Le symbolisme sacré des couleurs chez deux mystiques médiévales : Hildegarde de Bingen et Julienne de Norwich
p. 253-272
Texte intégral
1Un symbolisme complexe des couleurs s'inscrit dans de nombreuses aires culturelles et traditions sacrées. Certaines signifiances particulières, variant ou s'entremêlant selon l'espace et le temps, se sont peu à peu établies, au cours des âges, entre les différentes couleurs et les univers appréhendés par l'homme : minéral, végétal, animal, nominal, spirituel, divin. Des liens subtils unissent ainsi le microcosme, le macrocosme et le transcosmos qu'est l'Absolu suprême ou le Dieu vivant. Instruments parfois magiques, les couleurs se muent en moyens de connaissance des êtres, des choses et du Tout. Voies d'accès à eux ou moyens d'action sur eux. En Afrique noire, le blanc, couleur des morts, sert à éloigner la mort. Chez les Néo-calédoniens, les guerriers se couvrent de rouge, qui leur communique le mana, énergie vitale divine. Selon d'antiques conceptions chinoises, les couleurs structurent le monde, lequel est enchevêtrement et union de différences et de contraires complémentaires. Rouge, vert, noir, blanc figurent les quatre points cardinaux, mais aussi l'été, le printemps, l'hiver, l'automne. Le rouge, flamboiement de la vie et de l'immortalité, est associé au soleil, au coeur, au bonheur, au Phénix qui renaît et fait renaître des cendres. Traditionnellement, le magicien chinois se revêt d'habits mi-rouge, mi-noir qui, représentant le Nord et le Sud, symbolisent l'alternance du Yin et du Yang. Dans l'hindouisme, Ishvara, le Moi cosmique, Seigneur des Mondes, l'Un-Multiple, s'exprime en une trinité (Trimurti) : Brahma, Vishnou, Shiva, qu'un jeu de couleurs traduit fondamentalement. Brahma, le Créateur est mis en rapport avec le rouge, qui fait ruisseler la vie. Vishnou, le Préservateur et Rétablisseur, est évoqué par la lumière que représente le blanc. Shiva, le Destructeur et Transformateur, le Danseur Cosmique, est manifesté par le noir, couleur de la Substance (Prakriti) de la materia prima.
2Le Christianisme a la connaissance et l'expérience du symbolisme des couleurs, qui s'exprime avec luxuriance à travers l'Ecriture sainte (particulièrement les écrits prophétiques dans l'Ancien Testament ; l'Apocalypse dans le Nouveau Testament), les épiphanies ligurgiques, les compositions de l'art sacré, les textes de ses spirituels, mystiques ou visionnaires. Le Père est lié au blanc, resplendissement de la lumière ; le Fils, au bleu, manifestation des eaux originelles et des eaux vives de la grâce ; le Saint-Esprit, au rouge, feu de l'amour. Mais ces attributions ne sont pas sans variantes, chaque Personne de la Trinité étant une avec les autres. Le rouge, couleur du sang, sera également attribué au Fils rédempteur. Une colombe blanche dira l'Esprit-Saint. D'autres couleurs interviendront. Le violet, bleu qui inclut du rouge -le bleu du Fils, le rouge de l'Esprit -, traduira le Père Eternel qui est un seul Dieu avec le Verbe et l'Esprit. Les couleurs seront associées à des concepts théologiques : le bleu représentera la foi ; le vert, l'espérance ; le rouge, l'amour. La liturgie choisira des couleurs symboliques. Les grandes fêtes christiques (Noël, Pâques, Ascension ...) feront appel au blanc. Les fêtes des martyrs seront célébrées en rouge, également choisi pour les fêtes de l'Esprit (semaine de Pentecôte). Le violet qui, selon certains associe rouge et noir - vie et mort, joie et souffrance, et donc signe de l'union des contraires - figurera l'homme infiniment grand et petit, écrasé et exalté, tourné vers Dieu dans le réalisme d'une joie spirituelle et d'ascèse. Le noir sera réservé aux messes des défunts et au Vendredi Saint. Le vert sera choisi pour les dimanches dits "du temps ordinaire", couleur des moissons qui lèvent et du regard tourné vers le Christ. L'or - la Lumière divine qui irradie -, utilisé pour les objets de culte dans l'Ancien Testament -, suggérera la Jérusalem céleste et le resplendissement de la gloire divine. "La cité est d'or pur", dit l'apôtre Jean (Ap 18, 16).
3Le Christianisme médiéval, qu'il soit oriental ou occidental, recourt à cette musique multicolore. C'est ainsi qu'on pourrait tirer des oeuvres religieuses les plus diverses du temps toute une riche anthologie sur le symbolisme des couleurs où consonances et dissonances rejoignent l'ambivalence caractéristique des grandes traditions sacrées. Nous l'illustrerons par deux exemples tirés des visions de deux mystiques : l'une, germanique : Hildegarde de Bingen, qui vécut au douzième siècle ; l'autre, anglaise, Julienne de Norwich, qui vécut au quatorzième siècle.
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4L'abbesse Hildegarde de Bingen (1098-1179) reçut tout au long de sa vie des visions d'ordre cosmique, ecclésial et personnel, qu'elle raconta par écrit avec l'aide de scribes1. Réformatrice et fondatrice très connue, elle accueillit des visiteurs arrivant de divers coins de l'Europe, fut invitée à prêcher dans des cathédrales, couvents et monastères, entretint une correspondance avec des princes, empereurs, membres du clergé (parmi lesquels des archevêques et des papes)2. Eclairée par "la vivante lumière", dit-elle, elle fustigea violemment les grands de ce monde - laïcs ou clercs - infidèles à l'appel de Dieu et présenta, dans ses écrits, d'immenses tableaux symboliques déployant la vie intime de Dieu, les merveilles de la création, l'histoire du Salut jusqu'à la fin des Temps, les mystères de la Grande Tribulation et de la Grande Rénovation de l'Eglise, les splendeurs du Ciel et de la Jérusalem céleste. Plusieurs de ses oeuvres traitent également de la nature de l'homme cosmique, de la médecine naturelle, des secrets de l'Univers, des musiques de Dieu, qu'elle tente de transcrire en musique humaine, et même d'une langue divine inconnue - Lingua ignota - qui lui aurait été révélée par le Ciel3.
5Dans toute son oeuvre, les couleurs sont autant d'oriflammes symboliques. Hildegarde est introduite dans ce symbolisme par l'Esprit qui le lui révèle "dans l'ombre de la vivante lumière". Elle en apprend les significations cachées, mais chaque couleur ayant valeur et aura d'infini, elle ne peut en épuiser le sens. A l'intérieur d'une même vision, ou d'une vision à l'autre, les signifiances se complètent se nuancent, se diversifient, se complexifient. Une lecture fondamentaliste d'Hildegarde ne peut que décevoir et irriter le lecteur. Une lecture symbolique révèle de nombreux joyaux cachés. Proposée du temps même de la voyante, une série d'enluminures, reproduisant les visions principales de son texte Scivias (abréviation de Sci vias Domini, "connais les voies du Seigneur) et entreprise sous la direction d'Hildegarde en personne, nous aide à pénétrer dans les arcanes de ce symbolisme4.
6Entrons dans cet univers qui jaillit à travers d'immenses visions cosmiques, s'appuyant le plus souvent sur des soubassements fort simples : figures géométriques ou formes (cercle, carré, ovale, sphère) ; éléments du cosmos (eau, terre, feu, air, étoile, soleil, lune, montagnes, grottes, mer, ciel, vent, lumière, ténèbres) ; réalités humaines (homme, femme, corps humain - pieds, mains, tête, chevelure) ; société (roi, soldats, armées, chasseurs) ; édifices (pierre, colonne, balustrade, échelle, tour, temple, autel, croix) ; réalités quotidiennes (livre, miroir) ; animaux (monstrueux ou non), poissons, oiseaux.
7Dans le Liber Vitae Meritorum (1ère partie), un Homme gigantesque surgit debout sur les eaux de l'abîme. De la tête il touche au ciel par delà l'éther le plus pur. Son visage, étincelant de lumière, est impossible à fixer. Devant sa bouche plane un nuage blanc qui a la forme d'une trompette. L'Homme souffle. De la trompette il sort trois vents, qui se condensent en trois nuages. L'un, rouge feu ; l'autre, blanc de neige ; le troisième, noir. L'Homme est le Verbe de Dieu. La bouche, sa Parole de Vie. Les trois vents, une triple création. Le nuage rouge est le feu de l'Amour créateur. Le nuage blanc, le cosmos issu de Dieu-Lumière. Le nuage noir, le conglomérat des hommes pécheurs et des esprits malins.
8Selon les autres couleurs auxquelles elle est jointe, et selon les signifiances spirituelles mouvantes de ces couleurs, telle ou telle couleur s'enrichit, en ses symbolismes, de multiples harmoniques.
9Dans le Scivias (II, 3), Hildegarde rapporte comment lui apparaît
"à la lumière sereine, une figure d'homme, brillante comme une flamme".
10L'homme s'approche d'enfants noirs "rasant la terre comme les poissons glissent dans l'eau". A chacun de ces enfants, il enlève leur peau noire, très noire, et la rejette loin, hors de leur chemin. Puis il les revêt d'une tunique blanche toute lumineuse. A chacun il dit :
"Dépouille ce vieux haillon de péché, et revêts, pour te renouveler, cette robe de sainteté ; car la porte de ton héritage s'ouvre à nouveau pour toi..."
11Ici le texte commente immédiatement le sens des couleurs : le noir, lié au péché et aux voies de perdition ; le blanc, évocateur de pureté, d'innocence et de resplendissante gloire divine.
12Dans une autre vision du Scivias (III, 1), Hildegarde propose à notre regard un brillant jeune homme, au centre d'un cercle d'or. Il porte en son coeur un limon "noir, glaiseux, large comme la poitrine d'un homme et entouré de pierres précieuses et de perles fines". C'est la représentation du Christ Dieu qui s'est fait homme et a pris en lui l'humanité pécheresse. Sa divinité est signifiée par le cercle d'or. Le limon noir figure l'homme Adam, formé d'argile mais aussi noirci par le péché originel. Le limon est entouré de perles précieuses et de perles fines, révélant par là que le péché n'a pas détruit mais seulement voilé l'image divine en l'homme.
13Hildegarde voit encore se présenter à ses yeux un jeune homme d'une grande virilité et majesté (III, 9). Le teint pâle, il a des cheveux qui descendent sur ses épaules. Il porte une tunique de pourpre. Le manque d'éclat et l'aspect livide du blanc dénotent une non-manifestation de lumière, une invisibilité de gloire, qui caractérisent l'état humain du Verbe Incarné. Le noir des cheveux souligne l'abaissement, les limites, les souffrances du Christ, le poids du péché des hommes qu'il porte sur lui. La tunique pourpre est signe de la Passion rédemptrice.
14La couleur bleue - couleur du ciel - est associée, chez Hildegarde, au Verbe de Dieu, vivant le mystère trinitaire de l'Amour et le manifestant amoureusement par le torrent des eaux vives de la Rédemption et de la divinisation de l'homme. Un texte du Scivias (II, 2/ Fig. 1) exprime cette signification :
"Je vis une splendide lumière. Il en émanait une forme humaine, couleur de saphir, qui brûlait d'un feu brillant et suave. La lumière splendide pénétrait le feu brillant et le feu brillant s'infusait dans cette splendide lumière. Lumière et feu pénétraient toute cette forme humaine, en ne faisant qu'une, seule lumière, par une même vertu et une même puissance".
15La lumière toute blanche, splendide, qui contient ces différentes couleurs, c'est le Père, le bleu de la miséricorde caractérise le Fils sauveur des hommes :
"La forme humaine, couleur de saphir, sans aucune tache d'imperfection, d'envie et d'iniquité, désigne le Fils engendré par le Père, avant le temps, selon la division, mais ensuite incarné dans le temps selon l'humanité et venu dans le monde".
16Le rouge resplendissant, incendie de feu, renvoie au Saint-Esprit. La vie intime de la Trinité est suggérée par le mouvement qui s'établit entre la lumière éclatante et le feu suave. Le feu vif, c'est l'Esprit du Père ; le feu doux, l'Esprit du Fils. Les distinctions et entrelacements des trois couleurs révèlent ainsi :
"le Père, qui est l'équité souveraine, mais qui n'est pas sans le Fils et le Saint-Esprit ; et le Saint-Esprit qui embrase le coeur des fidèles, mais non sans le Père et le Fils. Et le Fils qui est la plénitude de la vertu, mais non le Père et le Saint-Esprit. Ils sont inséparables dans la majesté de la divinité, parce que le Père n'est pas sans le Fils, ni le Fils sans le Père, ni le Père et le Fils sans le Saint-Esprit, ni le Saint-Esprit sans eux. Et ces trois Personnes ne forment qu'un seul Dieu, dans l'intégrité de la divinité et de la majesté. L'unité de la divinité reste inséparable dans ces trois personnes, parce que la divinité ne peut être divisée, mais demeure toujours inviolable, sans aucun changement."
17Hildegarde accorde une grande importance à la couleur verte qu'elle associe à la notion de "viriditas" - la "viridité" - qui signifie vigueur, verdeur de la jeunesse, verdure, verdoiement et qui est puissance de création, d'efflorescence, de fructification, de fertilisation, de régénération. L'oeil cosmique de la voyante perçoit que tout le créé, toute l'humanité sont un ruissellement de sève divine toujours jaillissante. Le Christ vient communiquer une verdeur en surabondance aux êtres humains "recroquevillés et flétris", car le Verbe, dit-elle, est "verdoyante verdeur", plénitude créatrice. La couleur verte est ainsi associée à la fécondité incessante de Dieu. Qui s'ouvre à l'agir divin participe è sa "viridité". C'est ainsi que la Mère du Christ est, pour Hildegarde, la "Vierge toute verdissante" (Viridissima virgo),"la plus verte des branches toutes verdoyantes". Les prêtres, s'ils sont donnés à Dieu, vivent "en la très suave verdeur des jardins du Roi" ("in suavissima viriditate hortorum régis").Hildegarde entend Dieu lui dire : "Je suis le vent qui nourrit de verdeur tout ce qui est"5.
18Le blanc évoque,par sa vive brillance, le resplendissement de Dieu, sa lumière pure et purifiante. Hildegarde voit surgir une tour,
"formée d'une seule pierre intacte, et resplendissante de blancheur, ayant trois fenêtres à son sommet, par lesquelles une si grande lumière éclata, que même le toit de la tour qui s'était érigé comme dans une cavité, se voyait sans nuage dans la clarté de cette lumière. Et ces fenêtres étaient environnées de superbes émeraudes" (Scivias, II, 4).
19La tour est posée au milieu du dos d'une femme, l'Eglise. Hildegarde reçoit, lors de cette vision, plusieurs éclairages complémentaires. La tour, c'est fondamentalement le Dieu Tri-Un lui-même. Manifesté en son unité (une seule tour) et sa Trinité (les trois fenêtres). Le cercle qu'exprime la tour ronde indique le circulus de l'amour au sein de Dieu, ainsi que les mouvements cycliques du créé en lui, le déroulement en Dieu de l'espace, du temps et de l'histoire (la tour unit la terre et le ciel), la puissance victorieuse du dynamisme divin : celle qui ne cesse de restaurer et réédifier l'église humaine défaillante :
"Cette tour était posée au milieu du dos de la femme de la dite image, à l'instar de quelque tour placée dans les murs d'une ville, de telle sorte que cette image, à cause de sa force, ne pouvait tomber en ruines".
20Un autre sens se précise : l'immense tour blanche signifie la surabondance des grâces données par Dieu aux fondateurs de l'Eglise, les apôtres, et, par eux, à l'Eglise :
"l'embrasement des dons du St-Esprit, que le Père a envoyé dans le monde pour l'amour de son Fils, embrasant les coeurs de ses disciples de ses langues de feu, par quoi ils devinrent plus forts, au nom de la Trinité sainte et véritable".
21C'est aussi Dieu, Déité ineffable, se faisant connaître symboliquement au regard de foi :
"Une puissante vertu de la divinité qui réside dans les hauteurs inaccessibles de sa toute puissante majesté, se manifeste ouvertement à l'homme, créature mortelle, autant qu'il lui est possible de l'entrevoir par la foi".
22La haute tour blanche est ultimement le long et court chemin qui conduit l'homme de la terre au ciel, de son moi humain à son moi divin. Le bras de la puissance divine pour le faire accéder à Lui. Les trois fenêtres signifient alors les trois Personnes de la Trinité se manifestant à la terre et â ses habitants. Elles sont, ces fenêtres, ornées d'émeraude. Nous retrouvons ici la signifiance du vert. Sont ici soulignés tous les dons de verdeur et de verdoyance que chaque Personne divine apporte au macrocosme et à l'homme microcosme.
23Dans une autre vision (Scivias, III, 5/Fig.2), Hildegarde voit apparaître une tête immobile, couleur rouge feu, "brillant tel l'éclair d'une flamme", terrible à voir, et cependant d'une indicible beauté. Il en sort trois ailes, "d'une admirable envergure en longueur et largeur, blanches comme un blanc nuage". Elles ne s'élancent pas en l'air, mais se déploient horizontalement chacune dans sa direction. C'est la figure du Verbe en tant que Justicier de l'Apocalypse. Ces trois ailes indiquent qu'il vient juger au nom des trois Personnes divines. Les ailes sont blanches, car elles sont purification d'amour, pour ramener à l'amour et transformer en amour. Elles se dirigent, l'une, vers l'aquilon, l'autre, vers le septentrion, la troisième, vers l'occident. Elles frappent la terre et les hommes, des trois côtés. C'est la toute purifiante justice de Dieu, inexorable, mais qui vient provoquer "la véritable et sincère pénitence d'un coeur purifié", n'ayant de cesse qu'il ne l'ait ramené, dans sa miséricorde, à la blancheur originale. Les trois ailes , "blanches comme un blanc nuage", nous ramènent ici à la fois au symbolisme de la nuée divine du Dieu transcendant6 et à celui de la blancheur virginale- qui taille et élague pour faire frucfifier, anéantit, dépouille et dénude pour une nouvelle splendeur de résurrection et de transfiguration. Les symbolismes du blanc chez Hildegarde font entrer simultanément dans les théophanies du Golgotha et du Thabor.
24Le rouge unit, dans ses connotations, le feu dévorant qu'est Dieu Amour, le sang purificateur que le Christ verse pour le salut de tous, l'irradiation de l'Esprit Saint et de ses dons. Dans le Livre des Oeuvres divines (1ère vision), Hildegarde décrit comment elle contempla un jour, "dans le secret de Dieu", une figure humaine rouge enserrant, entre ses bras de feu, la roue cosmique de l'Univers, le devenir humain en son déroulement, le jaillissement et grouillement de vie de tout le créé, les abîmes de feu de tout être et de toute chose. La figure lui parla en ces termes :
"Je suis le Tout-Puissant qui est Feu.
De toute étincelle de vie je suis la flamme.
Rien de mortel en moi ne fuse...
Je suis la vie de feu de l'Essence divine...
Je luis dans les eaux.
Je brûle dans le soleil, la lune, les étoiles.
Le souffle de tout ce qui vit, je l'exhale."
25C'est le rouge feu de l'Amour créateur qui s'exprime ici. Dans un autre passage (Scivias, II, 5) nous est présentée, dans les hauteurs du firmament,
"l'image d'une vierge, la plus belle, ayant la tête découverte, les cheveux bruns, revêtue d'une robe rouge qui flottait sur ses pieds. Et j'entendis une voix du ciel qui disait : "C'est la fleur printanière de Sion la céleste, la mère et la fleur des roses, et le lys des vallées. O fleur printanière, tu épouseras le fils du Koi Tout-puissant, et tu lui enfanteras une noble progéniture, lorsque sera venu le temps de ta puissance".
26C'est la figure d'Israël converti, purifié par le sang du Christ et vêtu de tous les dons du Saint-Esprit.
27Hildegarde est, au plus profond d'elle-même, liée au symbolisme du rouge feu. Il apparaît dès ses premières grandes visions :
"L'an 1141 de l'Incarnation du Christ, Fils de Dieu (j'avais alors quarante-trois ans)... Je vis une grande clarté. Il en sortit une voix : "Homme misérable, cendre de cendre, poussière de poussière, je t'ordonne d'écrire et de raconter ce que tu entends et ce que tu vois... Au même moment, un rayon de feu, d'une brillance éblouissante, descendit du ciel entr'ouvert, inonda mon intelligence, pénétra dans mon coeur et jusqu'au plus intime de mon être, telle une flamme qui échauffe sans brûler, à la manière du soleil" (Scivias, prologue).
28L'or, couleur du métal le plus précieux, est mis en relation avec la perfection de l'Essence divine. Il signifie l'appel à une transmutation de la nature humaine ; la transformation de l'homme par Dieu, et en Dieu. Il évoque une alchimie spirituelle.
29Une colonne se présente dans le champ de vision d'Hildegarde. Elle est d'une lumière si vive que le langage humain ne saurait l'exprimer. D'un vol surgit une colombe, tenant en son bec un rayon de couleur d'or. Elle frappe la colonne, qui devient d'une grande splendeur :
"Et tandis que je regardais, j'entendis une voix du ciel, qui me remplit de terreur et dit : "Ce que tu vois est divin" (Scivias, III, 4).
30La colonne, de couleur brune, signifie le Verbe de Dieu en sa kénose rédemptrice. Elle le révèle en tant que pilier cosmique, vital et spirituel. Il plonge ses racines dans la lumière de la Divinité ineffable. La colombe du Saint-Esprit qui frappe la colonne d'un rayon d'or signifie qu'elle vient lui communiquer, en son abaissement, l'incessante illumination (voilée pour le Verbe incarné) de la plénitude divine.
31Une enluminure du Scivias (I, 4/ Fig. 3), qui tente de traduire picturalement les symbolismes fonciers de la quatrième vision, synthétise bien, à travers les commentaires d'Hildegarde, l'enchevêtrement symbolique des signifiances des couleurs, que viennent compléter d'autres symbolismes : nombres, formes, images-icônes, et parfois de véritables mandalas , Dans un ciel bleu, constellé d'étoiles blanches, se déploie un cerf-volant tout en or : il est carré et se place, une pointe en haut, une pointe en bas. Il figure, par ses quatre pointes, les quatre points cardinaux et, par le symbolisme du chiffre 4, traditionnellement associé à la terre, à l'univers, il fait allusion à la fois au Créateur et au créé. Il est divisé, en son intérieur, en trois parties qui représentent les trois Personnes de la Trinité. Le Père, à gauche. Le Saint-Esprit, à droite. Le Fils, au centre. Les deux parties dorées, correspondant au Père et à l'Esprit, sont parsemées d'yeux, signifiant l'omniscience et l'omniprésence de Dieu, mais également, selon Hildegarde, Dieu pénétrant dans la joie et dans la souffrance des hommes. La partie centrale, dorée elle aussi, est pointillée de cercles d'or dont le pourtour est rouge, exprimant le Christ en qui tout a été créé, le Christ, corps de l'humanité, archétype de tous les hommes. Les cercles d'or et rouge désignent toute l'humanité et chaque homme, toutes les âmes et chaque âme, ainsi que chacun, en tant qu'il est semence humaine de Dieu, purifiée par le Sang rédempteur. Participation à Dieu et vie divine sont évoquées par le cercle d'or ; la purification, par le cercle rouge (le sang du Christ qui réintroduit dans le circuit de l'amour). Le cerf-volant se prolonge par un long fil d'or, qui aboutit au ventre d'une femme, d'où sort un enfant. La femme est à la fois Eve, Marie, et toute femme, qui vit, en ses abîmes, le double mystère d'Eve et de Marie. L'enfant est l'Enfant Jésus, Adam, tout homme (fragment vivant du corps du Christ). La femme est vêtue de bleu : elle vit les promesses du ciel et en attend, dans la foi, la réalisation ou invisiblement vit, en ses tréfonds, l'oeuvre lente et ardue de la nouvelle naissance d'un enfant divin. Elle est située au fond d'un ovale couleur d'or, qui symbolise l'oeuf cosmique de la création. Toute l'humanité est symboliquement présente dans cet ovale. A l'intérieur, dix jeunes gens portent des coupes de lait, d'où sortent des fromages. Selon que le lait est riche, fade ou aigre (amour ardent, tiédeur, vie en dehors de Dieu), les fromages (les oeuvres humaines) seront excellents, quelconques ou mauvais. Les puissances diaboliques se manifestent par la présence d'un démon, couleur feu, qui, d'une sébille noire, verse, dans l'une des coupes, un liquide maléfique. Notons ici le chiffre dix appliqué aux jeunes gens : selon un sens qui l'apparente à celui de la Tetraktys pythagoricienne7, il représente une totalité (tous les hommes) mais en une mouvance d'attraction, consciente ou non, vers l'unité (les jeunes gens ont les yeux tournés vers le fil d'or ; même celui qui paraît lorgner en direction du démon rencontre, de son regard, le fil d'or). Le symbole de la jeunesse associé, à travers leur figure, à l'humanité laisse entendre que cette dernière est sans cesse appelée à la jeunesse de la vie divine ; dans les abîmes de la création et de l'histoire du salut, Dieu poursuit son éternel dessein de revivification juvénile des hommes et du monde. On remarquera encore l'ambivalence des symboles sacrés. Ils ne sont pas seulement pluridimensionnels, mais participent au mystère de la coïncidence des contraires : ils sont également diurnes et noctures, fastes et néfastes. Le rouge attribué à la figure démoniaque est un rouge noirci, signe d'un feu destructeur et dévastateur.
32Le symbolisme des couleurs chez Hildegarde fait entrer dans une méditation théologique, en vue d'une contemplation mystique.
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33Si, franchissant deux siècles, nous abordons l'oeuvre de Julienne de Norwich (1342 - 1420), nous retrouvons, dans un univers spirituel d'une autre tonalité, les mêmes vertus symboliques des couleurs8.
34Outre de nombreuses lumières théologiques, Julienne de Norwich reçoit, en un temps très bref, seize visions du Christ crucifié, qui la conduisent à une méditation et contemplation de la Trinité, source et sens ultime de cette Passion, ainsi qu'à un déchiffrage du plan d'amour de Dieu, qui amène tous et tout à une fin de gloire. Julienne entend le Christ lui répéter la même phrase : "Tout finira bien. Toute chose, quelle qu'elle soit, finira bien". Phrase qui n'est pas une affirmation béate, naïvement ou stupidement optimiste, mais une assurance que la T.S. Trinité lui donne solennellement9. Une telle leçon n'est pas sans affecter le sens abyssal des symboles repris par Julienne.
35Dans les récits qu'elle nous a transmis, connus sous le nom de Showings, ou Révélations de l'Amour Divin, le symbolisme des couleurs auxquelles el le a recours s'exprime d'une part à travers certaines visions-énigmes, d'autre part, par l'intermédiaire d'une longue parabole, l'histoire d'un seigneur et d'un serviteur.
36Visions-énigmes. Lors d'une de ses révélations Julienne se voit transportée, en son entendement, jusqu'au fond de la mer (Troisième révélation, ch. 11). Elle distingue
"des collines et des vallées verdoyantes. On eût dit que la mousse croissait parmi gravier et varech".
37Julienne ressent soudain une paix profonde et une grande confiance en Dieu.
38Collines et vallées signifient les cimes et fonds de l'amour divin en lequel l'homme demeure, quelles que soient ses tribulations, toujours enveloppé qu'il est dans un invisible mais réel paradis d'amour, qui se révèle au regard de foi. La couleur verte suggère la présence constante, créatrice et salvatrice, de Dieu ; la fertilité divine qui fait jaillir la vie, même sur le roc aride (la mousse croît parmi gravier et varech). Le symbole du verdoiement s'unit à celui de la mer pour signifier le dynamisme du Dieu vivant, l'incessante énergie vivi-ficatrice du Créateur au sein du créé, les eaux vives de la grâce. Mais la mer, terrible, quand elle se déchaîne, évoque aussi en symbolique sacrée, les puissances chaotiques et dévastatrices du mal et du Malin. Le fond de la mer qu'entrevoit Julienne fait songer aux gouffres périlleux du monde et du coeur humain, aux abîmes du péché et des puissances maléfiques. Les collines et les vallées sont alors les vicissitudes -les hauts et les bas - de l'existence humaine prise entre les griffes du soi, du siècle et du Prince des ténèbres. Tout transparaît sous une couleur verte qui a souvent pour le regard religieux deux signifiances : régénération divine ; destruction infernale : les peintres du Moyen Age peignent fréquemment la croix en vert ; Satan, sur un vitrail de la Cathédrale de Chartres, a la peau verte et de gros yeux verts. Chez Julienne, le vert divin triomphe du vert diabolique. La voyante de Norwich entend le Christ multiplier les paroles d'espérance ; "J'ai réparé le plus grand mal (le péché d'Adam) ; tenez pour certain que je réparerai aussi tous ceux qui sont moindres" (Treizième révélation, ch. 29). "Mes paroles se vérifieront en tout ; oui, je réparerai tout" (Id. ch. 33).
39La couleur rouge a également deux visages dans les Révélations.
40Premier visage. Il rappelle la Passion douleureuse du Christ. Il la manifeste en tant que puissance vivifiante et purifiante, source de paix, de joie, de beauté harmonieuse :
"Je vis tout à coup le sang couler sous la couronne d'épines, brûlant, frais, vif... Au même instant, la Trinité emplit mon coeur d'une joie intense... Notre-Seigneur me révéla son amour intime par une vision spirituelle... Il est notre vêtement d'amour : il nous enveloppe et nous enserre, il nous étreint et nous enclot, il nous enveloppe d'un tendre amour pour ne jamais nous quitter. Je vis dans cette vision qu'il est, selon ce que je compris, toutes choses bonnes" (Ière révélation, ch. 4 et 5).
"Je contemplai toujours le sang qui coulait de la tête... Le saignement ne cessa pas jusqu'à ce que j'eusse vu et compris beaucoup de choses. Je vis toujours la même beauté, le même jaillissement de vie" (Ière révélation, ch. 7).
41L'Amour infini, que signifie le sang rouge, est signe chez Julienne de totale purification :
"Le sang courait, brûlant, partout. Peau et blessures étaient invisibles. Il n'y avait rien que du sang... Contemplez et voyez : ce sang précieux a été versé avec une telle profusion qu'il s'est répandu jusque dans les enfers, où il brisa les chaînes, et d'où il retira tous ceux qui étaient destinés à la cour céleste. Il a inondé toute la terre. Il est prêt à purifier de leurs péchés toutes les créatures qui ont eu, qui ont ou qui auront bonne volonté" (Quatrième révélation, ch.12).
42Deuxième visage. La couleur rouge déploie les fureurs terrifiantes et vaines de l'Enfer. Julienne voit apparaître Satan sous les traits d'un jeune homme au visage allongé et étonnamment amaigri :
"Je ne vis jamais son pareil. Il était d'un rouge semblable à celui de la brique qui sort du four, avec des points noirâtres qu'on eût pris pour des taches de rousseur... Ses cheveux étaient couleur de rouille, coupés ras sur le devant, avec de grandes boucles qui tombaient sur les tempes" (Seizième révélation, ch. 67).
43Cette figure rouge rit méchamment et montre "des dents blanches qui le rendaient encore plus affreux" (ch. 67). Nous retrouvons ici l'entrecroisement des signifiances symboliques. Le blanc devient caricature de la blancheur céleste. Travestissement d'une splendeur qui ne réussit à passer qu'à travers le symbolisme de la dent qui dévore, signe des forces d'agression et de mort.
44La couleur brune est mise en rapport avec le thème du péché pris en charge par le Christ et celui de la mort à soi-même en vue d'une vie nouvelle en Dieu. Dans la huitième révélation, ch. 17, Julienne contemple le visage du Christ crucifié. Il est surmonté d'une double couronne : l'une, faite d'épines ; l'autre, de sang coagulé. La peau, prématurément vieillie, ainsi que tout le corps, est toute ridée, tannée, de la couleur d'un vieux morceau de bois sec. Le brun est associé ici à un vieillissement et à un dépérissement, annonciateurs d'une destruction et d'une mort, celles du péché. Invitation est faite à Julienne de tourner ses yeux vers le Ciel, vers le Père de Jésus (ch. 19). Elle comprend qu'elle est amenée à choisir Jésus pour son ciel. Elle contemple la croix plus intensément :
"Je regardais de toutes mes forces, m'attendant à chaque instant à le voir expirer, mais je ne le vis pas. Précisément au moment où, d'après les apparences, je pensais que sa vie ne pouvait plus se prolonger, et pendant que j'avais toujours les yeux fixés sur lui, Notre-Seigneur changea complètement d'expression. Son visage devint béatitude. Sur quoi, je devins aussi heureuse et joyeuse que possible. Il me mit ces paroles de joie dans l'esprit : "Où y a-t-il maintenant en toi trace de souffrance et d'angoisse ?" (Neuvième révélation, ch. 21).
45Le passage par le brun conduit à la splendeur du blanc.
46Une brève vision introduit Julienne dans le symbolisme de cette couleur blanche (Quinzième révélation, ch. 64). Un cadavre apparaît, gisant à terre, "boueux, horrible, sans forme ni proportion, sorte de boue boursouflée et infecte" Tout à coup jaillit de ce corps "une créature toute belle, un petit enfant pleinement formé et proportionné, agile et plus blanc que le lys, qui, s'élevant d'un trait, fila jusqu'au ciel". Le blanc tout pur présente au regard intérieur la transfiguration et résurrection de la chair. Mais aussi, à travers l'image-énigme de l'enfant, la splendeur lumineuse que devient l'homme vivant pleinement en Dieu. A ces thèmes s'entremêle une autre signifiance. L'enfant qui est un lys tout blanc et pur figure le Christ ramenant tous les pécheurs à la vie et voie d'enfance ; le Christ ressuscité, ressuscitant, en lui, tous les hommes de tous les temps, et chaque homme.
47Un autre jeu symbolique des couleurs apporte des nuances complémentaires. Au centre des Révélations (Quatorzième révélation, ch. 51) se trouve un texte-parabole-middhrash, qui conte l'histoire d'un seigneur et d'un serviteur envoyé par son maître au plus profond d'un désert, pour en rapporter un trésor précieux perdu. La parabole enchevêtre de multiples sens. Le Seigneur figure la Trinité, mais aussi le Père céleste. Le serviteur représente le Verbe, Fils de Dieu, mais aussi le premier Adam, l'Adam-humanité de l'origine à la fin des Temps, et tout homme-Adam. L'histoire qui nous est narrée embrasse simultanément la vie intime de la Trinité, l'histoire du Salut, la fin des Temps et le renouvellement de toutes choses dans l'éternité. A l'intérieur de ce récit foisonnant, les couleurs interviennent, apportant des symbolismes fonciers.
48Le Seigneur est vêtu de bleu azur, évoquant, par là, sa continuelle présence d'amour, en laquelle tous doivent espérer, mais aussi une soif ardente : l'attente du retour du Fils prodigue ; l'attente de l'accomplissement de l'oeuvre rédemptrice du Fils divin, le serviteur fidèle, ramenant, en lui, le Fils prodigue.
49Le Seigneur contemple, de ses yeux noirs, son serviteur. Julienne précise que ces yeux sont empreints à la fois d'une tendre pitié et d'une joie céleste. C'est le regard de compassion qui sonde, étreint, purifie, transfigure le noir du péché. Julienne commente :
"Admirable mélange de miséricordieuse pitié et de joie béatifique.
Mais joie et béatitude surpassent d'autant compassion et pitié que le ciel est au-dessus de la terre. La pitié était terrestre.
La béatitude, céleste".
50Le serviteur est vêtu de blanc, ce qui peut paraître curieux, car il semble que le brun conviendrait davantage à l'oeuvre de réparation qu'accomplit le Christ et à l'oeuvre de labeur, de pénitence et de souffrance qu'implique aussi, pour l'homme, une vie en voie de conversion. Mais Julienne est entraînée dans un mode de perception : elle voit, traduits par la couleur blanche, les abîmes de ces deux oeuvres, à savoir la divinité de l'Adam divin, quand le serviteur représente le Christ ; la présence de Dieu en l'homme et l'appel à la divinisation de l'homme, quand le serviteur représente le premier homme Adam, tous les hommes et chaque homme Adam. Le blanc des vêtements du serviteur n'est cependant pas étincelant, mais "maculé", ce qui entend bien signifier une certaine absence, un certain manque de blancheur : la manifestation de la plénitude de gloire du Christ ; la glorification finale de l'homme total. C'est sur un resplendissement de blancheur que s'achève la parabole lorsqu'elle évoque la gloire finale du Verbe et de l'humanité en Dieu. La tunique du serviteur - Adam divin, Adam humanité, chaque homme Adam - est, dit Julienne,
"belle, nouvelle, blanche, lumineuse, et d'une infinie pureté, immense et ample... d'un bel et fort seyant mélange de couleurs, si merveilleux que je ne puis le décrire, tant il est toute gloire".
51Le blanc exprime ici son symbolisme total de pureté divine, de bonheur, de joie, de lumière ineffable. Entrée dans l'infini des perfections divines, qui signifient, pour l'homme, absolution, nouvelle virginité, et nouveaux départs d'infini en Dieu. Les élus ont blanchi leur robe dans le sang de l'Agneau.
***
52Ainsi le symbolisme sacré des couleurs chez Hildegarde de Bingen et Julienne de Norwich nous introduit, lié à d'autres symboles, dans un monde imaginai, où la couleur est palpitation vivante du divin et non simple traduction d'un concept, même théologique. Il fait expérimenter simultanément l'unité et la polyvalence des contraires. Chaque couleur peut irradier une triple signifiance : 1) une signifiance divine pure, renvoyant à la Déité, à la Trinité, à tel ou tel feu de l'Amour divin ; 2) une signifiance humano-divine, en rapport avec l'oeuvre de rédemption du Verbe Incarné et le mystère de recréation de l'homme pécheur, appelé sans cesse à une divinisation : 3) une signifiance maléfique, dont les harmoniques finales sont toujours impuissance et défaite.
53Les divers symbolismes des couleurs touchent l'ordre sémiotique, mais vont au-delà, attirant toujours dans l'au-delà de l'au-delà qu'est toujours Dieu. Blanc, bleu, brun, rouge, vert, noir sont, chez Hildegarde de Bingen et Julienne de Norwich, des vibrations, motions, trajectoires d'inépuisable, infini, indicible divin. Autant d'approches, différentes et une - par entrée en connaissance d'inconnaissance - de Celui qui dépasse toute connaissance. Par le visible et ses couleurs, les deux visionnaires allemande et anglaise débouchent en Celui qui est l'invisible, Dieu l'Infini qui est "infiment au-delà de tout infini"10.
Notes de bas de page
1 Au début du Scivias, elle indique : "Je me suis mise à écrire" ("manus ad scribendum posui"). Cependant elle fait appel à plusieurs collaborateurs. Du premier, le moine Volmar, elle rapporte qu'elle a écrit avec lui ("cum ipso scripsi"). Elle ajoute : "Il s'est contenté de la simplicité que je mettais à exprimer ce qui m'était inspiré ou dévoilé, bornant son travail à corriger mes expressions suivant les règles de la grammaire, sans chercher à les revêtir des ornements du style". Elle permet à son dernier collaborateur, Guibert de Gembloux, de "donner à son écrit une forme plus élégante", mais en réservant "l'intégrité absolue du sens", en ce qui concerne les visions. Cf. Lettre à Guibert de Gembloux, ed. J.B. PITRA Novae Hildegardis vel ad Hildegardem epistolae, Analecta sacra, Mont-Cassin, 1882, t. VIII, p. 432-433.
2 Citons, parmi eux, les papes Eugène III, Anastase IV, Adrien IV, Alexandre III ; les empereurs Conrad, Frédéric I ; des saints : Bernard de Clairvaux, Eberhard de Salzbourg, Elizabeth de Schönau.
3 Les oeuvres d'Hildegarde incluent, entre autres., des chants liturgiques (Symphonia harmoniae caelestium revelationum) ; un drame musical, Ordo virtutum, apparenté aux mystères et moralités du Moyen Age ; une trilogie, Scivias (Connais les voies du Seigneur), Liber vitae meritorum) (Le Livre de vie des mérites), Liber divinorum operum (Le Livre des oeuvres divines) ; ainsi que des écrits touchant le cosmos, la physique, la médecine : Liber simplicis medicinae (Le Livre de la médecine simple), Physica et Causae et curae (Maladies et remèdes). Son Ignota Lingua, fondée sur un alphabet de 23 lettres spéciales et comportant un vocabulaire de 900 mots, reste mystérieuse et difficile à interpréter. En français, voir Scivias, ou les trois livres des visions et révélations, Paris, 1902-1912, tr. P. LACHEZE ; Le Livre des Oeuvres Divines, tr. B. GORGEIX, Paris, Albin Michel, 1982.
4 L'édition latine Hildegardis Scivias, Führkötten, Brepol, 1978, 2 vol. reproduit les 36 enluminures du ms. du Rupertsberg. Voir également Maura BOCKELER, Wisse der Wege Salzbourg 1953, qui publie aussi les enluminures. Ainsi que Louis BAILLET, Les miniatures du "Scivias" de sainte Hildegarde conservé à la bibliothèque de Wiesbaden, in Monuments et mémoires de l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres, t. 19, Paris, 1911, p. 39-149.
5 Le verbe latin vireo a une double connotation : être vert ; être dans sa force. Double symbolisme de verdeur et de vigueur qui se retrouve dans un certain nombre d'expressions populaires : une volée de bois vert ; un vert-galant ; la langue verte ; en raconter des vertes ; en faire voir des vertes et des pas mûres.
6 Le symbole de la nuée manifeste, dans de nombreuses traditions sacrées, le mystère de l'Etre divin transcendant et invisible, de sa présence, de ses interventions fondamentales, de ses illuminations, de la communication de sa vie intime et de ses énergies vivifiantes. Le Coran évoque l'épiphanie d'Allah "dans l'ombre d'un nuage". Tel hindouiste se voit enveloppé dans un nuage couleur de flamme, envahi d'une lumière : "dans son cerveau flotta un éclair momentané de la splendeur brahmique, qui illumina, depuis, sa vie ; sur son coeur tomba une goutte de béatitude brahmique, lui laissant pour toujours un arrière-goût du Ciel.. Il vit, il sut que le Cosmos n'est pas de la matière morte, mais une Présence vivante" (R.M. BUCKE, The Cosmic Consciousness, p. 60-62).
Dans la tradition judéo-chrétienne, L'Ecriture Sainte rapporte comment les Hébreux furent guidés par une colonne de fluée et de feu (Ex 13, 21s). Avant que Dieu ne se révèle au Sinaï, une nuée recouvre la montagne pendant six jours (Ex 19, 16ss). Au moment de la consécration du Temple par Salomon, l'édifice est rempli par une nuée. (I R, 8 10ss). Sur le Mont Thabor, lors de la transfiguration du Christ (Mt 17, 1-8), une nuée atteste la présence du Père, la gloire du Fils.
Les mystiques chrétiens auront souvent recours au thème de la nuée. Grégoire de Nysse développe comment il faut entrer dans les ténèbres de la nuée pour "toucher" Dieu (Vie de Moïse, PG 44). L'auteur anglais du Nuage de l'Inconnaissance invite son disciple à atteindre Dieu en traversant deux nuages : celui de l'oubli des créatures ; celui de la nescience, qui demeure toujours en Dieu et ses créatures.
7 Le chiffre 10, somme des quatre premiers chiffres (1 + 2 + 3 + 4) est celui qui assure, après les neuf premiers nombres, le retour à l'unité. En arithmétique sacrée, le zéro ne fait pas partie de la série des nombres entiers et n'apparaît pas dans les calculs numérologiques. 10 = 1 + 0 = 1. Le chiffre 10, qui a sens et vertu unifiante est, pour les Pythagoriciens, le plus sacré des nombres. Ils l'incluent dans leur serment : "Je le jure par celui qui a révélé à notre âme la Tétraktis en qui se trouve la source et la racine de l'éternelle nature".
8 Julienne de Norwich a transmis ses visions, en deux versions, l'une, brève, l'autre, longue. Nous citons selon l'édition critique de la version longue, A Book of Showings to the Anchoress Julian of Norwich, II, Toronto, 1978, établie par E. COLLEDGE et J. WALSH.
9 "Notre bon Seigneur répondit à toutes mes questions et mes doutes, me réconfortant par ces paroles : "J'ai la possibilité de tout tourner en bien. J'ai le pouvoir de tout tourner en bien. Je veux que toutes choses tournent en bien. Je ferai en sorte que toutes choses tournent en bien. Et tu le verras toi-même, toutes choses tourneront en bien". Là où il dit : "J'ai la possibilité", j'entends que c'est le Père qui parle. Là où il dit : "J'ai le pouvoir", il s'agit du Fils. Là où il dit : "Je veux", il s'agit du Saint-Esprit. Et là où il dit : "Je ferai en sorte que", je l'entends de l'unité de la bienheureuse Trinité : trois personnes en une seule vérité. Et là où il dit : "Tu verras toi-même", je comprends qu'il parle de toute l'humanité qui sera sauvée en la bienheureuse Trinité" (Treizième révélation, ch. 31).
10 Maxime le Confesseur, Ambigua, PG 91, 1224.
Auteur
Interdisciplinary Research on Imagery and Sight Lyon
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