Du narré au joué : le motif du faux confesseur
p. 47-61
Texte intégral
1Dans le tableau qui clôt ses Études sur l'ancienne farce française1, H. Lewicka recense 171 pièces qu'elle considère comme des farces. Même si ce total est, selon nous, à réduire d'une vingtaine de pièces, dialogues techniques sans action (Gautier et Martin, Mallepaye et Bai1levent ...) ou pièces dont on peut valablement discuter l'appartenance au genre de la farce (Les Malcontentes, L'Ordre de mariage et de prêtrise, Le Fauconnier de ville...), il n'en reste pas moins que le corpus actuellement connu des farces comprend environ 150 pièces qui peuvent, mutatis mutandis, se répartir entre deux grands groupes d'inégale importance : les farces de création et les farces d'adaptation.
2Le premier groupe, qui comprend un peu plus des deux tiers des pièces, rassemble des textes qui, excepté les éclairs de génie que furent Pathelin et le Pâté et la tarte et quelques causes grasses, peuvent se répartir entre trois grandes catégories déterminées par leur mode d'élaboration : les scènes de dispute (disputes conjugales, disputes entre femmes, disputes de place publique), les farces de types (franc-archer, amoureux... Le type est préexistant ; il intègre l'intrigue qui lui est incidente), les farces sur le langage (fausses compréhension du langage avec le niais, le benêt envoyé aux écoles, le badin ; jeu sur le double sens érotique du verbe ; mise en action de proverbes ou illustration scénique de structures figées de la langue ou de la pensée ; animation de débats plaisants : ce que B.C. Bowen appelle un théâtre du cliché). Ces trois catégories ont en commun que l'intrigue est une conséquence de la donnée initiale et non cette donnée.
3Quant au second groupe dont l'importance est loin d'être négligeable puisqu'il comprend presque le tiers des pièces, il rassemble des textes pour lesquels l'intrigue constitue la donnée initiale, intrigue qui est le plus souvent empruntée au genre narratif et adaptée.
4C'est dire l'importance des techniques d'adaptation dans la création dramatique, techniques que l'étude exhaustive des pièces de ce groupe - qui reste à faire- nous permettrait sans doute de mieux cerner ; ainsi, nous ‘serions mieux à même de saisir la spécificité du joué par rapport au narré. Nous tenterons donc une première approche de ces problèmes à travers l'étude du motif du faux confesseur qui apparaît dans le fabliau du chevalier qui fist sa femme confesse, la 78ème des Cent Nouvelles nouvelles, la 5ème nouvelle de la septième journée du Décaméron, la farce du badin, la femme, la chambrière (A.T.F.), la farce de celuy qui se confesse a sa voysine (Rec. Cohen) et la farce du pourpoint retrechy (Rec. Cohen).
5La première version du motif nous est rapportée dans les 286 vers du fabliau :
Une femme, que tout le monde s'accorde à penser vertueuse, tombe malade à la suite de couches ; craignant de ne pas s'en remettre, elle demande à son mari d'aller chercher un moine pour la confesser. Le mari accepte et part (1-36). Mais, chemin faisant, notre chevalier se dit qu'après tout il pourrait bien remplacer le moine pour voir si sa femme mérite bien sa renommée. Le moine consent à un échange de vêtements et le chevalier revient chez lui (37-84) où en s'entourant de multiples précautions, il se présente comme le confesseur attendu (85-122). La malade s'accuse alors d'avoir maintes fois commis l'adultère avec ses valets et d'avoir eu pendant cinq ans des rapports incestueux avec son neveu ce qu'elle ne justifie que par la nature profonde de la femme qui est foncièrement lubrique et par suite toujours insatisfaite ; elle s'accuse aussi d'avoir abusé son époux et de l'avoir dominé. Le faux confesseur ne peut que donner une pénitence à la pécheresse avant de retourner chercher ses propres vêtements (123-216). Mais, quand il revient chez lui, il est bien décidé à se venger et lorsque sa femme se montre un peu trop autoritaire, il lui déclare qu'une femme aussi bordeliere qu'elle ne devrait pas être aussi fière (217-247). La dame surprise comprend sur le champ que c'est son mari qui l'a confessée et elle se rattrape en l'insultant, en lui déclarant qu'elle l'avait reconnu au parler et en ajoutant que tout ce qu'elle a dit alors était voulu et qu'elle regrette même de ne pas en avoir dit plus pour le punir de son hypocrisie (248-281). Et l'époux, berné une fois de plus, s'incline (282-286).
6La première impression qui se dégage à la lecture du texte c'est qu'il ne s'agit pas là d'un conte à rire mais plutôt d'une sorte d'exemplum. L'importance relative accordée à chacun des temps obligés du motif (avant la confession : 1/4 du texte ; la confession : moitié du texte ; après la confession : 1/4 du texte) ainsi que le fait que le dernier temps soit en continuité logique avec le tout que forment les deux premiers dont il est la conséquence et l'illustration, tendent à le prouver. Il s'agit là d'un texte didactique qui veut démontrer la malignité et la perversité foncières de la femme ("tele est blasmee qui vaut moult miex que la loée"). Cette intention implique le plan du texte (le déséquilibre entre le premier temps et le second) et le choix de l'intrigue : il s'agit de révéler le mensonge et la vérité, l'opposition entre le paraître et l'être profond de la femme. Même une femme proisie qui apparemment vit en bonne entente avec un mari qu'elle respecte et vénère, comme c'est ici le cas, est en fait un être foncièrement dépravé d'une lubricité telle que non seulement elle se donne à ses valets mais est encore capable de rapports incestueux et d'un orgueil qui la conduit à régenter hypocritement son époux. Or cette vérité profonde, seule la confession peut la faire apparaître : de là le recours au motif qui nous préoccupe et qui n'est donc pas le sujet du texte mais le moyen de parvenir à une conclusion irréfutable.
7Cette volonté de didactisme implique deux attitudes de l'auteur. La première, c'est un effort pour assurer la crédibilité de son récit, donc sa vraisemblance, c'est-à-dire un enchaînement des causalités qui soit conforme à ce que conventionnellement on admet pour réel. De là l'accumulation des notations explicatives ou justificatives : la dame demande elle-même à se confesser parce qu'elle se croit mourante, double précision qui garantit la véracité de la confession ; c'est le hasard seul qui, à la suite d'une réflexion, amène le mari à usurper le rôle du prêtre (il n'y a pas bon tour mais simple curiosité non motivée) ; et l'auteur accumule les raisons qui empêchent la dame de reconnaître son époux : le faux confesseur "bien s'enbroncha ou chaperon", et "sa parole entrechanjoit", "la maison ert auques obscure" et la dame elle-même n'avait plus tous ses esprits - "trestout en autre siecle fu" - et elle était seule dans la chambre : autant de circonstances qui garantissent la véracité de la confession.
8La seconde attitude, c'est la tendance à la généralisation : la dame essaie d'alléger ses responsabilités en alléguant que ses fautes sont imputables à la nature même de toutes les femmes dont elle s'affirme solidaire par l'emploi du nous. C'est leur nature qui pousse les femmes à être d'éternelles inassouvies (151-152 et 159-160) et c'est l'incompréhension des maris - qui, si elles s'en ouvraient à eux, les traiteraient de putains (153-157) - qui les contraint à être hypocrites ; c'est aussi leur nature - et leur coutume - que de vouloir régenter leur maison et leur mari (203-206).
9Mais la confession faite, on pourrait penser que l'auteur a terminé sa démonstration : dès lors pourquoi le dernier quart du texte ? Dans la mesure où le faux confesseur était le mari (astuce qui permettait au conteur de rompre de manière crédible le secret de la nécessaire confession) une conclusion s'imposait pour montrer les réactions du mari et l'issue de ce qui avait été, même sans préméditation, une tromperie. Mais plus profondément, ce dernier temps illustre par l'exemple ce qu'a démontré la confession, la duplicité féminine. Là encore le souci de vraisemblance dont témoigne l'auteur - qui ne songe nullement à s'en sortir par un trait d'esprit - incite à chercher une intention didactique : un certain temps s'écoule entre la confession et son dénouement ; avec la guérison la femme a recouvré toute sa lucidité. Aussi lorsque son mari laisse échapper sa rancœur, en comprend-elle en un éclair la cause et imagine-t-elle ce qui a dû se passer. Sa réaction immédiate est psychologiquement vraisemblable : elle oppose à la colère une colère feinte plus grande en insultant le pauvre mari dont elle prétend avoir connu l'imposture et en déclarant que ses propos, encore trop bénins, n'avaient été proférés que pour le punir de sa déloyauté. Et le malheureux, qui était pourtant déjà averti de sa duplicité - et là s'explique la nécessité de l'usurpation d'identité du prêtre par le mari lui-même - est de nouveau abusé, ce qui démontre par l'exemple ce qu'exposait déjà la confession : la femme est un être démoniaque capable d'abuser même le mari le plus averti, conclusion pessimiste et misogyne s'il en est !
10Ainsi dans ce premier texte, le motif du faux confesseur - ou plutôt de la confession extorquée - n'est-il qu'un moyen utilisé pour dévoiler au grand jour la véritable nature de la femme ; il est subordonné à l'intention didactique de l'auteur et joue un rôle dans son argumentation.
11Il en va tout autrement avec la 78ème des C.N.N. : la duplicité féminine y devient un art de se tirer d'un mauvais pas, déplacement de centre d'intérêt qui suffit à tirer la nouvelle vers le seul rire :
Un gentilhomme part en Terre Sainte où il devient chevalier. Pendant ce temps, sa femme le trompe avec trois voisins (un écuyer, un chevalier, un prêtre) dont elle reçoit vaisselle, meubles et bijoux. Lorsque le gentilhomme revient, il s'étonne de voir son hôtel aussi bien garni et devine la provenance de ce luxe mais sa femme se défend en le taxant d'ingratitude. Pour en avoir le cœur net, il décide de la confesser et obtient du curé qu'il lui prête une soutane et lui envoie la pénitente. Sa femme ne le reconnaît pas et lui confesse ses liaisons avec l'écuyer, le chevalier et le prêtre... ce qu'il ne peut supporter. Il quitte alors sa soutane et injurie son épouse qui se ressaisit sur le champ et lui déclare qu'elle l'avait reconnu et l'a fait marcher car l'écuyer c'était lui avant son départ, le chevalier lui à son retour, et le prêtre, lui à l'instant présent. Le mari berné se confond alors en excuses et sa femme, magnanime, lui pardonne !
12Ici, nous sommes loin de l'intention moralisante et didactique du fabliau ; l'auteur ne veut pas démontrer que la duplicité et la perversité sont inhérentes à la nature féminine : le fait est admis puisque d'entrée de jeu, la femme se signale par sa lubricité intéressée - et notoire. L'intérêt réside donc non pas tant dans la confession maintenant conçue comme un piège prémédité que dans la manière dont la pécheresse se sort du piège en retournant la situation par son astuce. On s'oriente vers la recherche d'une échappatoire spirituelle et l'ensemble du récit - et des éléments qui le composent - est conçu en fonction de cette fin.
13L'échappatoire spirituelle consiste pour la femme à créer un quiproquo en donnant une autre interprétation, rendue possible par l'ambiguïté de la situation, de l'aveu qui lui a été arraché sous le sceau de la confession, à dire que le prêtre à qui elle reconnaît s'être donnée n'est autre que son mari... déguisé. De là la nécessité pour le conteur de prévenir l'auditeur dès le début du récit que la dame a eu un prêtre pour amant. D'autre part, pour valoriser la ruse féminine, il faut que la confession soit un piège tendu par un mari jaloux et qui, donc, a des raisons de l'être, raisons qui sont ici l'étalage des biens amasses par sa femme pendant son absence et dont la première partie du texte explicite la provenance conformément au thème bien connu du folklore que développe la Farce de Colin qui loue et despite Dieu en un instant. Sur le plan fonctionnel, d'ailleurs, cette première partie est l'équivalent de la confession : les biens amassés dénoncent autant que la vérité confessée - ce qui souligne encore plus la naïveté du mari berné devenu ici un trompeur trompé. Ici apparait en filigrane l'une des caractéristiques de la nouvelle : le mépris de la vaisemblance car le piège de la fausse confession n'était pas indispensable au mari pour s'assurer de son infortune.
14Mais plus encore que cette élaboration régressive, ce qui souligne le déplacement de centre d'intérêt vers le jeu d'esprit c'est ici la triplication de la faute (trois amants) et donc des aveux, triplication qui rend plus subtile la pirouette finale2.
15On note enfin une recherche de concentration et de dramatisation qui rend l'ensemble plus piquant ainsi que l'implique le genre : l'adjuvant passif qu'est le véritable prêtre voit ici son rôle réduit au strict nécessaire ; mais surtout le mari dont le conteur souligne la fureur croissante après chaque aveu, se dévoile dès la fin de la confession ce qui crée une tension dramatique qui valorise le sang-froid de l'épouse... et la bêtise du trompeur - même en dépit de la crédibilité. Toutes les données du récit - y compris celles qui concernent les personnages - sont réduites au strict nécessaire en fonction d'une action qui doit conduire au trait d'esprit final.
16Du fabliau à la nouvelle le motif du faux confesseur est passé du registre didactique au registre comique ; de moyen, il est devenu une fin. Nais il est encore exploité en fonction du jeu verbal qu'il permet et qui prime sur le thème du trompeur trompé qu'il illustre : ce n'est pas tant le fait que le mari soit trompé qui fait rire que la manière dont il l'est. Le verbe prédomine sur le geste.
17Avec la nouvelle du Décaméron un nouveau pas est franchi : le motif du faux confesseur devient source d'une intrigue comique3 :
Un marchand jaloux cloître sa femme qui pour se venger, aguiche un galant par une fissure du mur de sa chambre qui jouxte la maison voisine. La veille de Noël, elle demande à son mari la permission d'aller se confesser car elle pèche comme tout le monde et ne peut s'en ouvrir à lui qui n'est pas le prêtre. Le jaloux accepte la requête mais obtient du curé de le remplacer dans le confessionnal. Le jour venu, la dame qui a reconnu le faux confesseur, lui déclare qu'elle aime un prêtre qui vient la retrouver chaque nuit après avoir endormi son mari par magie. Le jaloux qui se contient à grand peine, lui promet de prier pour que cesse son tourment et de lui envoyer régulièrement son clerc pour connaître les effets du remède. De retour chez lui, il prévient sa femme qu'il va s'absenter et passe la nuit à faire le guet près de la porte... ce qui permet à la rusée de faire venir son amant par le toit. Le lendemain, le jaloux envoie le clerc demander à la dame si l'homme qu'elle sait est venu ; elle répond par la négative et demande au "prêtre" de continuer à prier pour elle. La même situation se reproduit jusqu'au jour où le jaloux, lassé, demande à sa femme qui est le fameux prêtre. Celle-ci lui répond alors en se moquant qu'elle l'a bien trompé car le prêtre c'était lui : n'était-il pas déguisé en prêtre pour la confesser et n'ouvre-t-il pas les portes à son gré pour la rejoindre et n'était-il pas absent le jour où il lui a envoyé le clerc ? Le jaloux comprend qu'il a été berné et s'incline et la dame peut poursuivre sa liaison coupable.
18L'originalité de cette nouvelle consiste à transformer la confession extorquée en fausse confession, à faire de la confession un moyen utilisé par une jeune femme pour tromper la vigilance d'un mari jaloux. Comme dans le texte précédent le mari est bien victime du piège qu'il tend (la jalousie est toujours punie) mais c'est la femme elle-même qui lui en a donné l'idée. L'utilisation du motif est donc différente quant à son esprit de celle qu'en fait la nouvelle, même si son déroulement est structurellement conforme et cela parce que le conteur a eu l'idée de donner l'initiative au confessé ce qui permet un bon tour au "second degré" qui, par définition, est une intrigue. La confession n'est plus le sujet premier (l'aveu, prémédité, n'a plus rien à voir avec la faute réelle qu'il précède) mais un simple élément d'un conte à triangle qui fait apparaître un nouveau personnage que le motif n'impliquait pas - et qui souligne le déplacement du centre d'intérêt - : l'amant. On rit non de la manière dont une femme rattrape une confession malheureuse mais de l'usage qu'elle en fait. C'est là privilégier l'action, ce qui se marque par un approfondissement des portraits des personnages et un appel au comique de complicité. C'est là d'ailleurs une caractéristique des nouvelles du Décaméron qui, plus dramatiques que les C.N.N., reposent plus sur le comique de situation et d'intrigue qur sur le comique verbal et sont ainsi plus proches du théâtre.
19Le motif du faux confesseur, qui permettait des situations comiques autant qu'un comique verbal et qui, de plus, était fondé sur un comique gestuel de travestissement semblait tout indiqué pour entrer dans la farce. Nais pouvait-il à lui seul donner matière à une pièce entière ?
20La première pièce qui l'utilise est la farce du badin, la femme, la chambrière que l'on s'accorde à dater des environs de 1520 et dont il nous reste un texte très altéré :
Sc. 1 : la femme se plaint à sa chambrière des mauvais traitements que lui a fait subir son mari Fouquet qui est alité, malade, et elle l'envoie en cachette chercher Messire Maurice auquel elle est liée.
Sc. 2 : La chambrière révèle tout à Fouquet qui décide de prendre la place de Messire Maurice.
Sc. 3 : Fouquet arrive donc déguisé en prêtre et se met à lutiner sa femme qui lui rappelle les bons moments qu'ils ont passés ensemble et dont le faux prêtre déclare ne pas se souvenir. Après son départ, la dame décide de se déguiser en religieuse pour confesser son époux mourant (sic !).
Sc. 4 : Lorsqu'elle arrive près de Fouquet, celui-ci feint de délirer et demande à se confesser à Messire Maurice. La fausse religieuse lui ordonne de s'adresser à Dieu mais le finaud ajoute, après les formules rituelles, "et a la femme à Messire Maurice". La femme qui le croit en plein délire le quitte et Fouquet, avec un clin d'œil au spectateur déclare : "il n'est finesse que d'une femme".
21A la lecture cette pièce semble le constat d'un échec - et elle souligne les difficultés d'adaptation du motif à la scène. Quelles peuvent en être les causes ?
22Tout d'abord, le facteur, en homme de théâtre, semble n'avoir été sensible qu'au comique gestuel de travestissement qu'il pouvait tirer du motif et qu'il accentue en le redoublant. Dans le premier temps de la pièce, il n'utilise que le travestissement sans confession. Il est vrai que les confidences spontanées de la dame qui ne condamne pas les privautés que se permet le faux prêtre, en tiennent lieu. Mais, contrairement à la structure du motif, le faux Maurice part sans confondre son épouse et sans l'amener à se disculper. Manque qui est comblé par une inversion de la situation puisque la femme se déguise à son tour pour confesser un mari averti et qui ne s'en laisse pas compter. Faut-il voir là une influence du Décaméron car c'est en fait à l'instigation du mari que la femme se déguise ou une tentative du facteur pour utiliser les deux possibilités du motif : confessé inconscient et confessé conscient ? La structure fonctionnelle est semblable à celle de la nouvelle mais l'absence de motivation réduit l'intrigue à un jeu purement gestuel qui rend impossible le dénouement conventionnellement attendu.
23Les difficultés qui conduisent le facteur à réduire l'intrigue à un simple retournement en réduplication peuvent s'expliquer en partie par la nature même du théâtre : alors que, dans la nouvelle du Décaméron, trois lieux différents au moins sont nécessaires pour assurer le fonctionnement et la crédibilité de l'intrigue (et le conteur bénéficie du secours de l'imagination de l'auditeur), le facteur ne dispose que d'un lieu unique, la scène, et il n'a pas su compenser la dénégation du réel qu'elle implique (il n'a pas su intégrer le personnage de liaison qu'elle rendait nécessaire). Mais la cause principale de l'échec tient sans doute ici à cette habitude de la création dramatique de subordonner l'intrigue au personnage, à l'emploi : donner le seul rôle masculin, celui du mari, au badin - si cela peut se justifier par l'aspect gestuel du motif - est ici un non-sens car le badin ne pouvait en aucun cas être un personnage berné comme l'est le mari qui usurpe l'identité du prêtre. Cette contradiction se ressent bien dans le dénouement très ambigu de la pièce qui n'est en fait rien d'autre qu'une parade fondée sur le seul comique gestuel.
24Néanmoins, même si elle est de peu d'intérêt, cette première pièce apporte deux idées nouvelles (l'identité du confesseur est usurpée par la femme ; le confessé peut échapper à la confession dont il se doute qu'elle est un piège, en feignant le délire) qui vont être exploitées par la farce de celuy qui se confesse à sa voysine, que nous daterions des environs de 1530 :
Sc. 1 : Le mari chante une chanson : "Maugré jalousie, je vous serviray ma dame et m'amye tant que je vivray" ce qui provoque la jalousie et la colère de sa femme qui prend la chanson au pied de la lettre. S'ensuit une dispute ponctuée de coups qui précède le départ du mari.
Sc. 2 : La femme demande alors conseil à sa voisine qui lui suggère de faire croire à son mari qu'il est malade et doit se confesser ; elle-même jouera le rôle du confesseur.
Sc. 3 : La femme met ces conseils en application mais le mari lui rétorque que s'il meurt, c'est surtout de faim ! Finalement, par lassitude, il cède à son épouse...
Sc. 4 : ...qui court chercher la voisine. Celle ci se déguise et lui emboîte le pas.
Sc. 5 : La femme annonce alors au mari la venue du curé mais celui-ci feint d'abord de vouloir manger puis déclare qu'il ne sait comment se confesser. Le faux curé lui demande alors de répéter après lui les termes consacrés mais le mari applique au pied de la lettre la recommandation et répète le moindre mot que prononce le faux prêtre lequel excédé, est sur le point de renoncer ; mais il se ressaisit et poursuit, ce qui provoque un soupir d'agacement et de lassitude du mari (v. 413-414) qui le prouve conscient d'avoir à faire à un faux confesseur sans toutefois l'avoir reconnu. Aussi, soit pour se venger, soit tout simplement pour en finir, le mari reconnait-i1 avoir pour maîtresse la première femme qui lui vient à l'esprit : la fille de sa voisine ! On se doute de l'effet de cet aveu sur le faux confesseur qui abandonne son pénitent pour venir s'en plaindre à l'épouse.
Sc. 6 : Les deux femmes qui se sentent bafouées chacune plus que l'autre décident de punir le malheureux pénitent.
Sc. 7 : Le faux confesseur reproche au mari d'avoir mal agi en rompant ainsi son mariage - ce dont il se moque par un "ou sont les pièces ?" - et lui ordonne en pénitence de se dénuder pour demander pardon à son épouse qui arrive derrière lui avec des verges. Le mari se prête de bonne grâce au jeu... pour recevoir, à sa grande stupeur, une bonne raclée qu'il accepte quand il reconnaît dans le faux confesseur la mère de sa prétendue maîtresse !
25Cette farce, à l'inverse de la précédente, est sans conteste un petit chef d'œuvre et elle fixe définitivement la structure dramatique du motif.
26Dans le narré, le rire repose sur la distanciation ; au théâtre, il naît de l'adhésion conventionnelle momentanée, du spectateur. Pour la susciter, le dramaturge doit atténuer la dénégation que constitue à elle seule la présence d'une scène par la recherche d'une vraisemblance conventionnelle qui repose sur la crédibilité de l'enchaînement des causalités, crédibilité rendue d'autant plus nécessaire par la concentration spatiale et temporelle qui est une des obligations propres à la scène. Ici le déroulement de l'intrigue repose entièrement sur les réactions psychologiques des personnages : un fait bénin, une chanson déclenche la jalousie de l'épouse ce qui lui vaut des coups qui attisent sa curiosité ; cette curiosité l'amène à avoir recours à un adjuvant. Le plan proposé paraît invraisemblable car le mari, en bonne santé, n'a aucune envie de se confesser : ce ne sont donc pas les arguments et le jeu de sa femme qui vont le convaincre, mais la lassitude qui le fait céder et consentir à ce qu'il suppose être un piège (ce qui justifie une confession à domicile scéniquementobligée). Aussi feint- i1 la niaiserie pour se débarrasser d'un confesseur qu'il suppose être un imposteur sans l'avoir reconnu. Cette tentative échouant, soit pour se venger, soit par lassitude pour faire cesser une mascarade dont il soupçonne sa femme d'être l'instigatrice et qui l'ennuie, il avoue avoir pour maîtresse la première femme qui lui passe par la tête. On connaît la suite.
27Cette nécessité de rechercher un enchaînement vraisemblable amène une modification des données initiales du motif : le faux confesseur qui ne doit pas être reconnu ne peut être qu'un adjuvant extérieur. S'il n'est pas reconnu, les circonstances impliquent au moins qu'il soit senti comme un imposteur. Mais on peut aussi penser que, plus profondément, les transformations de la structure initiale sont liées à la nature et aux obligations du joué. En effet, pour qu'il y ait une véritable action dramatique (les péripéties qui la composent reposant principalement sur un effet de cascade visuel) il est nécessaire de mettre en scène au moins trois personnages donc d'intégrer le traditionnel personnage de liaison qui devient non seulement un simple adjuvant mais reçoit un rôle à part entière, celui du faux confesseur puni. Et l'intégration est d'autant mieux réussie ici qu'elle utilise un trio traditionnel de la farce : mari-femme-voisine.
28D'autre part l'auteur a su plier le motif aux exigences ou plutôt aux habitudes d'une élaboration dramatique à partir de l'emploi : confier le seul rôle masculin, celui du mari au badin (qui se caractérise par une naïveté feinte qu'utilise ici le mari pour se débarrasser du faux confesseur) c'est se contraindre à le modifier car le badin est un être conscient qui ne peut tomber dans un piège que par mégarde. De plus, le badin ne peut être jaloux : de là la nécessité de faire de lui le confessé et d'inverser les rôles de la structure originelle. Le badin - emploi clef du théâtre comique - ne peut être qu'un confessé conscient. Rappelons encore que ce mode d'élaboration dramatique conduit l'auteur à soigner la crédibilité de ses personnages donc à les douer d'une certaine psychologie qui importe peu au narré.
29Enfin du comique de mot d'esprit qui était la finalité de l'utilisation du motif dans la nouvelle, on ne retient que la fonction : le retournement. Or le retournement est toujours illustré au théâtre par le thème du trompeur trompé qui, ici est habilement redoublé : la fausse confession se retourne contre le faux confesseur (et par suite contre son instigateur) mais aussi contre le confessé. Peut-être est-ce dû à la préférence marquée du théâtre pour le geste comique et plus particulièrement pour le coup (le mari qui donne des coups à sa femme en reçoit au dénouement). En tranchant en faveur du coup, le facteur qui a à choisir entre le trait d'esprit et le coup conclusifs, a vraisemblablement présent à l'esprit que si le trait d'esprit est une échappatoire qui marque le succès d'un retournement, le coup signifie l'échec d'un retournement, donc le retournement du retournement, structure beaucoup plus dramatique.
30Peu à peu la structure narrative s'est donc transformée en structure dramatique qui a ses caractéristiques propres : le faux confesseur est un adjuvant extérieur aux protagonistes, (fait qui préserve l'effet de surprise) ; la confession se retourne contre le faux confesseur (intrusion du hasard qui préserve la crédibilité et permet un véritable coup de htéâtre) et, par ricochet contre le confessé. L'intégration du motif au thème plus général du trompeur trompé est ainsi plus profonde, et l'adaptation facilitée. Et paradoxalement l'intérêt revient à la fausse confession elle-même plus qu'à ses suites qui étaient le sujet principal de la nouvelle.
31C'est sous cette forme que le motif va être intégré à d'autres situations ; il devient une structure de « bon tour » comme dans la farce du pourpoint retrechy :
Sc. 1 : Deux joyeux drilles, Richard et Gautier se retrouvent au lendemain d'une beuverie et décident d'aller rendre visite à leur compagnon Tierry qui cuve toujours, pour lui jouer un bon tour. Ils passent en revue les bons tours possibles puis s'accordent à lui rétrécir son pourpoint pour lui faire croire qu'il est enflé et malade afin de lui extorquer de l'argent en se faisant passer pour médecins4.
Sc. 2 : Tout en rétrécissant le pourpoint, ils décident de corser le bon tour en faisant croire à l'ivrogne que ses compagnons de beuverie sont morts et que lui-même est en danger.
Sc. 3 : Le bon tour se déroule comme prévu et Tierry se croit à l'article de la mort ; il demande à se confesser.
Sc. 4 : Sous prétexte d'aller chercher un médecin et un prêtre, Richard et Gautier sortent et mettent au point la suite du bon tour : Gautier se déguisera en prêtre et Richard se cachera pour assister à la confession.
Sc. 5 : Et Tierry avoue au faux confesseur qu'il ne reconnaît pas avoir, une nuit, rossé à mort Richard dont il était jaloux et avoir eu depuis cinq ans la femme de Gautier pour maîtresse !
Sc. 6 : Stupeur du faux confesseur et de son complice qui, pour se venger, décident de rouler Tierry dans un drap et de le jeter dans un fossé plein d'eau pour le noyer.
32Ici le motif, réduit à sa structure essentielle, s'est figé en devenant un tiroir dramatique utilisable en dehors de son contexte primitif qui était conjugal. Le personnage qui était à la source de son emploi, la femme, n'y apparaît même plus si ce n'est de manière allusive au niveau de l'aveu. Mais la femme n'est plus impliquée en tant que telle. On pourrait justifier ce fait par l'évolution des mentalités mais la véritable raison en est sans doute la "dramatisation" du motif : peu importe la nature de l'aveu de Tierry, ce qui compte c'est de faire en sorte que la confession se retourne contre le faux confesseur provoquant ainsi un coup de théâtre. Cette volonté est ici bien marquée par une préparation habile qui crée un "suspens" : la fausse confession dont Tierry lui-même fait naître l'idée n'apparaît qu'après l'évocation de sept bons tours.
33Ainsi non seulement les différents traitements d'un même motif permettent-ils de caractériser le genre qui l'emploie, mais, chose plus intéressante pour notre propos, ils dévoilent un des aspects de la technique d'adaptation à la scène du narré qui consiste en une sorte d'évidement notionnel puisqu'on ne retient du motif que la forme, la structure qui devient une situation-tiroir. Il est vrai que cette métamorphose résulte des obligations inhérentes au genre et des habitudes d'élaboration. Mais ces "habitudes" sont le reflet d'une structure de pensée dramatique dont de telles études permettent peut-être de mieux saisir la spécificité.
Notes de bas de page
1 Klincsieck, Paris, 1974, p. 136 et suiv.
2 L'énoncé des trois amants pique la curiosité du spectateur et maintient son intérêt jusqu'au dénouement. Mais de ce fait son attention est détournée des problèmes de vraisemblance. C'est là une des caractéristiques du fonctionnement de la nouvelle.
3 Ici le problème de l'antériorité ou de la postériorité de cette nouvelle à la 78ème des C.N.N. est à notre avis secondaire car l'utilisation différente du motif laisse à penser que, pour le moins, les deux nouvelles utilisent des sources différentes.
4 L'idée du pourpoint rétréci vient vraisemblablement des Facéties du Pogge (17ème facétie dans la traduction de Tardif).
Auteur
Université de perpignan
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Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003