L'arc en ciel au xviiie siècle
p. 229-251
Texte intégral
1Pourquoi choisir 1'arc-en-ciel parmi autres objets colorés susceptibles d'intriguer les hommes et de susciter en eux des satisfactions esthétiques ? Et pourquoi au xiiie siècle, alors qu'il y a des arcs-en-ciel depuis le déluge, dit-on de source autorisée... Répondre à ces questions préalables permettra d'indiquer chemin faisant diverses manières d'aborder l'arc-en-ciel : l'esthétique, la science, le folklore.
2La splendeur sans rivale de ce météore et l'admiration qu'elle provoque seraient en elles-mêmes une raison légitime. L'arc-en-ciel soulève d'enthousiasme les poètes qui voient en lui l'écharpe de la déesse Iris, dont il prit le nom et le garda jusqu'au xviie siècle, ou la voie rapide qu'empruntent les messages amoureux1. Il réconforte les coeurs simples qui attendent de lui un trésor de petites pièces d'or, ou tout bonnement l'annonce du temps à venir. Les plus grands savants eux-mêmes sont captivés. Thierry de Fribourg, le premier Occidental qui trouva la juste explication du phénomène, déclare en la préface de son traité que la meilleure science est celle qui s'occupe des plus nobles sujets. L'admirable beauté de l'iris justifie les recherches qui lui sont consacrées.
3Si enchanteur que soit l'iris, même aux yeux de téléspectateurs rassasiés de sensations colorées, ce n'est pas à sa beauté que sont consacrées ces quelques pages. L'histoire des sciences peut nous conduire, elle aussi, à celle des couleurs.
4L'arc-en-ciel est en effet étroitement associé aux spéculations sur la lumière et sur la couleur émises par les diverses écoles de pensée antiques et médiévales. Certaines de ces écoles ont voulu intégrer l'iris à leur système philosophique, au point de faire prévaloir leur symbolique des nombres sur la perception visuelle. Compter sept couleurs à l'arc-en-ciel n'est qu'une habitude, un réflexe culturel. Le premier qui en eut l'idée est Ptolémée (+ 161 P.C.). Mais Aristote n'en comptait que trois ; d'autres en voyaient quatre, autant que d'éléments, et cette dernière version resta la plus communément admise au Moyen Age. Brunetto Latini exprime ainsi la façon courante de voir :
5"Et quant la nue est bien crue tant que ele ne peut plus sostenir l'abondance des aigues qui i sont vaporées, il les estuet cheoir sor la terre, et ce est la pluie. Lor estanche la moistour de la nue, qui maintenant devient blanche et legière ; et li solaus resplent ses rais parmi ces nues, et fait de son resplendissement I arc de IIII colors diverses ; car chascuns élémens i met de sa color et ce avient quant la nue est plaine et grosse"2.
6L'évolution de la recherche scientifique explique mon second choix, le xiiie siècle.
7L'arc-en-ciel connut en effet deux grands siècles. Le second, le plus connu, est celui qui va de Descartes à Newton. Le premier est le xiiie siècle. Comme l'a fait remarquer C.B. Boyer3, plus d'ouvrages ont été consacrés à l'iris entre 1215 et 1310 qu'au cours des quinze siècles précédents. Ce progrès "quantitatif" est lui-même peu de chose à côté du saut qualitatif accompli à la fin de la période. Avec Roger Bacon et Thierry de Fribourg, l'étude de l'iris cesse d'être un raisonnement pur ; elle entre dans une phase nouvelle, celle de la science expérimentale.
8Pour la première fois dans l'histoire en effet, Thierry de Fribourg peut donner la clé du phénomène, grâce aux expériences qu'il fait à l'aide d'une sphère remplie d'eau qu'il considère comme une goutte d'eau grossie. Les schémas de nos actuels dictionnaires sont empruntés, quelque peu simplifiés4, au De iride écrit entre 1304 et 1310. Ils servent à expliquer l'arc principal, qui se forme grâce à deux réfractions et une réflexion sur la surface interne de la goutte d'eau. L'arc secondaire se forme par le jeu de deux réfractions et de deux réflexions. Mais Thierry de Fribourg ne fit pas école. Après sa mort, le monde savant se détourna de l'arc-en-ciel et n'y revint qu'au temps de Descartes, qui ne fit que compléter la découverte de son prédécesseur5.
9Le rythme inégal de cette conquête n'est pas un fait isolé ; c'est, comme chacun sait, celui de la pensée scientifique dans son ensemble, qui sort de sa léthargie vers le milieu du xiie siècle pour briller d'un vif éclat au siècle suivant. De plus, ceux qui étudient le plus assidue-ment l'arc-en-ciel n'ont jamais fait de ce thème une exclusivité. Tous sont connus pour l'ensemble de leur oeuvre. Enfin il faut noter que les plus savants scrutateurs de l'iris appartiennent à l'ordre des F.F. Prêcheurs, tels Albert le Grand et Thierry de Fribourg, ou à l'ordre de Saint-François, tels Robert Grosseteste et Roger Bacon. Dans son Système du monde, Pierre Duhem découpe l'astronomie du xiiie siècle en trois chapitres : l'astronomie des séculiers, celle des Dominicains, celle des Franciscains6. On pourrait dire aussi que l'arc-en-ciel du xiiie siècle, comme tant d'autres thèmes de réflexion de la même période, est le bien des Ordres Mendiants.
10Retrouver comment ces universitaires ont analysé l'arc-en-ciel et ses couleurs est donc une façon parmi d'autres d'évoquer les phénomènes socio-culturels dans lesquels tout objet d'étude élu par l'historien doit (ou devrait) être inséré. Il existe une troisième voie d'approche, que je me contente de nommer ; c'est celle des croyances et des rites. Comme le montre le résumé placé par C.B. Boyer au début de The Rainbow from Myth to Mathematics7, le folklore de l'arc-en-ciel est d'une grande richesse. Il est d'autant plus tentant, qu'en Occident les connotations optimistes l'emportent sur les signaux de mauvais augure. L'iris est la marque de l'alliance retrouvée avec le Créateur, la route par laquelle voyagent les anges, les messages d'amour et les pièces d'or, il est le pont de Saint Martin ou la porte du paradis, etc. Mais chercher les traces de ce folklore dans l'écrit et l'image à travers les temps médiévaux est une oeuvre de très longue haleine.
11Ces quelques pages rappelleront tout d'abord comment les savants du Moyen Age expliquent la formation de l'arc-en-ciel. Ce qui concerne les couleurs de l'iris fera l'objet d'une seconde partie. L'histoire de l'iris au xiiie siècle nous permettra de rencontrer, chemin faisant, des niveaux culturels différents.
12Expliquer l'arc-en-ciel était une rude tâche. Comment étudier un météore évanescent, capricieux, insaisissable, que l'on ne peut ni transporter pour l'observer plus commodément, ni scruter de loin pendant un laps de temps satisfaisant, et dont on ne peut même pas programmer les apparitions... La seule possibilité était de lui confronter des phénomènes comparables, i. e. d'autres météores comme le halo, ou des irisations qui se produisent sur terre dans les gouttes d'eau traversées par les rayons solaires. Aristote déjà rapprochait les couleurs de l'iris de celles qui apparaissent parfois autour de la flamme d'une lampe, ou dans les gouttelettes tombant des rames d'un bateau ou d'un arrosoir8. On pouvait également provoquer l'apparition des couleurs en utilisant des prismes, des cristaux ou des carafes d'eau. Mais les trouvailles des uns n'étant pas toujours admises par les autres, voire restant cachées, la vérité n'apparut que par bribes. Pendant plus de quinze siècles, les penseurs se posent les mêmes questions, des questions épineuses, vu les moyens d'investigation dont ils disposaient.
13L'iris est-il un objet réel ou une image ; pourquoi le voit-on toujours du côté opposé au soleil ; pourquoi a-t-il cette forme, et non celle d'un cercle complet comme l'est le disque solaire ; quel est le cheminement des rayons lumineux, sont-ils réfléchis, réfractés, ou les deux ; quel miroir nous les renvoie, est-ce le nuage, ou chacune des gouttelettes opère-t-elle individuellement ; pourquoi les couleurs sont-elles toujours disposées dans le même ordre, et pourquoi cet ordre est-il inversé dans le second arc qui parfois apparaît au-dessus du premier ; le nuage est-il réellement coloré par l'arc-en-ciel, le jaune est-il une couleur comme les autres, etc...
14Il n'est pas question de suivre étape après étape cette longue marche à l'arc-en-ciel, qui, au reste, n'est pas encore achevée. Plaçons-nous à l'orée du xiiie siècle pour faire le bilan des opinions émises.
15Un premier niveau de connaissances apparaît dans les sommes scientifiques et médicales, par exemple dans la collection rédigée en Angleterre vers 1200 et qu'a publiée Br. Lawn. Le type de solution proposé, son style, son vocabulaire, sont ceux de tout le recueil. Pour nous, ce passage évoque bien sûr une autre réponse plus récente ; il ne manque même pas le rituel "voilà pourquoi…"
16"Question : D'où vient l'arc-en-ciel et pourquoi ? Comment se fait-il qu'il ait tant de couleurs différentes ?
17Réponse : (...) La vapeur se forme à partir de condensations venues des terres et des eaux, d'où naissent dans la partie élevée de l'air les nuages, les vents, la grêle, etc. Pour que(l'arc-en-ciel) se produise, il faut et la matière, et le milieu, et le mouvement ascensionnel. Quand la vapeur monte directement, il se forme des nuages ou autres choses semblables. Quand le mouvement est orbiculaire,de la position des différentes parties et de la réflexion qui se fait entre elles et de leur partage, naît une disposition en demi-cercle. C'est ainsi que l'on peut expliquer la diversité des couleurs. Toutefois il faut que le soleil se tienne toujours à l'opposé de l'arc pour que par son rayonnement il rende effectives ces couleurs variées. Là où domine la matière aqueuse, l'ardente splendeur du soleil et la blancheur de l'eau naît la couleur jaune. Là où l'élément terre domine, naît la couleur blanche ; où la terre et l'eau, la couleur verte ; où règne l'air, la couleur rouge.
18Question : Pourquoi la condensation prend-elle cette forme ?
19Réponse : Les vents poussent vers le haut la dite condensation ; ils en conduisent toutes les parties en altitude. Mais certaines sont plus légères que d'autres ; les unes sont ténues et les autres volumineuses. Celles qui sont légères passent vers le haut en formant une sorte de globe. Les autres en revanche se serrent les unes contres les autres et forment une sorte de courant semi-circulaire animé d'un mouvement giratoire. Voilà pourquoi cette forme arquée se transforme presque en une forme ronde.
20Question : Pourquoi s'il apparaît le matin l'arc annonce-t-il la pluie, et le soir un temps serein ?
21Réponse : Puisque ce phénomène est dû à la condensation de l'eau, il n'est pas surprenant qu'il annonce la pluie. Cependant il nous avertit le matin de la pluie à venir parce que le soleil en effet monte de l'hémisphère inférieur en entraînant avec lui les précipitations. Le soir en revanche il les emmène avec lui en dessous, ce qui veut dire du beau temps pour nous et de la pluie pour l'autre hémisphère"9 The Prose Salernitan Questions..., p. 235-236.
22Un second niveau est celui de la petite élite ayant accès non seulement au bagage philosophico-scientifique de l'Antiquité, mais aussi aux traductions des savants du monde musulman. Ceux-là ont le choix entre plusieurs théories ; chacune contient une parcelle de vérité mais l'ensemble est encore très éloigné de la vérité.
23L'iris n'est pas un objet, mais une image du soleil qui nous est renvoyée par les nuées. Sur ce point, tous les savants s'accordent ; l'unanimité s'arrête là.
24Pour Aristote et ses partisans, il s'opère une multitude de réflexions sur des gouttelettes donc chacune agit comme un petit miroir. Les miroirs trop petits ne peuvent renvoyer la forme des objets : "dans ce genre de miroirs, la couleur seule apparaît, sans que les contours de la figure soient visibles"10.
25Posidonius (+ 50 A.C.) pense en revanche que la réflexion est produite par l'ensemble du nuage se comportant comme un seul miroir.
26Ce sont les deux principales théories. Dans un cas comme dans l'autre, on s'explique mal la forme de l'arc et la disposition des couleurs, d'autant plus qu'on ne distingue pas réflexion et réfraction.
27Le premier qui étudie la réfraction, Ptolémée (+ 161 P.C.) compose, après des expériences répétées, la table des angles de réfraction du rayon lumineux qui passe de l'air à l'eau. Mais il ne songea pas à appliquer ses découvertes à l'arc-en-ciel. Le grand physicien ibn-al-Haytham, que les Européens appellent Alhazen (+ 1039) poussa cette recherche beaucoup plus loin, mais lui non plus ne songea pas à appliquer à l'arc-en-ciel les conclusions de ses travaux sur l'optique.
28Dans l'Occident chrétien de la première moitié du xiiie siècle, Alhazen et ses prédécesseurs sont connus. Les savants, qu'ils travaillent à Paris, à Oxford ou ailleurs, discutent les théories anciennes, les commentent, tentent des synthèses. Mais faute d'expériences faites en laboratoire, ils n'ajoutent à peu près rien. Robert Grosseteste (+ 1253) et Albert le Grand (+ 1280) butent sur les mêmes obstacles car ils raisonnent en philosophes plus qu'en scientifiques.
29Robert Grosseteste, le philosophe de la lumière, réussit à première vue un pas en avant car il est le premier à choisir résolument la réfraction pour expliquer l'arc-en-ciel. Mais c'est une réfraction très différente de celle que nous attendons. Elle se produit non pas sur chaque gouttelette, mais sur le nuage considéré comme un seul milieu. Grosseteste suppose que la vapeur d'eau descendant des nuages se dispose en couches de plus en plus denses, formant un gigantesque cône. La lumière du soleil est réfractée quatre fois en passant d'une couche de vapeur à l'autre. C'est ainsi qu'il veut expliquer la forme de l'arc. Mais il ne fait, malgré sa foi en les mathématiques, ni démonstration ni schéma.
30Albert le Grand (+ 1280) consacre 29 chapitres de son traité De meteoris à l'arc-en-ciel et au halo. Son ouvrage connut un grand succès, dû peut-être à ce qu'il est moins abstrait que ceux du précédent auteur. Il adopte la théorie de Grosseteste selon laquelle les rayons solaires sont réfractés à travers quatre couches superposées d'humidité disposées en un cône. Pour se faire mieux comprendre, il trouve une analogie sur terre : si l'on place un récipient de verre hémisphérique et rempli d'encre dans les rayons du soleil, seule la circonférence paraît brillante, car l'encre empêche la lumière de passer. Au centre du cône de nuages, les rayons solaires ne passent pas non plus, car la vapeur y est trop dense, d'où la forme de l'arc-en-ciel.
31Quant au miroir, Albert le Grand revient à l'idée d'Aristote : il y a autant de miroirs qu'il y a de gouttes dans le ciel. A plusieurs reprises, il évoque les couleurs qui apparaissent dans les gouttes que l'on pulvérise dans un rayon de soleil. Il semble ouvrir la voie aux recherches de laboratoire... Mais ce qu'il entrevoit, d'autres le réaliseront plus tard : Roger Bacon et Thierry de Fribourg pratiquent pour la première fois et systématiquement ce que Bacon appelle la "science expérimentale".
32"Oportet ergo omnia certificari per viam experientiae"11
33et Bacon choisit l'arc-en-ciel comme première application ; le livre VI de l'Opus Majus lui est presque entièrement consacré. La part du rêve est chez Bacon assez importante,comme chacun sait... Mais on lui doit la première étude quantitative de l'arc-en-ciel.
34Il commence par évoquer, comme d'autres l'avaient fait avant lui, des phénomènes similaires, dans le but de trouver leurs points communs. "L'expérimentateur doit donc considérer, parmi les objets visibles, où il peut trouver les mêmes couleurs (que dans l'arc-en-ciel) et disposées dans le même ordre. Qu'il prenne ces pierres hexagonales d'Irlande ou de l'Inde... et les tienne dans le rayon de soleil tombant d'une fenêtre ; il apercevra dans l'ombre à côté les couleurs de l'arc, rangées dans le même ordre. Qu'il se transporte ensuite en un lieu plongé dans la pénombre, qu'il mette la pierre près d'un de ses yeux mi-clos ; il verra encore les mêmes couleurs. Et comme beaucoup de ceux qui utilisent ces pierres pensent que le phénomène est dû à une vertu spéciale de ces pierres en raison de leur forme hexagonale, qu'il cherche encore, et il obtiendra le même résultat avec des cristaux taillés et d'autres pierres transparentes... y compris des cristaux noirs... Qu'il observe aussi les rames d'un bateau ; dans les gouttes d'eau qui tombent d'une rame, il trouvera les mêmes couleurs pour peu que les rayons du soleil les frappent. Il en est de même dans l'eau qui tombe de la roue du moulin ; de même encore si l'on regarde un matin d'été les herbes qui portent des gouttes de rosée. De même quand il pleut, si l'on se tient dans un lieu sombre et que les rayons du soleil passent à travers la pluie, apparaissent les couleurs dans l'obscurité. Et très souvent elles apparaissent aussi la nuit autour d'une chandelle...12.
35Il reprend ensuite l'idée qu'Aristote avait émise et même illustrée d'un schéma : l'iris est le segment de la circonférence de base d'un cône dont le sommet est le soleil. L'axe de ce cône va du soleil au centre de l'arc-en-ciel en passant par l'oeil de l'observateur.
36A l'aide de l'astrolabe, Bacon confirme que ces trois points sont sur une même ligne et que plus le soleil est bas sur l'horizon, plus l'altitude de l'arc est grande.
37"Que l'expérimentateur prenne l'instrument adéquat, qu'il évalue la hauteur du soleil au-dessus de l'horizon. Puis gardant l'instrument immobile, qu'il se tourne du côté opposé et regarde par l'opercule jusqu'à ce qu'il voie le sommet de l'arc, et relève son altitude au-dessus de l'horizon. Il s'apercevra que plus le soleil est haut, plus l'arc est bas, et vice versa".
38"... l'arc parvient à son élévation maximum lorsque le soleil est à l'horizon, c'est-à-dire à son lever ou son coucher".13.
39Il calcule ensuite l'altitude maximum que peut atteindre l'arc-en-ciel.
40"L'expérimentateur ayant pris l'altitude du soleil et celle de l'arc au-dessus de l'horizon, trouvera que l'altitude maximum à laquelle peut apparaître l'arc au-dessus de l'horizon est 42°"14.
41Pourquoi ne voit-on pas la circonférence entière au lieu d'un arc ? Il faudrait pour cela que la base du cône se trouvât totalement au-dessus de l'horizon. Cela se produit en petit dans l'eau d'arrosage que traversent les rayons du soleil ; on y voit parfois le cercle complet. Mais on ne peut voir le même phénomène au ciel. Bacon ne pouvait imaginer le cas de l'aviateur ni même de l'alpiniste...
42Bacon s'attaque ensuite à un autre problème : le cheminement de la lumière.
43"L'expérimentateur doit ensuite se demander si l'arc est formé par des rayons incidents, par des rayons réfléchis ou par des rayons réfractés, et s'il est une image du soleil et si les couleurs sont réelles dans le nuage... Pour éclaircir cela, il faut recourir à des expériences sûres, témoins celles-ci. Si l'on regarde l'arc, et qu'on se déplace latéralement, toujours à la même distance de l'arc, l'arc se déplace lui aussi du même côté avec l'observateur. Si ce dernier s'en approche, l'arc semble le fuir ; s'il recule, l'arc le suit, et non avec retard mais exactement à la même vitesse. Si l'homme court, s'il galope à cheval, l'arc se déplace avec une égale vélocité comme on peut s'en rendre compte grâce à des repères fixes comme les maisons, les arbres"15.
44Il s'ensuit qu'il y a autant d'arcs-en-ciel que d'observateurs.
45"Si deux personnes se tiennent côte à côte et regardent un arc-en-ciel vers le nord, que l'une se déplace vers l'ouest, l'arc se déplacera parallèlement à elle. Si l'autre se déplace vers l'Orient, l'arc se déplacera parallèlement à elle également. Si elle reste au premier lieu, l'arc reste immobile. Il est donc évident qu'il y a autant d'arcs que de personnes pour les voir. Il est impossible que deux hommes voient le même arc, bien que cela soit difficile à admettre sans expérience.... Autant d'observateurs, autant d'arcs-en-ciel"16.
46L'iris par conséquent ne peut être une image directe du soleil, créée par les rayons incidents. S'il en était ainsi, elle resterait fixe en un point du ciel.
47"... De tout cela il résulte que l'arc ne peut être dû qu'à des rayons réfléchis ; s'il était dû à des rayons incidents, l'arc serait fixe en un endroit des nuages, car les rayons incidents (du soleil) ne varient pas selon les mouvements de l'observateur, ni selon le nombre de ceux qui regardent. Quand les rayons du soleil traversent des nuages peu épais, ces nuages paraissent blancs ; s'ils sont épais, ils paraissent noirs... Mais la même couleur apparaît aux différents observateurs, elle ne les suit pas dans leurs déplacements"17.
48Et Bacon opte en faveur de rayons réfléchis car, dit-il, les objets qu'on voit dans un miroir bougent avec l'observateur, alors que les objets vus par réfraction restent immobiles.
49D'autre part, il rejette l'idée d'Albert le Grand pour qui les couleurs sont dues aux différences de densité du nuage. Il n'y a pas, remarque Bacon, de ces différences dans les cristaux, ni dans les gouttes de rosée, et l'on y voit pourtant la même gamme de couleurs que dans l'arc-en-ciel. Après avoir réfuté les diverses théories déjà connues, Bacon propose sa propre idée des couleurs de l'iris, idée que nous verrons dans la seconde partie.
50La connaissance de l'arc-en-ciel a donc fait un grand pas en avant grâce à lui, grâce aux mesures précises de Bacon qui oeuvre en géomètre et en astronome. En revanche il ne réussit pas plus que les autres à expliquer comment se forme le météore. Son disciple Witelo (+ 1285) venu de la lointaine Pologne étudier à Paris, n'y parvient pas non plus.
51Witelo étudie surtout la réfraction, et il attribue l'iris à une combinaison de réfractions et de réflexions. Les nuages sont formés de vapeurs plus ou moins humides. La lumière ne peut pénétrer les vapeurs trop sèches et ses rayons sont alors réfléchis. Elle pénètre les vapeurs humides où ses rayons sont alors réfractés. De ce processus naissent les couleurs.
52Comme on peut le constater, les savants étaient condamnés à ressasser les mêmes idées, à commettre les mêmes erreurs, faute d'expérimentation. Il fallait avoir l'idée d'assimiler une boule de verre remplie d'eau à une gouttelette. Dès lors, l'optique d'Alhazen et tous les travaux antérieurs sur les angles de réflexion et de réfraction pouvaient servir à éclaircir le cas de l'arc-en-ciel.
53Thierry de Fribourg étudia, comme tant d'autres, à Paris, où il devint maître en théologie. Il mena, comme Robert Grosseteste, une double carrière d'administrateur et de chercheur. En 1304, il était déjà si connu en tant que savant qu'au chapitre général de l'Ordre des Prêcheurs tenu à Toulouse, le maître de l'ordre lui demanda de mettre par écrit le résultat de ses travaux sur l'arc-en-ciel. Dès avant 1310, Thierry de Fribourg avait rédigé le De iride et radialibus impressionibus, un gros ouvrage (204 pages dans l'édition de J. Wurschmidt). C'est le rapport de ses expériences :
54"La connaissance de ces choses est garantie par la combinaison d'expériences variées et infaillibles et de raisonnements efficaces, comme il apparaîtra clairement par ce qui suit"18.
55Il passe d'abord en revue les divers phénomènes de radiations. Leur point commun est que la lumière n'est pas transmise à l'oeil directement ; elle part d'un corps lumineux, est reçue par un autre corps, qui la transmet à l'oeil selon un mode géométrique fixé par les lois de la nature. Il distingue cinq modes de transmission, dont trois concernent l'arc-en-ciel.
561er cas : Une seule réflexion par une surface agissant comme un miroir. Cela peut, dans certains cas, produire des couleurs, par exemple sur le cou d'un faisan ou d'un pigeon.
572ème cas : Une réfraction, par passage d'un médium très transparent à un autre qui l'est moins et qui renvoie le rayon. Par exemple le passage oblique du rayon lumineux à travers un prisme, ce qui fait apparaître des couleurs, toujours dans le même ordre.
58"Si le rayon solaire frappe obliquement un corps..., cette obliquité est nécessaire à la production des couleurs. Le rayon après avoir émergé du côté opposé du corps transparent est alors différencié entre les quatre couleurs habituelles. Un corps solide sur lequel il tombe est coloré des mêmes couleurs et dans le même ordre. C'est-à-dire que les couleurs les plus claires et brillantes, soit le rouge et le jaune, se tiennent du côté du rayon incident et par conséquent du côté de l'angle puis les couleurs moins brillantes, vert et bleu, suivent à leur place toujours dans le même ordre19."
593ème cas : Il y a deux réfractions et une réflexion dans une sphère cristalline :
60"Si le rayon incident frappe le corps transparent dont il est question plus haut, le traverse jusqu'à la surface opposée, et de là est reflété vers la surface par laquelle il est entré, et de là parvient à l'oeil ; ce rayon, dans la mesure où il est issu d'un corps sphérique transparent, sert à expliquer l'apparition de l'arc-en-ciel..."
61L'essentiel est là. L'auteur envisage la réflexion des rayons sur la surface interne de la sphère ; ses prédécesseurs ne songeaient qu'à la surface externe. D'autre part, cette sphère remplie d'eau qu'il manipule est assimilée à une goutte d'eau grossie.
62Poursuivant le récit de ses expériences, Thierry de Fribourg montre que pour une position donnée de la goutte d'eau, ne peuvent être vus que les rayons d'une seule couleur.
63"Si le soleil, la sphère et l'oeil restent chacun à leur place, les couleurs ne parviennent pas toutes à la vision, cela à cause de la courbure de la petite sphère. Pour voir les couleurs, le soleil et la sphère étant immobiles, il faut que l'oeil change de place, c'est-à-dire qu'il passe de o en p, et là il verra le jaune ; ensuite s'il passe de p en q puis en r, lui apparaîtront successivement le vert et le bleu"20.
64Puisqu'on voit du même coup d'oeil toutes les couleurs de l'iris, c'est que les rayons sont renvoyés par des gouttes différentes.
65"Les couleurs ne parviennent pas toutes à l'oeil quand celui-ci est dans une certaine position par rapport à la sphère. Elles lui parviennent au fur et à mesure des différentes positions qu'il adopte par rapport à elle. Par conséquent, si l'oeil aperçoit toutes les couleurs en même temps, comme c'est manifestement le cas de l'arc-en-ciel, il faut que ces couleurs lui soient renvoyées par des gouttes différentes, situées dans des positions différentes"21.
66Le 4ème cas comporte deux réfractions séparées par deux réflexions à l'intérieur de la goutte d'eau. C'est ce qui se produit lorsque le soleil frappe la partie inférieure de la goutte, et ce qui donne naissance à l'arc secondaire. Celui-ci est toujours plus pâle que le premier, et souvent même absent. La lumière en effet est en partie perdue au cours des quatre déviations qu'elle subit.
67Thierry de Fribourg tenta aussi d'expliquer pourquoi l'ordre des couleurs du second arc est l'inverse de celui de l'arc primaire, et pourquoi les couleurs dessinent des arcs de largeur limitée au lieu d'illuminer toute la voûte céleste. Mais ses démonstrations ne sont pas très claires.
68Quoi qu'il en soit, l'oeuvre de Thierry de Fribourg est un des plus grands succès scientifiques du Moyen Age et resta sans rivale pendant trois siècles et demi. Du moins en Occident, car, chose surprenante, le persan al Farisi (+ 1320) exposa les mêmes idées exactement en même temps... Mais les deux savants s'ignoraient.
69Le premier grand siècle de l'arc-en-ciel n'apporte pas, en ce qui concerne les couleurs de l'iris, de révolution scientifique de même ampleur. Thierry de Fribourg lui-même s'en tient à une théorie déjà ancienne, tout en la modifiant quelque peu.
70Le Moyen Age hérite des temps antiques deux principales traditions. La première consiste à voir trois couleurs dans l'arc-en-ciel : rouge, vert, bleu. Exposée par Aristote, cette théorie fut adoptée par la longue cohorte de ses disciples, entre autres par Avicenne, Thomas d'Acquin et Albert le Grand. Pour ce dernier, le rouge est dû à la lumière du soleil, le vert est la couleur de l'eau, et le bleu naît du mélange des deux. L'iris en effet ne saurait se former dans un ciel dépourvu soit de nuages, soit des rayons du soleil.
71La seconde tradition est celle de l'arc-en-ciel quadricolore. Elle est vivace et envahissante. Elle a pour elle non seulement l'expérience visuelle (on peut bien, après tout, compter quatre couleurs au lieu de sept !) mais aussi le système du monde, qu'adopte la pensée chrétienne. Il y a donc 4 couleurs comme il y a 4 qualités, 4 éléments, 4 humeurs et 4 tempéraments, 4 saisons, 4 âges, etc. Chaque couleur est associée à un élément qui lui confère son aspect, sa brillance, ses vertus...
72Mais la gamme des couleurs attribuées à l'arc-en-ciel diffère d'un auteur à l'autre. Ceux qui s'inspirent d'Isidore de Séville, par exemple Honorius Augustodunensis, citent le rouge, la pourpre, le bleu et le vert.
73"L'arc quadricolore se forme dans l'air quand les rayons du soleil tombant sur le nuage creux sont renvoyés vers le soleil, juste comme lorsque le soleil éclaire un bassin d'eau et que la lumière est renvoyée vers le plafond. Des cieux il tire sa couleur de flamme ; de l'eau la pourpre ; de l'air, le bleu, et de la terre la verdure de l'herbe"22.
74Mais pour expliquer le choix des couleurs de l'iris, il faudrait faire l'étude approfondie des termes utilisés en partant des textes grecs et suivant la filière des traductions.
75Il y eut dans l'Antiquité d'autres manières encore de désigner les couleurs de l'arc. Ptolémée en voyait sept ; il semble avoir été peu écouté jusqu'à Newton, bien que le chiffre 7 mérite, autant que le 3 ou le 4, la plus haute considération. D'autres encore renonçaient à compter les nuances, tel Sénèque, nuances aussi nombreuses que celles que montre le cou du pigeon lorsqu'il tourne la tête.
76Revenons au xiiie siècle. Les deux promoteurs de la science expérimentale apportent quelques réflexions originales en matière de couleurs.
77Roger Bacon attribue les couleurs de l'arc-en-ciel aux particularités anatomiques de notre oeil. D'autres avant lui avaient déjà soutenu que les couleurs de l'arc sont une illusion, le nuage n'étant pas réellement coloré. Mais lui va plus loin.
78"La cause de l'apparition est simplement un jugement erroné de la vision, et elle n'apparaît pas sinon au lieu où se fait la réflexion vers l'oeil... C'est pourquoi il faut que l'apparition (de l'arc) soit due au défaut de la vision ; c'est donc une simple apparence, et non une réalité"23.
79Il y a selon lui 5 couleurs : blanc, bleu, rouge, vert et noir. Chacune de ces couleurs est en rapport non pas avec un des éléments constituant notre univers, mais avec une des parties de l'oeil.
80"Les savants estiment que ces couleurs sont causées par les humeurs et les tuniques de l'oeil... Il y a 5 corps dans l'oeil, i. e. trois humeurs et deux tuniques... Le signe qui montre que les couleurs de l'arc peuvent apparaître par l'oeil, est que si l'on met une pierre hexagonale vers l'oeil en une pièce obscure, les mêmes couleurs apparaissent"24.
81Théorie surprenante, qui n'eut pas d'écho immédiat mais qui peut être considérée comme une prémonition. Les êtres vivants, nous dit-on aujourd'hui, ne voient pas tous le monde sous les mêmes couleurs, et ces différences sont dues à la conformation de leur rétine. Si nos poissons rouges, nos chats et nos perroquets décrivaient leur arc-en-ciel, ce dernier n'aurait pas les couleurs que nous lui voyons...
82Les idées qu'expose Thierry de Fribourg sur les couleurs de l'iris sont très différentes de celles de Roger Bacon. Nous les connaissons grâce au traité De coloribus (une douzaine de pages imprimées) et grâce au volumineux De iride et radialibus impressionibus (cf. supra).
83Il y a quatre couleurs naturelles : rouge, jaune, vert et bleu. Naturelles car ce sont celles de l'arc-en-ciel. Je reviendrai plus loin sur l'introduction du jaune dans la gamme.
84Le rouge et le jaune procèdent du blanc ; le vert et le bleu procèdent du noir. Ce n'est point là une nouveauté. L'idée que les deux seules couleurs originelles sont le blanc et le noir, dont toutes les autres procèdent, remonte au moins au ve siècle avant J.C. Elle est admise par tous, entre autres par le "philosophe de la lumière", Robert Grosseteste.
85Thierry de Fribourg insiste sur la différence de substance entre le blanc et le noir. Ce n'est pas une simple différence de quantité, mais de species.
86"Le blanc existe par le mélange de corps très transparents et de corps très lumineux ; le noir naît du mélange de corps peu diaphanes et peu lumineux"25.
87Les autres couleurs, qui naissent de ces deux substances, contiennent donc elles aussi des species différentes selon un dosage variable.
88Il reprend les questions qui tourmentent le monde savant pendant des siècles : les couleurs existent-elles dans l'obscurité ? les couleurs radiées sont-elles réelles ?
89Sa réponse à la première question est nuancée. Elles existent en quelque sorte potentiellement, et n'ont besoin que d'un agent extérieur pour s'actualiser.
90En revanche, il répond nettement oui à la seconde question. Alors qu'Avicenne ou Bacon par exemple voyaient dans les couleurs radiées de simples "impressions", pour lui les couleurs sont "données" dans les choses. Il distingue pour appuyer son raisonnement, quatre manières par lesquelles un contact optique peut s'opérer entre deux corps.
91Dans le premier cas, un corps lumineux éclaire un autre corps directement, sans lui apporter une autre couleur. L'objet éclairé est donc vu avec ses couleurs naturelles.
92Dans le second cas, le corps lumineux éclaire le second à travers un médium coloré. Ces deux modes sont "naturels".
93Dans le troisième cas, le corps lumineux éclaire le second par réflexion ou réfraction, par exemple à travers un prisme. Il arrive alors que le corps lumineux teinte le second de plusieurs couleurs étrangères.
94Dans le quatrième cas, l'oeil regarde un objet à travers un prisme.
95"Où sont les couleurs quand on les voit grâce à un prisme ? Elles ne sont pas dans la vue, ni dans le médium, ni dans le corps que l'on voit. On ne peut dire qu'elles soient intentionnelles car ni la vue ni aucun autre sens ne peut appréhender les intentions des objets, mais les objets seuls"...
96Les couleurs sont dans le prisme, et elles y sont réellement. Sa position ne varie pas ; elle est d'un réalisme total.
97"Si les rayons du soleil passent à travers un prisme et projettent des couleurs sur un mur blanc, le mur est réellement coloré. Les couleurs qui apparaissent sont sur le corps qui reçoit les rayons aussi bien qu'en celui qu'ils traversent, quelle que soit sa couleur antérieure. Car aucune forma n'existe ni ne disparaît en un instant comme c'est le cas des couleurs"26.
98Beaucoup plus simples et concrets sont les passages où le savant prend la défense de la couleur jaune, jusqu'alors exclue de la gamme par la plupart des savants. Aristote ne la considère pas comme une couleur, elle est trop proche de la lumière pure. Pour d'autres elle est due, encore une fois, aux erreurs de la vision. Thierry de Fribourg en fait une couleur à part entière.
99"Il apparaît avec évidence que cette couleur, le jaune, se voit dans l'arc entre le rouge et le vert, qu'elle est très nette et même plus éclatante que la couleur voisine qu'on appelle alurgum ou lazulius"27.
100Etonnante promotion, alors que l'humanité est en train d'attribuer au jaune diverses connotations péjoratives. Pour le savant qui observe les phénomènes d'irisation sur terre et dans le ciel, le jaune a autant de valeur que le bleu mis à la mode au cours du xiiie siècle28. Partout apparaissent les quatre couleurs de l'arc-en-ciel, rangées dans leur ordre immuable, indifférent aux hiérarchies inventées par l'homme.
101"La même chose se produit dans un cas bien connu de tous et encore plus révélateur que les précédents. On voit en effet très bien, sur un mur ou quelque autre corps placé sur le trajet des rayons projetés par le cristal hexagonal dont je parlais plus haut, apparaître les quatre couleurs habituelles, le rouge (rubeus), le jaune (citrinus), qui luit très brillamment, puis le vert (viridis) et enfin le bleu (alurgus)... Ces couleurs sont réelles et au nombre de quatre"29.
102Avant Thierry de Fribourg, les savants qui dissertent sur les couleurs de l'iris se soucient donc peu de "réalisme". Chose plus surprenante peut-être, les peintres ne s'en préoccupent guère plus. C'est du moins ce que montre la douzaine de représentations figurées que Danièle Alexandre a eu la gentillesse de rassembler (dans des missels, apocalypses, livres d'heures, etc.) Personne n'ayant encore entrepris la collecte systématique des arcs-en-ciel peints ou dessinés au Moyen Age, les quelques observations qui suivent seront sans doute remises en cause plus tard.
103Qu'il soit simple ou double, l'arc-en-ciel tient peu de place dans les scènes mouvementées où l'on voit s'agiter la cour céleste, les démons, les ressuscités. Il est soit relégué au fond de la scène, sortant par la porte d'une petite chapelle, ou dissimulé en partie par les personnages assis dessus. L'arc sert en effet souvent de siège ; on le voit beaucoup mieux sur les peintures représentant Dieu seul assis sur l'arc, dont il a fait le signe de son alliance avec les hommes et qui dans un des manuscrits, est une grande roue formée de trois cercles concentriques (doré, bleu, doré).
104De toutes manières, le peintre ne cherche pas les effets de réel. L'arc est intégré aux scènes historiées non seulement par la fonction qui lui est assignée, mais aussi par les couleurs : il est peint des couleurs dominantes du tableau (blanc, rouge, doré, jaune,...). Les démons sont parfois d'un ton plus vif et plus soutenu que lui. Dans la majorité des cas, l'iris est d'une seule couleur. Dans trois cas, il est tricolore (jaune, rouge, vert ;. rouge, vert, bleu ) sur deux autres nuages, il est quadricolore mais hélas en camaïeu...30.
CONCLUSION
105Plusieurs pistes encore inexplorées s'ouvrent aux admirateurs des arcs-en-ciel passés, présents et même futurs. Il serait intéressant de chercher dans les ouvrages de vulgarisation scientifique l'écho des découvertes faites par les savants à la pointe du progrès. Echo très faible, semble-t-il. Peut-on s'en scandaliser, puisque de nos jours beaucoup de Français croient, paraît-il, que le soleil tourne autour de la terre...
106Non moins révélatrice, et beaucoup plus séduisante, est la piste, tout juste entrevue, de l'iconographie. Avec l'appui des textes littéraires, peut-être des vies de saints, exempla, sermons, etc. elle permettrait de préciser l'implantation de croyances et de rites qui existaient certainement bien avant les Temps Modernes.
107L'histoire des sciences met en lumière le rôle décisif joué par les Ordres Mendiants et l'institution universitaire ; dans cette branche de l'activité intellectuelle, rien ne se fait sans eux, rien ne se fait hors d'elle.
108Dans l'étude de l'arc-en-ciel comme dans l'ensemble des travaux scientifiques, le décalage chronologique est très net avec la renaissance des lettres, beaucoup plus précoce. D'importantes découvertes scientifiques ont lieu en fin de période, très tard ; trop tard pour que l'Occident bouleversé par les crises du xive siècle en tire profit. L'oeuvre de Thierry de Fribourg tombe dans l'oubli jusqu'au xviie siècle ; le traitement sec et aseptique des plaies préconisé au même moment par Henri de Mondeville est dédaigné jusqu'au xixe siècle... Avec le premier grand siècle de l'arc-en-ciel prend fin un siècle de progrès.
Bibliographie
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BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
Textes d'où sont tirées les citations
ARISTOTE : Meteorologiques, trad. P. Louis, Les Belles Lettres, 1982, t. II.
SENEQUE : Questiones naturales, trad. P. Oetramare, Les Belles Lettres, 1929, t. I, p. 20-33.
The Opus Majus of Roger Bacon, éd. J. H. Bridges, Londres 1897-1900, 3 vol. (Vie partie, chap. 2-11).
THEODORIC OF FREIBERG: De Iride, éd. J. Wurschmidt, in Beitrage zur Geschichte der Philosophie und Theologie des Mittelalters, XII,5-6, Munster, 1914.
Idem: De coloribus, cf. Wallace: The scientific methodology…, infra.
The Prose Salernitan Questions, an anonymous collection dealing with science and Medecine written by an Englishman c. 1200, edited by Bryan Lawn, Oxford 1979, p. 235-236.
Etudes
BOYER (C.B.) : The Rainbow, from Myth to Mathematics, New-York, 1959.
CROMBIE (A.C.), Robert Grosseteste and the origins of Experimental Science, 1100-1700, Oxford, 1953.
10.1086/350116 :BRUSATIN (M.), Histoire des couleurs, Paris, 1986.
LINDBERG (D.C.), Theories of vision from Al-Kindi to Kepler, Univ. of Chicago Press, 1976.
LINDBERG (D.C.), Roger Bacon's Theory of the Rainbow : progress or regress ? in : Studies in the history of medieval optics, Londres, 1983.
TATON (R.) : La science antique et médiévale : Histoire générale des sciences, pub. ss la dir. de - ; t. I, P.U.F., 1966.
WALLACE (W.A.), The scientific methodology of Theodoric of Freiberg, Fribourg (Suisse), 1959 (donne le texte de De coloribus en appendice, p. 364-376.
Annexe
I Théoriciens : généralités
Anaxaqore L'arc est de la lumière réfléchie sur un nuage + 428 A.C.
Aristote Les miroirs très petits renvoient les couleurs seules, non les formes + 321 A.C.
Ptolémée (étude de la réfraction) +161 P.C.
Aricenne le miroir n'est pas le nuage, mais la gouttelette + 1037
Achalzen (expériences sur l'optique ; la réfraction) + 1039
II Théoriciens : traités sur l'arc-en-ciel
Robert Grosseteste Réfraction dans un nuage creux + 1253
Albert le Grand Chaque goutte est un miroir indépendant +1280
Les expérimentateurs
Roger Bacon (géom) mesure hauteur de l'arc selon latitude et selon saisons +1292
Thierry de Fribourg (opt.) - expériences sur une sphère remplie d'eau considérée comme une goutte d'eau grossie.
- Les diverses couleurs vues par un observateur proviennent de gouttes différentes.
- Arc principal : 2 réfractions et 1 réflexion sur la face interne de la goutte.
- Arc supérieur : 2 réfractions et 2 réflexions, d'où l'ordre inverse des couleurs.
LES COULEURS DE L'ARC-EN-CIEL
(1) Anaximène +480 A.C. 2 couleurs fondamentales : blanc / noir produisent les autres en se mêlant
(2) 4 couleurs / 4 éléments
Empédocle +435 A.C.
blanc/feu rouge/air
noir/eau jaune-vert/vert
Isidore de Séville +636 P.C.
rouge/feu, ciel blanc/air
poupre/eau blanc/air
Thierry de Fribourg +1310
rouge/feu vert/eau
jaune/air bleu/terre
(3) Couleurs de base variant selon consistance des nuées
Aristote +321 A.C.
rouge
vert divisé en 2
bleu/violet divisé en 2 7 couleurs
Thomas d'Acquin +1274
Albert le Grand +1280
rouge : soleil
vert : eau
bleu : mélange des deux
(4) Couleurs ramenées à la notion d'intensité lumineuse
Robert Grosseteste +1253
noir / blanc autres couleurs
(5) Couleurs variant selon les qualités de la vision
Roger Bacon +1292
5 couleurs/5 parties de l'œil
blanc, bleu, rouge, vert, noir.
Notes de bas de page
1 "I have received a little letter ; I thought it came from Heaven, so delightfully it came flying hither in a rainbow". Wittenwiler's Ring and the anonymous Scots Poem Colkelbie Sow, translated by G. Fenwick Jones, The University of North Carolina Press, Chapel Hill, 1956, p. 32.
2 Brunetto Latini : Li livre dou trésor, in Jeux et sapience du Moyen Age, présentés par A. Pauphilet, La Pléiade, p. 741-742.
3 C.B. Boyer : The Rainbow ... op. cit. (cf. bibliographie).
4 Voir fig. 1.
5 Ce qui n'empêche pas le Larousse de 1928 encore d'affirmer "la première explication en a été donnée par Descartes", (t. I, p. 312.)
6 P. Duhem : Le système du monde ; histoire des doctrines cosmologiques, 10 vol., 1913-1959, (tome III).
7 C.B. Boyer: The Rainbow... op. cit. (cf. bibliographie).
8 Aristote : Météorologiques, III, 4.
9 The Prose Salernitan Question, op. cit., p. 235-236.
10 Cf. note 7.
11 Toutes les citations de Bacon sont tirées de l'Opus Majus éd. Bridges, op. cit., Vie partie (t. II, p. 169-222), p. 169.
12 Ibidem, p. 173-174.
13 Ibidem, p. 177.
14 Ibidem, p. 177.
15 Ibidem, p. 185.
16 Ibidem, p. 187.
17 Ibidem, p. 188.
18 Thierry de Fribourg : De iride…, éd. Wurschmidt, op. cit., p. 34.
19 Ibidem, p. 92.
20 Ibidem, p. 104 ; voir fig.
21 Ibidem, p. 134.
22 De imagine mundi libri tres, v. 1122-1125, cité par Boyer, op. cit.
23 Opus Majus, p. 191.
24 Opus Majus, p. 198.
25 De coloribus, éd. Wallace, p. 368.
26 De coloribus, p. 371.
27 De iride, p. 61.
28 M. Pastoureau : Figures et couleurs ; études sur la symbolique et la sensibilité médiévales, Paris, Le Léopard d'Or, 1986.
29 De iride, p. 61-62.
30 L'iconographie de l'arc-en-ciel, à peine ébauchée, fera l'objet d'un travail ultérieur.
Auteur
Université de Lyon II
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Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
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Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003