Des roux et des couleurs...
p. 401-421
Texte intégral
1Cette étude a pour objet les couleurs dans les littératures animalières latine et française du Moyen Age en général, et dans la description des animaux en particulier. Elle portera principalement sur le Roman de Renart (RdR), mais le corpus auquel il sera fait allusion, comprend aussi d'autres textes importants dont les protagonistes sont des animaux. Sans prétendre à l'exhaustivité, nous croyons avoir pris en considération tout ce qui peut compter comme avant-texte plus ou moins immédiat du RdR.
2Le point de départ théorique de nos remarques nous est fourni par l'étude bien connue de Berlin et Kay1. Parmi les conclusions auxquelles arrivent les deux linguistes américains, deux sont d'un grand intérêt pour notre propos. Ils ont établi un schéma de onze couleurs principales, dont chacune ne peut, dans une langue donnée, être conceptualisée et nommée que si celles, qui la précèdent dans le schéma, le sont déjà elles-mêmes. Autrement dit, dans une langue qui a un terme pour le bleu, il y a aussi nécessairement un terme pour toutes les couleurs qui le précèdent2 :
3Les deux couleurs situées le plus à gauche, le blanc et le noir, ne manquent dans aucune culture. Avec le rouge, elles forment la base des systèmes chromatiques des civilisations traditionnelles3, ce que Dumézil a d'ailleurs relevé dans un article souvent cité4. Or nous allons voir que nos textes, où les couleurs n'abondent pas, connaissent tous le blanc et le noir et que le schéma tripartite blanc-rouge-noir est essentiellement celui de nos textes français du xiie siècle ; dans les textes plus tardifs figurent avec une fréquence relative non seulement les couleurs se trouvant à l'autre bout du schéma, mais aussi des couleurs absentes de celui-ci. - Autre remarque préliminaire : quand nous disons que le système chromatique de telle ou telle oeuvre se base sur les deux ou trois termes initiaux du schéma de Berlin et de Kay, cela ne veut pas dire que la langue dans laquelle ces oeuvres ont été écrites, n'en connaisse pas d'autres. L'ancien français est très riche en termes de couleur (pour s'en convaincre, il suffit de lire l'ouvrage d'André Ott5) et ils dépassent largement le schéma cité ci-dessus. Le système chromatique d'une oeuvre littéraire donnée est une chose ; celui dont dispose virtuellement la langue dans laquelle elle est écrite en est une autre.
4Notre étude se divisera en quatre parties : nous commencerons par la couleur des animaux figurant dans des oeuvres littéraires antérieures au RdR, nous passerons ensuite aux noms propres des épopées animales et au syntagme Renart le roux et nous terminerons par des considérations générales sur l'emploi des couleurs dans le RdR et dans un de ses épigones, à savoir Renart le Nouvel.
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5Les auteurs antiques des fables ainsi que leurs imitateurs médiévaux ne s'intéressent pas à l'aspect physique de leurs protagonistes. Esope et Phèdre ne se proposent pas de décrire les animaux, mais d'instruire les gens. Par contre, le Physiologus ainsi que les Bestiaires prêtent beaucoup d'attention aux détails physiques, mais seulement dans la mesure où ils ont un sens symbolique. Les couleurs y jouent donc un rôle un peu plus important que chez les fabulistes. C'est à peine si, chez Esope, on trouve une ou deux occurrences de l'adjectif noir ou blanc ou des verbes noircir ou blanchir6. Phèdre est plus parcimonieux encore7. Quant au Physiologus, il contient des couleurs variées, mais, à part le noir et le blanc, elles ne servent à caractériser que les colombes. Toutefois chez Esope déjà, on retrouve le schéma blanc-rouge-noir dans un passage que nous citerons à titre de curiosité. Il y est question de chiens, dont on dit : "Même la couleur n'est pas uniforme et pareille pour tous : les uns sont noirs, les autres roux, d'autres blancs ou cendrés"8. - D'après les canons esthétiques qui semblent être en vigueur dans le Physiologus et les Bestiaires, la profusion de couleurs est signe de beauté, mais elles ne sont pas toujours spécifiées. Vu sous cet aspect, les termes dans lesquels le Physiologus, d'une part, et les Bestiaires, de l'autre, parlent de la panthère, parangon de la beauté dans l'univers des animaux, sont assez révélateurs9. Le Physiologus est bien vague quant à son aspect physique, tandis que les Bestiaires lui attribuent expressis verbis une quantité extraordinaire de couleurs :
Est animal quod dicitur panthera vario quidem colore, sed speciosum nimis et mansuetum valde.10
La beste, qui a non panthere,
(...) ele est blanche et ynde et bleve
E jalne e verte e russe e bise
E coloree en meinte guise.11
6Des animaux du Physiologus, ce sont les colombes, symboles de différents saints et prophètes, qui présentent la plus grande variété de couleurs. Certaines d'entre elles sont d'ailleurs difficilement identifiables et sans équivalent dans la réalité :
Physiologus dicit multis ac diuersis coloribus esse columbas, id est color sturninus, niger, albus, stephanitus, braciatus, aerius, cinericius, aurosus, melenus ; rufus est ergo super omnes primus...12
7Le système chromatique de l'Ysengrimus ne connaît par contre que la triade blanc-rouge-noir (ou gris). A titre d'exemple, sera cité le passage où le coq se moque de Reinardus. Celui-ci vient de lui expliquer qu'une paix universelle a été déclarée. Le coq haut-perché se met alors à raconter ce qu'il voit de son poste d'observation (à savoir les chasseurs avec leurs chiens) :
Eminus incanum uideor michi cernere quendam,
Illius a collo curuum, que tibia fertur,
Pendet, et est album, quod sedet ipse super.
Quin etiam nigri, speciem pietatis habentes
Nec dubie dulces, ante retroque ruunt,
Nescio quid rufi pendet ab ore piis,13
8Les fables latines médiévales, qui d'ailleurs sont en partie contemporaines ou postérieures au RdR, n'accordent pas plus d'importance aux couleurs que ne le font leurs modèles antiques.
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9Dans les fables de l'antiquité, le Physiologus et les Bestiaires ainsi que dans l'Ecbasis captivi les animaux n'ont pas de noms propres. Par contre, dans l'Ysengrimus tous les protagonistes en ont un, ce qui constitue une innovation importante par rapport à la tradition et donne un exemple qui sera suivi par le RdR et ses épigones. Nous allons maintenant faire quelques remarques sur ceux parmi les noms propres de nos textes qui contiennent une allusion à la couleur de l'animal, qu'il s'agisse de son pelage, de son plumage ou de sa robe. Les noms seront divisés en quatre groupes selon qu'ils désignent 1) la couleur rousse, 2) un autre ton chaud, 3) le blanc ou 4) le noir.
10Parmi les animaux du premier groupe figurent le boeuf Rogel (IX) de Liétart14, les poules Rossete (I,II,VI) et Rosse (XXIII), l'écureuil Roussel (ou Rosselet ; I,V,XI,etc.) et Roussel, l'un des fils de Renart dans Renart le Nouvel. Des animaux roux, Renart est le seul à avoir un nom propre qui n'a rien à voir avec sa couleur, ce qui explique peut-être en partie le fait qu'il est le seul au sujet duquel on emploie l'épithète roux. Le syntagme Renart le roux souligne davantage, nous semble-t-il, la couleur de l'animal que ne fait un nom comme Roussel ou Rosse. - A part le fils de Renart, l'écureuil Roussel est l'unique animal non-domestique ayant un nom qui met en évidence sa ressemblance avec le goupil. Pourtant cette ressemblance n'est soulignée que dans la branche XIII dans laquelle à Renart le roux se substitue Renart le noir. Le vide ainsi créé est comblé par l'écureuil qui, pendant une courte période, a droit aux épithètes appartenant au goupil. Mais dès que celui-ci reprend sa couleur naturelle, l'escurel au pilicon rox (XIII, 1355) devient tout simplement... Roussel. - Du côté latin, c'est-à-dire dans l'Ysengrimus, le lion s'appelle Rufanus. Ce nom dérive de l'adjectif rufus, 'roux', 'rouge', qui, chez les anciens Romains, s'employait aussi comme nom propre, ce qui ne semble pas avoir été le cas de rufanus. Déjà dans le latin classique, l'adjectif rutilus, étymologiquement de la même famille que rufus, s'employait à côté de flavus comme épithète de lion et désignait alors un roux tirant sur le jaune15. Le nom Rufanus est donc formé plus ou moins d'après les mêmes principes que ceux de Roussel, de Rogel, etc.
11Les autres tons chauds représentés par les noms propres sont brun et fauve. Des protagonistes ayant un nom propre désignant une couleur, Brun l'ours est le seul à garder le même nom dans tous les textes, qu'ils soient latins ou français. Dans Renart le Nouvel, où il est entouré d'une famille, son épouse est appelée Brune et son fils, Brunel - nom calqué sans doute sur Roussel. Ce qui, dans la gent ursine, semble donc avoir retenu l'attention, c'est la couleur ; cette constatation est confirmée par le fait que l'ours polaire de Renart le Nouvel porte le nom de Blanchart. La couleur fauve qui, au Moyen Age, symbolisait l'hypocrisie et la tromperie16, a fourni son nom à la mule Fauve de Dame Gille dans Renart le Nouvel. Un emploi analogue de cet adjectif se trouve du reste dans le Roman de Fauvel, où le cheval personnifiant la tromperie s'appelle justement Fauvel.
12Se demander pourquoi Renart, au lieu d'être appelé roux, n'est pas plutôt désigné par l'adjectif fauve, phonétiquement proche de faux, comme le fait remarquer Ott17, serait poser un faux problème, mais si l'on veut à tout prix chercher à y répondre, on pourrait peut-être penser à l'explication suivante. Etymologiquement, l'adjectif fauve vient d'un mot germanique qui veut dire jaune18 ; le sens de 'jaune tirant sur le roux' ne s'est développé que plus tard en afr. Il se peut donc que cet adjectif, aux yeux des gens du xiie siècle, gardât encore plus ou moins sa valeur originale et que qualifier le pelage du goupil de fauve eût été excessif. Les animaux au sujet desquels nos textes emploient le mot fauve ne sont-ils pas beaucoup plus jaunâtres que ne l'est le goupil ? Quand les contemporains considéraient celui-ci sous son aspect physique et concret, sans doute était-ce l'adjectif roux qui leur venait le plus spontanément à l'esprit. Et comme dans le RdR, du moins à ses débuts, il n'y a rien de symbolique, on n'avait aucune raison de souligner chez le goupil un côté symbolique qu'il n'avait pas.
13Quant au groupe des animaux noirs ou gris, il est formé d'une part par la poule Noire (I), la taupe Noiron (Renart le Nouvel), la marmote More (V), le chien Morete (V) et le cheval Morel (Renart le Nouvel) et, de l'autre, le chien Chanu (V), la souris Kenue (Renart le Nouvel), le cheval Ferrant (dans l'éd. de Fukumoto, Harano et Suzuki, par ex. 10, 7215) et la poule Bise (II). Le coq Blanchart (IX) avec la poule Blanche (I) est le représentant le plus éminent des animaux ayant un nom qui dérive de l'adjectif blanc. Les deux autres membres de ce groupe, à savoir Blanchart l'ours (Renart le Nouvel) et surtout Blanc l'hermine (XXVI) ne font par contre qu'une apparition fugitive dans les histoires de Renart.
14Quelques animaux portent des noms qui désignent moins une couleur que le fait qu'ils sont multicolores ou tachetés. Dans l'Ysengrimus, c'est le cas du coq Sprotinus, dont le nom indique en effet qu'il a un plumage bariolé19. Quant au sanglier Baucent (I,V,VI, etc.), le sens original de cet adjectif était 'porteur d'une ceinture de couleurs différentes'20, ce qui décrit très bien l'aspect de l'animal en question.
15Certains noms propres rares semblent mal choisis en ce sens qu'ils ne correspondent pas - à moins que l'animal désigné ne soit le résultat d'une étrange mutation - à la couleur de la bête en question. On peut par ex. se demander comment est motivé le nom de Brune la corneille (XVII, 1400). Dans le cas de Fauve la souris (I), censée être soeur de Chauve, il ne s'agit certainement que d'un jeu de mots anodin, tandis que la lice Violé (V, 1216) ou Violete (dans l'édition japonaise, 9, 5558) est probablement d'un noir bleuâtre.
16Des remarques précédentes on peut tirer deux conclusions : d'une part la majorité des animaux ayant un nom qui désigne une couleur, sont des animaux domestiques. Les noms des poules Blanche, Rousse et Noire ne figurent d'ailleurs pas seulement dans les épopées animales : ils apparaissent très souvent dans le conte populaire français où ils figurent normalement tous ensemble. En plus, ces noms sont utilisés aussi dans la réalité. D'autre part, les couleurs auxquelles renvoient les noms en question ne se limitent pas aux onze couleurs principales, mais les dépassent largement.
17Dans le RdR, un des sobriquets les plus communs du goupil est l'adjectif roux, employé souvent - mais pas exclusivement - comme épithète injurieuse. L'histoire de cet adjectif mérite d'être retracée brièvement car, contrairement à ce que l'on pourrait supposer, il manque dans les avant-textes du RdR. Dans les fables d'Esope, où le goupil apparaît maintes fois, non seulement il n'est jamais question de la couleur de son pelage, mais encore l'animal n'y est qualifié de quelque façon que cela soit, ce qui se comprend vu le caractère abstrait qu'il revêt. Par contre, dans les apologues de Phèdre et de Babrius, le renard est caractérisé par des épithètes - rares, il est vrai - qui, tel l'adjectif dolosa, lui resteront attachés dans les fables latines du Moyen Age. Celles-ci soulignent en effet la perfidie du goupil, appelé par ex. callida, arguta, subdola, fraudiferis, etc. sans que toutefois il soit jamais fait mention de sa couleur.
18Quant au Physiologus et à ses traductions en afr., il y est rarement question de couleurs, mais le chapitre consacré au goupil, présenté d'ailleurs comme une des incarnations du diable, raconte une de ses ruses qui se base en partie sur la couleur rouge. L'animal, quand il a faim et n'a rien à se mettre sous la dent, se vautre dans de la terre rouge de façon à faire croire qu'il est couvert de sang. Ensuite il se couche par terre, la langue pendante, et fait le mort. Lorsque des oiseaux se déposent sur lui pour le dévorer, il les happe et les mange :
Uulpis est animal dolosum et nimis fraudulentum et argumentosum. Cum esurierit et non inuenerit quod manducet, requirit locum ubi est rubra terra, et uoluit se super eam, ita ut quasi cruenta appareat tota ; et proicit se in terram (...) et, attrahens intra se flatus suos, ita se inflat ut penitus non respiret. Aues uero uidentes (...) linguam eius aperto ore foris eiectam, putant eara esse mortuam ;...21
19Or, le rôle de la terre rouge n'a pas toujours été compris par ceux qui ont re-raconté l'histoire. Quelques versions latines et françaises disent tout simplement que le goupil s'étend sur de la terre rouge comme s'il s'agissait là d'un détail esthétique (et pourtant, il n'y a pas de détails gratuits dans le Physiologus) :
Vulpis est animal dolosum et fraudulentum nimis. Cum esurierit et non invenerit quod manducet requirit rubram terram et facet quasi mortua. ita ut intra se adtrahat flatum. ne foris respirare videatur ;...22
Vulpes, quando esurit, fingit se mortuam, et iacet in piano et linguam eicit.23
Vurpiz est beste tricheresse,
De mal engin et felonesse.
Quant il ne trueve que mengier,
Lors va querre .j. roge terrier.
Illuec s'enverse per grant bole
Et trait la longue de la gole.
Et d'alener mult bien se tient ;
Ausi come morz se contient.24
20Dans le RdR, Renart recourt à cette ruse quand il aperçoit des pêcheurs pour que ceux-ci, le croyant mort, le jettent sur la charrette chargée de poissons (III). Qu'il devrait d'abord se vautrer quelque part n'est plus qu'une vague réminiscence : En un gason s'est voutrilliez / Et come mors aparelliez (III, 43-4). La ruse se retrouve cependant sous sa forme "originale" dans une des versions de la branche XIV, publiée par Fukumoto, Harano et Suzuki. Le passage en question est évidemment d'un grand intérêt puisqu'il démontre que les Bestiaires ont vraiment exercé une influence sur le RdR. Toutefois l'ordre dans lequel le goupil fait ses préparatifs est un peu étrange : on dirait que c'est au dernier moment qu'il se souvient qu'il doit aussi se couvrir de "sang" :
El chemin se met de travers, 267
Si s'estoit couchiez a envers.
Et prant les dens a rechinier
Por plus tost la gent enginier.
Si a son balevre retret,
Les eulz clot et la lange tret,
En l'ardille s'est tooilliez
Tant que il estoit toz soilliez.
A merveille resemble mort,
(éd. japonaise, tome I, p. 115)
21Abstraction faite de ce passage, la terre rouge n'est donc plus un élément constitutif de la ruse en question dans le RdR, c'est-à-dire dans celui de nos textes qui a l'habitude de renvoyer sans cesse au pelage roux du protagoniste de l'histoire, ce que le Physiologus et les Bestiaires ne font pas.
22Mais revenons à notre enquête sur l'histoire de l'épithète roux. Les autres textes latins du Moyen Age, comme l'Ecbasis captivi ou l'Ysengrimus, mettent eux aussi en évidence l'astuce du goupil ; l'Ysengrimus déploie d'ailleurs toute la richesse synonymique du latin pour faire bien ressortir la perfidie de Renart. De sa couleur, il n'est question nulle part. Si l'on ajoute à cela que le goupil n'est qualifié de roux ni dans les fables de Marie de France, ni dans les différents Ysopets25, nous pouvons en conclure que l'utilisation de ce mot comme épithète de Renart est une trouvaille des auteurs du RdR. Avant de continuer cette analyse, nous nous arrêterons sur une fable latine du recueil d'Hervieux, postérieure au RdR et qui contient l'unique occurrence de l'adjectif rufus se rattachant au goupil que nous avons relevé dans les fables latines. Cet apologue, intitulé De Hirco, lupo et vulpe, fait bande à part en ce sens que sa source est inconnue : il n'appartient pas au corpus traditionnel des fables. Il figure dans deux manuscrits seulement, dont l'un est du xive et l'autre du xve siècle26. Le protagoniste de l'histoire est un bouc que le loup invite à passer la nuit dans la tanière de son ami le goupil. Lorsque le bouc se rend compte de l'endroit dans lequel il a été conduit, il a le pressentiment que quelque chose de désagréable va avoir lieu et se souvient que son père lui avait recommandé de ne pas passer la nuit chez des "gens" roux (il se dit : Iam non sequor doctrinam paternam ;... Namque domo rufi monuit quod non mihi sternam). Les craintes du bouc sont fondées, car ses hôtes s'emparent de ses biens en prétendant que ce n'est là que ce qu'il leur doit pour leur hospitalité. La moralité de l'histoire est la suivante :
Monet nos hec fabula rufos evitare ; 39
Quos color et fama notat, illis sociare. 40
23Il est intéressant de noter que la couleur rousse y est considérée comme un défaut aussi grave que la couardise ou la vanité que le narrateur fustige dans les apologues précédents. Mais que cette histoire décèle une quelconque influence du RdR, nous paraît hautement improbable, ne serait-ce qu'à cause du fait que l'adjectif rufus, au lieu de s'appliquer à un seul représentant du groupe, les recouvre tous27.
24Si l'utilisation du mot roux comme épithète de Renart est une innovation du RdR, il serait intéressant de voir quel est le contexte où il qualifie pour la première fois le goupil. Voyons donc s'il apparaît dans la branche II, censée être la plus ancienne. On se souviendra que dans cette branche Renart se faufile dans la basse-cour de Constans des Noés et se cache entre les choux ; il est aperçu par les poules, mais malgré la mise en garde de Pinte, Chantecler refuse de croire que le goupil aurait osé pénétrer dans son royaume à lui. Sur ces entrefaites, le coq s'endort et fait un rêve :
...il sonja... 133
Que il avoit ne sai quel cose 135
Dedens la cort, que bien ert close, 136
Et tenoit un ros pelicon 140
Molt ert Chantecler en grant peine 143
Del songe qui si le demeine, 144
Et del pelicon se mervelle, 146
Mes de ce s'est plus merveilliez 152
Que blans estoit desos le ventre 153
25A son réveil, il se précipite chez Pinte qui lui explique ainsi la terrible vision :
Icele chose que veïstes 223
El someller que vos feïstes,
Qui le ros pelicon vestoit 225
C'est li gorpils, jel sai de voir. 227
Bien le poes apercevoir
Au pelicon qui ros estoit
Et qui par force vos vestoit. 230
26Ce passage n'apparaît dans toute son importance que si l'on tient compte du fait que c'est probablement pour la première fois dans la littérature animalière qu'il y est question du pelicon roux de Renart. L'étonnement de Chantecler devant l'apparition rousse serait incompréhensible et relèverait de la pure bêtise, si on ne pouvait l'expliquer par le fait que lui n'est pas habitué à penser au goupil comme à quelque chose de roux. - Plus loin dans la même branche, Renart rencontre d'abord Tibert le chat qui - nous citons - le conut bien au poil ros (II, 673) et ensuite Hersent ; bien qu'il essaie de se soustraire au regard de celle-ci, le narrateur constate de nouveau que la louve le connut bien a la pel rousse (II, 1057). Jusqu'ici, l'épithète roux n'a pas été appliqué directement au goupil : c'est le pelage et non pas Renart lui-même qu'il qualifie. Ce sont seulement les louveteaux, maltraités par le goupil et qui viennent d'assister à la scène d'amour entre lui et leur mère qui, dans leur emportement, emploient le syntagme Renart le rous. Il est donc prononcé pour la première fois dans une situation très tendue, préfigurant celles où la construction apparaîtra souvent aussi par la suite :
"Quoi, diables ? nous noierons 1143
Renart le rous que tant heons
De mort, qu'avez ci receü
Et nostre pere deceü 1146
27Après que le loup a appris ce qui s'est passé dans la tanière, il enrage et traite Renart de cilz rous, cilz puanz, / Cilz vilz lechieres, cilz garcons (vv. 1182-3). - Dans la branche II, de l'apparition vêtue de pelisse rousse que le coq ne reconnaît pas, on passe à deux situations où c'est grâce à ce même pelage roux que Renart est identifié par Tibert et Hersent. Après qu'il a fait des siennes dans la tanière du loup, il devient Renart le roux et cilz rous puanz si familier au public du RdR.
28Dans ce contexte, nous n'aborderons pas le problème de savoir pourquoi dans le RdR on insiste sur la couleur du goupil. Les préjugés contre les roux semblent être très vieux (sur le sujet, il y a une littérature abondante28) et s'expliquer par l'intolérance que l'humanité a tendance à ressentir envers les minorités, quelles qu'elles soient. Nous nous contentons ici de renvoyer à un récent article de Ruth Mellinkoff29 où l'auteur démontre que les cheveux roux de Judas, auxquels on a fait allusion entre autres pour expliquer les connotations négatives du pelage roux de Renart, sont une "innovation" assez récente et de toute façon postérieure au RdR. Il est en tout cas certain que l'emploi de l'épithète roux n'est nullement gratuit dans le RdR et qu'il est riche en connotations de toutes sortes. Qu'aucun autre protagoniste ne soit ainsi qualifié est sur ce point révélateur : pourquoi Renart le roux, mais pas, par exemple, Tibert le gris ?
29Des épigones du RdR il n'y a que Renart le Nouvel, qui continue à qualifier le héros éponyme du roux ; dans la plupart de ses emplois, l'épithète semble d'ailleurs avoir perdu ses connotations négatives. Dans la scène initiale du Couronnement de Renart, la femme du goupil essaie de le persuader de s'emparer de la couronne du royaume. Quand Renart lui rétorque qu'il est désormais trop vieux, elle lui répond : Pieç'a ne vos vi ausi rous, / Ne si luisant a mon esgart30. Par la suite, il n'est toutefois plus question dans ce texte de Renart le roux, qui ne figure pas non plus dans Renart le Bestourné de Rutebeuf. Sa disparition est constatée expressis verbis et rendue en quelque sorte définitive par l'auteur de Renart le Contrefait qui précise, sans doute pour délimiter le Verwartungshorizont de ses lecteurs, que :
Pour Renard qui gelines tue,
Qui a la rousse peau vestue,
Qui a grant queue et quatre piés,
N'est pas ce livre commenciez.
Mais pour cellui qui a deux mains.
Dont il sont en cest ciecle mains.
Qui ont la chappe faulx samblant.
Qui va les coeurs des gens emblant.31
30C'est donc par cette constatation un peu sèche que prend fin la carrière de Renart le roux, carrière dont la durée n'a pas été très longue dans l'histoire millénaire de la littérature animalière. Récapitulons encore : au début de son existence littéraire, le goupil n'a pas d'épithètes ; ensuite il est désigné par des adjectifs comme callida et subdola ; le RdR commence à l'appeler roux, mais la fortune que connaît cet adjectif est limitée dans le temps : il ne figure plus dans les épigones les plus tardifs. Et qui s'est familiarisé tant soit peu avec le conte populaire français, aura remarqué que là non plus, le goupil n'est jamais appelé roux. Cette épithète est une particularité des seuls RdR et Renart le Nouvel.
31Renart ne se distingue pas seulement par son poil roux, mais aussi par son aptitude à changer de couleur. Si, normalement, il est roux, il lui arrive aussi d'être jaune ou noir, tandis que dans les épigones, ses couleurs deviennent indéfinissables. - Il a été dit et redit que la source de l'épisode du Renart teinturier (Ib) se trouve dans un passage de Pañcatantra (I,ix) où le chacal, après être tombé dans la cuve du teinturier, devient bleu32. Que cela soit le cas ou non, il est en tout cas significatif que Renart, quant à lui, se teigne en jaune et non pas en bleu. Au Moyen Age, le jaune était considéré comme la couleur du mensonge, de la trahison, de "la transgression de la norme"33 : il est donc logique qu'il serve de seconde couleur pour le goupil. Le bleu, qui ne fait pas partie du système chromatique du RdR, serait impensable ne serait-ce que pour la raison qu'aux yeux des gens du xiie siècle "il ne signifie rien", comme le dit Michel Pastoureau. - Parmi les différentes incarnations de Renart, il y en a aussi une noire, puisque dans la branche XIII il se dérobe à ses ennemis en se frottant avec un simple qui le noircit. Le choix de la couleur n'est pas, ici non plus, dû au hasard, car Renart est souvent comparé au diable. C'est d'ailleurs l'interprétation que donnent les protagonistes du RdR à cette apparition inquiétante :
Il (un vilain) entra ens, garde, si voit 1432
Renart qui fu plus noir que mure : 1433
Puis s'escria 'aïe ! aïe ! 1439
Ce n'est pas gorpil, eins diable, 1443
Seignors, nel tenes mie a fable. 1444
32Le passage le plus amusant de cet épisode est celui où l'écureuil se plaint des méfaits de cet être noir en disant : Vestu a un pelicon noir, / Mes il est felon e puant (1558-1559) ! Manifestement, il a des difficultés à comprendre pourquoi la bête noire se comporte comme s'il était ... le roux felon et puant.
33Les armures et les vêtements d'un combattant en disent long sur lui. En se rendant au duel judiciaire de la branche VI, Renart porte un écu jaune (v. 879) ; lors de celui de la branche XIII, alors qu'il est toujours teint en noir lui-même.
Un escu tot roon et noir 2104
A aparellie, jel vos di.
Et un baston noir autresi. 2106
34Les armes pleines et noires sont ici un prolongement du personnage ; il serait curieux qu'elles fussent d'une autre couleur, car les chevaliers noirs sont ceux qui cherchent "à cacher leur identité"34 - les armures ne doivent donc rien révéler de leur être ou de leurs intentions.
35Les différents moniages de Renart, dans le RdR et ailleurs, offrent beaucoup de matière à qui voudrait spéculer sur les habits qu'il est censé porter. Or les remarques que nous allons faire sur ce sujet seront brèves et se basent uniquement sur ce qui est dit expressément de l'aspect extérieur de Renart. Dans la branche VI, il revêt l'habit monacal sans être toutefois capable de suivre longtemps les règles de son ordre et de s'abstenir de manger de la viande. Bien que de roux il devienne, momentanément, blanc ou gris (il semble être cistercien), le côté roux ne tarde pas à prévaloir. Cela n'échappe pas à ses confrères qui doivent constater
Que Renars li ros les decoit. 1496
36Ce vers en apparence anodin n'acquiert toute sa valeur que lorsqu'on se souvient que Renart le blanc (ou gris) aurait dû se substituer au roux. - En ce qui concerne le "frère" Renart dans le Couronnement de Renart et Renart le Nouvel, il ne se décide pas à appartenir à un seul ordre et, de ce fait, l'habit qu'il porte est multicolore. Cette duplicité se manifeste déjà indirectement quand, dans Renart le Nouvel, il se rend incognito chez Noble vêtu de frère mineur et le visage teint d'une couleur dont on dit :
Pour lui desconnoistre son vis
S'oinst d'une herbe, que blans ne bis
Ne fu, mais entre .II. couleurs ;35
37En tant que religieux, il est foncièrement ambivalent et cela se reflète aussi dans ses vêtements, puisqu'ici il est habillé moitié en Templier, moitié en Hospitalier36, et là, en partie en Jacobin et en partie en frère mineur37. De Renart représentant d'un ordre il n'est donc pas possible de dire qu'il soit de telle ou telle couleur, car la couleur, il ne l'annonce pas. - Après que, dans Renart le Contrefait, sa métamorphose d'animal roux en personnage symbolique sera accomplie, il ne possède plus l'ombre d'une couleur, mais il est devenu lui même
... l'art
Qu'on appelle maistre Renart.
C'est l'art qui fait...
...les vermaulx pales estains ;
C'est l'art qui fait du blanc le noir.
C'est l'art qui fait torchier Fauvel ;38
38Dans toutes ses manifestations, Renart est donc fondamentalement lié aux couleurs.
39Comme il a été dit déjà, les couleurs du RdR, quand elles désignent autre chose que les animaux, se rangent principalement sur l'axe blanc-rouge-noir. L'emploi de ces adjectifs n'a rien de particulier, car on les rencontre dans des contextes identiques dans n'importe quel roman de l'époque. Nous allons toutefois dresser rapidement une liste de leurs principaux emplois. - Avec les adjectifs blanc-rouge-noir ou autres, plus ou moins synonymiques, on décrit tout d'abord les coloris du visage, les museaux des animaux étant dépeints avec les mêmes termes que le visage humain. Sous le coup de l'émotion, les bêtes sont pâles (X, 1368 ; XVII, 264), taintes (X, 1368 ; XI, 518) et descolorez (XI, 521) ; quand ils ont peur, leur visage devient noir. Blanc et noir ont encore un autre emploi en commun, car ils servent à désigner les moines vêtus d'une de ces couleurs39. Le rouge peut également être associé aux gens d'église, mais alors il est employé au figuré, comme nous le verrons.
40Quant aux emplois spécifiques de chacun de ces adjectifs, on note tout d'abord que le noir apparaît assez rarement. En effet, parmi les êtres ou objets noirs, on ne saurait citer que quelques bêtes étranges créées par Renart le magicien (XXIII, 1984) ou faisant partie de l'armée des Sarrasins (éd. jap., t. II, p. 213), ainsi que Renart lui-même quand il s'est teint en noir. Toutefois la relative rareté de l'adjectif noir est un peu compensée par l'emploi de termes appartenant à d'autres classes de mots, à savoir le substantif neirté et le verbe nercir (cf. XI, 2515 et XIII, 1149). La connotation négative de noir est évidente40 et il la garde même quand il s'applique aux religieux, car l'équation noir = diabolique semble valoir aussi pour eux : maufé sont noir et cist ausi. / Bien les puis apeler einsi" (VII, 166). Pour exprimer la notion de gris, on recourt d'une part à des termes techniques s'appliquant aux chevaux, comme ferrant. D'autre part, quand on veut souligner le grand âge de quelqu'un, on le qualifie de chenu, ce qui est souvent le cas avec Ysengrin. L'adjectif gris connaît lui aussi un emploi circonscrit : il désigne le pelage du loup et celui de Tibert le chat (XII, 206).
41Du côté rouge, on distingue entre rou, rouge et vremeil ; la distribution de ces adjectifs dans le RdR correspond tout à fait à l'usage normal de l'époque. Le pelage de Renart et celui de Roussel sont roux ; vremeil s'applique presque uniquement au sang, tandis que l'adjectif rouge, peu fréquent dans le RdR, semble être une sorte de terme non-marqué qu'on peut employer au sujet de différentes nuances (par ex. I, 699 ; IX, 1170).
42Dans le RdR ainsi que dans les fables médiévales41 se répète une situation où l'adjectif vremeil ou rouge apparaît régulièrement et où il fait partie d'un jeu de mots qui, à en juger d'après le nombre élevé des occurrences, semble avoir eu beaucoup de succès. Nous faisons allusion évidemment à la scène du partage du butin où Noble demande à Renart, après que celui-ci a réparti la proie, qui lui a appris à si bien partager :
'Sire', fet il, 'par sainte Luce, 1297
Cel vilain a la rouge aumuce.
Je n'en oi onques autre mestre.
Ne sai s'il est ou clerc ou prestre
Qui si porte rouge couronne,
Mes bien semble haute personne.
Qui soit ou pape ou cardinax. XVI, 1303
43Ce "gabet" a connu un succès tel que son emploi s'est étendu à d'autres situations plus ou moins comparables. Lorsque Brun l'ours s'enfuit, après s'être à grand-peine libéré du piège où Renart l'a conduit, son trompeur lui demande : De quel ordre voles vos estre / Que roge caperon portes (I, 699) ?
44L'adjectif blanc apparaît, lui aussi, dans des contextes précis et qui se répètent, comme dans la description d'un paysage enneigé (III, 435) ou dans celle du pelage blanc du ventre de Renart (III, 72 ; XXIII, 1294). - D'après les canons esthétiques du Moyen Age, seuls les cheveux blonds étaient considérés comme beaux ; on comprend donc que lorsque Hermeline se remarie, elle choisit comme mari un sanglier à la "crine bloie", c'est-à-dire blond, qui la change de l'éternelle rousseur de Renart (éd. De Roques, Ib, 306). Là où les connotations du noir sont négatives, celles du blanc sont positives42. Ainsi les enseignes de l'armée de Noble sont blanches, ce qui met en évidence la justesse de leur cause (XI, 1948). Blanc n'est d'ailleurs pas synonyme de beau seulement quand on parle de physionomie : la tour du château de Noble étant belle, elle est aussi blanche (XI, 3261). - L'expression blanches et noires qui, selon Tobler-Lommatzsch veut dire Dinge jeder Art43, apparaît dans le RdR surtout dans un contexte négatif et s'applique aussi à des êtres vivants ; son sens est alors 'aucun', 'pas un', comme on le voit aussi de l'exemple suivant :
Ne pot au vilein remanoir 2195
Oe, capon, coc blanc ne noir, 2196
(Tot porte Renart en meson) IX, 2198
45Assez frappant est le passage suivant :
Renart qui tant set de barat
Plus que beste noire ne blanche XI, 383
46car nous avons ici encore affaire à la triade blanc-rouge-noir Renart en étant lui-même le terme médian44.
47Outre les couleurs déjà mentionnées, on ne trouve, dans tout le RdR, que quelques fromages jaunes (II,905 ; X,465) et une sauce verte (VIII,31). On remarque donc que les noms propres des animaux, qui, à côté des Blanchets, des Rougets et des Noirets, comptent aussi des adjectifs substantivés tels que Brun, Fauve et Violete, s'étendent sur une gamme chromatique plus vaste que ne font les adjectifs de couleurs employés comme tels.
48Dans Renart le Nouvel, on ne parle guère plus souvent de couleurs que dans le RdR, mais leur variété est sensiblement plus grande. Les couleurs y apparaissent surtout dans deux contextes : quand on décrit les armures ou les vêtements des personnages se rendant à quelque fête, ou quand il est question des deux navires allégoriques appartenant respectivement à Noble et à Renart. Nous allons nous contenter de quelques exemples sommaires pour mettre en relief la richesse du vocabulaire des couleurs et citer d'abord quelques passages où l'on parle d'armes et d'armures :
Reluire voit or et argent, 5756
Inde, gaune, vert et vermel 5757
La vit on pingnons venteler 3466
et reluire et asur et or
Et hennir maint bon destrier sor. 3468
Li rois estoit armés mout gent ; 481
De sinople, d'or et d'argent
Erent ses armes et d'asur. 483
Dont fu mains haubregons vestis, 5584
Et mains haubers as pans sasfrés, 5588
49Voilà qu'apparaissent donc des couleurs inconnues du RdR (sinople, sasfres, inde, asur, sor, or et argent), dont sinople et asur et dans une certaine mesure aussi le syntagme or et argent sont des termes techniques de la langue de blason. On se souviendra que les couleurs des armures du RdR sont exclusivement des couleurs fondamentales, rouges, blanches, noires et jaunes, tandis qu'aucun terme technique n'y est employé. - Les habits de cour présentent encore d'autres couleurs nouvelles, à savoir écarlate (v. 176) et pers qui rime avec ... Grimbers (vv. 6918-9). Le bleu, qui manque totalement dans le RdR, fait donc son apparition dans Renart le Nouvel où il est représenté par plusieurs adjectifs (inde, asur, pers). D'après Michel Pastoureau, "l'éclatement du vieux schéma ternaire blanc-rouge-noir" a lieu progressivement entre le milieu du xième siècle et le milieu du xiiième"45. Or cela se reflète même dans la littérature animalière, bien qu'avec un certain retard. - Une autre particularité de Renart le Nouvel est l'emploi des couleurs symboliques. Des deux navires déjà mentionnés l'un, celui de la vertu, est couvert d'un drap
... blanche que nois, 4259
A une grande rouge crois
C'on apele compation (...) 4261
S'a no nave un poumel doré 4264
Haut seur le mast de pasience, 4265
50et à l'intérieur, il fait cler ne mie noir (v. 4244). Le navire de Renart, celui des vices, est couvert par contre d'un gris drap fait d'ipocresie (v. 3783), dont Renart finit par faire cadeau au clergé (vv. 7210-4), pour que leurs mauvaises actions restent cachées. La description la plus détaillée quant aux couleurs symboliques est toutefois celle donnée de la mule de Dame Gille laquelle
Blanque, bise, bleue ne perse 6529
Ne fu, mais trop estoit diverse,
Car ele iert toute tavelee
Par le cors de fausse pensee ; 6532
(...) Fauve iert de se dame apelee. 6544
51Les passages cités suffiront pour montrer que la qualité des couleurs autant que leur signification dans Renart le Nouvel diffèrent assez de ce qu'on trouve dans le RdR. Il est frappant de voir que des changements de taille peuvent avoir lieu même à l'intérieur d'un micro-système tel que celui des couleurs. Ce changement est révélateur à plus d'un égard, car il s'inscrit dans un processus au terme duquel la matière de Renart aura cessé d'appartenir à la littérature animalière, pour passer du côté de la littérature allégorique.
Notes de bas de page
1 Brent Berlin - Paul Kay ; Basic Color Terms, Berkeley and Los Angeles, 1969.
2 op. cit., pp. 4-5.
3 op. cit., p. 2
4 Georges Dumézil : "Albati, russati, virides", in : Rituels indo-européens à Rome, Paris, 1954, pp. 58-9.
5 André Ott : Etudes sur les couleurs en vieux français, Paris, 1897.
6 Esope : Fables. Texte établi et traduit par Emile Chambry. Paris, 1927. Voir les fables numéros 56, p. 28 et 215, p. 95.
7 Babrius and Phaedrus, éd. par Ben Edwin Perry, London-Cambridge, Massachusetts, 1965. Pour les autres occurrences des adj. canus, niger et niveus, voir les fables suivantes de Phèdre : II, 2 (v.10) ; V, 7 (vv. 36-7) ainsi que le numéro 20 (v. 10) d'Appendix perottina.
8 Esope, op. cit., fable numéro 215, p. 95.
9 Notons en passant que la panthère des fables latines du Moyen Age est très consciente de sa beauté ce qui lui vaut d'être reprochée par le goupil (qui, lui non plus, ne brille pas par sa modestie).
10 Physiologus, texte établi par Charles Cahier, in : Mélanges d'archéologie, d'histoire et de littérature, tome III, Paris, 1853, p. 283.
11 Robert Reinsch : Le Bestiaire. Das Thierbuch des Normannischen Dichters Guillaume Le Clerc. Leipzig, 1890, vv. 2029 ; 2034-6.
12 Francis J. Carmody : Physiologus latinus, Paris, 1939, p. 40. - Pour les tentatives d'explication de ce passage, voir Cahier, op. cit., p. 282 et Florence McCulloch : Mediaeval Latin and French Bestiaries, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 1962, p. 111.
13 Ysengrimus, éd. par Ernst Voigt, Halle, 1884, livre V, vv. 191-202, passim.
14 La numérotation des branches est celle de l'édition de Martin (Le Roman de Renart publié par Ernest Martin, Paris 1882-87). C'est son édition que nous avons dépouillée avec celle de Fukumoto, Harano et Susuki (Le Roman de Renart édité d'après les manuscrits C et M par Naoyuki Fukumoto, Noboru Harano et Satoru Suzuki, Tokyo 1983-85). L'emploi des mots de couleur varie un peu d'une édition à l'autre, surtout en ce qui concerne les noms propres indiquant une couleur. Il est intéressant de noter que dans les interpolations éditées par Martin il est plus d'une fois question de couleurs là où originellement on n'en parle pas.
15 H. Blümmer : "Die rote Farbe im Lateinischen", in : Archiv für lateinische Lexicographie und Grammatik, VI, Leipzig, 1889, pp. 405-6.
16 Ott, op. cit., p. 83.
17 op. cit., p. 83.
18 op. cit., p. 87.
19 Voigt, op. cit., Einleitung, p. lxxv.
20 Ott, op. cit., p. 29.
21 Carmody, op. cit., p. 29.
22 Physiologus, éd. par Gustav Heider, Wien, 1851, p. 33.
23 Léopold Hervieux : Les fabulistes latins du Moyen Age, Odonis de Ceritone fabulae, fable numéro XLIX, tome IV, Paris, 1899, p. 220.
24 Le bestiaire de Gervaise, éd. par Paul Meyer, vv. 655-62, in : Romania, I, 1872.
25 Les éditions que nous avons dépouillées sont celles de Julia Bastin (Recueil général des Isopets I-II, Paris, 1929-30), de Pierre Ruelle (Recueil général des Isopets III, Paris, 1981) et de Karl Warnke (Die Fabeln der Marie de France, Halle, 1898).
26 Hervieux, op. cit., tome I, p. 810.
27 Hervieux, op. cit., tome II, Ex Romulo Nilantii ortae fabulae rhythmicae, fable numéro XXXII, p. 753.
28 Voir par ex. la bibliographie de l'article de Pauli Franklin Baum : "Judas's Red Hair", in : The Journal of English and Germanic Philology, Volume XXI, 1922, pp. 527-9.
29 Ruth Mellinkoff : "Judas'Red Hair and the Jews", in : Journal of Jewish art, Volume IX, 1982. L'auteur constate notamment ; "For though some scholars have asserted it was common practice to represent Judas with red hair in art, literature, and drama, the early evidence is not as abundant as one might expect. The first solid evidence of Judas with red hair that I have located is pictorial, thirteenth century examples - one English, the others German." (p. 35).
30 Le Couronnement de Renart, éd. par Alfred Foulet, Princeton-Paris, 1929, vv. 198-9.
31 Renart le Contrefait, éd. par Gaston Raynaud et Henri Lemaître, Paris, 1914, tome I, vv. 455-62.
32 Pañcatantra, traduit du sanskrit et annoté par Edouard Lancereau, Paris, 1965, livre I, ix, p. 115 sqq.
33 Michel Pastoureau : Figures et couleurs, Paris, 1986, p. 30.
34 Pastoureau, op. cit., p. 17. A noter également les armes rouges portées par Ysengrin (le noir ou le gris) dans la branche VI (850-).
35 Renart le Nouvel, éd. par Henri Roussel, Paris, 1961, vv. 1403-5.
36 Renart le Nouvel, vv. 7656-63.
37 Le Couronnement de Renart, vv. 1215-20.
38 Renart le Contrefait, vv. 265-66 ; 273-4 ; 279 ; 281.
39 Par ex. XVII, vv. 38 et 974 ; voir aussi les deux exemples cités un peu plus loin dans le texte.
40 Ott, op. cit., p. 22.
41 Ott, op. cit., p. 103 ; voir par ex. I, 699 et IX, 1205.
42 Ott. op, cit., p. 11. - Dans Tobler-Lommatzsch I, 984-5, on cite aussi des locutions où l'adj. blanc a un sens négatif.
43 Tobler-Lommatzsch I, 985.
44 Très intéressants sont à ce propos les vers suivants d'Erec et Enide (éd. W. Foerster, Halle a. S., 1896) : Par ceste terre dïent tuit,/ Li noir et li blont et li ros, / Que granz domages est de vos / Que voz armes antreleissiez ; (vv. 2544-7).
45 Pastoureau, op. cit., p. 37 ; voir aussi Berlin et Kay, op. cit., p. 68.
Auteur
Université de Helsinki
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Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
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