Les couleurs dans la structure narrative du lancelot
p. 273-283
Texte intégral
1La présente étude est le résultat d'une part de la découverte fascinante du texte médiéval et de l'autre de l'influence des couleurs dans ma vie. Ainsi, le goût pour l'énigme et le sens caché ou secret des choses lié à une particulière sensibilité envers le monde des couleurs composent essentiellement la source de ce travail.
2Pour pouvoir aborder la symbolique des couleurs chez Chrétien de Troyes et, plus particulièrement dans son Chevalier de la Charrette, j'ai suivi une double méthode. Tout d'abord, j'ai repéré les valeurs que la tradition (chrétienne en général) octroyait à chaque couleur. Ceci m'a permis d'établir une correspondance avec le texte du poète médiéval et de remarquer les cas où il reste fidèle, où il innove la matière symbolique. L'originalité de Chrétien est reconnue, mais il ne peut s'empêcher de recourir au blanc par exemple pour traduire la pureté d'un acte, d'un geste. Le second versant de mon travail a consisté en l'insertion de chaque couleur dans la structure narrative du récit de Lancelot. Mon dessein était fort éloigné d'une étude générale sur la symbolique des couleurs dans l'ensemble de l'oeuvre de Chrétien. Mon analyse se rattache plus à une méthode déductive, qui s'établit à partir de faits généraux pour arriver au cas particulier d'une seule oeuvre du trouvère champenois. La structure narrative du Lancelot s'organise à partir d'un enchevêtrement d'exploits et d'un usage constant des couleurs : elles établissent toute la structure de base et font avancer le récit. En effet, on peut parler d'une dynamique des couleurs dans ce récit de Chrétien puisqu'elle crée, à elle seule, une isotopie de l'oeuvre.
3Je tiens à résumer la fonction symbolique et narrative des couleurs que Chrétien de Troyes a employées pour structurer le récit de Lancelot. On pourra se servir du schéma que j'introduis à la fin de mon étude et qui résume la dynamique des couleurs.
4L'or constitue la dynamique de la première partie du récit en enlaçant les cinq épisodes dont le point culminant est la libération de la reine Guenièvre, but de toute la quête entreprise par Lancelot. Il s'agit tout d'abord de l'épreuve de la lance enflammée1 du château 1 dont le héros triomphe vaillamment, baigné d'une clarté surprenante. Ensuite, Lancelot doit affronter le présomptueux Chevalier du Gué mais, protégé par l'or de son écu et par le flamboiement de son épée2, il réussit à le vaincre. La troisième épreuve de la dynamique de l'or, se situe dans le château 2 où notre héros3 maîtrise sept chevaliers, et où se déroule la scène avec la demoiselle "avenante" qui espérait tenter le noble chevalier4. La victoire chevaleresque et morale de cet épisode est dominée par la lumière resplandissante de la salle principale du château, qui répand ses "rayons" bénéfiques et commande symboliquement le succès du héros. Chrétien de Troyes présente ensuite ce que j'ai nommé l'apothéose de la dynamique de l'or : la découverte du peigne doré et des cheveux blonds de la Reine5. Cet épisode marque le sommet de la quête de Lancelot, dans la mesure où ces deux éléments représentent, à travers l'or, le symbole de la Reine. Ils suscitent la déclaration d'amour la plus fervente qu'il ait jamais connue. Tous les épisodes en dépendent ce qui institue un parallélisme remarquable entre eux : l'intensité lumineuse du château 2 se retrouve, après la scène du peigne, dans la salle du manoir du "vavasseur hospitalier" où se déroule un combat contre le Chevalier Orgueilleux. Le même schéma révèle la structure cyclique de la première partie de l'oeuvre et de la dynamique de l'or par conséquent. En effet, la "flamme" que ressent et utilise Lancelot à la fin de la quête le ramène au début du récit à l'épreuve de la flamme de la lance.
5Lancelot obtient le plus haut mérite chevaleresque et courtois à travers toute la dynamique de l'or. Symbole essentiellement bénéfique, il accompagne le héros dans ses combats les plus violents , dans les épisodes les plus effrayants, mais aussi dans le moment d'extase amoureuse le plus intense.
6La fonction narrative des couleurs s'observe bien dans le Rouge qui renvoie à des valeurs symboliques différentes, selon qu'il apparaisse dans la première ou seconde partie du récit. Cette opposition structurelle correspond à une ambivalence symbolique du Rouge : il peut signifier l'échec ou le succès. Chrétien de Troyes a recours aux valeurs traditionnelles de cette couleur qui reconnaissent le contraste significatif : le rouge éclatant, vif, incite à l'action ; en revanche, le rouge sombre, le rouge du sang répandu, n'encourage pas mais incite a la vigilance.
7Cette dernière valeur symbolique est celle que Chrétien attribue à la première partie du récit, c'est-à-dire au déroulement de la quête menée par Lancelot. Deux scènes s'inscrivent dans le rouge en tant que symbole de danger, de non-réussite : l'échec de Keu et la présence des deux lions au Pont de l'Epée. La première concerne la séquence où Méléagant surgit dans la cour d'Arthur. Le vainqueur de l'épreuve annoncée libérera et Guenièvre et les captifs du royaume de Logres mais s'il échoue, la reine sera définitivement faite prisonnière. Le sénéchal Keu est le chevalier présomptueux qui s'élance le premier dans cette mission. Chrétien exprime son échec par la venue de son cheval chez Arthur, tout couvert du sang des blessures de son maître6. A travers la symbolique du rouge, l'auteur punit la vantardise, l'orgueil représentés par Keu. La seconde scène se situe lors de l'épreuve du Pont de l'Epée où deux lions reflètent le danger, la possibilité d'échec car ils s'abreuveront du sang du chevalier qui osera traverser le pont. En fait, il ne s'agit que d'un enchantement qui disparaît dès que Lancelot arrive au bout du pont. Je reviendrai sur cet épisode lors de l'association blanc/noir.
8Face à l'échec symbolisé par le rouge sombre du sang, apparaît dans la seconde partie l'éclat du rouge vermeil qui représente le triomphe chevaleresque du héros.
9Au tournoi de Noauz, Lancelot vainc tous les chevaliers participants revêtu d'armes, d'une lance et d'un écu vermeils7. Toutefois, ce succès n'est pas absolu car si le chevalier a vécu une ascension brillante, la scène dans le lit de la reine - qui fait partie aussi de la symbolique du blanc/noir - constitue un obstacle à son ascension morale. Ambivalence donc du rouge, qui même dans l'éclatant symbole du triomphe, annonce déjà l'idée d'un échec. Est-ce pour cela que Lancelot abandonne soudain le lieu de son succès, comme s'il devinait qu'il ne mérite nullement les louanges dont il est l'objet ?
10Le blanc en tant que couleur absolue, sans complémentaires, n'apparaît que dans la première partie. Chrétien se rattache à la symbolique traditionnelle : le blanc est essentiellement pureté. A travers la blancheur, Lancelot révèle ses valeurs morales afin d'accéder à l'état de perfection chevaleresque.
11Deux épreuves : le combat contre des chevaliers terrifiants et celle de la lance enflammée. La blancheur les précède comme s'il s'agissait d'un rituel de purification pour préparer le héros à la violence. On lui tend une bassine d'eau chaude où il se lave les mains, une serviette blanche, magnifique, pour s'essuyer8 ; parfois, ce sont les draps où il repose qui sont d'une éclatante blancheur9.
12Le blanc symbolise aussi la fidélité, la chasteté que le chevalier garde à sa reine. La blancheur domine la scène où Lancelot est couché à côté d'une belle jeune femme, disposée à lui offrir son corps : les draps sont blancs, ainsi que leurs chemises10.
13Symbole de fidélité mais aussi d'élection, de supériorité sur le reste des hommes. C'est Lancelot découvrant sa tombe "marbrine" et apprenant qu'il est l'élu de la mission salvatrice. La paix éternelle lui est promise s'il réussit : pourtant, cette tombe ne correspond nullement à la fin que Chrétien de Troyes a réservée à son héros11...
14La symbolique qui associe le blanc au rouge fait partie d'une combinaison chère à Chrétien. Elle joue un grand rôle dans la structure du récit, car elle établit les principales scènes chevaleresques. Tout d'abord les sept chevaliers du château 2 qu'il vainc malgré une grave blessure, puis le Chevalier Orgueilleux dont il tranche la coiffe blanche12 -mort des chevaux dans un violent bain de sang-, et finalement Méléagant où l'égalité du combat est illustrée par une même répartition des couleurs - hauberts blancs, sang des épées13.
15Le blanc va vers le rouge et tous deux symbolisent la violence des combats guerriers, la rudesse des assauts mais aussi le triomphe du héros qui n'est vaincu dans aucun affront.
16L'association de ces deux couleurs construit aussi deux scènes du Lancelot : celle du Pont de l'Epée et de la liaison amoureuse entre le héros et Guenièvre. Dans ces deux épisodes, la présence du noir est significative par ses effets maléfiques. Il tranche la dynamique du blanc-rouge de l'épisode du Pont : l'antithèse du blanc de l'épée14 et du noir des flots15 ne peut se résoudre que par la participation du rouge16. Ainsi, la blancheur est touchée par le rouge du sang de ses blessures, qui nous révèle la souffrance qu'il est en train d'endurer pour sauver sa reine. Blanc-rouge combiné donc au noir de la nuit ténébreuse17 et aux flots qui déferlent sous le Pont.
17Le blanc suggère un schéma ascensionnel où règne le bien, le beau, le triomphe et la gloire alors que le noir représente l'échec de la mission, les ténèbres, le Mal. Ce couple antithétique se retrouve la nuit de la rencontre Lancelot/Guenièvre18. L'obscurité de la nuit épaisse licite l'acte immoral et impur. L'éclat de la blancheur s'efface du tableau et se résigne à perdre la bataille contre le Mal. Cette faute s'intègre aussi dans la dynamique du blanc-rouge où la blancheur des draps19 et de la chemise de Guenièvre20, qui symbolise la pureté initiale, va être rapidement salie par les taches du sang de Lancelot21.
18Le noble chevalier ne l'est plus. Ses rapports "intimes" avec Guenièvre ont provoqué la chute totale, chute qu'il doit expier dans une tour énorme22, tour obscure où le jour ne pénètre pas.
19La pénitence ne pouvait mieux être vécue que dans le noir : Lancelot, caché aux yeux du monde, est condamné à la nuit éternelle.
20Le schéma inclus à la fin révèle la dynamique de la première partie du récit, dominée par la symbolique de l'or. Elle accompagne Lancelot dans son ascension sociale et morale. Il atteint, à la fin de sa quête, la perfection chevaleresque. Cette progressive ascension se transforme rapidement en une chute par l'épisode où le héros retrouve le lit de la Reine et y passe la nuit. Cette scène représente une "charnière" narrative puisqu'elle relie les deux parties de l'oeuvre. Elle rattache aussi la symbolique de l'or à celle du rouge, par l'intermédiaire du blanc-rouge et à celle du noir a travers la nuit.
21De l'ascension, on passe à la descente et de la lumière resplandissante du jour à l'obscurité ténébreuse de la nuit.
22L'importance de la couleur dans le texte médiéval est désormais un fait que le lecteur moderne doit prendre en considération. Ainsi, comprendre la couleur c'est mieux lire la littérature du Moyen Age, c'est comprendre l'oeuvre et l'interpréter.
23Le critique littéraire doit être sensible à ce monde sensitif car il fournit de nombreuses clefs pour déchiffrer l'écriture médiévale. C'est le cas du Chevalier de la Charrette de Chrétien de Troyes où la dynamique de la couleur correspond à la dynamique du héros Lancelot. Ses exploits, son aventure sont narrés sous le signe de la couleur, ainsi que sa "faute" et sa "chute" finale.
24La couleur offre une possible lecture de la dernière scène du héros ainsi que de la structure finale de l'oeuvre. D'après l'étude de la couleur, on peut affirmer que ce roman de Chrétien est parfaitement achevé. La fin réservée à Lancelot est celle qu'il mérite et l'auteur n'a nullement envie de le sauver. Seul Godefroy de Leigny s'est permis de le libérer et de le ramener à la cour du roi Arthur. Si Chrétien ne choisit pas la possibilité d'une fin heureuse, peut-être nous trouvons nous face à la signification profonde du récit. Lancelot symbolise alors le sort humain , voué inévitablement â l'échec final et à la mort.
25Edition utilisée :
26Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette, éd. Mario Roques, Champion, Paris, 1983.
Notes de bas de page
1 "A mie nuit, de vers les lates/vint une lance corne foudre.../En la lance un pannon avoit/qui estoit toz de feu espris,/ el covertor est li feus pris/ et es dras et el lit a mass" v.514-523
2 "Del fuerre treit le brant d'acier/ etcil saut sus, si treit le suen/ qu'il avoit flanbeant et buen ;/si s'antre vienent cors a cors ;/ les escuz ou reluist li ors/ traient avant, et si s'an cuevrent" v.856-61
3 "la sale ne fu mie enuble,/ si luisoient ja les estoiles/ nes tant avoit leanz chandoiles/ tortices, grosses et ardanz/ qu la clartez estoit moult granz." v.1014-18
4 "... estoient aporté/ li mes, et les chandoiles mises/ es chandeliers totes esprises,/ et li henap d'argent doré" v.984-87
5 "Sor le perron qui ert iqui/ avoit oblié ne sai qui/ un peigne d'ivoire doré" v.1349-51
"que les chevox que vos veez/ si biax, si clers et si luisanz/ v.1414-15
" Et, se le voir m'an requerez/ ors, cm. foiz esmerez/ et puis autantes foiz recuiz/ fust plus oscurs que n'est la nuiz/ contre le plus bel jor d'esté/ qui l'or et les chevols veïst/ si que l'un lez l'autre meïst" v.1487-94
6 " Li chevax venoit trestoz seus,/ s'ot de sanc tainte l'estriviere,/ et de la sele fu derriere,/ li arçonz frez et peçoiez" v. 262-65
7 Et la dame tantost li baille/ les armes son seignor, vermoilles./ et le cheval qui a mervoilles/ estoit biaz et forz et hardiz" v. 5498-501
"a ce chevalier m'analez/ qui porte cel escu ver-moil v.5642-43
"Neïs li chevaliers vermauz/ plot as dames, et as puceles,/aus plus gentes et aus plus bêles" v.5714-16
8 "... ont trovee/ une toaille bien ovree/ bele et blanche/ as mains essuier" v.995-97
9 "un lit ot fet en mi la sale/don li drap n'erent mie sale/ mes blanc et lé et delïé" v.1195-97
10 "Et il se couche tôt a tret/ mes sa chemise pas ne tret/ ne plus qu'ele ot la soe feite." v.1213-15
11 "Et li chevaliers fu leanz/ si a fet mervoilles si granz/ que tos seus la lame leva/ c'onques de rien ne s'i greva/ de sor la grant tonbe marbrine" v.1967-71
12 "et li quarz qui l'a assailli / fiert si que le mantel li tranche/ et la chemise et la char blanche/ li ront auprés l'espaule toste,/ si que li sans jus an degote" v.1144-48
" Que cil par le hiaume le sache/ si que trestoz les laz an tranche/ la vantaille et la coiffe blanche/ li abat de la teste jus " v.2906-09
13 "Sovant si aspremant se reent/ les hiaumes et les haubers blans/ qu'après le fer au saut li sans" v. 3609-14
14 "d'une espee forbie et blanche/ estoit li ponz sor l'eve froide/ mes l'espee estoit forz et roide/ et avoit deus lances de lonc" v. 3022-25
"Le sanc jus de ses plaies tert/ a sa chemise tot antor " v. 3136-37
15 "et voient l'eve felenesse,/ noire et bruiant, roide et espesse/ tant leide et tant espoantable/ con se fust li fluns au deable/ et tant peilleuse et parfonde/ qu'il n'est riens nule an tôt le monde,/ s'ele i cheoit, ne fust alee/ ansi com an la mer betee" v. 3006-16
16 "mains et genols et piez se blece/ mes tot le rasoage et sainne / v. 3112-13
17 "Tant a au jor vaintre luitié/ que la nuiz molt noire et oscure/ l'ot mis desoz sa coverture/ et desoz sa chape afublé" v. 4542-45
18 "Molt tost et s'an leva, / ne ce mie ne li greva/ qu'il luisoit lune n'estoile/ n'an la meison n'avoit chandoile/ ne lanpe.ne lanterne ardant" v.4559-63
19 "de ses dras ne se gardoit mie/ que il fussent tachié de sanc/ einz cuidoit qu'il fussent molt blanc/ et molt bel et molt avenant" v.4740-43
20 "... la reïne est venue/ en un molt blanche chemise " v.4578-79
21 "et de l'autre doi se trancha/ la premerainne joite tote / et del sanc qui jus an degote / ne des plaies , nule ne sant" v. 4643-45
" mes de son sanc tant i remaint/ que li dras sont tachié et taint / del sanc qui cheï de ses doiz" v.4699-01
22 " fu tote parfeite la torz/ forz et espesse, et longue et lee" v. 6127-29
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