grâce à ses connaissances magico-médicales, toute la garnison, pour permettre aux chrétiens de s'enfuir. Ils partent avec elle, emmenant aussi son père prisonnier comme otage. Cependant, la poursuite s'organise et les fuyards sont rattrapés. Ils réussissent à s'abriter dans une tour providentielle. Les assaillants font des propositions que Nubie conseille de ne pas écouter. Et c'est là que son père se réveille. Elle se moque de lui et explique les raisons qui l'ont poussé à agir ainsi :
"Sire, dist elle, qui vos a meciné ?
Li vif diable vos ont si repassé !
Forment me poise de la vostre santé."
vv. 1765-7
Dist la pucelle :"Ce fis ge tout por vos
Et pour Bertran, ou ai mis mes alors ;
En nule terre n'a si chevalerous."
vv. 2 029-31
3Finalement, mi-contraint, mi consentant, il consent au mariage de Nubie avec Bertrand et à se faire baptiser. Quant au siège de la tour, il se dénoue, bien sûr, au bénéfice des assiégés.
4Cette brève histoire indique (presque) tous les motifs que nous retrouverons dans les autres chansons ; elle est caractéristique des parti-pris du poète épique chrétien. Nubie, c'est la jeune musulmane telle que se plait à l'imaginer une conscience médiévale chrétienne et épique. Elle n'est musulmane que de nom ; en fait, elle est déjà toute chrétienne et "française" ; sa condition de "sarrasine" ne sert qu'à rendre plus éclatante la supériorité des français (chrétiens) sur les sarrasins (musulmans). N'étant pas satisfaite de ce qu'elle trouve chez les siens, elle va demander à des étrangers de lui apporter cette plénitude, elle aimera un chrétien plus beau et plus courageux que son fiancé musulman, et sera naturellement attirée par un Christ plus efficace2. Si la jeune fille musulmane nous est décrite comme hostile aux siens et aux valeurs qu'ils devraient normalement représenter pour elle, c'est afin de souligner la supériorité des valeurs chrétiennes : qui les découvre ne peut que détester tout le reste.
5PORTRAIT DE LA JEUNE MUSULMANE : Elle est belle, bien sûr, selon les canons de l'esthétique féminine qui sont ceux de l'époque. Témoin cette description d'Orable3 :
Bel a le cors, s'est gresle et eschevie,
Blanche a la char comme est la flors d'espine,
Vairs eulz et clers, qui tot adès li rient...
Prise d'Orange. vv. 278-80.
6Beauté en somme plus littéraire que géographique. Mais ce trait ne lui confère pas un prestige particulier, puisqu'elle le partage avec les héroïnes chrétiennes. Par contre, ce qui peut la distinguer, c'est son savoir. Il est parfois rapidement noté
K'ele est sage des ars et sot bien deviner.
Mainet. Vc. v. 85
7Rosamonde guérira Elie de Saint Gilles grâce à ses connaissances médicales. Parfois, l'auteur insiste : les connaissances linguistiques de Mirabel sont quasiment encyclopédiques :
Ele sut bien parler de .xiiii. latins :
Ele savoit parler et grigois et hennin,
Flamenc et borgengnon et tout le sarrasin,
Poitevin et gascon, se li vient a plaisir.
Aiol. CXXXIX. vv. 5 420-3
8Et l'auteur de Gaufrey parfait le portrait :
Bien sot parler latin et entendre rommant,
Bien sot jouer as tables, as eschés ensement ;
(Et) du cours des estoiles, de la lune luisant,
Savoit moult plus que fame de chest siecle vivant.
Flordespine dans Gaufrey vv. 1 794-7
9Enfin, les connaissances magiques, déjà attribuées à Galienne (cf. la précédente citation de Mainet) sont également reconnues à Orable dans Les Enfances Guillaume : pendant sa nuit de noces, afin d'effrayer son mari et de l'éloigner d'elle - elle est éprise de Guillaume -, elle suscite autour d'eux toute une série d'enchantements, qui atteignent d'ailleurs leur but.
10Il me semble que leur savoir, surtout dans la mesure où il apparaît comme d'origine magique, confère à ces jeunes filles un charme un peu mystérieux, et parfois inquiétant, qui n'est pas sans attrait4.
11NAISSANCE DE L'AMOUR : La jeune musulmane ne prend guère la figure de l'"amor de lonh" ; elle n'apparaît qu'exceptionnellement dans les rêves des jeunes hommes qui partent en expédition. Le plus souvent, c'est elle qui rêve du héros, avant même de l'avoir vu ; elle a entendu vanter sa jeunesse, sa beauté, et surtout son courage et ses exploits. Elle apprécie sa valeur par les récits qu'en font ses ennemis : les défaites qu'il leur a fait subir, les morts qu'il leur a coûtés ne sont pas pour elle matière à s'affliger sur les siens, mais à rêver de faire la connaissance et d'obtenir l'amour de celui qui a su triompher d'eux. Telles sont Rosamonde dans Elie de Saint Gilles, Gaudisse dans Anseĭs de Carthage, Malatrie amoureuse de Girart dans Le Siège de Barbastre, Floripas qui rêve de Gui de Bourgogne dans Fierabras, et le demande comme mari à Roland, en échange de la libération des captifs chrétiens qu'on a eu l'imprudence de lui confier :
"Mout i a bel armé" v. 2 802
12dit-elle, sans le reconnaître, alors qu'il fait partie des prisonniers qu'elle a sous les yeux.
13L'amour se prend aussi par les yeux, et la première vue suffit. Dans Floovant, Maugalie assiste du haut d'une galerie au combat qui met aux prises les siens et une armée chrétienne, au premier rang de laquelle se distingue le jeune Floovant. Sa réaction ne se fait pas attendre :
Esgarde devant soi, vit Floovant le fier
Armez de bones armes sor le corant destrié.
El le vit bel et gant et hardi chevalier,
Mont li voit Sarazins coper et detranchier.
Elle li escrie : "Qui es tu, chevalier ?
"Maomoz te maudie, qui tot ai a bailier,
Se tu ne viesz a moi parler et donoier.
Onques mais ne te vis en estor conmancier.
Divai, parole a moi, retorne ton destrié !"
vv. 435-43
14Le poète a ménagé un effet de surprise qui n'est pas pas sans nous faire sourire : le début du vers 440 nous fait croire que l'héroïne va appeler les foudres du prophète sur la tête de celui qui met à mal tant de Sarrasins, au lieu de quoi on trouve cette invite, assez surprenante au milieu d'une bataille, à venir parler d'amour. Dans Huon de Bordeaux. Esclarmonde s'éprend du héros avec la même rapidité, au premier baiser qu'il lui donne pour s'acquitter d'une épreuve à lui imposée par Charlemagne :
Cele se pasme quant sent le baceler.
Dist l'amirés : "A vous fait issi mel ?
- Sire, dist ele, bien porai trespaser...
Sa douce alaine m'a si le cuer emblé
Se jou ne l'ai anuit à mon costé,
G'istrai dou sens ains qu'il soit ajorné"
vv. 5 720-2 et 5 728-30
15Engagée avec le héros dans une partie d'échecs dont l'enjeu est une nuit passée avec elle, la fille d'un émir se promet aussitôt de se faire battre :
"Par Mahomet, il le fait boin amer
Por son gent cors et sa grande biauté ;
Vauroie ja ke li gus fust fine,
Si me tenist de juste son costé,
Et puis fesist toute sa volenté."
vv. 7 517-21
16Est-il nécessaire de dire la déception du personnage lorsqu'Huon, pourtant vainqueur, renonce à profiter du "prix" qu'il a ainsi gagné ?
17Ces textes nous permettent en même temps d'apprécier la liberté d'expression et de conduite de ces jeunes filles.
18C'est Maugalie qui fait les premiers pas, comme Esclarmonde et la fille de l'émir. Rosamonde ne procède pas autrement avec Elie de Saint-Gilles : elle le recueille, blessé, dans la bataille, le cache pour le soustraire aux Sarrasins, entreprend de le guérir... et de le séduire. Elle n'hésite pas à susciter en lui, pour cela, un sentiment de rivalité, en émunérant avec complaisance les noms de tous ceux qui la recherchent en mariage (Elie de Saint Gilles, vv. 1 487-91)...et de pitié à son égard, puisqu'elle risque de devenir, par la volonté de son père, l'épouse d'un "Lubiens de Baudas à la barbe ferande" (v. 1 490), ce qui serait, évidemment fort regrettable :
"Gentiex fix a baron, vois con sui bele et gente !...
Ains me prenge tes maus, que il me face estendre,
Que me parte li ceurs et li cors et li menbre,
Que Lubiens li vieus a la barbe ferande
Mon gent cors avenant ait ja nuit en sa canbre."
v. 1 486 et vv. 1 495-8
19Quant à Gaudisse, elle n'attend même pas que l'occasion se présente : elle la fait naître :
Sur la réputation de ses exploits, elle s'est éprise d'Anseĭs, à qui elle a d'ailleurs été un moment promise. Bien que, maintenant, son père soit en guerre avec lui, elle l'envoie chercher :
"Mais n'i amaint garchon ne escuier,
Mais avuec lui viegnent si cavalier,
Li plus vaillant, ki mieus font a prisier ;
Anuit, s'il ose, porra plus gaagnier,
Ke ne valut li tresors Desiier :
Ke s'il me vuet esposer a moillier,
Por soie amor me ferai batisier ;
Tant li donrai et argent et or mier,
K'il en porra tenir maint sodoier."
Anseĭs de Carthage. vv. 6 089-097
20Curieux amalgame de l'intérêt, de la religion et de l'amour !
21La passion amoureuse exprimée par la jeune musulmane nous apparaît au départ comme essentiellement sensuelle. Dans Fierabras, Floripas réussit à faire oublier à Naime sa sagesse et ses cheveux blancs, l'une et les autres pourtant bien connus
"Hé Diex, ce dist dus Namles, biaus rois de maĭsté,
Qui vit si bele dame ains mais en nul regné !
Moult l'aroit Jhesu bien véu et espiré,
Qui ele en son courage averoit bien aimé."
Et respondi Rollans : "Onques mais n'oĭ tel ;
Trop par avés ce poil et kanu et mellé ;
Quel .L. dyable vous font d'amours parler ?
- Sire, ce dist dus Namles, je fui ja bacelers."
Fierabras. vv. 2 750-7
22Et elle produira le même effet de "rajeunissement" sur Charles en une scène qui mêle les préoccupations religieuses - il s'agit du baptême de la jeune fille - et des commentaires bien profanes :
La puciele despoullent voiant tout le barné.
La car avoit plus blance que n'est flours en esté,
Petites mamaletes, le cors grant et plané ;
Si cheveil resembloient fin or bien esmeré.
A mains de nos barons est li talens mués.
L'empereres méismes en a.i.ris jeté ;
Pour tant s'il ot le poil et kanu et mellé,
Si éust il mout tost son courage atorné.
Fierabras. vv. 5 999-6 001
23La scène est traditionnelle mais la réaction des barons et de l'empereur lui donne une chaleur inaccoutumée. Là encore, aucune réserve du poète, ni sur le personnage de la jeune fille, ni sur la réaction qu'elle provoque.
24Qu'on se rappelle aussi les textes déjà cités de Huon de Bordeaux. Cette hardiesse de comportement et de langage semble habituelle au personnage. Nos héroĭnes sont à l'aise au milieu des hommes et de leurs plaisanteries ; elles savent même renchérir sur eux :
Dans Fierabras, Floripas discute des conditions auxquelles elle pourrait aider un groupe de chrétiens prisonniers à se libérer. Bérard essaie de justifier plaisamment Olivier qui compte un peu trop sur lui et pas assez sur elle, "Par mon cief, dist la bele, moult savés bien gaver ; Je ne sai cui vous estes, car ne vous puis viser ; Mais je cuit c'as pucieles savés moult bien juer, En cambre sous cortine baisier et acoler." Dist Guillemers l'Escos : "Bien savés deviner ; Jusqu'en Jherusalem ne troveriés son per." Et respont Floripas : "Il est à l'esprover."
Fierabras. vv. 2 124-30
25Comment l'auteur - et son public - jugent-ils cette liberté d'allures et de langage ? Une indication nous est donnée par les personnages de jeunes filles chrétiennes qui ne se comportent pas autrement que leurs émules musulmanes. Le meilleur exemple à donner est sans doute Floovant où Maugalie a son pendant exact dans Florette, qui jette son dévolu sur Floovant de la même façon :
La pucelle est assise dejoste Floovant.
Lai ou elle le vit, si li dit metenant :
Car me baisiez, beau sire ! dit Florote au cors gant,
Il n'ai ome an ses segle que je dessiere tant."
Floovant. vv. 504-7
26A cela s'ajoute le caractère constamment positif dont le personnage de la jeune musulmane est doué : sa sensualité fera d'elle une femme amoureuse mais non pas inconstante. Très vite dans notre histoire littéraire, la sensualité sera perçue comme au moins suspecte chez les personnages féminins qui s'en verront aussitôt refuser l'expression ; l'épopée se montre heureusement originale en la matière, même si ce n'est pas exactement là que nous l'attendions.
27LA JEUNE MUSULMANE ET LE MARIAGE : Comme leurs consœurs chrétiennes, les jeunes musulmanes refusent les mariages politiques et mal assortis qu'on veut parfois leur imposer : l'amour pour le chevalier chrétien leur sert alors d'échappatoire, mais c'es en ce cas, l'âge plus que les appartenances religieuse et ethnique qui est en cause. Galienne le dit sans ambages :
"Miels aim le soldoier tout nu en son bliaut
Que les trente roiaumes a Braiman l'escorfaut :
Tant est vieus et roigneus k'il samble carinaut."
Mainet. IIIa. vv. 20-2
28Elle ne garde d'ailleurs pas ses protestations pour elle-même, mais en fait part à qui de droit, c'est-à-dire au père qui est généralement à l'origine de ces projets. Et, toujours avec la même franchise d'expression, elle vante les supériorités de la jeunesse :
"Sire, dist la pucele, ains me preng la rage
U male foudre, sire, m'eust ançois toute arse,
Que Lubiens de Baudas a le chenue barbe
Mon gent cors avenant ait la nuit en sa garde,
Ne grate le sien dos ne que sente sa barbe.
...
Biaus pere, dones moi, dist la franche mescine
.i. vallet vuoil avoir touset de barbe prime,
Je ne quier que il ait que l'espee forbie,
Qui por amor de moi fache chevalerie.
N'ai cure de viellart que le pel ait froncie ;
Peres, il a le loi a le pume purie,
Qui par defors est verde et par dedens vermine.
Ne poroie soufrir la soie char flairie.."
Elie de Saint Gilles. vv. 1 724-8
(cf. aussi vv. 1 739-42) vv 1 731-8
29La longueur de la diatribe ne fait qu'en souligner la véhémence.
30Mais ce fiancé musulman n'a pas toujours le handicap de l'âge. Cela ne l'empêche pas de se voir repoussé et de quelle vigoureuse manière :
Lors vint près de la bele, si l'avoit acolée,
Ja li éust la bouche à la soue adesée ;
Més la gentil puchele a la paume levée,
En son vis li donna une très grant paumée,
Si qu'il en ot la fache vermeille et escaufée.
Après, si li a dit par moult fine pensée :
"Fuiez d'ichi, vassal ; ne m'aies adessée
Desi qu'à ichele eure que m'aiés espousée,
Et de la terre Do la couronne apportée,
Qui mon cousin ochist, dont moult sui adoulée."
Flordespine et son fiancé dans Gaufrey.
vv. 1 947-56
31Dans la Destruction de Rome, Floripas n'hésite pas à donner des leçons( !) de courtoisie( !) à son fiancé :
32L'émir Balan se propose de fiancer sa fille
à Lucafer et le fait valoir auprès d'elle :
"Pour vostre amour doit (il) Charlon le chier trenchier,
Et Rollant, son neveu et le conte Olivier.
- Sire, dist Floripas, lasses m'ent consaillier."
Lucafer passe avant, que l'en cuide enbracier,
Et Floripas le fiert, que ne l'a guere chier,
De son poign ens es dens qu'el(e) le fist seign(i) er.
Li rois out moult grant honte, mais ne se volt irr(i)er,
Pour ceo qu'hom ne (se) doit a femme coroucier.
- Vassal, dist Floripas, or vous trahes ar(i) er,
Ensi ne doit hom mie pucele manoier."
Lucafer out grant honte, s'en prist a vergognier ;
Meuls volsist que ceo fust encore a comencier.
"File, dist l'admirais, laisse toi fiancer.
- Sire, dist Floripas, ceo ert au repairier,
Quant vous aures pris France et conqiis Monpell(i) er."
Destruction de Rome. vv. 271-86
33Elle veut épouser quelqu'un qui ait fait ses preuves ou qui soit disposé à les faire ; elle chérit dans les Français ceux qui triompheront par le courage de Lucafer : eux sont des preux, lui n'est qu'un vantard. Cet amour admiratif attaché au prestige procuré par la prouesse se retrouve dans Mainet où Galienne s'écrie, parlant du jeune Mainet, dont elle connaît la vaillance, mais ignore la haute naissance (il est fils de Pépin) :
"Ja millor paradis ne querroie des mois
Le cors de moi et l'ame li metroie a son cois ;
Molt seroie lie se en issoit uns oirs :
Encor tenroit Espaigne par force de François.
Marsiliens mes freres ne vaut mie deus nois,
Il ne croist ne amende, caitis est et redois ;
Jamais ne soit il mieldres, trop est de pute crois !
Mainet. IIIa vv. 1-7
34Galienne voit loin, et ses consoeurs en épopée, là encore chrétiennes ou musulmanes, ne voient pas les choses autrement. Toutes attendent le triomphe de celui qu'elles aiment, rêvent d'y être associées et font tout leur possible pour le hâter. Elles se disposent donc à être non pas des amoureuses soucieuses de leur seul plaisir, mais des compagnes fidèles et dévouées. Ces qualités, elles en font même preuve, de façon prévenante, peut-on dire, dans l'espoir de s'attacher celui qu'elles aiment, mais sans attendre qu'une union officielle soit venue couronner leurs voeux. On ne peut donc non plus leur refuser le courage.
35L'AIDE APPORTEE AU HEROS : Le schéma de leurs interventions est a peu près identique dans tous les textes : le chevalier chrétien est prisonnier du père de la jeune fille : c'est là l'occasion de la première rencontre des jeunes gens. Elle aide le chevalier à s'enfuir, parfois contre une promesse de mariage, part avec lui et se convertit sans difficulté afin de pouvoir l'épouser.
36Sa sollicitude s'étend généralement aux compagnons du héros : dans Guibert d'Andrenas, c'est Augaiete qui suggère à Aymeri de s'enfermer dans la tour où il est détenu, transformant ainsi sa geôle en donjon. Elle a d'ailleurs des projets très précis pour elle : elle veut épouser Guibert, et pour ses compagnes :
"Et por lo sonje dont m'as fete joiant,
Tien ! je te doig lo palazin Bertrand ;
Lunete aura Guielin lo vaillant
Et Fauque aura Girart lo conbatant.
Bien vos ai mariees."
Guibert d'Andrenas. XXIV vv. 1 082-6
37Dans Floovant, Maugalie aide le héros et son écuyer à s'enfuir. Tout ce monde réussit à s'enfuir en tuant force Sarrasins. Maugalie se déguise en homme et participe aux combats aux côtés de Floovant. Le motif du déguisement se retrouve dans Fierabras où Floripas aide à s'évader un groupe de chrétiens détenus par son père, et n'hésite pas pour ce faire à tuer une servante qui l'a surprise et menace de parler. Un peu plus tard, un nouveau groupe de chrétiens est fait prisonnier et Floripas réussit à se faire confier leur garde ; là encore elle les aide à s'enfuir, en échange de la promesse que Gui de Bourgogne 1'épousera. Beaucoup d'aventures s'ensuivent et de batailles dans lesquelles Floripas et les jeunes musulmanes qui l'ont suivie combattent vigoureusement :
Les pucieles ne furent ilueques pas garchon ;
Cascune avoit vestu. I. hauberc fremillon,
Et lacié son cief. I. vert elme réon.
Il n'i a Sarrazin de tant fiere fachon,
Se une des puchieles le consuit à bandon,
Que ne l'abaice mort aussi comme. I. gaignon.
Floripas la courtoisse en apela Guion :
"Amis, c'or me baisiés ains que i muirons.
- Volentiers, dist li quens, puisqu'il vous est bon."
Tuit armé s'entre baisent, quel virent li baron ;
Moult en maine grant joie Rollans, li niés Karlon.
Fierabras. vv. 3 743-53
38De la même façon, dès qu'Huon accepte de l'emmener avec lui et de l'épouser, Esclarmonde l'aide à s'enfuir ; Rosamonde, elle, recueille Elie de Saint Gilles blessé et le cache aux siens.
39LA CONVERSION DES JEUNES MUSULMANES : Prêtes à aider les Français, c'est-à-dire à faire leur la cause politique qu'ils défendent, elles n'hésitent pas davantage à renier Mahomet pour le Christ, lorsque c'est la condition mise par le héros pour répondre à leur amour : ainsi procède Esclarmonde après avoir persuadé Huon de l'emmener avec lui dans sa fuite, lorsque lui ayant demandé de faire d'elle "(sa) volenté" (v. 5 853), elle s'entend opposer un refus, car, lui dit-il :
"Sarrazine estes, je ne vous puis amer".
Huon de Bordeaux. v. 5 856
40Rosamonde en fera autant pour Elie de Saint Gilles et lui tiendra ce curieux langage où l'amour sacré et l'amour profane contractent un mariage assez inattendu :
"Gentiex fieux a baron, voi con sui bele et gente,
Mout feres bel serviche, s'a dieu rendes.i.ame."
Elie de Saint Gilles, vv. 1 790-1
41Et Malatrie pour Girart même si elle prétend se justifier un cas de force majeure : son fiancé l'a laissée sans protection et elle a été enlevée par un chrétien :
"Des or me covenist la lor loi aorer,
Mahom et Tervagant guerpir et adoser"
Siège de Barbastre vv. 2 357-8
42On peut sourire mais l'idée n'en est pas moins intéressante : c'est bien l'efficacité du christianisme qui entraîne l'adhésion de Malatrie ; les chrétiens eux-mêmes, d'ailleurs, sont très disposés à voir dans leurs victoires la marque de la puissance du Dieu qu'ils servent, autant que de la justice de leur cause (qui est, pour eux, aussi, la Sienne). Ce n'est pas pas la légèreté de la jeune musulmane qui est ici stigmatisée. Il serait scandaleux que Dieu ne fît pas apparaître le bon droit quand celui-ci se voit en danger de n'être pas reconnu, ce que traduit bien la réaction d'Esclarmonde lorsqu'elle voit Huon risquer d'être condamné à tort :
"Mais, se Dix vuelt si grant tort endurer
Que vous soiiés pendus et traĭnés,
Dont di ge, certes, Mahons vaut miex asés.
Saciés de voir que, se vous i morés,
Jamais ne quier vostre Diu apeler,
Ains renoierai sainte crestienté."
Huon de Bordeaux vv. 9 996-10 001
43Les auteurs n'ont pas réussi à faire paraître ces conversions autres qu'elles ne sont : artificielles si on veut les faire passer pour de réels changements de foi ; peu significatives si l'amour qu'elles reflètent est plus celui du héros que de Dieu. En fait, les jeunes musulmanes épiques apparaissent comme des personnages "non fixés". Elles ne prennent quelque consistance qu'au premier contact avec les choses chrétiennes, qui deviennent immédiatement les leurs, par l'intermédiaire de la passion amoureuse éprouvée pour un représentant de cette foi nouvelle pour elles. On ne peut même pas dire que de musulmanes elles deviennent chrétiennes, mais plutôt, que, de rien, elles sont faites chrétiennes. Il s'agit plus d'une naissance que d'une conversion. C'est cela, plus qu'une ardente conviction de néophyte à la Polyeucte qui explique pourquoi, une fois fiancées à un chrétien, elles deviennent aussitôt elles-mêmes françaises et chrétiennes, et méprisent et haïssent tout ce qui était en principe leur auparavant. Autrement dit, elles manquent d'épaisseur temporelle, n'ayant pas de passé. Sinon, leur acharnement contre les leurs aurait quelque chose d'absurde. Que l'on regarde, par exemple, l'attitude de Floripas à la fin de Fierabras :
Balant, père de Fierabras et de Floripas,
devenus chrétiens, lui par conviction, elle
par amour pour Gui de Bourgogne, est sommé
de se convertir. Il accepte, non par crainte
de la mort, mais pour répondre aux supplications
de son fils ; puis, il se rétracte au
dernier moment et Fierabras supplie qu'on
fasse une dernière tentative auprès de son
père. Cela paraît être une délicatesse bien
superflue à Floripas, qui s'écrie :
..."Karles, que demourés ?
Ce est.i.vis diables ; pour coi ne l'ociés ?
Moi ne caut se il muert, mais que Gui me donés ;
Je le plourrai moult peu, se j'ai mes volentés."
Fierabras. vv. 5 955-8
44UN CAS EXCEPTIONNEL : Mirabel (Aiol) : Si, dans leur ensemble, les personnages de jeunes musulmanes se ressemblent tous parce que construits à partir de stéréotypes, il est de rares exceptions : telle Mirabel dans Aiol, mais il s'agit d'un poème qui tient parfois plus du roman d'aventures par les rebondissements de son histoire, qui retardent le dénouement, que de l'épopée.
45Aiol et Mirabel font connaissance dans des circonstances assez mouvementées : le "roi d'Aufrike" fait enlever Mirabel, fille du roi Mibrien. Aiol, qui se trouve aventuré en ce pays sarrasinois, intervient dans ce conflit qui ne le concerne en rien à première vue ; Mirabel a tôt fait de changer de ravisseur. Ce dernier se trouve aussitôt saisi de l'amour le plus violent pour la jeune fille. Il en oublie celle qu'il considérait comme sa fiancée, la belle Lusiane, pour déclarer à Mirabel :
"O moi venrés en France en la terre honoree,
Si serés baptisie et en sains fons levee ;
Puis vous prendrai a feme, si serés m'espousee."
Aiol. CXXXVII. vv. 5 372-4
46Mais, fait extraordinaire, Mirabel n'est pas d'accord. Ce n'est pas qu'elle dédaigne Aiol, mais elle ne veut pas entendre parler de baptême :
Quant Mirabiaus l'entent, por poi que n'est dervee,
Et respont la pucele : "N'en sui pas porpensee.
Dessi a molt grant pieche n'i serai atornee :
Ja la loi Mahomet n'ert pas moi vergondee :
Molt ameroie miex que je fuisse tuee,
A keues de ceval destruite et trainee."
Aiol. XCCCVII. vv. 5 375-80
47Mirabel est bien la seule jeune musulmane, à notre connaissance qui ait quelque attachement pour sa foi ; et elle ne semble pas vouloir en démordre. Elle suit son ravisseur. La faim supportée en commun les rapproche, et le désir d'Aiol, quand il la voit étendue près de lui :
Aiols li fieus Elie le prist a regarder,
Ens en son ceur le prist forment a enamer :
Ja le vausist baisier s'eust krestienté,
Mais por choi qu'ert paiene, ne le veut adeser.
Aiol. CXL. vv. 5 452-5
48Pendant la nuit, quatre Sarrasins viennent pour délivrer Mirabel, mais elle prévient Aiol de leur approche, car :
"Comment porai jou faire si grant desloiauté
Que lairrai ce baron en dormant afoler ?
Ja m'avoit il conquise par son rice barné,
Et boins chevaliers est et vasaus adurés.
Puiske je sui rescousse, je l'en lairai aler :
Mahons li doinst en Franche sa vie recovrer."
Aiol. XCL. vv. 5 50I-6
49Sans suspecter la "loyauté" de Mirabel, on peut penser qu'elle éprouve un plaisir particulier à l'exercer en faveur d'Aiol ; celui-ci refuse de fuir, comme le lui conseillait la jeune fille, et affronte ses quatre adversaires qu'il élimine tous ; Mirabel est certes affligée par la mort d'un oncle et d'un frère, mais elle est bien davantage conquise par le courage et la prouesse d'Aiol, qui obtient ainsi ce que sa casuistique n'avait pu gagner :
Bien avés oĭ dire et as uns et as autres
Que feme aime tost home qui bien fiert en bataille :
Ele li escria, qu'il l'entent en l'angarde :
"Sire, venés vous ent qui preus estes as armes ;
Por vous querrai je Dieu (le pere) esperitable."
Quant Aiol(s) l'entendi, molt grant joie en a faite.
Aiol. CXLII. vv. 5 596-601
"Or nous consaut cil sires qui maint en la nue !
Molt desir qu'en vo terre fuisse a joie venue :
S'il vos vient a talent, quitement sui vo drue."
Aiol. CXLIII. vv. 5 617-9
50La suite de l'histoire est une de péripéties qui mettent en valeur le courage des deux jeunes gens, et leur constance au-delà des séparations, y compris après leur mariage.
51Conclusion : L'intérêt du personnage de la jeune musulmane épique me paraît donc pouvoir s'inscrire dans deux perspectives au moins. La première est celle de ses relations avec le héros chrétien : elle sert essentiellement à le mettre en valeur par l'amour qu'elle lui porte au détriment des siens ainsi que le monde qu'il représente par la préférence qu'elle lui accorde. Si les personnages musulmans masculins peuvent servir de base à l'étude d'une représentation de l'Islam épique, cela est beaucoup moins vrai pour elle qui incarne plutôt la solution idéale au problème posé à la conscience médiévale chrétienne par l'existence de cette religion rivale : se niant en tant que musulmane, elle aspire en effet comme naturellement à devenir chrétienne. La seconde est celle de sa représentation comme personnage féminin. Une hardiesse certaine d'attitude et d'expression, non seulement dans le domaine amoureux mais aussi militaire la rapproche des autres héroïnes, chrétiennes celles-là, jeunes ou moins jeunes. Que, pensant aussi aux domaines social et politique, on évoque les noms de Guibourc (ex-Orable et musulmane) dans le cycle de Guillaume et celui de Berthe et d'Elissent dans Girart de Roussillon, et l'on verra, dans le personnage de la jeune musulmane, l'image non infidèle de personnages féminins épiques plus nombreux et importants qu'on se plaît à le reconnaître parfois et qui, tous, savent allier force et douceur, alliance ni masculine, ni féminine, mais humaine.
52Editions utilisées pour les citations :
- Aiol, publ. p. J. Normand et G. Raynaud. Paris, 1877.
- Anseĭs de Carthage : Anseĭs von Karthago hgg von J. Alton. Tubingen, 1892.
- Destruction de Rome, éd. p. G. Groeber. Romania. T.2, 1873 pp. 1-48.
- Elie de Saint Gille, éd. p. G aynaud. Paris, 1879.
- Fierabras, éd. p. A. Kroeber et G. Servois. Paris, 1860.
- Floovant, éd. p. F. Guessard et H. Michelant. Paris, 1859.
- Gaufrey, éd. p. F. Guessard et P. Chabaille. Paris, 1922.
- Guibert d'Andrenas, éd. p. J. Melander. Paris, 1922.
- Huon de Bordeaux, éd. p. P. Ruelle. Bruxelles-Paris, 1960.
- Mainet, fragments éd. p. G. Paris. Romania T. IV. 1875.
- Prise de Cordres et de Sebille, éd. p. O. Densusianu. Paris, 1896
- Prise d'Orange, éd. p. C. Régnier. Paris, 1966.
- Siège de Barbastre, éd. p. J.L. Perrier. Paris, 1926.
Notes de bas de page
1 On peut considérer comme de simples figurantes : Augaiete (Guibert d'Andrenas) ; Agaie et Nubie (Prise de Cordres) ; Malatrie (Siège de Barbastre) ; la fille d'un émir (Huon de Bordeaux) ; on doit reconnaître une certaine importance à Rosamonde (Elie de Saint Gilles), Gaudisse (Anseĭs de Carthage), Maugalie (Floovant), Floripas (Fierabras et Destruction de Rome), Esclarmonde (Huon de Bordeaux), Galienne (Mainet), Flordespine (Gaufrey) ; et on peut considérer comme une héroĭne importante Orable (Enfances Guillaume) et Mirabel (Aiol).
(Nous ne mentionnons pas Sebile (Saisnes) et Orable (Prise d'Orange) parce qu'elles sont mariées).
2 Ceci n'est pas contradictoire avec le motif du chrétien prisonnier. A la fin, c'est toujours l'armée chrétienne le héros chrétien qui l'emportent. Les épreuves sont là pour mettre en valeur leur courage, leur foi et la puissance du Dieu qui leur permet d'en triompher.
3 Jeune femme, en l'occurence.
4 Médecins, architectes, armuriers, les personnages musulmans masculins bénéficient souvent d'un prestige comparable que leur donnent ces métiers qui peuvent tous avoir quelque rapport avec la magie. L'Occident plus fruste manifeste ainsi sa surprise admirative devant un Islam plus civilisé. Le recours à une explication de type surnaturel permet de rejeter le sentiment d'infériorité éprouvé.
Auteur
Université de Provence
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