Vitesse de dénomination et performance de lecture chez des enfants de 6-7 ans
p. 49-55
Texte intégral
Introduction
1Les différences interindividuelles observées au cours de l’apprentissage de la lecture ont conduit à repérer les enfants à risque de difficultés ultérieures afin de développer des actions préventives. Des études longitudinales ont tenté d’identifier les prédicteurs de réussite en lecture en suivant les enfants de maternelle jusqu’aux premières années d’école élémentaire. Schatschneider et al. (2004) ont évalué chez des enfants de Grande Section de Maternelle un grand nombre de compétences pouvant être liées à l’apprentissage de la lecture. Ils relèvent les habiletés phonologiques, la connaissance des lettres et la dénomination rapide comme les meilleurs prédicteurs de réussite en lecture en CP et CE1. Puolakanaho et al. (2007) montrent que le risque familial, la connaissance des lettres, les habiletés phonologiques et la dénomination rapide évaluées dès 3 ans ½ ont une valeur prédictive. Badian (2000) trouve une contribution limitée du RAN (Rapid Automatized Naming) dans l’explication des performances en lecture chez des enfants de grade 1. Dans l’étude transversale de Roman et al. (2009) menée avec des enfants de CM1, 6ème et 3ème, on ne trouve pas d’impact significatif du RAN alors que les connaissances phonologiques, morphologiques et orthographiques apportent une contribution aux performances en lecture de mots et pseudo-mots. Kirby et al. (2003) montrent que la contribution du RAN augmente avec l’âge entre 5 et 10 ans. Il semble donc que le rôle de la vitesse de dénomination n’est pas clairement établi.
2Notre objectif est d’examiner chez des apprentis lecteurs l’implication de la vitesse de dénomination dans l’apprentissage de la lecture. Celle-ci apporte-t-elle une information distincte de celle fournie par les connaissances phonologiques, alphabétiques, morphologiques et orthographiques, et utile à la compréhension des trajectoires individuelles d’apprentissage de la lecture ?
Méthode
Sujets
3Soixante enfants (37 F, 23 G ; âge moyen : 6 ; 3 ans) scolarisés en CP et non-redoublants ont été suivis d’octobre à juin au cours de 6 sessions (de t0 à t5) à intervalles réguliers (de 6 à 8 semaines).
Protocole et mesures
4Plusieurs tâches permettant d’évaluer le temps de dénomination d’images, les compétences associées à la lecture (phonologiques, morphologiques et orthographiques, connaissance des lettres) ainsi que l’efficience en lecture (Tableau 1) ont été administrées aux enfants lors de chaque session. Toutes les données d’observation sont issues d’un plan balancé.
5L’étude de la contribution de la vitesse (inverse du temps) de dénomination (RAN) à la prédiction des trajectoires individuelles d’apprentissage de la lecture est abordée ici de deux façons complémentaires. On évalue d’abord l’apport informatif spécifique du temps de dénomination mesuré à t0 par rapport à celui des connaissances phonologiques, alphabétiques, morphologiques et orthographiques dans la prédiction du niveau final de performance à la tâche de lecture et de sonévolution de t1 à t5.On étudie ensuite les relations entre les trajectoires individuelles décrivant l’évolution du temps de dénomination et celle de la performance en lecture entre t0et t5.
Tableau 1. Tâches administrées aux 60 enfants de CP
Domaine | Tâche | Label | Exemple | Nbre d’items |
Phono | Détection d’intrus | PISY | sabot-sapin-mouton | 8 |
PIPH | pomme-pince-ruche | 8 | ||
Extraction d’unité | PISY | sabot-sapin | 8 | |
PIPH | pomme-pince | 8 | ||
Morpho | Jugement de relation morphologique | MI | chaton-chat ; riz-rideau | 8 |
Extraction de base | ME | rejouer ⭢ ; pêcheur ⭢ | 8 | |
Ortho | Détection d’intrus | OI | tillos-tiilos ; rtinos-trinos | 8 |
Extraction d’unités illégales | OE | tiilos | 8 | |
Lettre | Dénomination de lettres | LET | en script, présentées aléatoirement | 26 |
Vitesse | Dénomination d’images | RAN | 50 | |
Lecture | Lecture à voix haute mots et pseudom. | LECT | 10 fréquents, 10 rares, | 30 |
Analyses des résultats
6L’évolution de la performance des 60 enfants à la tâche de lecture de mots est marquée par une forte variabilité inter- aussi bien qu’intra-individuelle (Figure 1). La première phase de l’analyse des résultats consiste donc à développer un modèle de croissance rendant compte de la variabilité interindividuelle des trajectoires intra-individuelles.
Le modèle en courbe de croissance latente
7Pour simplifier3et afin de pouvoir bénéficier de la flexibilité de la modélisation en courbe de croissance latente (Latent Growth Curve), nous avons considéré que l’intervalle de temps entre sessions consécutives était constant pour tous les enfants. Rappelons que le modèle en courbe de croissance latente peut être défini par les équations suivantes :
8L’équation (1) est de niveau intra-individuel : η0i est le facteur intercept (la valeur de l’intercept varie avec i), η1i est le facteur taux de croissance ou pente linéaire (la valeur de la pente varie avec i), bt est une fonction élémentaire du temps (par ex. bt = [0, 1, 2, 3, 4, 5]) et εit est le résidu (la valeur du résidu varie avec i). Différentes hypothèses structurales peuvent porter sur la matrice de covariance des résidus (matrice de covariance sans structure, compound symmetry homogène ou hétérogène, autorégressive d’ordre 1, etc.). Les équations (2) et (3) sont de niveau interindividuel : ν0 et ν1sont respectivement les moyennes de l’intercept et de la pente. Le vecteur est un vecteur d’effets aléatoires décrivant comment varient individuellement l’intercept et la pente par rapport à leurs moyennes respectives. Formellement, ces vecteurs sont distribués normalement avec une moyenne nulle et une matrice de covariance qui décrit les variations interindividuelles et les covariations de l’intercept et de la pente. Différentes hypothèses structurales peuvent porter sur la matrice de covariance des effets aléatoires. Ce type de modèle permet ainsi de représenter séparément les variations inter- et intra-individuelles dans la matrice de covariance var (εi).
La vitesse de dénomination à t0 est-elle un prédicteur du niveau final de performance en lecture et de son taux de croissance entre t1 et t5 ?
9Pour répondre à cette question, nous avons comparé plusieurs modèles en courbe de croissance4 sur la base d’hypothèses portant sur : 1°) le caractère linéaire vs quadratique du changement ; 2°) la structure de covariance des mesures intra-individus de lecture de mots ; 3°) la structure de covariance des effets aléatoires. Globalement, les analyses effectuées ont montré que l’hypothèse d’une croissance moyenne de forme quadratique (intercept, pentes linéaire et quadratique) était à préférer à celle d’une croissance de forme linéaire. Elles ont aussi révélé qu’une structure de covariance des résidus à variance constante au cours du temps et à covariances nulles conduisait à un meilleur ajustement. Les résultats obtenus ont également souligné l’ampleur des variations interindividuelles dans l’intercept, les pentes linéaire et quadratique de la performance en lecture, justifiant ainsi l’estimation des covariances entre effets aléatoires. Nous avons enfin estimé les paramètres du modèle total dans lequel les trois variables aléatoires résumant l’évolution entre t1 et t5de la performance en lecture étaient régressées sur les mesures à t0 du temps de dénomination et autres compétences associées à la lecture (Tableau 2).
10L’examen des résultats montre que seules deux covariables mesurées à t0 ont un effet significatif sur l’intercept (à t5) et la pente linéaire (de t1 à t5) qui résument l’évolution de la performance en lecture : PEPH0 d’une part, LET0 d’autre part. À noter que si l’hypothèse d’une pente quadratique est nécessaire pour décrire l’évolution de la performance en lecture de manière satisfaisante (effet plafond), celle-ci n’est en relation avec aucune des covariables mesurées à t0. Le résultat essentiel ici est que le temps de dénomination d’images RAN0 n’apparaît pas prédire spécifiquement et négativement comme attendu, la performance finale en lecture ni l’évolution de celle-ci au cours du temps.
Comparaison de l’évolution entre t0 et t5 de la vitesse de dénomination et de celle de la performance en lecture
11Les résultats précédents, soutenus par d’autres résultats obtenus avec des modélisations introduisant un décalage temporel (RANt ⭢ LECTt+1) mais non présentés ici par manque de place, font préférer l’hypothèse d’évolutions temporellement différentes du temps de dénomination et de la performance en lecture à l’hypothèse d’une relation causale entre ces deux variables. Cette hypothèse est explorée à l’aide d’un modèle en courbe de croissance latente quadratique à deux processus parallèles (Figure 2).
12La stratégie de modélisation employée est la même que précédemment en fixant cette fois à 0 l’intercept à t0. L’objectif étant de comparer l’évolution de la performance en lecture et celle du temps de dénomination, nous ne nous intéresserons ici qu’aux seuls effets aléatoires du modèle (variances et covariances des facteurs de croissance pour la lecture et la dénomination).
13On observe une très faible variance de la pente linéaire et de la pente quadratique du temps de dénomination, pentes toutes les deux fixées à 0 dans le modèle retenu. Les différences entre élèves dans le temps de dénomination restent donc temporellement très stables (voir Figure 2). Les estimations fournies montrent d’autre part, que la seule relation significative existant entre les facteurs de croissance de la performance en lecture et ceux du temps de dénomination concerne la relation entre l’intercept à t0 du temps de dénomination et celui de la performance en lecture de mots (r = -0,163 ; p = 0,044).
Conclusion
14Cette étude visait à examiner l’impact des connaissances structurales du mot et du facteur cognitif RAN sur l’évolution de la performance de lecture chez des enfants de CP observés tout au long de l’année scolaire. Un premier résultat vient confirmer l’impact important des connaissances alphabétiques (dénommer les lettres) et phonologiques (extraire des phonèmes). Elles expliquent le niveau initial en lecture et l’évolution des performances en lecture de mots au cours du CP. Un second résultat montre que le RAN n’émerge pas comme prédicteur du niveau initial en lecture et n’est pas explicatif de l’évolution des performances en lecture. Enfin l’observation des liens au cours du temps entre le RAN et les performances en lecture montre que seul le niveau RAN à t0 est lié significativement à la performance en lecture à t1.
15Ces résultats pourraient expliquer pourquoi les conclusions sur la relation entre vitesse de dénomination et performance en lecture chez l’apprenti-lecteur varient largement selon les études. Observée en début d’année chez les apprentis lecteurs, cette relation pourrait s’estomper au cours du temps du fait d’une variabilité interindividuelle des trajectoires individuelles de la performance en lecture de mots beaucoup plus importante que celle des trajectoires individuelles du temps de dénomination.
Bibliographie
Références
Badian, N.A. (2000). Do preschool orthographic skills contribute to prediction of reading ? In N.A. Badian (Ed.) Prediction and prevention of reading failure (p. 31-56). Baltimore : New York Press.
Kirby, J.R., Parrila, R., & Pfeiffer, S. (2003). Naming speed and phonological processing as predictors of reading development. Journal of Educational Psychology, 95, 453-464.
Muthén, B., & Muthén, L. (2001-2010). Mplus User’s Guide. Los Angeles, CA : Muthén & Muthén.
Puolakanaho, A., Ahonen, T., Aro, M., Eklund, K., Leppänen, P.H.T., Poikkeus, A.-M.,… Lyytinen, H. (2007). Very early phonological and language skills : Estimating individual risk of reading disability, Journal of Child Psychology and Psychiatry, 48 (9), 923-931.
Roman, A.A., Kirby, J.R., Parilla, R.K., Wade-Wooley, L., & Deacon, S.H. (2009). Toward a comprehensive view of the skills involved in word reading in Grades 4, 6, and 8. Journal of Experimental Child Psychology, 102, 96-113.
Schatschneider, C., Francis, D.J., Carlson, C.D., Fletcher, J.M., & Foorman, B.R. (2004) Kindergarten prediction of reading skills : A longitudinal comparative analysis, Journal of Educational Psychology, 96 (2), 265-282.
Notes de bas de page
3 Cette simplification n’est pas nécessaire si l’on emploie les modèles linéaires à effets mixtes.
4 Les paramètres des modèles en courbe de croissance latente appliqués aux données de cette étude ont été estimés par la méthode du maximum de vraisemblance (Mplus 6, Muthén et Muthén, 2001-2010). La sélection du « meilleur » modèle a été effectuée sur la base du plus faible BIC.
Auteurs
Laboratoire Étude des Mécanismes Cognitifs (EA 3082). Université Lyon 2. France.
Centre de Recherches en Psychologie, Cognition et Communication (CRPCC/LPE, EA 1285). Université Rennes 2. France.
Laboratoire Étude des Mécanismes Cognitifs (EA 3082). Université Lyon 2. France.
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