Utilisation de l’analyse en classes latentes… pour l’étude des modes de fonctionnement individuels dans une épreuve de raisonnement
La tâche du carré latin
p. 43-48
Texte intégral
Introduction
1Quiconque a essayé de résoudre une grille de Sudoku s’est rendu compte qu’il s’agissait d’une activité de résolution de problème coûteuse en ressources attentionnelles ou en mémoire de travail. Elle nécessite de prendre un compte parfois trois ou quatre informations simultanément. Lorsqu’il faut trouver le contenu d’une cellule de manière à respecter la contrainte d’une seule occurrence de chacun des 9 chiffres en ligne, colonne et par secteur, deux stratégies sont possibles (Lee, Goodwin & Johnson-Laird, 2008 ; Perret, Bailleux & Dauvier, sous presse). La première, centrée sur la cellule, consiste à chercher les candidats possibles dans une cellule donnée ; s’il n’y a qu’un candidat, la réponse est trouvée. La seconde, centrée sur le chiffre, consiste à chercher ou placer un chiffre particulier qui doit nécessairement se trouver dans chaque ligne, colonne ou secteur. Si un chiffre ne peut apparaître qu’à un endroit, la réponse est trouvée.
2Une épreuve proche du jeu de Sudoku appelée épreuve du carré latin (LST : Latin Square Task) a été proposée par Birney, Halford & Andrews (2006) comme épreuve d’évaluation de la capacité de la mémoire de travail dans le cadre de la théorie de la complexité relationnelle (Halford, Wilson & Phillips, 1998). La théorie de la complexité relationnelle s’inscrit dans l’approche développementale néo-piagétienne. Elle propose de prendre le nombre de variables à considérer simultanément comme unité de mesure de la complexité du problème et de la capacité de la mémoire de travail. Dans l’épreuve piagétienne de la balance par exemple, le niveau de complexité est de 4 pour les items qui impliquent de considérer les deux poids présents sur les plateaux de la balance et les deux distances entre les plateaux et l’axe. Cette conception relationnelle de la mémoire de travail offre des perspectives prometteuses dans le cadre de l’étude des liens entre mémoire de travail et intelligence. Il semble en effet que la capacité à manipuler des relations soit davantage liée à l’intelligence fluide que ne l’est la capacité de la mémoire de travail conçue comme un simple espace de stockage / traitement (Oberauer, Süb, Wilhelm & Wittmann, 2008). Cette conception offre également un intérêt en termes de compréhension processuelle des liens entre mémoire de travail et intelligence car la notion de relation est centrale dans les deux cas : l’intelligence fluide repose en effet sur une capacité à découvrir et manipuler des relations.
3Dans ce contexte, l’épreuve du carré permet théoriquement une évaluation de la capacité de traitement relationnel applicable chez l’enfant comme chez l’adulte. Cette mesure nécessite cependant que, sur un item donné, tous les sujets procèdent de manière comparable.
4L’objectif de ce chapitre est de montrer comment l’utilisation d’analyses en classe latente permet de mettre au jour l’existence de fonctionnements stratégiques différents dans l’épreuve du carré latin.
Méthode
Participants
5Soixante et un enfants âgés de 8 à 11 ans, également répartis en nombre de filles (51 %) et de garçons (49 %) ont participé à notre expérience. L’âge moyen de notre échantillon est de 9 ans 4 mois (ET = 15 mois).
Matériel
6Les items de la tâche du carré latin sont constitués de matrices 4 x 4 dans lesquelles apparaissent des formes géométriques. La tâche des participants est de trouver la forme contenue dans une cellule particulière d’une matrice partiellement remplie, sachant qu’une forme ne peut apparaître qu’une seule fois dans une ligne et une colonne. La complexité relationnelle d’un item est définie par le nombre de lignes et de colonnes qu’il faut considérer pour trouver la réponse. Par exemple, dans un item ternaire (Figure 1), il faut considérer simultanément les contenus d’une ligne et d’une colonne pour envisager les contraintes qu’ils exercent sur le contenu d’une cellule cible (soit trois variables à prendre en compte). Sur la Figure 1, nous distinguons deux types d’items ternaires selon que le point d’interrogation se trouve ou non à l’intersection de la ligne et de la colonne informatives. Nous avons nommé respectivement ces items ternaires sécants et non sécants.
7Chaque participant s’est vu proposé, en passation individuelle, un ensemble de 24 items (6 binaires, 6 ternaires sécants, 6 ternaires non sécants et 6 quaternaires). Tous les items ont été créés sur la base d’une matrice 4 x 4, mais pour réduire le nombre de cellules non informatives et pour éviter les erreurs de lecture des items, nous n’avons gardé que trois lignes et colonnes pour l’ensemble des items, y compris pour les items qui peuvent être résolus par le traitement d’une seule ligne / colonne. Nous avons contrôlé la place de la cellule cible et le nombre de cellules remplies. Enfin, la cellule cible était matérialisée par un point d’interrogation et surlignée en jaune. La Figure 1 présente un exemple pour chacune des quatre catégories d’items utilisées.
Procédure
8L’épreuve était présentée dans un format informatisé à l’aide du programme « E-prime ». Le test commençait par une phase de familiarisation présentant un item de chaque catégorie. Les participants étaient encouragés à faire de leur mieux et à répondre le plus précisément possible. La consigne était la suivante : « Tu vas devoir trouver la forme qu’il faudrait mettre à la place du point d’interrogation en respectant la règle selon laquelle chaque forme n’apparaît qu’une seule fois dans chaque ligne et chaque colonne. Tu dois choisir la forme manquante parmi ces quatre possibilités (on montre en disant cela la liste des réponses possibles). Attention ! Il n’y a qu’une seule bonne réponse ».
Résultats
Analyse de la difficulté des items
9D’après la théorie, la probabilité de bonne réponse à un item dépend de son niveau de complexité relationnelle. La Figure 2 présente les fréquences de bonnes réponses par item. On y constate que le patron n’est pas celui attendu. Les items ternaires sécants ne se distinguent pas clairement des items binaires. Les items ternaires sécants et non sécants sont théoriquement de même niveau de complexité, pourtant ils ne présentent pas la même fréquence de réussite. Les items ternaires non sécants ne se distinguent pas non plus clairement des items quaternaires.
10Une série de modèles linéaires généralisés à effets mixtes (distribution binomiale, lien logit, librairie lme4 du logiciel R, Bates & Sarkar, 2009) ont été ajustés aux données avec trois structures de contraintes sur la difficulté des items. Le premier modèle (M1) stipule que chaque niveau théorique (binaire a, ternaires b-c, quaternaire d) présente un niveau de difficulté particulier. Le deuxième modèle (M2) autorise quatre niveaux de difficulté (binaire a, ternaire sécant b, ternaire non sécant c, quaternaire d). Le troisième modèle (M3) propose de regrouper les items binaires et ternaires sécants (a-b) d’une part et les items ternaires non sécants et quaternaires (c-d) d’autre part. C’est ce denier modèle qui présente les meilleurs AIC (1295) et BIC (1311) validant ainsi l’analyse descriptive de la Figure 2. Il apparaît que l’analyse théorique de la tâche proposée par Birney et al. (2006) ne permette pas de rendre compte de nos résultats et que la distinction entre ternaires sécants et non sécants doive être prise en compte.
Analyse de la structure des différences individuelles
11La deuxième partie de l’analyse des résultats porte sur la structure des différences interindividuelles. Dans l’hypothèse de fonctionnements stratégiques différents, on s’attend à l’existence de différences qualitatives contrastant des groupes d’enfants en fonction des stratégies utilisées. L’utilisation de modèle de mélange de GLM permet de tester cette hypothèse (librairies FlexMix ou npmlreg de R, Grün & Leisch, 2007) en proposant une structure des différences interindividuelles d’aptitude sous forme de classes latentes. Trois modèles supplémentaires ont été ajustés en faisant varier le nombre de classes latentes (2, 3 ou 4). Le modèle le plus satisfaisant est un modèle en trois classes (M5 : AIC = 1209, BIC = 1240) ; il se révèle bien meilleur que les modèles reposant sur des différences interindividuelles d’aptitude normalement distribuées.
12La Figure 3 présente les profils des trois groupes d’enfants identifiés par le modèle M5. La classe 1 contient 32 enfants qui réussissent les items binaires et les items ternaires sécants mais échouent aux items ternaires non sécants et quaternaires. La classe 2 contient 29 enfants qui réussissent tous les types d’items. Enfin la classe 3 est constituée d’un petit groupe d’enfants qui rencontrent des difficultés uniquement pour les items ternaires non sécants. Les profils des classes 1 et 2 confirment la distinction entre items binaires et ternaires sécants d’une part et ternaires sécants et quaternaires d’autre part. Une analyse en termes de fonctionnement stratégique de ces résultats est proposée en discussion.
Discussion
13Cette recherche permet d’illustrer l’intérêt des analyses en classe latente pour étudier l’existence de fonctionnements qualitativement différents. Le patron de résultats obtenu par analyse en classe latente tend à confirmer l’hypothèse de stratégies différentes. Les enfants de la classe 1 mobiliseraient préférentiellement la stratégie centrée sur la forme et les enfants de la classe 2 disposeraient des deux stratégies. Les enfants de la classe 3 ont un profil particulier. Ils réussissent les items quaternaires, ce qui laisse supposer qu’ils disposent de la stratégie centrée sur la forme, pourtant ils échouent sur les items ternaires non sécants. Ce résultat pourrait s’expliquer par une affordance plus forte de la stratégie centrée sur la forme pour les items quaternaires. La répétition de la figure pertinente pourrait en effet pousser les enfants de la classe 3, chez qui la stratégie centrée sur la forme est présente mais encore peu évocable, à l’utiliser spécifiquement pour les items quaternaires.
Bibliographie
Bibliographie
Bates, D., & Sarkar, D. (2009). lme4 : Linear mixed-effects models using S4 classes. Retrieved from http://CRAN.R-project.org/.
Birney, D.P., Halford, G.S., & Andrews, G. (2006). Measuring the influence of complexity on relational reasoning : The development of the Latin Square Task. Educational and Psychological Measurement, 66, 146-171.
Grün, B., & Leisch, F. (2007). Fitting finite mixtures of generalized linear regressions in R. Computational Statistics & Data Analysis, 51 (11), 5247-5252.
Halford, G.S., Wilson, W.H., & Phillips, S. (1998). Processing capacity defined by relational complexity : Implications for comparative, developmental, and cognitive psychology. Behavioral and Brain Sciences, 21, 803-865.
Lee, N.Y., Goodwin, G.P., & Johnson-Laird, P.N. (2008). The psychological puzzle of Sudoku. Thinking & Reasoning, 14, 342-364.
Oberauer, K., Süb, H.-M., Wilhelm, O., & Wittmann, W.W. (2008). Which working memory functions predict intelligence ? Intelligence, 36, 641-652.
Perret, P., Bailleux, C., & Dauvier, B. (in press). The influence of relational complexity and strategy selection on children’s reasoning in the Latin Square Task. Cognitive Development.
Auteurs
Christine.Bailleux@univ-amu.fr
Centre PsyCLé, EA3273, Aix Marseille université, France.
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