Le dit des huit couleurs de Watriquet de Couvin
p. 343-358
Texte intégral
1Bien qu'inachevé, le Dis des .VIII. couleurs offre un exemple intéressant de l'utilisation de la notion de couleur par un poète lyrique. Les cinq cents vers environ qui nous sont parvenus proposent apparemment une thématique assez traditionnelle ; des chevaliers, réunis dans un verger à l'approche du printemps, rencontrent Vénus qui doit les initier à la quête amoureuse. Mais en analysant ce texte, plutôt ce morceau de texte, du point de vue des multiples relations sémiotiques et symboliques qu'il renferme, on peut observer à quel point Watriquet a construit son écriture et comment le jeu sur les couleurs est à la fois précis et subtil. En essayant de détailler cette construction, l'on peut comprendre mieux ce que peut signifier écrire pour un poète du xive siècle ; la précision des schémas textuels, pour lesquels rien n'est soumis au hasard, l'établissement très structuré d'un réseau fonctionnel signifiant laissent entrevoir chez le poète de préoccupations littéraires qui trouveront leur plénitude chez les Grands Réthoriqueurs.
2La lettre, le chiffre, la couleur ; tel est le triplet proposé par Watriquet de Couvin. Le texte se construira sur cet ensemble, autour de ce groupement de signes que le titre expose.
3Le lettre, représentant de la parole que le "dit" implicite, est à la fois signe et symbole ; le poète inscrit son message dans une écriture dominée par le "je" annoncé dès le début du texte ; c'est son conte (v. 22) que Watriquet revendique, ce conte qui est "dit" car énoncé par une personnalité qui s'affirme ; si "il" peut conter, seul "je" semble pouvoir dire2. C'est donc l'intention propre du poète qui se manifeste dès le prologue : le jeu de l'écriture lui appartient en totalité.
4Le chiffre est l'annonce d'une organisation textuelle, d'un découpage arithmétique de la parole ; pris dans le discours, il est toujours symbolique, car investi du sens caché que la mentalité médiévale lui prête. Annoncé dans une intention, il se voit dépouillé de la neutralité du simple signe lexicographique. Inéluctablement, le chiffre médiéval est un appel au déchiffrage.
5La couleur est avant tout symbolique pour l'homme médiéval3. Elle est immédiate perception, elle frappe la rétine humaine ; à ce titre, elle est élément de communication privilégié entre l'univers et l'individu. Ce dernier, microcosme à l'image, réduite, de cette immensité inconnue qui l'entoure, cherche, par ces relations évidentes que son œil perçoit, à déceler les mystères de l'univers et donc, ceux de sa propre identité. Dans le dit de Watriquet, la couleur est associée à la lettre par le pivot sémiotique du chiffre ; elle est donc centrale dans le groupe lettre, couleur, chiffre ; elle est pré-texte, dans le sens où le texte devra jaillir de la couleur, ainsi que le résume le titre du dit. Si la couleur est symbolique, le dire, en retour, se pare de cet attribut et la parole du poète se révèle aussi être pour le lecteur un appel à l'interprétation symbolique. Une double lecture est ainsi proposée ; l'une suit la direction d'un champ textuel et se structure sur un ensemble de signes ; l'autre accepte l'enjeu d'un décodage et se situe dans le champ de l'interprétation symbolique telle que la définit T. Todorov4.
6Mais l'histoire n'a pas permis le choix dichotomique offert implicitement au lecteur médiéval. Le dit de Watriquet nous parvient inachevé. Le lecteur devra se contenter d'un juste milieu. Le treillis symbolique ne peut être raisonnablement perçu que comme ensemble de fibres et non comme tissu globalement signifiant. Toutefois le jeu des signes demeure, peut-être même amplifié par l'absence d'une totalité interprétable de manière cohérente. L'analyse de la fonction textuelle de la couleur n'en offre que plus d'attrait.
7Entre le chiffre et la lettre, la couleur est vecteur privilégié de l'écriture : sur elle se construit l'invitation à la lecture et, peut-être, un appel à une morale qui nous échappe. D'elle encore jaillit l'écriture, d'elle est issue l'interrogation : quel rôle Watriquet fait-il jouer à la couleur, à ses couleurs ?
8L'introduction du récit est placée sous les arcanes du chiffre : le premier signe que le lecteur rencontre après le prologue est numéral ; ".VIII." est le premier mot du texte. Celui-ci prend donc appui sur le chiffre, sur sa brutalité et sa nudité qui annoncent un inconnu, un mystère. Le signe se double instantanément du symbole, l'écriture s'oriente vers une interrogation. Pour le lecteur médiéval cultivé à qui s'adresse Watriquet, comme il l'a précisé dans le prologue, il n'y a aucun doute sur le doute lui-même : l'apparition du chiffre n'offre aucune neutralité, n'est le fruit d'aucun hasard ; elle propose simplement une énigme. Le lecteur est alors amené à chercher son chemin dans le domaine extra-textuel de ses propres connaissances ou bien il devra attendre que le poète révèle lui-même clairement la solution. Ce huit est-il cinq ou trois, association de l'humain et du divin ? est-il quatre et quatre, dédoublement du terrestre, du charnel, intrusion des quatre éléments, des quatre humeurs ou, plus loin, allusion aux quatre Evangiles ? la tradition symbolique se glisse derrière le chiffre et le texte s'ouvre sur un premier inconnu.
9Ce ".VIII." est donc à lui seul une ouverture ; il fixe a priori le champ interprétatif potentiel du lecteur ou de l'auditeur. Le cadre du récit peut alors être tracé et, sans faire preuve de grande originalité sur ce point, Watriquet propose un verger à l'annonce de la saison nouvelle. Les huit bacheliers pénètrent dans un "bel jolif vergier" (v. 29) au moment où "la violette est en point/De cueillir ou pré verdoiant" (vv. 40-41). C'est donc sous l'emblème du vert que commence l'aventure des chevaliers ; en espace, sur une prairie verte, en temps, au moment de la "reverdi". Le violet de la fleur, tâche singulière qui attire l'œil, semble avoir deux fonctions : d'une part, par contraste, elle renforce le sentiment de la dominance du vert ; d'autre part, rupture dans l'uniformité, elle paraît autoriser la venue d'un "autre chose" qui pourra s'infiltrer dans cette faille. Le fond de la scène est donc colorié, la "couleur ambiante", en quelque sorte, est mise en place. Elle s'accorde à la jeunesse des chevaliers, à leur beauté, à leurs espoirs : espoir d'"aquerre pris/Par honnour", espoir de l'aventure et des amours, résumé dans le doublet armes/amour qui revient, comme un leit-motiv, dans le courant du texte.
10En ce début du récit, on pourrait parler d'un "élan", donné au texte. La couleur verte qui apparaît aussitôt après le chiffre est un relais ; au signe numérique se superpose le signe de la couleur. Le verger, cadre traditionnel de l'amour courtois, n'est pas vraiment décrit par Watriquet ; la principale caractéristique du jardin, la seule importante est sa couleur verte ; le "locus amœnus" est une grande tache colorée. Cette juxtaposition chiffre/couleur est un appel à une "senefiance", c'est-à-dire aussi à un prolongement ; c'est une incitation à rencontrer le futur du texte qui va venir se nouer à ces signes avant-coureurs. Plus que dans une description, plus que dans l'établissement d'un cadre précis, le texte prend naissance dans le dialogue entre "huit" et "vert". Le rapport huit/multiplicité v.s. vert/uniformité crée une tension qui doit déboucher sur une rupture, c'est-à-dire sur le départ de l'action.
11Cette rupture est provoquée par 1'arrivée d'un paon, descendu d'une "haute tour". Deux éléments nouveaux, spontanés, surgissent dans le texte. L'oiseau et cette tour dont on ignore tout, si elle est dans le jardin ou à l'extérieur. Ce qui paraît important est la direction que souligne ce bâtiment, cette "fabrique" pour employer un terme cher à l'art classique. Ce terme de "fabrique" est parfaitement adapté ici, car la tour n'existe que par sa fonction : indiquer la provenance du paon, c'est-à-dire un "en haut", donc un ailleurs qui domine le monde terrestre du verger. L'oiseau arrive du ciel, réalité et symbole ; le ciel est étendue d'air, visible par l'oeil humain grâce à sa couleur ; il est aussi l'immensité des possibles, du royaume de Dieu, des anges et des figures mythiques.
12Le paon est donc oiseau du ciel, il est lui aussi matérialité et symbole. Il existe en tant qu'animal, c'est-à-dire ici image textuelle de l'animal, qui se résoud dans la multiplicité des couleurs. Symbole, car l'animal aussi obéit à la généralité du symbolisme, il est lui aussi catalyseur d'une interprétation.
13Le lecteur de Watriquet est sans aucun doute familier des Bestiaires, où l'on apprend à retrouver derrière chaque animal la création et la volonté de Dieu, puis la parole des Ecritures comme chez Guillaume de Normandie ou Philippe de Taon ; ou bien l'on recherche un code courtois derrière la symbolique animale comme chez Richard de Fournival. Le paon, venu de l'Inde, apporte avec lui le mystère de ce lointain pays. Mais il amène aussi sa couleur, cet "ynde" qui porte le nom de ce pays magique. Le paon perd son épaisseur animale pour se dissoudre dans la seule couleur à tel point que le signifiant lui-même donne naissance à un nom de couleur. Dans Yvain par exemple, où l'on rencontre un "court mentel vert d'escarlate paonnache"5, ou dans le Dit des Patenostres où l'on apprend qu'Amours se cache "sous camelins comme sous paonnace"6.
14Lorsque Watriquet décrit les couleurs du paon, "ynde" occupe une place centrale ; le terme est répété deux fois :
Et virent au ray du soleil
Reluire l'or, ynde et vermeil
Blanc vert, tané ynde et sanguin (vv. 66-68)
15Il ne peut s'agir d'une négligence, car cette même énumération est reprise aux vers 80-81. Le compte n'est donc pas bon, seules sept couleurs, plus exactement sept signifiants apparaissent dans le texte, focalisant le regard sur cet "ynde", étroitement lié au paon lui-même. Dans le jeu des signifiants se construit ici un réseau étroit de relations, donc une unité.
16Cette unité se renforce encore si l'on revient au début du texte ; l'on constate alors que la couleur indigo qui domine la description des plumes du paon fait écho à la violette qui surgissait sur le fond vert du verger ; le choix de la fleur ne fut pas gratuit. Et l'on se souvient alors de la dépendance entre cette fleur et la couleur "ynde". Dans Gerard de Nevers par exemple, on rencontre une telle association :
Quant elle veit le pertuys fait, clerement vit sa demoiselle, si regarda que sur sa dextre mamelle avoit une enseigne moult gente en semblant d'une violette, apparant estre inde sur sa chair blanche7
17On retrouve une idée analogue dans le célèbre Roman de la Violette où l'on voit aussi sur la "destre mamiele" de la jeune fille "une violete nouviele/Inde paroir sur la car blanche"
18La violette, en tant que support d'une couleur, apparaît comme l'évocation de l'arrivée du paon ; elle est un pôle d'attirance pour cet animal textuel, c'est-à-dire pour un ensemble de couleurs. Venu du ciel, le paon est trait d'union entre le terrestre du verger et des chevaliers et le céleste d'où il a surgit. Cette réunion se fait dans et par la couleur, rehaussée par la lumière.
19Les couleurs du paon, en effet, étincellent "au ray du soleil". A l'uniformité verdoyante s'oppose une multiplicité chatoyante. Le paon se pare des attributs du soleil, mieux, il est le représentant du soleil. La roue est artefact de l'astre solaire ; en introduisant dans le verger une structure circulaire, donc une perfection, le paon apporte la lumière ; le poète insiste à plusieurs reprises sur cette fonction : la queue de l'animal capte la lumière solaire, le paon expose sa "roe au soleil fretelant" (v. 78) et la lumière peut alors ressurgir de cet astre symbolique :
Ert si la place enluminée
Qu'estre sambloit fins paradis (vv. 82-83)
20Le paon est devenu soleil à lui seul, il est la source de lumière du jardin, projection de l'astre solaire sur le monde verdoyant où les chevaliers contemplent les merveilles de l'oiseau.
21Le regard s'est concentré sur l'oiseau. Sur l'uniformité verdoyante du jardin, la roue des couleurs, illuminée d'une extraordinaire clarté, établit un contraste qui attire l'attention ; récepteur privilégié de la lumière solaire, le paon focalise les regards et se révèle support de l'action : contempler l'oiseau, donc observer aussi un ensemble de signes, c'est se placer au centre du texte, lieu géométrique de toutes les intentions du poète. Le paon, considéré non plus comme signe, symbole ou porteur de signes et de symboles, mais comme acteur, apparaît comme indice directeur de la démarche du poète : si les signes doivent produire du texte, la fonction de cet acteur devra indiquer la problématique de ce texte. En effet, sans action précise de l'oiseau, aucune direction d'investigation n'est offerte à un lecteur qui peut être dérouté par l'ampleur du champ qui lui est offert.
22Or le paon a un rôle bien précis dans le schéma narratif : il fait sa roue, et cette action est étroitement liée à la présence d'une femelle dans le verger (v. 62). Celle-ci, quant à elle, ne fait l'objet d'aucune description ; elle apparaît de façon soudaine, inattendue, à l'instant ou le paon va développer les plumes de sa queue. Aucune autre mention n'est faite à propos de cette femelle : le lecteur ne sait rien de son arrivée ni d'une éventuelle présence initiale dans le jardin. Elle n'existe que par rapport au paon lui-même, elle est le catalyseur de cette action fondamentale qu'est la création de la roue multicolore. Elle est prétexte, et seulement prétexte, à la démonstration de l'oiseau. Le rôle de la femelle est donc discret, anonyme, mais toutefois fondamental : sans elle, pas d'apparition logique des huit couleurs : mais aussi pas de justification de l'intention du poète. En effet, la démonstration, suscitée par la mise en relation du paon et de sa femelle s'identifie à la parade amoureuse et donc, implicitement, introduit le concept d'amour dans le texte. Il est significatif qu'aucune allusion au dieu Amour ne soit faite avant la parade du paon ; ce n'est qu'après ce spectacle, qu' "Amours" fait son apparition au vers 100. Après quoi, le paon disparaît ; sa fonction textuelle n'était que celle d'une introduction ; personnage de couleur et de lumière, il pourra céder la place aux couleurs qu'il a apporté qui, elles, vont structurer la suite du texte.
23Le paon est l'objet d'un jeu subtil de la part de l'auteur, jeu qui mérite d'être analysé, car il révèle une utilisation complexe des relations signifiant/signifié. Tout le début du texte est organisé autour de cet oiseau ; l'attention du lecteur, l'attention des chevaliers, sont fixées sur lui. L'oeil des chevaliers est un relais à celui du lecteur ; par un réseau serré de signes, ce dernier est amené à ne contempler que le paon, c'est-à-dire, à n'observer que les couleurs de sa queue, tels les bacheliers dont "chascuns si se deduisoit/A ces .viij. couleurs regarder" (v. 94-95). Le domaine du verger se rétrécit au seul cercle du paon, dans une proximité où la couleur n'apparaît que plus vive, que plus souveraine. La roue colorée est la couronne symbolique de cet univers où la couleur domine ; "li bacheler de mout près/Le vont enclorre et aprochier" (v. 64-65) ; attiré par la lumière de ces couleurs, les chevaliers tracent eux-mêmes le cercle qui délimite la zone d'intérêt dans le cadre géographique du récit.
24Venu du ciel, trait d'union entre le cosmos et le domaine sublunaire, le paon introduit dans le verger la lumière et le multicolore. Cette introduction s'opère de façon double ; en tant qu'animal symbolique, sorti directement de la littérature des Bestiaires, le paon marque l'intersection entre un "ailleurs" à interpréter et l'univers des huit chevaliers, représentation implicite de monde du lecteur d'une part, mais encore, en tant que verger, porteur d'une symbolique traditionnelle. La conjonction parade amoureuse/verger est le doublement du signe qui engage le lecteur à se situer, dans un code courtois, dans la perspective d'une quêtre amoureuse. Cette relation donne à penser que la fonction textuelle du paon est à envisager sous un double aspect. D'une part, le signifiant "paon", indépendemment de tout contexte, appelle une décomposition tripartie : "paon" signifie oiseau, capable de voler, de faire la roue, de se déplacer dans un contexte spatio-temporal. C'est ce que Todorov appelle le "sens direct", Benveniste la signifiance. Ce premier niveau de sens appartient ici au vraisemblable ; il autorise le déroulement d'une action compréhensible à tout possesseur de la langue, la relation lecteur/champ textuel est biunivoque. Ensuite "paon" appelle une image, celle d'un oiseau multicolore ; la signification se fait alors par ricochet, et la matérialité du signifié s'efface pour laisser la place à un autre signifié, directement dérivé du premier, à savoir "ensemble de couleurs". Enfin, "paon" est également un symbole qui, pour le lecteur cultivé, ouvre la voie à l'interprétation symbolique.
25En outre, "paon" doit être considéré comme élément parmi d'autre dans un tissu de relations. Par exemple la relation "paon"/"roe", considérée comme conséquence de "paon"/"poe" sert d'introduction au concept de l'amour, renforcé alors par "paon"/ "verger". En effaçant alors les étapes textuelles intermédiaires qui de "paon" aboutissent à "amour", on voit que le signifiant "paon" est revêtu d'un sens nouveau : "paon" signifie "amour" ; la contemplation de l'animal, c'est-à-dire d'un univers coloré, implicite une démarche amoureuse. Ce nouveau sens est un exemple de ce que Todorov nomme "sens indirect"8. Le sens indirect ici est stratifié et derrière "paon" se fait jour un réseau signifiant. Ainsi, toujours dans la mise en relation des rapports "paon"/"roe", "paon"/"verger", apparaît une nouvelle composante : le paon fait la roue et introduit donc une géométrie circulaire dans le verger ; derrière "paon" se construit alors l'idée d'une perfection, marquée par un nouveau symbole, celui du cercle. Ici encore phénomène de ricochet qui du signifié "direct" de roue, amène au symbolisme géométrique.
26On peut également remarquer que l'unité de la première partie du texte de Watriquet se construit autour du signifiant/signifié "paon" ; cette unité est d'ailleurs emblématisée par la relation violette/couleur "ynde". Le paon, qui "de .viij. couleurs iert coulourez" (v. 73), possède en sus de sa capacité à signifier ces huit couleurs, la valeur de relais de ce chiffre huit qui introduisait le récit. Si l'oiseau est le carrefour d'un symbolisme multiple, symbolisme animal, des nombres et des couleurs, il est aussi, et avant-tout, révélateur d'une stratification des signes. En tant que signe colorié, il est porteur de l'énergie du texte, dit des "huit couleurs", il est révélateur d'une cohésion. En tant que signe numéral, il se résume au nombre de ses couleurs, et révèle alors à la fois une totalité, arithmétique, et une potentialité de classement. Le chiffre est ici cardinal, représentant d'une collection de signes, les couleurs ; et ordinal, autorisant la sériation des signes de couleur, chacun pris individuellement. De ce point de vue, le paon n'est rien d'autre qu'un signe dédoublé, mais signe totalisant, c'est-à-dire lui-même composé de signes, organisés selon deux branches différentes, que l'on pourrait résumer dans le schéma suivant :
27On voit qu'un tel schéma est nécessairement fermé, car la dissociation chiffre/couleur ne peut être effectuée qu'en gardant en vue la relation globale elle-même. Par exemple la hiérarchisation qui peut se faire après une décomposition cardinale de type 8 = 4 + 4 aura pour conséquence, au moins symbolique, une hiérarchisation des couleurs. Réciproquement, une classification des couleurs implique nécessairement une ordination du chiffre qui lui est associé. On peut même dire que, dans le texte de Watriquet, il y a un niveau de hiérarchisation supplémentaire. Dans la relation couleur/chiffre, la couleur est prédominante. Si classification numérale il doit y avoir, elle sera subordonnée à la fonction, prépondérante, de la couleur. C'est bien ce qu'annonce le début du texte, centré autour de la couleur. En dernier lieu, l'utilisation du nombre, d'un point de vue textuel, est essentiellement une potentialité de mise en relation, c'est-à-dire la construction d'un schéma relationnel univoque qui associe la couleur à l'univers des chevaliers. L'association se fait tout d'abord de façon globale – et le paon joue encore le rôle de signe totalisant – puis elle est investie par l'ordination/décomposition du chiffre et se particularise : à chaque chevalier sa couleur ; le paon n'a plus dès lors aucun rôle à jouer :
Tant prisièrent les .viij. coulours
Cil bacheler, et le paon,
Qu'il y offrirent à bandon
De volonté et cuers et cors ;
Si fu à ce pris leur acors
Que chascuns une en porteroit (vv. 106-11)
28La relation couleur/chiffre qui sous-tend une organisation de la couleur par le chiffre, une potentialité d'ordination appelle une puissance supérieure capable de réaliser ce qui n'est qu'à l'état de possible. Couleur/chiffre est donc une tension du texte qui laisse le lecteur devant plusieurs possibilités. Les chevaliers choisissent chacun une couleur, comme le texte le laisse supposer a priori. Mais ceci n'est pas satisfaisant ; en effet, le chiffre est trait relationnel entre les chevaliers et la couleur ; dans ce contexte "chevalier" est à considérer au même niveau que "couleur". Or, l'ensemble des chevaliers est uniforme ; l'auteur n'a pris aucun soin de décrire les jouvençaux ; rien ne permet, in utero, une hiérarchisation. Cependant, la couleur, pour la mentalité médiévale, appelle cette hiérarchisation qui, ici, en toute logique, doit passer par la décomposition numérale. Le monde des bacheliers n'a que la vertu cardinale, au sens mathématique du terme, de se composer de huit éléments. L'ordination lui est interdite sans moteur extérieur. Si le doute était permis, l'auteur s'empresse de montrer que le libre choix ne peut aboutir qu'au chaos :
Or entendez com la maniere
Fu belle aus couleurs departir.
Chascuns y volt prendre et partir
Et choisir tout a son voloir.
(...)
N'estrivoient pas à conseil
A avoir chascuns sa partie
Mais aussi corn par estoutie
Vouloit chascuns à son gré prendre
(v. 116...125)
29Le paon ne peut pas non plus jouer ce rôle ; il est porteur de symbole, il est introducteur du réseau sémiotique, il ne peut donc être la puissance organisatrice de ce réseau. A moins d'être investi d'une dimension allégorique que, de toute évidence, Watriquet refuse.
30Le seul personnage apparaissant dans la logique du texte et capable d'être une puissance ordonnatrice est le dieu Amour. Tout concourt à élire cette figure au rang d'organisateur. On a vu que la paon était aussi porteur de relation amoureuse ; le prologue du récit annonce des hauts faits qui, dans la tradition, peuvent être associés à une quête amoureuse, le cadre choisi étant celui du verger. De plus, les chevaliers, émerveillés par les couleurs, offrent également leur "cuers" (v. 109).
31C'est alors qu'apparaît Vénus, munie des attributs de l'amour puisqu'elle arbore un "dart plus ardant que chandeillle" (v. 130). On pourrait s'étonner de voir intervenir Vénus plutôt qu'Amour. A y regarder de plus près, on constate une nouvelle fois que Watriquet à parfaitement construit son texte, a créé une unité sur un réseau de signes. En effet, si l'on se souvient du mythe d'Argus, le paon est l'oiseau de Vénus. Le porteur des couleurs était l'envoyé de la déesse, ce que confirme l'auteur lorsqu'il donne la parole à celle-ci ; Vénus réprimande les chevaliers qui lui ont fait grand tort de vouloir se saisir de ses couleurs (v. 146).
32On assiste de plus à un parallèle complet entre la venue du paon et celle de Vénus, parallèle unifié par la lumière du soleil. Le paon était descendu d'une haute tour et avait apporté une immense clarté dans le verger. Vénus, quant à elle, descend "du soleil d'oriant" (v. 127) et à son tour "touz li lieuz et la place/Esclarcist de sa belle face" (V. 135-36). Le visage de la déesse remplace, en le rehaussant, le plumage de l'oiseau dont elle est le maître.
33Tous les personnages étant en place, la distribution des couleurs peut être effectuée : au chaos initial provoqué par la fougue des chevaliers, succède la sage "ordonnance" de la déesse de l'amour. A chaque chevalier, suivant son mérite, Vénus va attribuer une couleur. La relation couleur/chiffre, posée comme précédent de cette distribution, en permet la réalisation, et se transforme en la relation, directe, couleur/chevalier.
34Il est dès lors important de préciser l'ensemble des couleurs, afin de respecter la biunivocité de la relation. L'"ynde", couleur pivot, qui permit une introduction harmonieuse de la gamme colorée dans le verger, donne naissance à deux couleurs distinctes ; finalement, Vénus dispose effectivement de huit couleurs, qui sont distribuées dans l'ordre suivant : or, azur, argent, vert, vermillon, sanguin (sinople), tanné (roux), noir.
35L'ordre des couleurs est bien entendu fondamental et correspond à l' "horizon d'attente", pour employer la belle expression de Hans R. Jauss, du lecteur ou de l'auditeur médiéval. Employer des couleurs au Moyen Age, c'est avant tout ouvrir un champ d'interprétation, plus exactement c'est obéir à une tradition pour laquelle deux couleurs différentes se distinguent plus par les symboles qu'elles sont que par la différence spécifique, physique, de leurs constituants.
36Attribuer une couleur à chaque chevalier, c'est effectuer une décomposition cardinale du nombre huit en autant d'unités, mais c'est surtout, la distribution ne pouvant se faire de façon synchrone, réaliser une ordination. Watriquet de Couvin nous propose une classification en deux temps, qui correspond à l'une des potentialités offertes par l'introduction du chiffre huit. Le groupe des couleurs est décomposé en deux sous-groupes de quatre éléments ; la hiérarchisation de ces deux groupes se fait dans le sens chevalier/ couleur ; pour affirmer la suprématie des quatre premières, Watriquet les attribue à quatre rois, les dernières étant destinées à des princes. On assiste ainsi à un processus multiple ; d'une part, l'énonciation des couleurs dans le déroulement linéaire du texte offre un premier niveau de classification, global. D'autre part chaque sous-groupe propose un univers de couleur, qui peut être considéré en tant que tel, en tant que carte de quatre couleurs ; chacun de ces univers étant classé dans une hiérarchie secondaire et sous-jacente à la première. Enfin, le monde des chevaliers, en relation avec la couleur, perd son uniformité et se retrouve à son tour classé. En particulier, chaque bachelier gagne un rang, chacun devenant roi ou prince. La couleur particularise, distingue, elle est emblématique ; la couleur efface l'anonymat, elle donne un prix, elle élève.
37Toutefois, la relation couleur/chevalier que Vénus établit demeure ambiguë. En effet, la déesse déclare a priori que les couleurs sont attribuées en fonction du mérite des chevaliers :
A leur droit les voeil assener
Ainssi que nuls ne m'en desdie ;
Tout serez d'une compaignie
Et d'un conseil d'or en avant.
Donner voudrai l'or tout avant,
L'azur, le vert et puis 1'argent
A ceux qui miex sont de ma gent
Et qui plus servent bonne amours. (vv. 150-57)
38En prenant couleur l'on entre dans le monde de Vénus, mais l'on y rentre dans un ordre précis. Or si l'on observe les qualités prêtées aux huit chevaliers, l'on voit que rien ne les distingue réellement. Tous dont "hardiz de fier corage", sont pleins d' "honour" et de "hardement". Ainsi le roi portant or est de "bonne mours/Biaus en armes et adreciez" (vv. 158-59) et le prince à la couleur sanguine a un "cors travaillant/De bien faire et d'onnour chacier/Qui fait escus fendre et percier/Selles widier (vv. 256-58). Il faut donc en conclure que la hiérarchisation, contrairement à ce que Vénus semblait prétendre se fait dans un sens unique : dans la direction couleur-chevalier. La hiérarchie est inhérente à l'ordre des couleurs, a priori. Et seule l'attribution distingue le mérite des chevaliers.
39Cette hiérarchie, considérée sous son aspect global, respecte des normes traditionnelles. L'or est la première couleur, le noir la dernière. Ainsi le chevalier qui portera l'or sera "roys/Des .viij. couleurs et souverains/Et en touz besoins premerains" (vv. 162-64). En particulier, l'ordre d'attribution des premières couleurs, or, azur, argent, correspond à la valeur effective, matérielle de chacune, tel qu'un artisan ou un peintre pouvait la considérer9.
40La décomposition en deux sous-groupes de quatre couleurs pose des problèmes d'interprétation impossibles à résoudre de manière très précise. Il est certain que le chiffre quatre, symbole du terrestre, c'est-à-dire du créé, est employé à dessein par Watriquet. Faut-il y voir une allusion aux quatre éléments ? l'or étant le feu, l'azur l'air, l'argent l'eau et le vert en relation avec le verger la terre. Mais traditionnellement la couleur du feu est plutôt le vermillon et le "sanguin" conviendrait d'avantage à la terre. L'on pourrait également songer à une hiérarchie céleste en rapport avec la classification des différents cieux, telle celle que propose par exemple Hildegarde de Bingen, ou un écrivain comme Gossuin de Metz. Mais là encore, le lien est très difficile à établir : on pourrait voir en l'or le cercle de Dieu, en l'azur, l'éther pur, en l'argent le ciel lourd, mais après cela, il est difficile de poursuivre ce cheminement. De plus, le chiffre sept semblait plus indiqué, toujours dans la tradition, pour proposer au lecteur un champ d'interprétation cosmologique. L'on est donc condamné à rester dans le champ des hypothèses vagues.
41L'on pourrait alors se demander si le symbolisme, ininterprétable aujourd'hui, est réellement important ; ce qui conduirait à penser, que seul le signe compte. Watriquet suscite sans doute, mais ne propose pas d'interprétation. La couleur n'a qu'une fonction structurante du récit. Ce qui pourrait confirmer une telle hypothèse est l'utilisation faite des deux dernières couleurs : roux et noir. On le sait10, ces deux couleurs sont néfastes ; le roux est associé en général à l'hypocrisie, à Renard, à Fauvel ; le noir est diabolique. Or Watriquet donne des valeurs positives à ces deux couleurs, en les attribuant à des princes ; à la nuance près que son écriture se teinte d'un peu de violence lorsqu'il décrit les exploits des chevaliers de "Roussie" et de "Moriane". Le chevalier noir, par exemple, porte une couleur qui "monstre tempeste et tonnoirre" (v. 306). Mais chacun des deux chevaliers a des attributs tout a fait positifs : Vénus considère qu' "on doit bien honeur donner" (v. 283) au premier et qu'elle ne peut "donner don greigneur" (v. 304) au deuxième. Dès lors, le "poids" réel de chaque couleur disparaît derrière le signe : la hiérarchie, réelle, établie par l'auteur avec l'intermédiaire de Vénus, est une classification des signes qui permet d'organiser le récit. Parti d'une totalité signifiée par la roue du paon et la compagnie des bacheliers, l'ordination des couleurs permet au texte de se dérouler dans une logique dont la couleur est le support essentiel.
42L'intention amoureuse, annoncée par le verger, la roue du paon, et l'intervention de Vénus, semble avoir disparu durant le partage des couleurs. Or les chevaliers vont révéler à quel point la couleur est signe ; réseau de signes structurants, l'ensemble des couleurs est aussi signifiant de l'amour. Se voir attribuer une couleur, c'est également se voir donner un coeur et qui plus est un coeur amoureux. C'est ce que précise la parole des chevaliers.
Se par vous d'amer li souvient
Tant bien faisanz et preus devient
Puis qu'ou cuer li voulez entrer,
Que chascuns crient son encontrer ;
(...)
Desormais voulons estre entrez
En vostre ordre, où funs amans entre.
Car au cuer sanz partir le ventre
Nous est voz dars trais et lanciez.
(vv. 331 (...) 341)
43Une telle déclaration appelle un objet d'amour, est attente d'une réalisation ; Vénus, puissance organisatrice, va répondre à cette attente et, comme elle l'avait fait pour les couleurs, elle va offrir à chaque chevalier, devenu roi ou prince d'amour, une dame à aimer, à servir. La rencontre se fera lors d'un tournoi où Vénus trônera, comme elle l'annonce elle-même :
Je meïsme y serai paree
A une dame comparee
Qui aura yndes paremenz.
(vv. 381-83)
44La couleur "ynde" refait son apparition et rappelle l'identification de Vénus et du paon. Le paon, multicolore, trônait dans le verger et attirait le regard des chevaliers. La scène s'est métamorphosée ; Vénus, d'"ynde" parée préside le tournoi, où les chevaliers, parés des couleurs du paon, vont se mettre en valeur devant les dames qui, elles, contempleront en fait ces mêmes couleurs, valeurs identificatrices de l'objet à aimer.
45Dès lors une nouvelle relation, biunivoque, s'établit entre les chevaliers et les dames ; la couleur est le moyen d'identification privilégiée ; la couleur est donc le fondement même de la relation. Apparaissent alors ".VIII. filles de noble atour" au vers 416 qui font écho au ".VIII. courtois noble bacheler" du vers 24. La compagnie des jeunes filles est bien entendu structurée de manière analogue à celle des chevaliers et comprend quatre demoisselles "De tres haute nonnour et roïnes" (v. 419).
46Vénus introduit alors un dernier signe, signe de reconnaissance, mais également signe distinctif : la lettre. La lettre qui renvoie implicitement au parchemin sur lequel, aux vers 347-350, Vénus avait "ordené" tout son "voloir" aux chevaliers. Chacun, par le tournoi, montrera à sa belle "De son non la premiere letre" (v. 432), cousue près de son coeur. La couleur s'est dissoute dans le signe primai, elle s'est métamorphosée en lettre. A la distribution des valeurs colorées succède celle des lettres. Mais chacune de celle-ci demeure anonyme, exceptée la lettre "m" attribuée au chevalier vert. Ici encore se pose un problème d'interprétation. Pourquoi seule cette lettre est-elle précisée. Faut-il y voir une allusion directe, de manière consonnante, à l'amour, associé à la couleur verte du verger ? Ou bien faut-il se souvenir des multiples jeux de mots sur les lettres de Marie, tels que Gautier de Coinci, par exemple, en propose dans le prologue de ses Miracles de Nostre Dame ? Il paraît ici difficile de répondre, car le texte ne va pas au-delà et seule une attitude précise des chevaliers, une évolution du récit pourrait permettre de conclure.
47On voit donc comment le texte de Watriquet apparaît remarquablement structuré ; la couleur, considérée avant tout comme signe, permet une organisation extrèmement précise du récit, dans lequel de multiples échos créent une profonde unité textuelle : jouant sur le chiffre et la couleur, Watriquet termine son processus d'identification par la lettre, comme s'il voulait afficher que seule la production du texte importe ; le récit est inachevé mais le texte se révèle une structure complète dans laquelle s'établit un réseau serré de signes et un ensemble fonctionnel extrèmement précis, dont le jeu sur la couleur est le fondement essentiel. Pour Watriquet, colorier est avant tout écrire et la beauté pure et lumineuse d'une écriture éclate au-dessus d'un treillis multicolore. Tel un magicien, le poète décompose les rayons de l'astre solaire qui illuminait son verger, et, de cet arc en ciel qu'est la métaphore de l'oiseau de Vénus, il fait jaillir une nouvelle lumière : au-dessus de la gamme des couleurs s'élève la clarté d'une écriture.
Notes de bas de page
1 Dits de Watriquet de Couvin, éd. Aug. Scheler, Bruxelles, 1868
2 J. CERQUIGLINI,"Le Voir Dit de Guillaume de Machaut et la définition du Dit", Literatur der Gesellschaft des Spätmittelalter, Heidelberg, 1980
3 voir L'ouvrage de J. Ribard, Le moyen âge, Littérature et symbolisme, Paris, 1984
4 T. TODOROV, Symbolisme et interprétation, Paris, 1978, pp. 18-19
5 CHRETIEN DE TROYES, Le Chevalier au Lion, éd. M. Roques, Paris, Champion, vv. 230-231
6 Dit des Patenostres, éd. A. Jubinal, Nouveau Recueil..., t. I, p. 244
7 Gérard de Nevers, I, IV, (éd. de 1725)
8 T. TODOROV, op.cit., Chap. I
9 M. BAXENDALL, L'Oeil du quattrocento, Paris, Gallimard, 1983
10 J. RIBARD, op.cit., Chap. II
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Les couleurs au Moyen Âge
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